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Origine : http://www.philagora.net/ph-prepa/sartre1.htm
Trois formes majeures de processus infernaux
INTRODUCTION - ÉTVDES - Décembre 1983
En ce dernier demi-siècle, les assises du monde ont profondément
changé. Les sciences, et les technologies qui reposent sur
elles, forment les bases d’une civilisation matérielle
tournée vers la richesse et la puissance. L'arme nucléaire
d'une part, le terrorisme de l'autre, font coexister la dissuasion
la plus sophistiquée et le chantage le plus primitif. La
séparation entre l'état de paix et l'état de
guerre, claire au siècle dernier, s'estompe. Avec la décolonisation,
plusieurs dizaines d'États nouveaux sont apparus et le tiers
monde est là, en face des pays développés,
comme un partenaire, mais aussi comme un défi et comme un
reproche. A côté des vieilles nations industrielles
émergent, autour du Pacifique, de nouvelles puissances, ingénieuses
et décidées. Les conditions de l'antique "autarkéia",
de l'indépendance économique et politique, se sont
modifiées: il faut aux unités politiques plus de territoires
ou du moins plus de ressources humaines pour assurer leur sécurité
et leur puissance. Il s'ensuit que des Etats, en Europe et ailleurs,
éprouvent le besoin de s'unir. Pour un milliard et demi d'hommes
le communisme, sous sa forme soviétique ou chinoise, est
devenu une "religion d'État" qu'on n'embrasse ni
ne quitte librement. Alors qu'on aurait pu croire que les États
laïciseraient leur constitution et leur comportement, les phénomènes
religieux sont une composante majeure de la politique. Les exemples
abondent partition de l'Inde, formation de l'État d'Israël,
renaissance et extension (en Afrique noire notamment) de l'Islam,
problèmes de l'Ulster. De tels changements ne se produisent
pas sans révolutions, sans convulsions, sans horreur.
L'émergence et la disparition des cités constituent
un thème majeur de la réflexion politique "N'est-il
pas vrai, dit l'Athénien dans Les Lois, que des milliers
et des milliers de villes se sont succédé, et que
non moins nombreuses, dans le même ordre de grandeur, furent
celles qui disparurent? N'ont-elles pas aussi, chacune en son lieu,
refait plusieurs fois le cycle des régimes?" Dans La
Critique de la Raison dialectique (1960), Sartre, sans presque jamais
prendre ses illustrations dans l'histoire contemporaine, tente de
mettre en évidence les risques inouïs que court notre
Humanité puissante et aveugle.
Il met au jour, en dramaturge et en métaphysicien, les figures
politiques du mal et établit la compénétration
des actions individuelles et de l'histoire. Alors que la figure
du Législateur et l'idée de Justice dominent Les Lois
de Platon, l'œuvre de Sartre, forte mais partielle, s'organise
autour du Souverain et du Mal. Il nous dit moins comment se créent
les communautés humaines que comment elles se perdent.
Bien que sa perspective ne soit ni psychologique, ni sociologique,
ni historique, en élucidant les processus élémentaires
de l'aliénation et de l'oppression, il éclaire les
formes contemporaines du mal, notamment le totalitarisme. Sa théorie
du groupe explique aussi le terrorisme, non seulement dans les guerres
de libération, mais dans les démocraties.
Il voulait poser les fondements d'une anthropologie; il a plutôt,
pour n'avoir peut-être pas pris en compte toutes les forces
vives des hommes, composé une démonologie: cités
qui deviennent des enfers.
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Pouvoir et figures politiques du mal chez Sartre
par Bertrand Saint-Sernin
Trois formes majeures de processus infernaux
L'ENFER PRATICO-INERTE
Toute l'aventure humaine -au moins jusqu'ici- est une lutte acharnée
contre la rareté " (201) (les chiffres renvoient à
la Critique de la Raison dialectique Gallimard, 1960). On pourrait
imaginer d'autres planètes où d'autres vivants ne
seraient pas assujettis à cette contrainte. Mais "cette
contingence fondamentale" s'impose à nous et modèle
"notre caractère d'hommes ", elle constitue "la
singularité propre de notre Histoire. Ainsi, malgré
sa contingence, la rareté est une relation humaine fondamentale
(avec la Nature et avec les hommes) " (201).
Tout d'abord, "les trois quarts de la population du globe
sont sous-alimentés, après des millénaires
d'Histoire" (201). L'homme n'est pas roulé par la rareté
comme les galets par la vague; au contraire, il déploie toutes
les ressources de son génie pour lui faire face, pour tenter
de la dépasser. De la sorte, la rareté ne désigne
pas seulement la relation des organismes humains au monde qui les
entoure, elle marque l'ensemble des relations entre les hommes.
Pour Sartre, elle ne peut pas être exorcisée, et ne
disparaîtra pas de l'histoire humaine, car elle s'attache
à la matière avec la même nécessité
que la pesanteur. Elle ne constitue pas seulement un écart
constaté, et peut-être réductible, entre la
population et les ressources, comme dans l'économie classique.
Elle opère à l'intérieur de chaque homme, elle
est à l'œuvre dans chaque société. Elle
ne touche pas uniquement la situation matérielle des hommes,
elle investit et pénètre leur être tout entier,
elle fonde un "ordre ou un "règne", c'est-à-dire
un champ de forces, un milieu, qui impose sa marque, sa déclinaison,
sa puissance à toutes les actions. La rareté, attribut
essentiel de la matière, affecte de part en part notre liberté.
La matière, que nous rencontrons en nous et hors de nous,
n'a pas chez Sartre -que l'on songe à La Nausée- une
puissance génésique, une douceur maternelle. Pour
les hommes, elle se comporte en marâtre, faisant de leur existence
un exil, un inégal combat. Non seulement la Terre nourrit
mal les hommes, mais, au lieu de resserrer leurs liens, elle les
altère et les brise: Caïn tue Abel, le frère
devient l'ennemi.
Or, rien d'intrinsèquement pervers n'existe dans l'individu,
aucune cruauté naturelle ne l'afflige. Tout au contraire,
l'état dont il sent en lui comme la trace serait la réciprocité,
la communauté. Dès lors, le mal n'a pas sa racine
dans le cœur de l'homme. Il tire son principe de la matière,
ou, plus exactement, de la rareté. L'homme n'en est pas pour
autant disculpé: la grandeur de Sartre est de descendre aux
enfers, c'est-à-dire dans l'Histoire, en inventoriant les
figures du mal, en mettant au jour le processus selon lequel l'homme
de la rareté devient un démon, sans jamais l'exonérer
de la responsabilité du mal.
L'enfer pratico-inerte
Comment soutenir à la fois que l'homme est un être
libre et que, sous l'empire de la rareté, il s'altère
en démon tout en restant responsable de ce qu'il fait, et
assujetti à la nécessité? "L'Histoire,
prise à ce niveau, offre un sens terrible et désespérant;
il apparaît en effet que les hommes sont unis par cette négation
inerte et démoniaque qui leur prend leur substance (leur
travail) pour la retourner contre tous sous la forme d'inertie active
et de totalisation par extermination" (200).
La matière, pour Sartre, constitue à la fois la Nature,
la Terre, et l'étoffe dont nous sommes faits. Malgré
la profusion des inventions techniques, malgré l'abondance
des productions industrielles, créatrices de richesses, elle
engendre de l'inhumain. Bien plus, si la rareté, comme phénomène
économique, s'estompait, le mal associé à la
matière ne disparaîtrait pas.
Le maléfice de notre condition ne dérive pas uniquement
de la rareté, il procède de la matière qui,
par elle-même, induit une dispersion des efforts, une altération
des liens, une détérioration des relations. Pétris
de matière, affrontés a une nature inhospitalière,
les individus, bien que réduits au même sort, répugnent
à s'unir. La matière les divise, la rareté
les arme les uns contre les autres. La formation de communautés
vivantes, cet aspect dialectique et proprement humain de la praxis,
ne peut en aucun cas être contenu(e) dans la relation de rareté
elle-même (204). A son pouvoir séparateur, à
sa puissance de fragmentation, que multiplie la rareté, la
matière ajoute son pouvoir déformant: ce que les hommes,
seuls ou collectivement, inscrivent en elle par leur travail, leur
revient altéré, déformé, chargé
d'effets pervers ou "contre -finalités". En ce
sens, l'action de l'homme est une "praxis volée".
Toute passive et inerte qu'elle soit, la matière n'obéit
pas docilement à l'homme, ne répercute pas fidèlement
ses desseins: elle peut retourner contre lui les actes qu'il accomplit,
en les affectant de conséquences négatives. Elle agit
avec malignité, même si elle n'a ni intention ni conscience.
Sartre évoque les paysans chinois, déboisant des
terres pour se nourrir, et modifiant ainsi le régime des
pluies et le climat, de sorte que se produisent des inondations
qui ruinent leurs efforts. Comme nul ne parvient à conjurer
les pouvoirs inséparables de la matière et de la rareté,
"chacun intériorise cette structure en ce sens qu'il
se fait par ses comportements l'homme de la rareté"
(207). De cette action de la matière résulte l'apparition
du démoniaque dans l'Histoire. La matière, en effet,
joue le rôle d'une faute originelle, qui ne se transmet ni
par héritage ni par filiation, mais par situation.
Le processus selon lequel, sous le règne de la rareté,
la Terre devient "l'enfer pratico-interne" est, selon
Sartre, simple: "La rareté réalise la totalité
passive des individus d'une collectivité comme impossibilité
de coexistence: le groupe en la nation est défini par ses
excédentaires" (205). Bien sûr, mis a part les
cas d'extermination ou de génocide, une société
"choisit discrètement ses morts" (205).
Toutefois, des mécanismes soit de mise à mort, soit
de réduction délibérée du nombre des
vivants existent dans toutes les sociétés et courent
tout au long de l'histoire. Les vivants sont toujours des survivants;
ils ne tiennent pas leur supplément de vie de la chance,
mais de l'élimination, furtive ou voyante, de victimes désignées
par une conduite sociale. Celle-ci peut n'être ni réfléchie
ni consciente elle n'en reste pas moins intentionnelle. Les hommes
en sont responsables.
Tel est le mal extrême et élémentaire auquel
notre condition nous confronte. Entre 1956 et 1959, quand il écrit
La Critique de la Raison dialectique, deux problèmes obsèdent
Sartre: la décolonisation, et la guerre d'Algérie
notamment, d'une part; la pauvreté et la faim dans le monde,
de l'autre. La misère du tiers monde ne lui paraît
ni innocente ni fatale: il y voit, à la dimension du globe,
un processus de sélection des morts et des vivants. Soupçsonne-t-il
là, sans le dire, un enchaînement semblable à
celui qui se produisit dans les camps de la mort?
Ici-bas, le choix des victimes n'est pas personnalisé: "On
peut déterminer le nombre des excédentaires, mais
non leur caractère individuel" (206). Entre les individus,
il y a "commutativité", substitution possible.
De ce fait, "chaque membre du groupe et en même temps"
apparaît "comme un survivant possible ou comme un excédentaire
à supprimer" (206). Cette hésitation du destin
qui s'abat sans raison sur l'un ou sur l'autre tranche comme à
la hache l'initiale réciprocité entre les individus:
comme mon prochain est aussi mon semblable, et que nous ne savons
pas qui survivra et qui sera anéanti, il cesse d'être
mon frère pour devenir un ennemi. "Mieux encore, ce
risque constant d'anéantissement de moi-même et de
tous, je ne le découvre pas seulement chez les Autres mais
je suis moi-même ce risque en tant qu'Autre, c'est-à-dire
en tant que désigné avec les Autres comme excédentaire
possible par la réalité matérielle de l'environnement"
(206). Le désir de survivre, sous l'effet de la rareté,
se métamorphose en pulsion meurtrière, sans qu'il
y ait rien d'homicide en moi. La situation fait de moi l'agent conscient
ou aveugle d'un processus par lequel la société à
laquelle j'appartiens désigne ses membres excédentaires.
Comme ce mécanisme ne choisit pas nommément les victimes,
il s'ensuit que je peux travailler à ma propre mort.
Tel est le fil conducteur selon lequel s'opère la descente
dans le premier cercle de l'enfer. Pour la rendre plus sensible,
montrons que l'homme, ici, devient pour l'homme non plus un dieu,
comme chez Spinoza, ou un loup, comme chez Hobbes, mais un "double
démoniaque".
Le double démoniaque
L'histoire, sous l'effet de la rareté, se fait manichéenne,
car le mal, comme menace de mort, pour chaque homme, c'est l'Autre.
Cet Autre, en même temps, nous savons qu'il est comme nous-même,
et que, nous aussi, nous figurons pour les autres l'ennemi. Si bien
que l'"autre espèce", en qui réside le mal,
est "notre double démoniaque" (208).
L'enfer sartrien est froid. Il s'entretient par des impuissances
conjuguées, par des énergies dispersées, par
des solitudes exacerbées. La cruauté vient du froid.
L'histoire est pleine de bourreaux et de victimes, le même
individu passe d'un état à l'autre, mais, si l'on
sondait son cœur, on n'y trouverait rien d'autre qu'un désir
acharné de survivre, d'échapper à tout prix
à la mort. Le mal n'a rien de gratuit, il ne se tapit pas
dans notre être, il ne s'enracine pas dans la liberté.
Le Prince à peine nommé de l'enfer, c'est la mort.
La matière inerte, "le limon dont nous sommes sortis",
en dessine le premier visage. Comme les naufragés sur le
radeau de la Méduse, "nous sommes unis par le fait d'habiter
tous un monde défini par la rareté" (211). La
mort ne vient pas d'ailleurs. Elle circule parmi les hommes, elle
agit à travers eux, elle se confond avec eux. Pourtant, dans
La Critique de la Raison dialectique, elle n'apparaît jamais
comme une détermination intrinsèque de leur être:
elle conserve la forme de l'Autre, objet de peur, ou plutôt
d'horreur. Instrument ultime de puissance, condition de survie et
menace d'extermination, elle régit les destins et règne
sur l'histoire. Comme elle ne peut être ni conjurée
ni transfigurée, et qu'elle constitue la forme sensible du
néant, elle ne lâche jamais les hommes. Quand ils essaient
de sortir de l'enfer pratico-inerte, le poids d'une mort alternativement
et indissolublement infligée ou subie ne cesse jamais de
les étreindre. Ils s'en divertissent plus qu'ils ne s'en
délivrent.
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Pouvoir et figures politiques du mal
chez Sartre
par Bertrand Saint-Sernin
Trois formes majeures de processus infernaux
CONJURATIONS ET TERREUR
Négation du salut individuel. En 1946, peignant la liberté
selon Descartes, Sartre invitait l'homme a ressaisir les pouvoirs
dont il avait crédité le Dieu cartésien, le
plus libre et le plus créateur jamais conçu par un
philosophe. Dix ans plus tard, quand il écrit La Critique
de la Raison dialectique, il ne croit plus à la possibilité
d'un salut individuel.
L'enfer pratico-inerte produit sur les individus ses ravages pétrifiants
et, s'il les unit en leur forgeant des chaînes semblables,
il les divise par la méfiance et par la peur. Contre ces
formes extrêmes et banales du mal, l'homme isolé est
sans défense. La lutte exige que surgissent de nouveaux agents,
dotés de pouvoirs inédits. Dans la logique sartrienne,
il ne peut s'agir que d'individus, acquérant un statut différent:
ces acteurs, capables d'arracher les hommes à l'enfer pratico-inerte,
et de contenir, sinon d'exorciser, le mal, Sartre les nomme, dans
leur état initial, des groupes en fusion.
Détenteurs réels de la souveraineté, exerçant
sur leurs membres des pouvoirs de vie et de mort, pôles de
fraternité autant que de terreur, instruments des révolutions
et matrices d'"un homme nouveau", ils sont des acteurs
violents et positifs. Pour échapper à la dislocation,
ils doivent, pour durer, refaire de l'intérieur et par un
serment leur cohésion. Ils demeurent néanmoins assujettis
à la rareté et tombent aux mains de Princes qui, bien
que sortis de leur sein, les traitent en objets.
Dans son "anthropologie politique", Sartre distingue
deux structures sociales de base: les collectifs et les groupes.
Les premiers constituent le socle même de la vie sociale;
ils représentent la forme sous laquelle les individus subissent
passivement, sous l'effet de déterminations extérieures,
un destin uniforme. Sécrétés par la rareté,
les collectifs rassemblent les hommes, mais sans les unir. Le groupe,
en revanche, se définit par son entreprise et par le mouvement
constant d'intégration qui vise à en faire une praxis
pure en extirpant de lui toute inertie. Dans le collectif, "une
multiplicité discrète d'individus" agit; dans
le groupe, cette multiplicité se résorbe et s'intègre
par fusion. Le collectif "se définit par son être...
; c'est un objet matériel et inorganique du champ pratico-inerte"
(307). Il induit la "dispersion", l'"affirmation
pétrifiée" de l'espoir (307); le groupe suscite
une révélation, une "Apocalypse". Le passage
du collectif au groupe est un changement d'état: "dès
ce moment, quelque chose est donné qui n'est ni le groupe
ni la série, mais ce que Malraux a appelé, dans L'Espoir,
l'Apocalypse, c'est-à-dire la dissolution de la série
dans le groupe en fusion (391).
Les collectifs
Pour rendre plus sensible la notion de collectif, suivons un exemple
que donne Sartre, le pillage des armureries parisiennes le 12 juillet
1789. Des habitants de Paris, prenant peur à la suite de
rumeurs inquiétantes, dévalisent un certain nombre
d'armuriers. (Il est possible que l'événement soit
assez librement reconstruit par Sartre, mais peu importe.) Quand
des individus se sentent menacés, ils réagissent simultanément
et d'une façon similaire, quoique chacun pour son propre
compte. Leur objectif, qui est de se protéger, reste individuel,
leurs intérêts se recouvrent sans pour autant être
communs, chacun ne songe qu'à lui-même. Dans ce rassemblement
effervescent, dans cette foule secouée par des bruits et
avide de nouvelles, les phénomènes d'imitation et
de contagion tiennent lieu d'apparente unité. Comme une multitude
de réactions identiques se produisent à la fois, leurs
effets s'additionnent à la façon d'une force. Le rassemblement,
bien que dépourvu d'unité interne et d'objectifs communs,
fait alors figure d'agent et, de l'extérieur, on lui prête
être et volonté. Des individus, par peur d'un danger
indistinct, pillent des armuriers; l'autorité royale, sur
la foi de témoins et de policiers qui, eux, voient là
un phénomène de masse, conclut: le peuple de Paris
prend les armes! A cet instant pourtant, les pilleurs ne représentent
pas "le peuple de Paris". Cette foule qui réagit
sous l'empire de la crainte a bien pour Sartre une conduite collective
elle n'a pas de "praxis commune". La conscience de son
unité et de sa force lui vient de l'extérieur, du
pouvoir légal, sous la forme d'une reconnaissance qui est
aussi une méconnaissance. "Le peuple de Paris s'arme!".
En agissant, en se gonflant, cette foule découvre sa propre
puissance. Mais il faudra un événement nouveau, une
rupture, un saut, un réel changement d'état, pour
qu'apparaisse, dans cette masse divisée, dans ce rassemblement
tumultueux mais amorphe, ce qui, pour Sartre, constitue le moteur
humain de l'histoire: le groupe.
Les groupes en fusion
Les groupes qu'analyse Sartre dans La Critique de la Raison dialectique
ne se fondent ni sur une origine familiale commune, ni sur le voisinage,
ni sur la profession, ni même sur l'idéologie. Des
individus qui naguère s'ignoraient se rassemblent sous l'effet
d'un danger. Ils découvrent qu'un même sort (guerre,
famine, oppression, restriction de leurs libertés) pèse
sur eux. Ils pourraient chercher à s'en sortir chacun de
son côté, mais ils sentent confusément que c'est
sans espoir: leur dispersion fait leur impuissance. Comme ils ont
un même destin, ils constituent à eux tous l'un de
"ces êtres sociaux inorganiques" que l'on appelle
des "collectifs". Tels quels, ils deviennent, selon les
circonstances, victimes ou bourreaux, puisque, devant un péril,
ils subissent à la fois la peur de l'Autre et la tentation,
pour survivre, de le supprimer. L'enfer, cet "enfer pratico-inerte",
se reforme immédiatement, dès que les conditions sont
réunies. Contre cette inhumanité renaissante, que
propagent des reniements en chaîne, il n'est aucune parade
individuelle. Les hommes ne se sauvent qu'ensemble, ou pas du tout.
Le groupe sartrien répond à des situations extrêmes.
Quelques individus, au sein d'un collectif, décident de résister,
de riposter, de lutter. Si la peur est contagieuse, si les foules
cèdent aux élans irrationnels, une autre ductilité,
de sens contraire, et qui nie radicalement la première, favorise
la naissance des groupes: des individus, au même moment, éprouvent
une même révolte, ont le même sursaut. Il n'y
a pas à proprement parler d'acte fondateur: soudain, le groupe
est là, en pleine action, constitué par des individus
qui, quelques instants plus tôt, fuyaient peut-être,
ou désespéraient. Sans qu'aucun chef se détache
encore, le petit groupe agit ou, mieux, il n'est qu'action. Face
à l'Autre qui menace, et qui, tout à coup, rencontre
une résistance, il prend un poids que, pour ses propres membres,
il n'avait pas encore. L'action dissout les différences individuelles,
abolit les distances, sert de creuset. Ainsi émergent les
acteurs réels de l'histoire.
Fusion, serment, Terreur
Le groupe en fusion n'a qu'une existence précaire. L'alerte
passée, le danger diminuant, il court le risque de se défaire,
car il est travaillé par une tendance à l'atomisation,
à la fragmentation, à la dispersion, ou, comme l'appelle
Sartre, à la "sérialité". Le ciment
qui liait les individus était la peur, une peur surmontée
ou contrôlée ; quand elle s'estompe, la cohésion
de l'ensemble s'effrite.
Pour conjurer ce mal interne, cette "solitude d'impuissance",
il faut "l'invention pratique d'une permanence libre et inerte
de l'unité commune en chacun" (439). C'est à
cette exigence que répond le serment: il exorcise le risque
de dislocation et prévient la trahison. Il constitue, au
sens propre du terme, une conjuration. "La conduite du serment
ne peut être que commune; le mot d'ordre est 'Jurons !'"
(441). Caution que prend chacun contre soi-même et "mouvement
de jurer pour faire jurer les autres" (442), il limite chaque
liberté du dedans. Véritable commencement de l'Humanité,
"foi librement jurée" (448), il fait naître
la Terreur. "Jurer, c'est dire en tant qu'individu commun:
je réclame qu'on me tue si je fais sécession. Et cette
réclamation n'a d'autre but que d'installer la Terreur en
soi-même comme libre défense contre la peur de l'ennemi
(tout en me rassurant sur le tiers qui sera confirmé par
la même Terreur") (449).
A la violence externe de la rareté ou de l'ennemi répond
une nouvelle violence, exercée par le groupe sur ses membres
"cette violence est libre" (448), elle dérive de
la foi jurée, elle constitue la liberté commune comme
Terreur (449).
Elle apparaît comme un libre instrument de justice interne
et fait couple avec la fraternité. Certes, une telle "sollicitude
est porteuse de mort; toutefois, par cette sollicitude mortelle,
l'homme en tant qu'individu commun est créé, en chacun
par tous (et par soi-même), comme un nouvel existant "
(451). Pour évoquer ces hommes qui renaissent entre les bras
de la mort, Sartre inverse une image biblique "ils se sont
produits ensemble à partir du limon de la nécessité"
(451). Car "c'est le commencement de l'humanité"
(453). Aucun Dieu n'opère cette genèse: "Nous
sommes frères en tant qu'après l'acte créateur
du serment nous sommes nos propres fils, notre invention commune"
(453).
On demandera: n'avons-nous pas quitté l'enfer pratico-inerte
pour un autre enfer, celui de la conjuration et de la Terreur? Sartre
remarque en effet: "toutes ces conduites intérieures
des individus communs (fraternité, amour, amitié,
aussi bien que colère et lynchage) tirent leur terrible puissance
de la Terreur même (455). Au fond, la violence, dans la mesure
même où elle procède de la rareté, représente
une force indestructible, dont la quantité, à première
vue, reste fixe: elle circule dans le monde, elle pénètre
la matière, elle affecte les êtres, elle travaille
l'Histoire. L'homme dresse contre elle les défenses de ses
inventions, il lui oppose le groupe. Mais en agissant ainsi, il
ne détruit ni la peur ni la mort. Il les rend moins aveugles,
leur donne une patrie, leur confère une confirmation quasi
sacramentelle. Pour affronter les périls inhérents
à sa condition, l'homme doit renaître une seconde fois,
dans la liberté, et dans la mort. Bien plus, de cette dernière,
il fait un pouvoir humain, il la convertit en Terreur. Au lieu de
voir là un avatar infernal, Sartre y reconnaît un contre-feu,
une défense opposée aux terreurs errantes qui s'abattaient
sur une humanité impuissante et dispersée. Tel est
son mythe effrayant de l'origine.
Dans notre monde, la Terreur, d'essence à la fois libre
et violente, apparaît comme un rempart contre l'enfer. Pour
Sartre, en effet, il faut soigner le mal par le mal, et l'engluement
dans le "pratico-inerte" par une forte potion, par un
composé de fraternité et de terreur. Pourtant, à
son tour, le serment s'altère: la Terreur, qui devait être
limitée et contrôlée, envahit la société.
Le souverain en fait un instrument de pouvoir.
Le diable, note Julien Green dans son journal (13 octobre 1956),
est grand moraliste et grand puritain. Il propose de grandes austérités
dont il sait bien qu'elles amèneront des catastrophes spirituelles.
"L'enfer sartrien des conjurations et des groupes procède,
lui aussi, de cette vigilance moralisatrice, qui s'infléchit
en inquisition, en séquestration. Il a vu le mécanisme
amplement décrit par Zinoviev: le désir passionné
d'établir un paradis sur terre s'exacerbe en contrôle
inlassable de l'Autre, et cette violence, brutale ou insidieuse,
finit par passer pour l'instrument obligé de l'égalité
et de la justice.
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Pouvoir et figures politiques du mal chez Sartre
par Bertrand Saint-Sernin
Trois formes majeures de processus infernaux
LES ENFERS ORGANISÉS
Le souverain. Jusqu'ici, nous avons considéré des
individus, des rassemblements collectifs, des groupes. Nous avons
évoqué le "règne de la rareté"
et vu comment les hommes engagent une lutte acharnée pour
lui échapper. Mais La Critique de la Raison dialectique,
au delà de ces processus élémentaires, cerne
la création des enfers organisés. Comme dans Les Séquestrés
d'Altona, écrit à la même époque, il
s'agit d'enfermement.
C'est à l'intérieur du groupe qu'il faut suivre pas
à pas l'apparition du souverain, même si, une fois
établi, il parvient quelquefois à prendre une nation,
un État. Sartre se pose le problème suivant: si "l'homme
est condamné à être libre", s'il est "souverain"
et si chacun est l'égal de l'autre, comment se fait-il que
le groupe assermenté, en s'institutionnalisant, laisse émerger
un souverain, qui détient des privilèges exorbitants?
Au départ, à l'intérieur d'un groupe, le pouvoir
n'a rien d'individualisé. Même par le serment, chacun
n'obéit qu'à l'impératif commun, qui résulte
de la conjonction de libertés coalisées par un pacte.
Ce dernier prend l'allure d'une loi extérieure, de la loi
d'un Autre, car il constitue une exigence qui s'impose aux membres
du groupe, et qui désigne ce lieu abstrait et encore vide,
où sera placé le trône du souverain.
Celui-ci ne fait pas irruption du dehors et par la force: une transformation
interne du groupe le suscite. Sa légitimité ne lui
vient pas de la délégation par les membres du groupe
de leur souveraineté, mais de l'impuissance où ils
se trouvent de ne pas le reconnaître. Le souverain surgit
pour conjurer le risque de dissolution du groupe: "Produit
par la terreur, [il] doit devenir l'agent responsable de la terreur"
(600). Cette terreur, attribut du groupe assermenté (c'est-à-dire
dont les membres se sont liés par serment), lui revient sans
que personne lui en ait confié l'usage.
Mais nous n'avons envisagé que l'émergence du souverain
à l'intérieur d'un groupe. Dans les sociétés
historiques, le champ social comprend des collectifs, des groupes
et des institutions composites, mêlant ces deux types de structure.
Le souverain agit comme un organe d'intégration (598) et
met la main sur tous les instruments de pouvoir de l'État
pour en faire un "monopole du groupe". Le mécanisme
du pouvoir est identique dans un groupe et dans l'État. De
plus, quelle que soit la société ou le régime,
le processus d'apparition du souverain est le même: il met
en jeu une sorte de Fuhrerprinzip. (principe du guide)
Le socialisme lui-même, dans ses commencements, n'échappe
pas à cette loi. Car tout pouvoir, du fait qu'il résulte
de l'impuissance des individus et qu'il manie la terreur, souffre
d'un maléfice originel: "Cette part de néant,
cette 'part du Diable', est le véritable soutien de la souveraineté".
(604). Le souverain n'entretient pas la fusion communautaire, il
gouverne par le froid, il "régit l'ensemble pétrifié
des hommes institutionnalisés" (604). Comme il "se
dilate à travers les multiplicités du groupe"
(605), il en monopolise les puissances et ne laisse plus rien subsister
qui lui serait étranger. Toute l'industrie du souverain consiste
à gouverner des ensembles complexes en exacerbant leurs facteurs
de fragmentation. Pour asseoir son autorité, il s'appuie
sur l'État, c'est-à-dire, dans cette perspective,
sur "un groupe restreint d'organisateurs, d'administrateurs
et de propagandistes se chargeant d'imposer les institutions modifiées
dans les collectifs" (608). En effet, le Prince désagrège
les groupes, interdit aux contre-pouvoirs de se former, opère
les changements d'état par lesquels les groupes s'altèrent
en collectifs amorphes, plus simples à manipuler, et peu
susceptibles de se dresser contre lui.
La bureaucratisation
Sartre, fidèle à sa méthode, n'évoque
pas à la façon de Tocqueville ou de Max Weber l'emprise
croissante, dans les sociétés modernes, de l'administration
et des bureaux. Il construit des séquences dramatiques, invente
des utopies opératoires, imagine des situations idéalisées.
Il mène de front son œuvre philosophique et son œuvre
théâtrale, laissant jouer de l'une à l'autre
une secrète capillarité. De la sorte, il évite
le défaut d'observation empirique où tout ne serait
vu que de l'extérieur. Il pose en principe qu'il faut comprendre
la réalité sociale de l'intérieur et dialectiquement.
Ainsi, il analyse la bureaucratie à l'état pur, et
comme une essence, sans aucun des contrepoids dont elle se leste
en fait.
Dans une telle structure, nous dit Sartre, chacun est confronté
à une alternative: ou bien exercer son autorité sur
ses subordonnés tout en se soumettant à ses supérieurs;
ou bien susciter la formation d'un groupe, mais en encourant les
foudres du souverain. La bureaucratisation prend consistance quand
"chacun renie ses possibilités par méfiance envers
ses égaux et par crainte d'être suspect à ses
supérieurs" (626). Dès lors, la cohésion
- bien relative - d'un tel ensemble hiérarchisé ne
se refait que par une identification au souverain, par une soumission
fanatique et fatale: "ainsi chacun, se tournant vers l'étage
supérieur, réclame du souverain une intégration
perpétuelle" (626). Une triple relation de pouvoir s'établit
alors: le souverain gouverne "la multiplicité inférieure"
à travers les dirigeants intermédiaires; les pairs
entretiennent des rapports de "méfiance" et de
"terreur"; enfin, les organes subordonnés sont
annihilés "dans l'obéissance à l'organisme
supérieur". Tel est, conclut Sartre, "ce qu'on
appelle la bureaucratie". Elle est la matrice des enfers organisés.
Triade infernale
Dans ce troisième cercle de l'enfer, le plus humain et le
plus terrible, sévit une triade infernale: "l'indissoluble
agrégation de la bureaucratie, de la Terreur et du culte
de la personnalité" (630). L'entreprise socialiste,
à laquelle adhère Sartre, n'évite pas la traversée
de l'horreur. Quand il publie, en 1956, Le Fantôme de Staline,
il la pense transitoire, et la continuation de la dictature en Union
Soviétique inutile. Le ton, dans La Critique de la Raison
dialectique, est plus pessimiste et l'espoir plus incertain. Partout,
et dans tous les régimes, le souverain opère d'une
façon identique. Sartre lui-même, dans ses professions
de foi, distingue radicalement le Bien et le Mal, le Socialisme
et le Capitalisme. Mais quand il analyse les phénomènes
de pouvoir, il leur reconnaît, quel que soit le régime,
une même essence maléfique.
Le souverain - disons Staline ou Hitler - ne tire pas sa puissance
des masses, tout en étant un chef populaire. Ses associés,
membres de sa conjuration, constituent un groupe. A ce titre, on
a pu considérer la conception sartrienne de la prise de pouvoir
comme un ultrabolchevisme.
Jamais le pouvoir n'émane du peuple, jamais le chef n'est
porté sur le pavois. Le totalitarisme s'appuie sur les masses,
ou plutôt, comme le dit Sartre, sur les "individus massifiés",
réduits à l'état amorphe et atomisés.
Il ne tolère aucun contre-pouvoir, aucun groupe vivant, qu'il
ne le traque, le noyaute ou le détruise. S'identifier au
souverain devient pour les individus réduits à l'impuissance
une aspiration d'autant plus forte qu'elle demeure la seule forme
de sûreté ou de liberté qui leur reste. Une
telle organisation du pouvoir, cohérente et éclatée,
tient par la peur. Loin de souffrir d'une fragilité interne,
elle concentre et coordonne les puissances matérielles de
la société. En même temps, elle fige et pétrifie
les existences, leur interdit tout sursaut, tout dépassement.
Alors que le groupe avait pour vocation originaire d'"arracher
à la matière travaillée son pouvoir inhumain"
(638), la stratégie totalitaire conduit "le groupe au
bout de ses avatars, c'est-à-dire à se dissoudre dans
la sérialité" (637). Ce faisant, le souverain
libère une terrible ènergie, celle de la passivité
humaine, de la servitude. L'inertie, loin d'être inactive,
"devient source d'énergie" (638). "Le groupe,
praxis qui s'enlise dans la matière", y trouve "sa
véritable efficacité" (631). Entre les mains
du Prince, en effet, l'impuissance des individus se transforme en
puissance de groupe: "cette impuissance donne aux fonctions
une force matérielle d'inertie, elle en fait des organes
durs et pesants, qui peuvent frapper, broyer, etc." (631).
Dans le premier cercle, ou enfer pratico-inerte, la matière
induisait la division des individus, la menace de chacun sur tous
les autres, l'altération du prochain en Autre. Dans le deuxième
cercle, le groupe, destiné à libérer les hommes
de la rareté, devient un instrument d'enfermement et de contrôle.
Dans l'enfer organisé, la matière arme la puissance
du souverain, tout en consolidant l'aliénation des hommes.
Alors, "les fins visées perdent leur caractère
téléologique; sans cesser d'être des fins à
proprement parler, elles deviennent des destins" (631). Le
sort de chacun se scelle, la damnation se fait séquestration.
Comme le dit Sartre: "ce ne sont pas les choses qui sont impitoyables,
ce sont les hommes" (699).
http://www.philagora.net/ph-prepa/sartre5.htm
Pouvoir et figures politiques du mal chez Sartre
par Bertrand Saint-Sernin
Trois formes majeures de processus infernaux
La Critique de la Raison dialectique recense trois formes majeures
de processus infernaux le capitalisme, le colonialisme et le stalinisme.
Tous trois déclenchent un mécanisme selon lequel "l'homme
est l'Être par qui l'homme est réduit à l'état
d'objet hanté" (749). Une profonde émotion traverse
l'œuvre. On ne sait si l'auteur, lui aussi happé par
les pièges qu'il démonte, se comporte en visionnaire
ou en possédé. Parodiant avec outrance La Belle et
la Bête de Cocteau, il dépeint ainsi le colonialisme:
"Le colon vit sur 'l'île du docteur Moreau' entouré
de bêtes effroyables et faites à l'image de l'homme
mais ratées, dont la mauvaise adaptation (ni animaux ni créatures
humaines) se traduit par la haine et la méchanceté:
ces bêtes veulent détruire la belle image d'elles-mêmes,
le colon, l'homme parfait. Donc, l'attitude pratique immédiate
du colon est celle de l'homme en face de la bête, vicieuse
et sournoise" (677). Dans La Critique de la Raison dialectique,
l'insurrection algérienne tient une bien plus grande place
que les indépendances qui furent obtenues sans guerre, comme
si, à ces dernières, avait manqué, aux yeux
de Sartre, le sacrement sanglant de la violence.
La colonisation étant violente, sa fin ne peut résulter
que d'une contre - violence: "La violence de l'insurgé,
c'est la violence du colon ; il n'y en a jamais eu d'autre"
(687). Par là-même, le terrorisme, quand il s'agit
de réaliser l'indépendance nationale, est, sinon innocent,
du moins légitime. Le soulèvement permettra l'apparition
d'"un homme nouveau, de meilleure qualité" (préface
des Damnés de la Terre, de Franz Fanon). L'Histoire, pourtant,
reste tragique, car "la seule violence concevable est celle
de la liberté sur la liberté" (689).
Bref, qu'il s'agisse de la construction du socialisme ou des guerres
de libération, l'horreur ne peut être évitée,
mais l'espoir d'une Apocalypse, révélation et métamorphose,
fait contrepoids à la tragédie. Telle est la position.
de Sartre dans Le Fantôme de Staline ou dans sa préface
aux Damnés de la Terre. Dans La Critique de la Raison dialectique,
la vision s'assombrit. L'Histoire y est comme une partie indécise.
Pourra-t-on réduire l'"adversité du monde"
(749) et empêcher que l'homme ne soit pétrifié,
réifié par l'homme? Car, entre des mains humaines,
la liberté se fige en destin et les "paradis radieux",
comme les nomme Zinoviev, se muent en enfers.
Sartre pense contre lui-même, contre ce qu'il espère
ou croit.
Tout pouvoir, montre-t-il, se rattache à un Führerprinzip,
et tombe dans le totalitarisme. Ses professions de foi dissimulent,
et d'abord à ses propres yeux, le caractère insupportable
de la découverte qu'il estime avoir faite. Si toute liberté
s'altère en terreur, et tout serment en séquestration,
il ne reste qu'une issue, à peine signalée d'ailleurs:
préférer, au meilleur des régimes totalisateurs,
une lutte sans fin entre des pouvoirs partiels. De ce pluralisme,
Sartre, au fond, ne veut pas: la démocratie lui paraît
organiser la "sérialité", la séparation
des éléments de la société. Seuls des
groupes souverains peuvent libérer l'homme et faire l'Histoire.
Mais alors, on est au rouet: les groupes en fusion se refroidissent;
les serments ne les ressoudent que pour un temps; un souverain organise
les individus et les asservit.
On a l'impression que Sartre, tout en voulant constituer une "anthropologie
politique", se laisse fasciner par un mécanisme qui
dissout la morale et la politique dans une nécessité
fatale. Or, comme le remarque Montesquieu "la nature du gouvernement
républicain est que le peuple en corps, ou de certaines familles,
y aient la souveraine puissance" (Esprit des Lois, III, 2).
Il ajoute: ... "dans un état populaire, il faut un ressort
de plus, qui est la vertu" (III, 3), c'est-à-dire, précise-t-il,
"l'amour des lois et de la patrie" (IV, 5). En effet,
dans les démocraties seules, "le gouvernement est confié
à chaque citoyen" (IV, 5). La dramaturgie sartrienne,
en revanche, décrit le processus selon lequel les membres
des groupes ou, si l'on veut, les citoyens des États sont
dépossédés de leur souveraineté. Si
le mécanisme est fatal, il engloutit à la fois la
morale et la politique, puisque, en fin de compte, le troisième
cercle de l'enfer contient le premier et le reconstitue, l'Histoire
rebroussant ainsi vers son origine.
Cette grande méditation sur les figures politiques du mal
est le récit d'une involution et d'un déluge. Elle
évoque un monde où des êtres, réduits
à une liberté empoisonnée par la peur, détruisent
en eux-mêmes leur humanité. Les sursauts retombent,
les révoltes s'éteignent, la lave libertaire s'épaissit;
un Prince, semblable à la mort, détient l'empire.
La "morale de Sartre", celle qu'aurait pu susciter cet
essai sur le mal, n'a pas été écrite (ou du
moins publiée). On peut imaginer les trois questions auxquelles
elle se serait proposée de répondre, car elles se
posent à chaque homme.
1. Comment fonder à la fois la liberté et
la singularité de l'individu?
2. Comment édifier une théorie de la vie
sociale, où le ciment entre les hommes ne serait plus la
peur, ou la mort, mais des valeurs communes de justice et de respect
?
3. Comment concevoir aujourd'hui la fondation des cités,
sans en faire la reproduction de nos expériences antérieures
ou de nos rêves?
L'anthropologie sartrienne, par une sorte de retournement paradoxal,
traite moins de la vie que de la mort: les puissances sont confisquées,
les actions volées, les libertés reniées. Il
n'y a pas de morale, parce qu'il n'y a, en fin de compte, ni salut
individuel ni salut collectif. Par là, Sartre, malgré
sa grandeur, n'est pas un maître. Il est dans la caverne le
premier des prisonniers.
Certes, la force de son entreprise est de nous préserver
de l'angélisme en politique. Mais, comme dramaturge, il peint
des enchaînements, des mécanismes et des pièges;
là où, du philosophe de la liberté, on attendait
un espoir, une voie. Il a montré comment s'altèrent
les cités, non comment elles se fondent.
Bertrand Saint-Sernin (Revue Etudes)
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