|
Origine : http://www.lexpress.fr/Express/Info/Societe/Dossier/emotions/dossier.asp?ida=413551
L'Express du 02/12/1999
Amour, tristesse, joie, colère... Emotions, ce que la science
nous révèle
par Sylvie O'Dy
Par quel mécanisme ou quelle chimie jouent-elles un rôle
dans notre cerveau? A l'heure où, plus que jamais, elles
influent sur la société, les scientifiques scrutent
nos passions. Bilan des connaissances
Sans elles, la vie serait un film en noir et blanc. Pas un cauchemar,
plutôt un long fleuve infiniment tranquille, lisse et terriblement
dangereux. Car, si les émotions donnent des couleurs à
la vie, elles fondent aussi notre indispensable et constante capacité
d'adaptation au monde qui nous entoure, nous presse, nous perturbe
ou nous réjouit. Sans cesse, elles entretiennent un dialogue
avec notre corps, notre cerveau, notre environnement. Elles tissent
la toile ténue ou pesante de nos états d'âme.
L'évolution les a ancrées profondément dans
les méandres de notre cerveau, car elles ont permis à
l'homme d'améliorer ses capacités de survie. Sensations
ultrafamilières, la peur, la colère, la joie, la tristesse
sont aujourd'hui dans le collimateur de la science, qui multiplie
les découvertes sur leurs mécanismes, leur chimie,
leur rôle dans le grand concert que dirige notre cerveau.
Les émotions constituent des ajustements permanents
à notre environnement
Plus que jamais, notre monde moderne fait appel aux émotions.
A la télévision, dans la pub, le marketing, elles
font la loi. On reproche même parfois à l'information
de trop jouer sur cette corde sensible. Elles servent de toile de
fond à la solidarité - Téléthon ou lutte
contre la famine en Afrique. Elles imprègnent la culture
- musique, chansons, livres ou films à succès. Elles
apparaissent en filigrane dans nos entreprises, où la hiérarchie
de type militaire n'a plus cours. Et même Internet a inventé
les smileys, pour donner au courrier électronique un parfum
d'émoi. Longtemps discréditées, au nom d'un
primat de la raison qui voulait juguler la part animale de l'humain,
elles ont resurgi sur tous les fronts. Psychologues, neurologues,
neurobiologistes, neuropsychiatres et spécialistes du comportement
ont donc entrepris de décortiquer nos états d'âme.
Que nous apprend la science sur ces émotions qui peuplent
notre vie? Bernard Rimé, spécialiste de la psychologie
des émotions à l'université catholique de Louvain
et président de l'International Society for Research on Emotions,
en donne une définition très complète: «Il
y a émotion, dit-il, quand coexistent chez un individu un
certain nombre de composantes: changements physiologiques, modifications
de l'expression faciale, variations sur les plans subjectif, comportemental
et cognitif.» La peur, la joie, la colère, la tristesse,
ces réactions intenses ou imperceptibles qui dilatent nos
pupilles ou accélèrent nos battements cardiaques,
nous font pâlir ou rougir, sursauter aux bruits violents ou
aux mouvements abrupts, rire ou pleurer. Elles constituent des ajustements
permanents à notre environnement. Les psychologues, entomologistes
de nos humeurs, sont encore divisés sur le statut de ces
impressions fugaces et pourtant bouleversantes. Certains estiment
qu'elles sont autonomes et ne rencontrent jamais les processus complexes
de la pensée. Le Pr Klaus Scherer, de l'université
de Genève, défend, lui, une théorie opposée.
Pour ce psychologue mondialement reconnu, les émotions font
évidemment appel à nos capacités cognitives
(perception et raisonnement), qui leur attribuent un sens. Notre
cerveau les pèse à toute vitesse: bonnes ou mauvaises,
nouvelles ou connues, agréables ou désagréables...
Pour lui, à la fois ressenties et pensées, elles n'échappent
pas au crible de nos neurones.
Neurologues, neurophysiologistes, neurobiologistes, qui explorent
sans relâche le fonctionnement de notre cerveau, ne pensent
pas autrement. Les neurosciences ont connu, ces vingt dernières
années, de fantastiques développements. L'irruption
de l'imagerie médicale a tout bouleversé. Le scanner
permet de visualiser n'importe quelle zone cérébrale
avec une résolution de quelques millimètres. L'imagerie
par résonance magnétique (IRM) détaille les
structures du cerveau au millimètre près, voire moins,
et, sous certaines conditions, procure des informations sur son
débit sanguin et son état biochimique. La tomographie
à émission de positons (TEP), elle, offre une vision
du cerveau en fonctionnement. En direct, les spécialistes
voient s'allumer et s'éteindre nos neurones, repérant
les zones actives et inactives au cours des différentes tâches
qu'effectue notre chef d'orchestre. Hier, ils devaient se contenter
d'autopsier des cadavres pour tenter de comprendre le fonctionnement
de nos neurones.
Ils ont percé un à un les secrets de notre boîte
noire et de ses 100 milliards de neurones, analysant peu à
peu son organisation, notamment dans ses fonctions complexes: langage,
mémoire, pensée et émotions. On sait désormais
que les structures les plus impliquées dans ces dernières
se situent dans le système limbique, lové au centre
de notre matière grise, mais que d'autres zones cérébrales
sont également concernées. Que se passe-t-il, par
exemple, quand nous avons peur? A la vue d'une monstrueuse araignée
ou quand se déclenche une sirène d'alarme, nos yeux
ou nos oreilles envoient un SOS à la partie du cortex dévolue
au traitement des informations sensorielles, qui transitent ensuite
par le cortex préfrontal pour y être traitées.
En même temps, le système limbique, le vrai patron
des émotions, les décortique lui aussi. A toute vitesse,
hippocampe, amygdales leur attribuent une valeur de plaisir ou de
déplaisir, s'interrogent sur la stratégie à
suivre, fuite ou riposte, et enclenchent les mécanismes de
la réaction. L'hypothalamus entre alors en jeu pour préparer
notre corps en envoyant des messages chimiques aux deux entités
du système neurovégétatif: le système
sympathique et le système parasympathique.
Une bibliothèque vivante
Le premier réagit aux agressions et au stress par l'intermédiaire
de la noradrénaline, qui réveille nos organes et nos
muscles. Il déclenche instantanément, dans les glandes
surrénales, la production d'adrénaline, l'hormone
du stress, qui accélère le rythme cardiaque, assèche
la bouche, donne la chair de poule ou fait violemment transpirer.
Le second, le système parasympathique, essaie de préserver
l'équilibre interne du corps, l'homéostasie, par le
biais de l'acétylcholine, en modérant la tempête
émotionnelle. Toutes ces opérations n'ont pris que
quelques dixièmes de seconde. Alors, on écrase l'araignée
ou on part en courant. Chacun réagit en fonction de sa propre
histoire, de sa mémoire, de sa personnalité. Car,
chez l'être humain, il n'y a pas de schéma unique face
à ces mécanismes venus du fond des âges.
Mais ces réactions peuvent aussi être modifiées
quand le cerveau est lésé, accidentellement ou du
fait d'une maladie. C'est après avoir observé des
dizaines de patients victimes de pathologies cérébrales
qu'Antonio Damasio, patron du département de neurologie de
l'université de l'Iowa, aux Etats-Unis, a constitué
une véritable bibliothèque vivante qui lui a permis
d'apporter une contribution décisive aux liens unissant cerveau
et émotions. Le déclencheur de sa longue traque est
un patient prénommé Elliot. Opéré avec
succès d'une tumeur bénigne au cerveau, Elliot, après
son opération, avait totalement changé de comportement.
Malgré des tests d'intelligence parfaitement normaux, il
s'était révélé incapable de conduire
sa vie. Incapable de prendre les bonnes décisions, de tirer
des leçons de ses erreurs, de gérer les tâches
demandant une organisation un peu complexe. Comme si quelque chose,
dans son concert cérébral, était fondamentalement
désaccordé, l'empêchant de distinguer l'essentiel
de l'accessoire et de donner du sens à ses actions. Pourquoi
cet homme, jouissant apparemment de toutes ses facultés intellectuelles,
sombrait-il tragiquement dans l'échec alors même qu'il
ne semblait pas vraiment affecté par cet état de chose?
Damasio a alors eu l'idée de chercher la clef de l'énigme
du côté des émotions. Face aux images terribles
projetées devant lui pour déclencher peur, tristesse
ou compassion, Elliot restait parfaitement impassible. Si son intelligence
était intacte, il avait perdu toute aptitude à s'émouvoir.
Et la disparition de ses affects le rendait incapable de se construire
un destin heureux.
L'opération qui lui avait sauvé la vie avait en même
temps ruiné son existence. Démontrant par là
que la capacité de raisonner est profondément ancrée
dans notre être émotionnel. Le cas d'Elliot, un siècle
plus tard, ressemblait étrangement à celui de Phineas
Gage, un jeune chef de chantier dont l'histoire avait défrayé
la chronique de la Nouvelle-Angleterre, au milieu du XIXe siècle.
Son crâne avait été accidentellement traversé
par une barre de fer qui était ressortie par l'œil gauche
et qui avait endommagé gravement son cortex frontal. Il avait
survécu, mais sa personnalité s'était entièrement
transformée, faisant de ce jeune homme sage une sorte de
voyou déraisonnable. Son crâne avait été
soigneusement conservé. Damasio a pu reconstituer les dommages
créés par la barre de fer dans son cortex préfrontal,
et expliquer le pourquoi de son comportement aberrant par un dysfonctionnement
grave de son potentiel émotionnel. Apportant, une fois encore,
la preuve que, loin d'être des folles du logis dont les soubresauts
pimentent ou attristent nos jours, les émotions figurent
de plain-pied dans l'univers cognitif. Le cœur a bien sa place
dans le cerveau.
En s'emparant d'un sujet plutôt réservé
aux philosophes, Damasio flirte avec un tabou
Antonio Damasio a fait de ses travaux un succès mondial
de librairie. L'Erreur de Descartes (Odile Jacob), traduit en 19
langues, démontre magistralement que raison et passions,
au lieu de s'opposer, s'épousent en permanence dans nos neurones
pour nous permettre de raisonner. Il vient d'ailleurs, au mois d'octobre
dernier, d'en donner une nouvelle preuve. Dans la bible des neuro-
sciences, Nature Neuroscience, il raconte l'histoire de deux jeunes
gens dont le cerveau avait été lésé
pendant leur petite enfance et qui ont développé en
grandissant des comportements gravement antisociaux. Ils étaient
incapables d'apprendre à distinguer le bien du mal. Grâce
aux découvertes du neurologue, ils ont quitté le statut
de délinquant pour celui de malade. Certains experts s'interrogent
aujourd'hui sur la nécessité d'examiner les neurones
des jeunes délinquants multirécidivistes.
Aujourd'hui, Antonio Damasio revient sur le devant de la scène
avec un nouveau livre, Le Sentiment même de soi (Odile Jacob),
où il s'attache à décrypter les relations entre
les émotions, le corps et la conscience. En s'emparant d'un
sujet plutôt réservé aux philosophes, Damasio
flirte avec un tabou: comment les neurosciences peuvent-elles donner
un fondement biologique à la conscience? Il a choisi de diviser
son approche en deux volets «intimement liés».
Il s'intéresse en premier lieu à la façon dont
notre cerveau engendre un film qui se joue en permanence dans ses
méandres, un «grand show multimédia»,
alimenté par les sens qui nous relient au monde extérieur
(vision, ouïe, olfaction, toucher, goût) et nos sensations
internes. Un film où les émotions ont un rôle
de premier plan. Il s'attache en second lieu au sentiment de soi
qui permet à chacun de «se définir automatiquement
comme le propriétaire de ce film».
Du point de vue de Damasio, la conscience ne se présente
pas comme une entité unique. Au contraire, il distingue d'abord
une «conscience noyau», qui donne un sentiment de soi
transitoire, l'ici et le maintenant, qu'il appelle le «Soi
central» et qui se recrée à chaque instant.
Ce Soi central est nourri par les émotions primaires. Il
entrevoit ensuite une «conscience étendue», liée
au Soi autobiographique, fait de souvenirs et de projections vers
le futur, avec une sorte de vision panoramique fondant les plus
nobles capacités de la conscience humaine: la créativité,
l'amour de l'art, le sens moral... S'appuyant, cette fois encore,
sur la lecture des troubles de ses malades, Damasio démontre
que cette construction étagée s'appuie sur un proto-soi,
enfoui dans les zones les plus anciennes de notre cerveau, qui régulent
de façon non consciente les paramètres nécessaires
à notre survie. Ce proto-soi sert de socle ultime à
la conscience. Quand il disparaît, le reste de l'édifice
s'effondre.
La conscience permet, selon lui, une connaissance des sentiments
et promeut leur impact de façon interne. Emotions et conscience
viennent imprégner les processus de pensée. A l'inverse,
les troubles de l'émotion altèrent la conscience,
mais de façon variable, en fonction de la localisation des
lésions. Ainsi cette femme au caractère plutôt
agréable qui ne semblait pas a priori malade. Pourtant, son
amygdale cérébrale, une structure du système
limbique au carrefour de très nombreuses voies neuronales,
était calcifiée à la suite d'une affection
rare. Elle ne connaissait et ne reconnaissait pas la peur, une émotion
pourtant très utile pour survivre hier dans la nature hostile,
aujourd'hui dans la jungle du monde moderne. Mais ce trouble ne
modifiait pas gravement sa conscience. Il en va tout autrement des
patients frappés de mutisme akinétique, c'est-à-dire
sans émotions, sans gestes, sans mots.
Une usine chimique miniature
Leur sort terrible n'est pas décrit par eux-mêmes comme
douloureux, quand ils se réveillent de ce long hiver, car
cette maladie induit une disparition totale de la conscience et
du sentiment de soi. Rien à voir avec le locked-in syndrome,
que le journaliste Jean-Dominique Bauby a fait connaître au
grand public par le biais de son livre Le Scaphandre et le papillon,
dicté, via des clignements de paupière, juste avant
sa mort. Sans mots ni gestes, Jean-Dominique, lui, n'avait perdu
ni sa capacité à s'émouvoir, ni son esprit,
ni sa conscience.
Le cerveau ne ressemble pas simplement à un superordinateur
qui tousse, se grippe ou se bloque quand ses composants se révèlent
défectueux. Il cache aussi une usine chimique miniature qui
gouverne nos émotions. Les neurotransmetteurs, des substances
sécrétées en permanence pour faire passer l'information
entre les cellules nerveuses, jouent un rôle fondamental dans
nos états d'âme. Ces petites molécules chimiques
qui circulent dans les synapses ont chacune des récepteurs
propres où elles viennent s'ancrer. Leur découverte
a permis la mise au point de plusieurs familles de médicaments
de l'âme (antidépresseurs, anxiolytiques, régulateurs
de l'humeur) qui ont radicalement changé la prise en charge
des troubles émotionnels et mentaux. La chimie du cerveau
permet de manipuler nos humeurs. Si on sait alléger les angoisses,
on peut aussi en créer de terribles, en injectant, par exemple,
du lactate de soude ou certaines cortisones. Les drogues, elles,
viennent s'accrocher dans le cerveau aux récepteurs de substances
neurochimiques dont elles sont proches. Le cerveau sécrète
d'ailleurs ses propres analogues du cannabis (l'anandamine), de
l'opium (les endorphines) ou de la nicotine (l'acétylcholine)...
N'oublions pas que toute notre machinerie intérieure est
tendue, à chaque instant, vers la recherche du plaisir, de
la récompense.
Chacun sa dose de potion cérébrale
Le neurobiologiste Jean-Didier Vincent, auteur de Biologie des passions
et de La Chair et le diable (Odile Jacob), nous a appris que les
individus étaient inégaux dans cette recherche du
plaisir. Certains ont besoin d'émotions fortes; on les appelle
les sensation seekers, les chercheurs de sensations. Ils vont jusqu'à
risquer leur vie pour obtenir une dose toujours plus forte de potion
cérébrale. D'autres se satisfont d'une vie pépère
et sans histoire, gérant leurs humeurs à l'économie.
«Les émotions, affirme Jean-Didier Vincent, constituent
le fondement même de l'être.» Il distingue ce
qu'il baptise les «émotions primordiales» - l'amour,
le désir, la souffrance - des émotions ordinaires,
celles que partagent les êtres humains et les animaux supérieurs.
«Les émotions primordiales constituent le propre de
l'homme, ajoute-t-il, passant par les instances du désir
et de la conscience partagée. Je suis parce que je suis ému
et parce que tu le sais.»
Nos émotions sont ressenties en direct par celui ou celle
qui nous fait face, nous regarde, nous écoute
Car, chez l'homme, les émotions n'ont pas seulement pour
but d'aider à survivre dans un monde hostile. Elles servent
aussi à communiquer. Avec des mots, bien sûr, pour
exprimer ce que nous ressentons. Mais pas toujours. L'échange
instantané d'émotions, l'entrelacs des états
d'âme s'incarnent parfois brutalement et délicieusement.
Les corps s'adressent alors de discrets signaux. Une cascade de
neurotransmetteurs se déverse dans le cerveau des deux protagonistes.
Nous sommes en présence du coup de foudre, exemple éclatant
du dialogue sans mots, dont les péripéties alimentent
la littérature et le cinéma. Et explosent comme un
coup de tonnerre dans les vies les plus rangées.
Moins spectaculairement, mais quotidiennement, nos émotions
sont ressenties en direct par celui ou celle qui nous fait face,
nous regarde, nous écoute. Sourires, haussements de sourcils,
pincements de narines, intonations, gestes à peine ébauchés
ou postures franches sont immédiatement perçus par
notre vis-à-vis, scannés par ses cellules grises et
interprétés. Au téléphone, un simple
«allô» renseigne immédiatement sur l'état
d'esprit de notre interlocuteur. «L'expression des émotions,
explique l'éthologue Boris Cyrulnik, spécialiste de
l'étude des comportements humains, c'est l'organe de la coexistence,
de la communication intersubjective.» Ces dialogues silencieux
sont particulièrement remarquables entre un bébé
et sa mère. Le tout-petit est encouragé par un sourire
de cette dernière ou freiné quand elle fronce les
sourcils. Une expérience classique, celle du «visage
immobile», où l'on demande à une mère
de ne plus laisser paraître la moindre émotion sur
son visage, se termine par les pleurs du bébé, perturbé
par la vue de ce masque qui n'exprime plus rien.
Autre illustration de cet échange discret et permanent:
filmés dans la salle d'attente d'une consultation de psys,
les bouts de chou des mères déprimées se collent
à elles en permanence. Après un certain nombre de
séances de psychothérapie, quand la maman va mieux,
l'enfant reprend un comportement normal et explore très naturellement
la salle d'attente. Ce n'est pas de transmission de pensée
qu'il s'agit, mais d'une conversation sans mots entre l'expression
des émotions de la mère et les impressions de l'enfant,
expert lui aussi pour communiquer ses propres émotions à
son entourage. En commençant à parler, l'enfant apprend
à exprimer avec des mots ses propres émois, quittant
à jamais son statut d'être purement émotionnel.
L'importance des émotions dans les relations interpersonnelles
a suscité un nouveau concept aux Etats-Unis, qui se répand
comme une traînée de poudre, notamment dans les entreprises:
l'intelligence émotionnelle. Daniel Goleman, auteur du best-seller
qui a lancé ce terme, oppose au QI, bien connu pour ses faiblesses,
le QE, quotient émotionnel, testant la capacité d'un
individu à comprendre les états d'âme de ses
interlocuteurs, à réagir positivement et efficacement
aux situations de la vie courante, toutes baignées d'émois.
A l'heure du triomphe du développement personnel, l'intelligence
émotionnelle vient, telle la cerise sur le gâteau,
compléter la formation des futurs managers. Un nouveau mot,
en phase avec l'époque, pour désigner un concept voisin
de l'intelligence sociale, qui depuis longtemps met en avant les
capacités d'empathie de certains individus, plus aptes que
d'autres à tisser des liens avec leurs concitoyens et à
démêler les situations complexes.
Définir les émotions de base
Il y a donc un langage des émotions que certains arrivent
à percevoir mieux que d'autres. Un psychologue américain,
Paul Ekman, de l'université de San Francisco, a consacré
sa vie à en déchiffrer l'alphabet. Perdu dans une
tribu isolée de Papouasie-Nouvelle-Guinée à
la fin des années 60, il a constaté que, apeurés
ou joyeux, les hommes sauvages affichaient sur leur visage les mêmes
mimiques que lui. Charles Darwin, en 1872, avait déjà
évoqué cette thèse dans son livre L'Expression
des émotions chez l'homme et les animaux pour appuyer sa
théorie de l'évolution. Ekman, lui, avait longtemps
été persuadé que les expressions faciales variaient
en fonction des cultures. Son premier travail a été
de définir les six émotions de base que l'on retrouve
chez tous les peuples, des Inuits aux Dogon, des Sioux aux Siciliens,
des Japonais aux Mexicains: la joie, la tristesse, la colère,
la peur, l'étonnement et le dégoût. Une classification
désormais admise par les spécialistes, bien que certains,
comme Carroll Izard, en ajoutent six autres: l'intérêt,
le mépris, la culpabilité, la honte, la timidité,
l'hostilité envers soi-même. Puis il a décortiqué
les liens qui unissent l'âme et le visage. Aboutissant à
la mise au point du Facial Action Coding System, répertoriant
les 46 composants de base des expressions du visage humain: clignement
de l'œil, froncement de sourcils, serrement des lèvres,
mouvement des narines... - l'alphabet des grimaces, rictus et moues,
valable pour tous et partout. Au siècle dernier, le Français
Guillaume Benjamin Duchenne de Boulogne, un neurologue contemporain
de Charcot, avait déjà tenté de détailler
les muscles intervenant dans l'expression faciale des émotions.
Cette universalité reste un peu troublante si l'on songe
à l'impassibilité légendaire des Japonais,
par exemple. L'explication viendrait des interdits sociaux, la culture
japonaise ne favorisant pas l'affichage des états d'âme.
Mais, quand ceux-ci franchissent le tabou social, ils s'écrivent
dans l'alphabet d'Ekman.
Passionnés par les travaux du psychologue californien, des
ingénieurs nippons ont même tenté de fabriquer
un robot doté d'un visage de femme en silicone - agrémenté
d'une perruque, de fausses dents et d'une caméra à
la place de l'œil gauche - capable d'imiter les fameux 46 mouvements
de base. Cet androïde serait destiné à travailler
à côté d'ouvriers et à leur sourire au
bon moment, quand ces derniers affichent un moral à la baisse!
Plus prosaïque, Paul Ekman estime, lui, que ses travaux pourraient
servir à un nouveau détecteur de mensonges. Le général
Augusto Pinochet en avait eu l'intuition au moment du coup d'Etat
qui a renversé le président chilien Salvador Allende,
en 1973. Il vient de déclarer à son biographe qu'il
portait alors en permanence des lunettes noires pour dissimuler
son regard, où l'on aurait pu lire qu'il était en
train de mentir.
Les comédiens, confrontés à la nécessité
d'exprimer des émotions de commande, n'ont pas échappé
aux investigations d'Ekman. A sa grande surprise, il a constaté
qu'en leur demandant d'effectuer les mouvements des muscles du visage
correspondant à une émotion précise, sans la
nommer, le dégoût, par exemple, cette mimique induisait
dans leur corps les changements physiologiques correspondant à
l'émotion en question. On sait aussi que ces modifications
physiologiques se produisent également quand les gens revivent
en imagination des événements émotionnels.
Troublant!
Le rôle primordial des sentiments
Toutes les découvertes récentes de la psychologie,
de la biochimie du cerveau et de la neurologie du comportement ont
également donné un nouvel essor aux travaux de neuropsychiatrie.
Le Pr Christian Derouesné, neuropsychiatre à l'hôpital
de la Salpêtrière, à Paris, se penche par exemple
avec son équipe sur les troubles émotionnels des personnes
âgées, notamment la démence sénile ou
la maladie d'Alzheimer. Patiemment, il dénoue les écheveaux
de leurs afflictions et de leurs lésions, afin d'en mieux
comprendre les mécanismes pour tenter d'y apporter un soulagement.
Avec le Pr Daniel Widlöcher et son équipe, il a caractérisé
l'état d'émoussement affectif qui accable les patients
frappés d'Alzheimer et les rend insensibles à tout
stimulus, agréable ou désagréable. Cet état
se différencie de la dépression classique, que l'on
croyait jusque-là être la cause de leur malheur.
A l'aube du XXIe siècle, plus personne ne nie l'importance
de l'émotion, qu'un philosophe qualifiait autrefois de «pollution
de la raison». Donner un rôle primordial aux émotions
et aux sentiments dans notre cerveau, au-delà de l'intérêt
scientifique du propos, correspond parfaitement aux tendances profondes
de l'époque. Loin des idéologies, qui ont sombré
avec le XXe siècle, l'individu, sa personne, ses émotions
sont au centre de tout. Les neurosciences ont un bel avenir devant
elles.
Origine : http://www.lexpress.fr/Express/Info/Societe/Dossier/emotions/dossier.asp?ida=413551
|