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Amour, tristesse, joie, colère...
Emotions, ce que la science nous révèle

Origine : http://www.lexpress.fr/Express/Info/Societe/Dossier/emotions/dossier.asp?ida=413551
L'Express du 02/12/1999
Amour, tristesse, joie, colère... Emotions, ce que la science nous révèle

par Sylvie O'Dy

Par quel mécanisme ou quelle chimie jouent-elles un rôle dans notre cerveau? A l'heure où, plus que jamais, elles influent sur la société, les scientifiques scrutent nos passions. Bilan des connaissances

Sans elles, la vie serait un film en noir et blanc. Pas un cauchemar, plutôt un long fleuve infiniment tranquille, lisse et terriblement dangereux. Car, si les émotions donnent des couleurs à la vie, elles fondent aussi notre indispensable et constante capacité d'adaptation au monde qui nous entoure, nous presse, nous perturbe ou nous réjouit. Sans cesse, elles entretiennent un dialogue avec notre corps, notre cerveau, notre environnement. Elles tissent la toile ténue ou pesante de nos états d'âme. L'évolution les a ancrées profondément dans les méandres de notre cerveau, car elles ont permis à l'homme d'améliorer ses capacités de survie. Sensations ultrafamilières, la peur, la colère, la joie, la tristesse sont aujourd'hui dans le collimateur de la science, qui multiplie les découvertes sur leurs mécanismes, leur chimie, leur rôle dans le grand concert que dirige notre cerveau.

Les émotions constituent des ajustements permanents à notre environnement

Plus que jamais, notre monde moderne fait appel aux émotions. A la télévision, dans la pub, le marketing, elles font la loi. On reproche même parfois à l'information de trop jouer sur cette corde sensible. Elles servent de toile de fond à la solidarité - Téléthon ou lutte contre la famine en Afrique. Elles imprègnent la culture - musique, chansons, livres ou films à succès. Elles apparaissent en filigrane dans nos entreprises, où la hiérarchie de type militaire n'a plus cours. Et même Internet a inventé les smileys, pour donner au courrier électronique un parfum d'émoi. Longtemps discréditées, au nom d'un primat de la raison qui voulait juguler la part animale de l'humain, elles ont resurgi sur tous les fronts. Psychologues, neurologues, neurobiologistes, neuropsychiatres et spécialistes du comportement ont donc entrepris de décortiquer nos états d'âme.

Que nous apprend la science sur ces émotions qui peuplent notre vie? Bernard Rimé, spécialiste de la psychologie des émotions à l'université catholique de Louvain et président de l'International Society for Research on Emotions, en donne une définition très complète: «Il y a émotion, dit-il, quand coexistent chez un individu un certain nombre de composantes: changements physiologiques, modifications de l'expression faciale, variations sur les plans subjectif, comportemental et cognitif.» La peur, la joie, la colère, la tristesse, ces réactions intenses ou imperceptibles qui dilatent nos pupilles ou accélèrent nos battements cardiaques, nous font pâlir ou rougir, sursauter aux bruits violents ou aux mouvements abrupts, rire ou pleurer. Elles constituent des ajustements permanents à notre environnement. Les psychologues, entomologistes de nos humeurs, sont encore divisés sur le statut de ces impressions fugaces et pourtant bouleversantes. Certains estiment qu'elles sont autonomes et ne rencontrent jamais les processus complexes de la pensée. Le Pr Klaus Scherer, de l'université de Genève, défend, lui, une théorie opposée. Pour ce psychologue mondialement reconnu, les émotions font évidemment appel à nos capacités cognitives (perception et raisonnement), qui leur attribuent un sens. Notre cerveau les pèse à toute vitesse: bonnes ou mauvaises, nouvelles ou connues, agréables ou désagréables... Pour lui, à la fois ressenties et pensées, elles n'échappent pas au crible de nos neurones.

Neurologues, neurophysiologistes, neurobiologistes, qui explorent sans relâche le fonctionnement de notre cerveau, ne pensent pas autrement. Les neurosciences ont connu, ces vingt dernières années, de fantastiques développements. L'irruption de l'imagerie médicale a tout bouleversé. Le scanner permet de visualiser n'importe quelle zone cérébrale avec une résolution de quelques millimètres. L'imagerie par résonance magnétique (IRM) détaille les structures du cerveau au millimètre près, voire moins, et, sous certaines conditions, procure des informations sur son débit sanguin et son état biochimique. La tomographie à émission de positons (TEP), elle, offre une vision du cerveau en fonctionnement. En direct, les spécialistes voient s'allumer et s'éteindre nos neurones, repérant les zones actives et inactives au cours des différentes tâches qu'effectue notre chef d'orchestre. Hier, ils devaient se contenter d'autopsier des cadavres pour tenter de comprendre le fonctionnement de nos neurones.

Ils ont percé un à un les secrets de notre boîte noire et de ses 100 milliards de neurones, analysant peu à peu son organisation, notamment dans ses fonctions complexes: langage, mémoire, pensée et émotions. On sait désormais que les structures les plus impliquées dans ces dernières se situent dans le système limbique, lové au centre de notre matière grise, mais que d'autres zones cérébrales sont également concernées. Que se passe-t-il, par exemple, quand nous avons peur? A la vue d'une monstrueuse araignée ou quand se déclenche une sirène d'alarme, nos yeux ou nos oreilles envoient un SOS à la partie du cortex dévolue au traitement des informations sensorielles, qui transitent ensuite par le cortex préfrontal pour y être traitées. En même temps, le système limbique, le vrai patron des émotions, les décortique lui aussi. A toute vitesse, hippocampe, amygdales leur attribuent une valeur de plaisir ou de déplaisir, s'interrogent sur la stratégie à suivre, fuite ou riposte, et enclenchent les mécanismes de la réaction. L'hypothalamus entre alors en jeu pour préparer notre corps en envoyant des messages chimiques aux deux entités du système neurovégétatif: le système sympathique et le système parasympathique.

Une bibliothèque vivante

Le premier réagit aux agressions et au stress par l'intermédiaire de la noradrénaline, qui réveille nos organes et nos muscles. Il déclenche instantanément, dans les glandes surrénales, la production d'adrénaline, l'hormone du stress, qui accélère le rythme cardiaque, assèche la bouche, donne la chair de poule ou fait violemment transpirer. Le second, le système parasympathique, essaie de préserver l'équilibre interne du corps, l'homéostasie, par le biais de l'acétylcholine, en modérant la tempête émotionnelle. Toutes ces opérations n'ont pris que quelques dixièmes de seconde. Alors, on écrase l'araignée ou on part en courant. Chacun réagit en fonction de sa propre histoire, de sa mémoire, de sa personnalité. Car, chez l'être humain, il n'y a pas de schéma unique face à ces mécanismes venus du fond des âges.

Mais ces réactions peuvent aussi être modifiées quand le cerveau est lésé, accidentellement ou du fait d'une maladie. C'est après avoir observé des dizaines de patients victimes de pathologies cérébrales qu'Antonio Damasio, patron du département de neurologie de l'université de l'Iowa, aux Etats-Unis, a constitué une véritable bibliothèque vivante qui lui a permis d'apporter une contribution décisive aux liens unissant cerveau et émotions. Le déclencheur de sa longue traque est un patient prénommé Elliot. Opéré avec succès d'une tumeur bénigne au cerveau, Elliot, après son opération, avait totalement changé de comportement. Malgré des tests d'intelligence parfaitement normaux, il s'était révélé incapable de conduire sa vie. Incapable de prendre les bonnes décisions, de tirer des leçons de ses erreurs, de gérer les tâches demandant une organisation un peu complexe. Comme si quelque chose, dans son concert cérébral, était fondamentalement désaccordé, l'empêchant de distinguer l'essentiel de l'accessoire et de donner du sens à ses actions. Pourquoi cet homme, jouissant apparemment de toutes ses facultés intellectuelles, sombrait-il tragiquement dans l'échec alors même qu'il ne semblait pas vraiment affecté par cet état de chose? Damasio a alors eu l'idée de chercher la clef de l'énigme du côté des émotions. Face aux images terribles projetées devant lui pour déclencher peur, tristesse ou compassion, Elliot restait parfaitement impassible. Si son intelligence était intacte, il avait perdu toute aptitude à s'émouvoir. Et la disparition de ses affects le rendait incapable de se construire un destin heureux.

L'opération qui lui avait sauvé la vie avait en même temps ruiné son existence. Démontrant par là que la capacité de raisonner est profondément ancrée dans notre être émotionnel. Le cas d'Elliot, un siècle plus tard, ressemblait étrangement à celui de Phineas Gage, un jeune chef de chantier dont l'histoire avait défrayé la chronique de la Nouvelle-Angleterre, au milieu du XIXe siècle. Son crâne avait été accidentellement traversé par une barre de fer qui était ressortie par l'œil gauche et qui avait endommagé gravement son cortex frontal. Il avait survécu, mais sa personnalité s'était entièrement transformée, faisant de ce jeune homme sage une sorte de voyou déraisonnable. Son crâne avait été soigneusement conservé. Damasio a pu reconstituer les dommages créés par la barre de fer dans son cortex préfrontal, et expliquer le pourquoi de son comportement aberrant par un dysfonctionnement grave de son potentiel émotionnel. Apportant, une fois encore, la preuve que, loin d'être des folles du logis dont les soubresauts pimentent ou attristent nos jours, les émotions figurent de plain-pied dans l'univers cognitif. Le cœur a bien sa place dans le cerveau.

En s'emparant d'un sujet plutôt réservé aux philosophes, Damasio flirte avec un tabou

Antonio Damasio a fait de ses travaux un succès mondial de librairie. L'Erreur de Descartes (Odile Jacob), traduit en 19 langues, démontre magistralement que raison et passions, au lieu de s'opposer, s'épousent en permanence dans nos neurones pour nous permettre de raisonner. Il vient d'ailleurs, au mois d'octobre dernier, d'en donner une nouvelle preuve. Dans la bible des neuro- sciences, Nature Neuroscience, il raconte l'histoire de deux jeunes gens dont le cerveau avait été lésé pendant leur petite enfance et qui ont développé en grandissant des comportements gravement antisociaux. Ils étaient incapables d'apprendre à distinguer le bien du mal. Grâce aux découvertes du neurologue, ils ont quitté le statut de délinquant pour celui de malade. Certains experts s'interrogent aujourd'hui sur la nécessité d'examiner les neurones des jeunes délinquants multirécidivistes.

Aujourd'hui, Antonio Damasio revient sur le devant de la scène avec un nouveau livre, Le Sentiment même de soi (Odile Jacob), où il s'attache à décrypter les relations entre les émotions, le corps et la conscience. En s'emparant d'un sujet plutôt réservé aux philosophes, Damasio flirte avec un tabou: comment les neurosciences peuvent-elles donner un fondement biologique à la conscience? Il a choisi de diviser son approche en deux volets «intimement liés». Il s'intéresse en premier lieu à la façon dont notre cerveau engendre un film qui se joue en permanence dans ses méandres, un «grand show multimédia», alimenté par les sens qui nous relient au monde extérieur (vision, ouïe, olfaction, toucher, goût) et nos sensations internes. Un film où les émotions ont un rôle de premier plan. Il s'attache en second lieu au sentiment de soi qui permet à chacun de «se définir automatiquement comme le propriétaire de ce film».

Du point de vue de Damasio, la conscience ne se présente pas comme une entité unique. Au contraire, il distingue d'abord une «conscience noyau», qui donne un sentiment de soi transitoire, l'ici et le maintenant, qu'il appelle le «Soi central» et qui se recrée à chaque instant. Ce Soi central est nourri par les émotions primaires. Il entrevoit ensuite une «conscience étendue», liée au Soi autobiographique, fait de souvenirs et de projections vers le futur, avec une sorte de vision panoramique fondant les plus nobles capacités de la conscience humaine: la créativité, l'amour de l'art, le sens moral... S'appuyant, cette fois encore, sur la lecture des troubles de ses malades, Damasio démontre que cette construction étagée s'appuie sur un proto-soi, enfoui dans les zones les plus anciennes de notre cerveau, qui régulent de façon non consciente les paramètres nécessaires à notre survie. Ce proto-soi sert de socle ultime à la conscience. Quand il disparaît, le reste de l'édifice s'effondre.

La conscience permet, selon lui, une connaissance des sentiments et promeut leur impact de façon interne. Emotions et conscience viennent imprégner les processus de pensée. A l'inverse, les troubles de l'émotion altèrent la conscience, mais de façon variable, en fonction de la localisation des lésions. Ainsi cette femme au caractère plutôt agréable qui ne semblait pas a priori malade. Pourtant, son amygdale cérébrale, une structure du système limbique au carrefour de très nombreuses voies neuronales, était calcifiée à la suite d'une affection rare. Elle ne connaissait et ne reconnaissait pas la peur, une émotion pourtant très utile pour survivre hier dans la nature hostile, aujourd'hui dans la jungle du monde moderne. Mais ce trouble ne modifiait pas gravement sa conscience. Il en va tout autrement des patients frappés de mutisme akinétique, c'est-à-dire sans émotions, sans gestes, sans mots.

Une usine chimique miniature

Leur sort terrible n'est pas décrit par eux-mêmes comme douloureux, quand ils se réveillent de ce long hiver, car cette maladie induit une disparition totale de la conscience et du sentiment de soi. Rien à voir avec le locked-in syndrome, que le journaliste Jean-Dominique Bauby a fait connaître au grand public par le biais de son livre Le Scaphandre et le papillon, dicté, via des clignements de paupière, juste avant sa mort. Sans mots ni gestes, Jean-Dominique, lui, n'avait perdu ni sa capacité à s'émouvoir, ni son esprit, ni sa conscience.

Le cerveau ne ressemble pas simplement à un superordinateur qui tousse, se grippe ou se bloque quand ses composants se révèlent défectueux. Il cache aussi une usine chimique miniature qui gouverne nos émotions. Les neurotransmetteurs, des substances sécrétées en permanence pour faire passer l'information entre les cellules nerveuses, jouent un rôle fondamental dans nos états d'âme. Ces petites molécules chimiques qui circulent dans les synapses ont chacune des récepteurs propres où elles viennent s'ancrer. Leur découverte a permis la mise au point de plusieurs familles de médicaments de l'âme (antidépresseurs, anxiolytiques, régulateurs de l'humeur) qui ont radicalement changé la prise en charge des troubles émotionnels et mentaux. La chimie du cerveau permet de manipuler nos humeurs. Si on sait alléger les angoisses, on peut aussi en créer de terribles, en injectant, par exemple, du lactate de soude ou certaines cortisones. Les drogues, elles, viennent s'accrocher dans le cerveau aux récepteurs de substances neurochimiques dont elles sont proches. Le cerveau sécrète d'ailleurs ses propres analogues du cannabis (l'anandamine), de l'opium (les endorphines) ou de la nicotine (l'acétylcholine)... N'oublions pas que toute notre machinerie intérieure est tendue, à chaque instant, vers la recherche du plaisir, de la récompense.

Chacun sa dose de potion cérébrale
Le neurobiologiste Jean-Didier Vincent, auteur de Biologie des passions et de La Chair et le diable (Odile Jacob), nous a appris que les individus étaient inégaux dans cette recherche du plaisir. Certains ont besoin d'émotions fortes; on les appelle les sensation seekers, les chercheurs de sensations. Ils vont jusqu'à risquer leur vie pour obtenir une dose toujours plus forte de potion cérébrale. D'autres se satisfont d'une vie pépère et sans histoire, gérant leurs humeurs à l'économie. «Les émotions, affirme Jean-Didier Vincent, constituent le fondement même de l'être.» Il distingue ce qu'il baptise les «émotions primordiales» - l'amour, le désir, la souffrance - des émotions ordinaires, celles que partagent les êtres humains et les animaux supérieurs. «Les émotions primordiales constituent le propre de l'homme, ajoute-t-il, passant par les instances du désir et de la conscience partagée. Je suis parce que je suis ému et parce que tu le sais.»

Nos émotions sont ressenties en direct par celui ou celle qui nous fait face, nous regarde, nous écoute

Car, chez l'homme, les émotions n'ont pas seulement pour but d'aider à survivre dans un monde hostile. Elles servent aussi à communiquer. Avec des mots, bien sûr, pour exprimer ce que nous ressentons. Mais pas toujours. L'échange instantané d'émotions, l'entrelacs des états d'âme s'incarnent parfois brutalement et délicieusement. Les corps s'adressent alors de discrets signaux. Une cascade de neurotransmetteurs se déverse dans le cerveau des deux protagonistes. Nous sommes en présence du coup de foudre, exemple éclatant du dialogue sans mots, dont les péripéties alimentent la littérature et le cinéma. Et explosent comme un coup de tonnerre dans les vies les plus rangées.

Moins spectaculairement, mais quotidiennement, nos émotions sont ressenties en direct par celui ou celle qui nous fait face, nous regarde, nous écoute. Sourires, haussements de sourcils, pincements de narines, intonations, gestes à peine ébauchés ou postures franches sont immédiatement perçus par notre vis-à-vis, scannés par ses cellules grises et interprétés. Au téléphone, un simple «allô» renseigne immédiatement sur l'état d'esprit de notre interlocuteur. «L'expression des émotions, explique l'éthologue Boris Cyrulnik, spécialiste de l'étude des comportements humains, c'est l'organe de la coexistence, de la communication intersubjective.» Ces dialogues silencieux sont particulièrement remarquables entre un bébé et sa mère. Le tout-petit est encouragé par un sourire de cette dernière ou freiné quand elle fronce les sourcils. Une expérience classique, celle du «visage immobile», où l'on demande à une mère de ne plus laisser paraître la moindre émotion sur son visage, se termine par les pleurs du bébé, perturbé par la vue de ce masque qui n'exprime plus rien.

Autre illustration de cet échange discret et permanent: filmés dans la salle d'attente d'une consultation de psys, les bouts de chou des mères déprimées se collent à elles en permanence. Après un certain nombre de séances de psychothérapie, quand la maman va mieux, l'enfant reprend un comportement normal et explore très naturellement la salle d'attente. Ce n'est pas de transmission de pensée qu'il s'agit, mais d'une conversation sans mots entre l'expression des émotions de la mère et les impressions de l'enfant, expert lui aussi pour communiquer ses propres émotions à son entourage. En commençant à parler, l'enfant apprend à exprimer avec des mots ses propres émois, quittant à jamais son statut d'être purement émotionnel.

L'importance des émotions dans les relations interpersonnelles a suscité un nouveau concept aux Etats-Unis, qui se répand comme une traînée de poudre, notamment dans les entreprises: l'intelligence émotionnelle. Daniel Goleman, auteur du best-seller qui a lancé ce terme, oppose au QI, bien connu pour ses faiblesses, le QE, quotient émotionnel, testant la capacité d'un individu à comprendre les états d'âme de ses interlocuteurs, à réagir positivement et efficacement aux situations de la vie courante, toutes baignées d'émois. A l'heure du triomphe du développement personnel, l'intelligence émotionnelle vient, telle la cerise sur le gâteau, compléter la formation des futurs managers. Un nouveau mot, en phase avec l'époque, pour désigner un concept voisin de l'intelligence sociale, qui depuis longtemps met en avant les capacités d'empathie de certains individus, plus aptes que d'autres à tisser des liens avec leurs concitoyens et à démêler les situations complexes.

Définir les émotions de base

Il y a donc un langage des émotions que certains arrivent à percevoir mieux que d'autres. Un psychologue américain, Paul Ekman, de l'université de San Francisco, a consacré sa vie à en déchiffrer l'alphabet. Perdu dans une tribu isolée de Papouasie-Nouvelle-Guinée à la fin des années 60, il a constaté que, apeurés ou joyeux, les hommes sauvages affichaient sur leur visage les mêmes mimiques que lui. Charles Darwin, en 1872, avait déjà évoqué cette thèse dans son livre L'Expression des émotions chez l'homme et les animaux pour appuyer sa théorie de l'évolution. Ekman, lui, avait longtemps été persuadé que les expressions faciales variaient en fonction des cultures. Son premier travail a été de définir les six émotions de base que l'on retrouve chez tous les peuples, des Inuits aux Dogon, des Sioux aux Siciliens, des Japonais aux Mexicains: la joie, la tristesse, la colère, la peur, l'étonnement et le dégoût. Une classification désormais admise par les spécialistes, bien que certains, comme Carroll Izard, en ajoutent six autres: l'intérêt, le mépris, la culpabilité, la honte, la timidité, l'hostilité envers soi-même. Puis il a décortiqué les liens qui unissent l'âme et le visage. Aboutissant à la mise au point du Facial Action Coding System, répertoriant les 46 composants de base des expressions du visage humain: clignement de l'œil, froncement de sourcils, serrement des lèvres, mouvement des narines... - l'alphabet des grimaces, rictus et moues, valable pour tous et partout. Au siècle dernier, le Français Guillaume Benjamin Duchenne de Boulogne, un neurologue contemporain de Charcot, avait déjà tenté de détailler les muscles intervenant dans l'expression faciale des émotions. Cette universalité reste un peu troublante si l'on songe à l'impassibilité légendaire des Japonais, par exemple. L'explication viendrait des interdits sociaux, la culture japonaise ne favorisant pas l'affichage des états d'âme. Mais, quand ceux-ci franchissent le tabou social, ils s'écrivent dans l'alphabet d'Ekman.

Passionnés par les travaux du psychologue californien, des ingénieurs nippons ont même tenté de fabriquer un robot doté d'un visage de femme en silicone - agrémenté d'une perruque, de fausses dents et d'une caméra à la place de l'œil gauche - capable d'imiter les fameux 46 mouvements de base. Cet androïde serait destiné à travailler à côté d'ouvriers et à leur sourire au bon moment, quand ces derniers affichent un moral à la baisse! Plus prosaïque, Paul Ekman estime, lui, que ses travaux pourraient servir à un nouveau détecteur de mensonges. Le général Augusto Pinochet en avait eu l'intuition au moment du coup d'Etat qui a renversé le président chilien Salvador Allende, en 1973. Il vient de déclarer à son biographe qu'il portait alors en permanence des lunettes noires pour dissimuler son regard, où l'on aurait pu lire qu'il était en train de mentir.

Les comédiens, confrontés à la nécessité d'exprimer des émotions de commande, n'ont pas échappé aux investigations d'Ekman. A sa grande surprise, il a constaté qu'en leur demandant d'effectuer les mouvements des muscles du visage correspondant à une émotion précise, sans la nommer, le dégoût, par exemple, cette mimique induisait dans leur corps les changements physiologiques correspondant à l'émotion en question. On sait aussi que ces modifications physiologiques se produisent également quand les gens revivent en imagination des événements émotionnels. Troublant!

Le rôle primordial des sentiments

Toutes les découvertes récentes de la psychologie, de la biochimie du cerveau et de la neurologie du comportement ont également donné un nouvel essor aux travaux de neuropsychiatrie. Le Pr Christian Derouesné, neuropsychiatre à l'hôpital de la Salpêtrière, à Paris, se penche par exemple avec son équipe sur les troubles émotionnels des personnes âgées, notamment la démence sénile ou la maladie d'Alzheimer. Patiemment, il dénoue les écheveaux de leurs afflictions et de leurs lésions, afin d'en mieux comprendre les mécanismes pour tenter d'y apporter un soulagement. Avec le Pr Daniel Widlöcher et son équipe, il a caractérisé l'état d'émoussement affectif qui accable les patients frappés d'Alzheimer et les rend insensibles à tout stimulus, agréable ou désagréable. Cet état se différencie de la dépression classique, que l'on croyait jusque-là être la cause de leur malheur.

A l'aube du XXIe siècle, plus personne ne nie l'importance de l'émotion, qu'un philosophe qualifiait autrefois de «pollution de la raison». Donner un rôle primordial aux émotions et aux sentiments dans notre cerveau, au-delà de l'intérêt scientifique du propos, correspond parfaitement aux tendances profondes de l'époque. Loin des idéologies, qui ont sombré avec le XXe siècle, l'individu, sa personne, ses émotions sont au centre de tout. Les neurosciences ont un bel avenir devant elles.


Origine : http://www.lexpress.fr/Express/Info/Societe/Dossier/emotions/dossier.asp?ida=413551