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Pouvoir et figures politiques du mal chez Sartre
par Bertrand Saint-Sernin

Origine : http://www.philagora.net/ph-prepa/sartre1.htm

Trois formes majeures de processus infernaux

INTRODUCTION - ÉTVDES - Décembre 1983

En ce dernier demi-siècle, les assises du monde ont profondément changé. Les sciences, et les technologies qui reposent sur elles, forment les bases d’une civilisation matérielle tournée vers la richesse et la puissance. L'arme nucléaire d'une part, le terrorisme de l'autre, font coexister la dissuasion la plus sophistiquée et le chantage le plus primitif. La séparation entre l'état de paix et l'état de guerre, claire au siècle dernier, s'estompe. Avec la décolonisation, plusieurs dizaines d'États nouveaux sont apparus et le tiers monde est là, en face des pays développés, comme un partenaire, mais aussi comme un défi et comme un reproche. A côté des vieilles nations industrielles émergent, autour du Pacifique, de nouvelles puissances, ingénieuses et décidées. Les conditions de l'antique "autarkéia", de l'indépendance économique et politique, se sont modifiées: il faut aux unités politiques plus de territoires ou du moins plus de ressources humaines pour assurer leur sécurité et leur puissance. Il s'ensuit que des Etats, en Europe et ailleurs, éprouvent le besoin de s'unir. Pour un milliard et demi d'hommes le communisme, sous sa forme soviétique ou chinoise, est devenu une "religion d'État" qu'on n'embrasse ni ne quitte librement. Alors qu'on aurait pu croire que les États laïciseraient leur constitution et leur comportement, les phénomènes religieux sont une composante majeure de la politique. Les exemples abondent partition de l'Inde, formation de l'État d'Israël, renaissance et extension (en Afrique noire notamment) de l'Islam, problèmes de l'Ulster. De tels changements ne se produisent pas sans révolutions, sans convulsions, sans horreur.

L'émergence et la disparition des cités constituent un thème majeur de la réflexion politique "N'est-il pas vrai, dit l'Athénien dans Les Lois, que des milliers et des milliers de villes se sont succédé, et que non moins nombreuses, dans le même ordre de grandeur, furent celles qui disparurent? N'ont-elles pas aussi, chacune en son lieu, refait plusieurs fois le cycle des régimes?" Dans La Critique de la Raison dialectique (1960), Sartre, sans presque jamais prendre ses illustrations dans l'histoire contemporaine, tente de mettre en évidence les risques inouïs que court notre Humanité puissante et aveugle.

Il met au jour, en dramaturge et en métaphysicien, les figures politiques du mal et établit la compénétration des actions individuelles et de l'histoire. Alors que la figure du Législateur et l'idée de Justice dominent Les Lois de Platon, l'œuvre de Sartre, forte mais partielle, s'organise autour du Souverain et du Mal. Il nous dit moins comment se créent les communautés humaines que comment elles se perdent.

Bien que sa perspective ne soit ni psychologique, ni sociologique, ni historique, en élucidant les processus élémentaires de l'aliénation et de l'oppression, il éclaire les formes contemporaines du mal, notamment le totalitarisme. Sa théorie du groupe explique aussi le terrorisme, non seulement dans les guerres de libération, mais dans les démocraties.

Il voulait poser les fondements d'une anthropologie; il a plutôt, pour n'avoir peut-être pas pris en compte toutes les forces vives des hommes, composé une démonologie: cités qui deviennent des enfers.


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Pouvoir et figures politiques du mal chez Sartre

par Bertrand Saint-Sernin

Trois formes majeures de processus infernaux

L'ENFER PRATICO-INERTE

Toute l'aventure humaine -au moins jusqu'ici- est une lutte acharnée contre la rareté " (201) (les chiffres renvoient à la Critique de la Raison dialectique Gallimard, 1960). On pourrait imaginer d'autres planètes où d'autres vivants ne seraient pas assujettis à cette contrainte. Mais "cette contingence fondamentale" s'impose à nous et modèle "notre caractère d'hommes ", elle constitue "la singularité propre de notre Histoire. Ainsi, malgré sa contingence, la rareté est une relation humaine fondamentale (avec la Nature et avec les hommes) " (201).

Tout d'abord, "les trois quarts de la population du globe sont sous-alimentés, après des millénaires d'Histoire" (201). L'homme n'est pas roulé par la rareté comme les galets par la vague; au contraire, il déploie toutes les ressources de son génie pour lui faire face, pour tenter de la dépasser. De la sorte, la rareté ne désigne pas seulement la relation des organismes humains au monde qui les entoure, elle marque l'ensemble des relations entre les hommes.

Pour Sartre, elle ne peut pas être exorcisée, et ne disparaîtra pas de l'histoire humaine, car elle s'attache à la matière avec la même nécessité que la pesanteur. Elle ne constitue pas seulement un écart constaté, et peut-être réductible, entre la population et les ressources, comme dans l'économie classique. Elle opère à l'intérieur de chaque homme, elle est à l'œuvre dans chaque société. Elle ne touche pas uniquement la situation matérielle des hommes, elle investit et pénètre leur être tout entier, elle fonde un "ordre ou un "règne", c'est-à-dire un champ de forces, un milieu, qui impose sa marque, sa déclinaison, sa puissance à toutes les actions. La rareté, attribut essentiel de la matière, affecte de part en part notre liberté.

La matière, que nous rencontrons en nous et hors de nous, n'a pas chez Sartre -que l'on songe à La Nausée- une puissance génésique, une douceur maternelle. Pour les hommes, elle se comporte en marâtre, faisant de leur existence un exil, un inégal combat. Non seulement la Terre nourrit mal les hommes, mais, au lieu de resserrer leurs liens, elle les altère et les brise: Caïn tue Abel, le frère devient l'ennemi.

Or, rien d'intrinsèquement pervers n'existe dans l'individu, aucune cruauté naturelle ne l'afflige. Tout au contraire, l'état dont il sent en lui comme la trace serait la réciprocité, la communauté. Dès lors, le mal n'a pas sa racine dans le cœur de l'homme. Il tire son principe de la matière, ou, plus exactement, de la rareté. L'homme n'en est pas pour autant disculpé: la grandeur de Sartre est de descendre aux enfers, c'est-à-dire dans l'Histoire, en inventoriant les figures du mal, en mettant au jour le processus selon lequel l'homme de la rareté devient un démon, sans jamais l'exonérer de la responsabilité du mal.

L'enfer pratico-inerte

Comment soutenir à la fois que l'homme est un être libre et que, sous l'empire de la rareté, il s'altère en démon tout en restant responsable de ce qu'il fait, et assujetti à la nécessité? "L'Histoire, prise à ce niveau, offre un sens terrible et désespérant; il apparaît en effet que les hommes sont unis par cette négation inerte et démoniaque qui leur prend leur substance (leur travail) pour la retourner contre tous sous la forme d'inertie active et de totalisation par extermination" (200).

La matière, pour Sartre, constitue à la fois la Nature, la Terre, et l'étoffe dont nous sommes faits. Malgré la profusion des inventions techniques, malgré l'abondance des productions industrielles, créatrices de richesses, elle engendre de l'inhumain. Bien plus, si la rareté, comme phénomène économique, s'estompait, le mal associé à la matière ne disparaîtrait pas.

Le maléfice de notre condition ne dérive pas uniquement de la rareté, il procède de la matière qui, par elle-même, induit une dispersion des efforts, une altération des liens, une détérioration des relations. Pétris de matière, affrontés a une nature inhospitalière, les individus, bien que réduits au même sort, répugnent à s'unir. La matière les divise, la rareté les arme les uns contre les autres. La formation de communautés vivantes, cet aspect dialectique et proprement humain de la praxis, ne peut en aucun cas être contenu(e) dans la relation de rareté elle-même (204). A son pouvoir séparateur, à sa puissance de fragmentation, que multiplie la rareté, la matière ajoute son pouvoir déformant: ce que les hommes, seuls ou collectivement, inscrivent en elle par leur travail, leur revient altéré, déformé, chargé d'effets pervers ou "contre -finalités". En ce sens, l'action de l'homme est une "praxis volée". Toute passive et inerte qu'elle soit, la matière n'obéit pas docilement à l'homme, ne répercute pas fidèlement ses desseins: elle peut retourner contre lui les actes qu'il accomplit, en les affectant de conséquences négatives. Elle agit avec malignité, même si elle n'a ni intention ni conscience.

Sartre évoque les paysans chinois, déboisant des terres pour se nourrir, et modifiant ainsi le régime des pluies et le climat, de sorte que se produisent des inondations qui ruinent leurs efforts. Comme nul ne parvient à conjurer les pouvoirs inséparables de la matière et de la rareté, "chacun intériorise cette structure en ce sens qu'il se fait par ses comportements l'homme de la rareté" (207). De cette action de la matière résulte l'apparition du démoniaque dans l'Histoire. La matière, en effet, joue le rôle d'une faute originelle, qui ne se transmet ni par héritage ni par filiation, mais par situation.

Le processus selon lequel, sous le règne de la rareté, la Terre devient "l'enfer pratico-interne" est, selon Sartre, simple: "La rareté réalise la totalité passive des individus d'une collectivité comme impossibilité de coexistence: le groupe en la nation est défini par ses excédentaires" (205). Bien sûr, mis a part les cas d'extermination ou de génocide, une société "choisit discrètement ses morts" (205).

Toutefois, des mécanismes soit de mise à mort, soit de réduction délibérée du nombre des vivants existent dans toutes les sociétés et courent tout au long de l'histoire. Les vivants sont toujours des survivants; ils ne tiennent pas leur supplément de vie de la chance, mais de l'élimination, furtive ou voyante, de victimes désignées par une conduite sociale. Celle-ci peut n'être ni réfléchie ni consciente elle n'en reste pas moins intentionnelle. Les hommes en sont responsables.

Tel est le mal extrême et élémentaire auquel notre condition nous confronte. Entre 1956 et 1959, quand il écrit La Critique de la Raison dialectique, deux problèmes obsèdent Sartre: la décolonisation, et la guerre d'Algérie notamment, d'une part; la pauvreté et la faim dans le monde, de l'autre. La misère du tiers monde ne lui paraît ni innocente ni fatale: il y voit, à la dimension du globe, un processus de sélection des morts et des vivants. Soupçsonne-t-il là, sans le dire, un enchaînement semblable à celui qui se produisit dans les camps de la mort?

Ici-bas, le choix des victimes n'est pas personnalisé: "On peut déterminer le nombre des excédentaires, mais non leur caractère individuel" (206). Entre les individus, il y a "commutativité", substitution possible. De ce fait, "chaque membre du groupe et en même temps" apparaît "comme un survivant possible ou comme un excédentaire à supprimer" (206). Cette hésitation du destin qui s'abat sans raison sur l'un ou sur l'autre tranche comme à la hache l'initiale réciprocité entre les individus: comme mon prochain est aussi mon semblable, et que nous ne savons pas qui survivra et qui sera anéanti, il cesse d'être mon frère pour devenir un ennemi. "Mieux encore, ce risque constant d'anéantissement de moi-même et de tous, je ne le découvre pas seulement chez les Autres mais je suis moi-même ce risque en tant qu'Autre, c'est-à-dire en tant que désigné avec les Autres comme excédentaire possible par la réalité matérielle de l'environnement" (206). Le désir de survivre, sous l'effet de la rareté, se métamorphose en pulsion meurtrière, sans qu'il y ait rien d'homicide en moi. La situation fait de moi l'agent conscient ou aveugle d'un processus par lequel la société à laquelle j'appartiens désigne ses membres excédentaires. Comme ce mécanisme ne choisit pas nommément les victimes, il s'ensuit que je peux travailler à ma propre mort.

Tel est le fil conducteur selon lequel s'opère la descente dans le premier cercle de l'enfer. Pour la rendre plus sensible, montrons que l'homme, ici, devient pour l'homme non plus un dieu, comme chez Spinoza, ou un loup, comme chez Hobbes, mais un "double démoniaque".

Le double démoniaque

L'histoire, sous l'effet de la rareté, se fait manichéenne, car le mal, comme menace de mort, pour chaque homme, c'est l'Autre. Cet Autre, en même temps, nous savons qu'il est comme nous-même, et que, nous aussi, nous figurons pour les autres l'ennemi. Si bien que l'"autre espèce", en qui réside le mal, est "notre double démoniaque" (208).

L'enfer sartrien est froid. Il s'entretient par des impuissances conjuguées, par des énergies dispersées, par des solitudes exacerbées. La cruauté vient du froid. L'histoire est pleine de bourreaux et de victimes, le même individu passe d'un état à l'autre, mais, si l'on sondait son cœur, on n'y trouverait rien d'autre qu'un désir acharné de survivre, d'échapper à tout prix à la mort. Le mal n'a rien de gratuit, il ne se tapit pas dans notre être, il ne s'enracine pas dans la liberté.

Le Prince à peine nommé de l'enfer, c'est la mort. La matière inerte, "le limon dont nous sommes sortis", en dessine le premier visage. Comme les naufragés sur le radeau de la Méduse, "nous sommes unis par le fait d'habiter tous un monde défini par la rareté" (211). La mort ne vient pas d'ailleurs. Elle circule parmi les hommes, elle agit à travers eux, elle se confond avec eux. Pourtant, dans La Critique de la Raison dialectique, elle n'apparaît jamais comme une détermination intrinsèque de leur être: elle conserve la forme de l'Autre, objet de peur, ou plutôt d'horreur. Instrument ultime de puissance, condition de survie et menace d'extermination, elle régit les destins et règne sur l'histoire. Comme elle ne peut être ni conjurée ni transfigurée, et qu'elle constitue la forme sensible du néant, elle ne lâche jamais les hommes. Quand ils essaient de sortir de l'enfer pratico-inerte, le poids d'une mort alternativement et indissolublement infligée ou subie ne cesse jamais de les étreindre. Ils s'en divertissent plus qu'ils ne s'en délivrent.


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Pouvoir et figures politiques du mal

chez Sartre

par Bertrand Saint-Sernin

Trois formes majeures de processus infernaux

CONJURATIONS ET TERREUR

Négation du salut individuel. En 1946, peignant la liberté selon Descartes, Sartre invitait l'homme a ressaisir les pouvoirs dont il avait crédité le Dieu cartésien, le plus libre et le plus créateur jamais conçu par un philosophe. Dix ans plus tard, quand il écrit La Critique de la Raison dialectique, il ne croit plus à la possibilité d'un salut individuel.

L'enfer pratico-inerte produit sur les individus ses ravages pétrifiants et, s'il les unit en leur forgeant des chaînes semblables, il les divise par la méfiance et par la peur. Contre ces formes extrêmes et banales du mal, l'homme isolé est sans défense. La lutte exige que surgissent de nouveaux agents, dotés de pouvoirs inédits. Dans la logique sartrienne, il ne peut s'agir que d'individus, acquérant un statut différent: ces acteurs, capables d'arracher les hommes à l'enfer pratico-inerte, et de contenir, sinon d'exorciser, le mal, Sartre les nomme, dans leur état initial, des groupes en fusion.

Détenteurs réels de la souveraineté, exerçant sur leurs membres des pouvoirs de vie et de mort, pôles de fraternité autant que de terreur, instruments des révolutions et matrices d'"un homme nouveau", ils sont des acteurs violents et positifs. Pour échapper à la dislocation, ils doivent, pour durer, refaire de l'intérieur et par un serment leur cohésion. Ils demeurent néanmoins assujettis à la rareté et tombent aux mains de Princes qui, bien que sortis de leur sein, les traitent en objets.

Dans son "anthropologie politique", Sartre distingue deux structures sociales de base: les collectifs et les groupes. Les premiers constituent le socle même de la vie sociale; ils représentent la forme sous laquelle les individus subissent passivement, sous l'effet de déterminations extérieures, un destin uniforme. Sécrétés par la rareté, les collectifs rassemblent les hommes, mais sans les unir. Le groupe, en revanche, se définit par son entreprise et par le mouvement constant d'intégration qui vise à en faire une praxis pure en extirpant de lui toute inertie. Dans le collectif, "une multiplicité discrète d'individus" agit; dans le groupe, cette multiplicité se résorbe et s'intègre par fusion. Le collectif "se définit par son être... ; c'est un objet matériel et inorganique du champ pratico-inerte" (307). Il induit la "dispersion", l'"affirmation pétrifiée" de l'espoir (307); le groupe suscite une révélation, une "Apocalypse". Le passage du collectif au groupe est un changement d'état: "dès ce moment, quelque chose est donné qui n'est ni le groupe ni la série, mais ce que Malraux a appelé, dans L'Espoir, l'Apocalypse, c'est-à-dire la dissolution de la série dans le groupe en fusion (391).

Les collectifs

Pour rendre plus sensible la notion de collectif, suivons un exemple que donne Sartre, le pillage des armureries parisiennes le 12 juillet 1789. Des habitants de Paris, prenant peur à la suite de rumeurs inquiétantes, dévalisent un certain nombre d'armuriers. (Il est possible que l'événement soit assez librement reconstruit par Sartre, mais peu importe.) Quand des individus se sentent menacés, ils réagissent simultanément et d'une façon similaire, quoique chacun pour son propre compte. Leur objectif, qui est de se protéger, reste individuel, leurs intérêts se recouvrent sans pour autant être communs, chacun ne songe qu'à lui-même. Dans ce rassemblement effervescent, dans cette foule secouée par des bruits et avide de nouvelles, les phénomènes d'imitation et de contagion tiennent lieu d'apparente unité. Comme une multitude de réactions identiques se produisent à la fois, leurs effets s'additionnent à la façon d'une force. Le rassemblement, bien que dépourvu d'unité interne et d'objectifs communs, fait alors figure d'agent et, de l'extérieur, on lui prête être et volonté. Des individus, par peur d'un danger indistinct, pillent des armuriers; l'autorité royale, sur la foi de témoins et de policiers qui, eux, voient là un phénomène de masse, conclut: le peuple de Paris prend les armes! A cet instant pourtant, les pilleurs ne représentent pas "le peuple de Paris". Cette foule qui réagit sous l'empire de la crainte a bien pour Sartre une conduite collective elle n'a pas de "praxis commune". La conscience de son unité et de sa force lui vient de l'extérieur, du pouvoir légal, sous la forme d'une reconnaissance qui est aussi une méconnaissance. "Le peuple de Paris s'arme!".

En agissant, en se gonflant, cette foule découvre sa propre puissance. Mais il faudra un événement nouveau, une rupture, un saut, un réel changement d'état, pour qu'apparaisse, dans cette masse divisée, dans ce rassemblement tumultueux mais amorphe, ce qui, pour Sartre, constitue le moteur humain de l'histoire: le groupe.

Les groupes en fusion

Les groupes qu'analyse Sartre dans La Critique de la Raison dialectique ne se fondent ni sur une origine familiale commune, ni sur le voisinage, ni sur la profession, ni même sur l'idéologie. Des individus qui naguère s'ignoraient se rassemblent sous l'effet d'un danger. Ils découvrent qu'un même sort (guerre, famine, oppression, restriction de leurs libertés) pèse sur eux. Ils pourraient chercher à s'en sortir chacun de son côté, mais ils sentent confusément que c'est sans espoir: leur dispersion fait leur impuissance. Comme ils ont un même destin, ils constituent à eux tous l'un de "ces êtres sociaux inorganiques" que l'on appelle des "collectifs". Tels quels, ils deviennent, selon les circonstances, victimes ou bourreaux, puisque, devant un péril, ils subissent à la fois la peur de l'Autre et la tentation, pour survivre, de le supprimer. L'enfer, cet "enfer pratico-inerte", se reforme immédiatement, dès que les conditions sont réunies. Contre cette inhumanité renaissante, que propagent des reniements en chaîne, il n'est aucune parade individuelle. Les hommes ne se sauvent qu'ensemble, ou pas du tout.

Le groupe sartrien répond à des situations extrêmes. Quelques individus, au sein d'un collectif, décident de résister, de riposter, de lutter. Si la peur est contagieuse, si les foules cèdent aux élans irrationnels, une autre ductilité, de sens contraire, et qui nie radicalement la première, favorise la naissance des groupes: des individus, au même moment, éprouvent une même révolte, ont le même sursaut. Il n'y a pas à proprement parler d'acte fondateur: soudain, le groupe est là, en pleine action, constitué par des individus qui, quelques instants plus tôt, fuyaient peut-être, ou désespéraient. Sans qu'aucun chef se détache encore, le petit groupe agit ou, mieux, il n'est qu'action. Face à l'Autre qui menace, et qui, tout à coup, rencontre une résistance, il prend un poids que, pour ses propres membres, il n'avait pas encore. L'action dissout les différences individuelles, abolit les distances, sert de creuset. Ainsi émergent les acteurs réels de l'histoire.

Fusion, serment, Terreur

Le groupe en fusion n'a qu'une existence précaire. L'alerte passée, le danger diminuant, il court le risque de se défaire, car il est travaillé par une tendance à l'atomisation, à la fragmentation, à la dispersion, ou, comme l'appelle Sartre, à la "sérialité". Le ciment qui liait les individus était la peur, une peur surmontée ou contrôlée ; quand elle s'estompe, la cohésion de l'ensemble s'effrite.

Pour conjurer ce mal interne, cette "solitude d'impuissance", il faut "l'invention pratique d'une permanence libre et inerte de l'unité commune en chacun" (439). C'est à cette exigence que répond le serment: il exorcise le risque de dislocation et prévient la trahison. Il constitue, au sens propre du terme, une conjuration. "La conduite du serment ne peut être que commune; le mot d'ordre est 'Jurons !'" (441). Caution que prend chacun contre soi-même et "mouvement de jurer pour faire jurer les autres" (442), il limite chaque liberté du dedans. Véritable commencement de l'Humanité, "foi librement jurée" (448), il fait naître la Terreur. "Jurer, c'est dire en tant qu'individu commun: je réclame qu'on me tue si je fais sécession. Et cette réclamation n'a d'autre but que d'installer la Terreur en soi-même comme libre défense contre la peur de l'ennemi (tout en me rassurant sur le tiers qui sera confirmé par la même Terreur") (449).

A la violence externe de la rareté ou de l'ennemi répond une nouvelle violence, exercée par le groupe sur ses membres "cette violence est libre" (448), elle dérive de la foi jurée, elle constitue la liberté commune comme Terreur (449).

Elle apparaît comme un libre instrument de justice interne et fait couple avec la fraternité. Certes, une telle "sollicitude est porteuse de mort; toutefois, par cette sollicitude mortelle, l'homme en tant qu'individu commun est créé, en chacun par tous (et par soi-même), comme un nouvel existant " (451). Pour évoquer ces hommes qui renaissent entre les bras de la mort, Sartre inverse une image biblique "ils se sont produits ensemble à partir du limon de la nécessité" (451). Car "c'est le commencement de l'humanité" (453). Aucun Dieu n'opère cette genèse: "Nous sommes frères en tant qu'après l'acte créateur du serment nous sommes nos propres fils, notre invention commune" (453).

On demandera: n'avons-nous pas quitté l'enfer pratico-inerte pour un autre enfer, celui de la conjuration et de la Terreur? Sartre remarque en effet: "toutes ces conduites intérieures des individus communs (fraternité, amour, amitié, aussi bien que colère et lynchage) tirent leur terrible puissance de la Terreur même (455). Au fond, la violence, dans la mesure même où elle procède de la rareté, représente une force indestructible, dont la quantité, à première vue, reste fixe: elle circule dans le monde, elle pénètre la matière, elle affecte les êtres, elle travaille l'Histoire. L'homme dresse contre elle les défenses de ses inventions, il lui oppose le groupe. Mais en agissant ainsi, il ne détruit ni la peur ni la mort. Il les rend moins aveugles, leur donne une patrie, leur confère une confirmation quasi sacramentelle. Pour affronter les périls inhérents à sa condition, l'homme doit renaître une seconde fois, dans la liberté, et dans la mort. Bien plus, de cette dernière, il fait un pouvoir humain, il la convertit en Terreur. Au lieu de voir là un avatar infernal, Sartre y reconnaît un contre-feu, une défense opposée aux terreurs errantes qui s'abattaient sur une humanité impuissante et dispersée. Tel est son mythe effrayant de l'origine.

Dans notre monde, la Terreur, d'essence à la fois libre et violente, apparaît comme un rempart contre l'enfer. Pour Sartre, en effet, il faut soigner le mal par le mal, et l'engluement dans le "pratico-inerte" par une forte potion, par un composé de fraternité et de terreur. Pourtant, à son tour, le serment s'altère: la Terreur, qui devait être limitée et contrôlée, envahit la société. Le souverain en fait un instrument de pouvoir.

Le diable, note Julien Green dans son journal (13 octobre 1956), est grand moraliste et grand puritain. Il propose de grandes austérités dont il sait bien qu'elles amèneront des catastrophes spirituelles. "L'enfer sartrien des conjurations et des groupes procède, lui aussi, de cette vigilance moralisatrice, qui s'infléchit en inquisition, en séquestration. Il a vu le mécanisme amplement décrit par Zinoviev: le désir passionné d'établir un paradis sur terre s'exacerbe en contrôle inlassable de l'Autre, et cette violence, brutale ou insidieuse, finit par passer pour l'instrument obligé de l'égalité et de la justice.


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Pouvoir et figures politiques du mal chez Sartre

par Bertrand Saint-Sernin

Trois formes majeures de processus infernaux

LES ENFERS ORGANISÉS

Le souverain. Jusqu'ici, nous avons considéré des individus, des rassemblements collectifs, des groupes. Nous avons évoqué le "règne de la rareté" et vu comment les hommes engagent une lutte acharnée pour lui échapper. Mais La Critique de la Raison dialectique, au delà de ces processus élémentaires, cerne la création des enfers organisés. Comme dans Les Séquestrés d'Altona, écrit à la même époque, il s'agit d'enfermement.

C'est à l'intérieur du groupe qu'il faut suivre pas à pas l'apparition du souverain, même si, une fois établi, il parvient quelquefois à prendre une nation, un État. Sartre se pose le problème suivant: si "l'homme est condamné à être libre", s'il est "souverain" et si chacun est l'égal de l'autre, comment se fait-il que le groupe assermenté, en s'institutionnalisant, laisse émerger un souverain, qui détient des privilèges exorbitants?

Au départ, à l'intérieur d'un groupe, le pouvoir n'a rien d'individualisé. Même par le serment, chacun n'obéit qu'à l'impératif commun, qui résulte de la conjonction de libertés coalisées par un pacte. Ce dernier prend l'allure d'une loi extérieure, de la loi d'un Autre, car il constitue une exigence qui s'impose aux membres du groupe, et qui désigne ce lieu abstrait et encore vide, où sera placé le trône du souverain.

Celui-ci ne fait pas irruption du dehors et par la force: une transformation interne du groupe le suscite. Sa légitimité ne lui vient pas de la délégation par les membres du groupe de leur souveraineté, mais de l'impuissance où ils se trouvent de ne pas le reconnaître. Le souverain surgit pour conjurer le risque de dissolution du groupe: "Produit par la terreur, [il] doit devenir l'agent responsable de la terreur" (600). Cette terreur, attribut du groupe assermenté (c'est-à-dire dont les membres se sont liés par serment), lui revient sans que personne lui en ait confié l'usage.

Mais nous n'avons envisagé que l'émergence du souverain à l'intérieur d'un groupe. Dans les sociétés historiques, le champ social comprend des collectifs, des groupes et des institutions composites, mêlant ces deux types de structure. Le souverain agit comme un organe d'intégration (598) et met la main sur tous les instruments de pouvoir de l'État pour en faire un "monopole du groupe". Le mécanisme du pouvoir est identique dans un groupe et dans l'État. De plus, quelle que soit la société ou le régime, le processus d'apparition du souverain est le même: il met en jeu une sorte de Fuhrerprinzip. (principe du guide)

Le socialisme lui-même, dans ses commencements, n'échappe pas à cette loi. Car tout pouvoir, du fait qu'il résulte de l'impuissance des individus et qu'il manie la terreur, souffre d'un maléfice originel: "Cette part de néant, cette 'part du Diable', est le véritable soutien de la souveraineté". (604). Le souverain n'entretient pas la fusion communautaire, il gouverne par le froid, il "régit l'ensemble pétrifié des hommes institutionnalisés" (604). Comme il "se dilate à travers les multiplicités du groupe" (605), il en monopolise les puissances et ne laisse plus rien subsister qui lui serait étranger. Toute l'industrie du souverain consiste à gouverner des ensembles complexes en exacerbant leurs facteurs de fragmentation. Pour asseoir son autorité, il s'appuie sur l'État, c'est-à-dire, dans cette perspective, sur "un groupe restreint d'organisateurs, d'administrateurs et de propagandistes se chargeant d'imposer les institutions modifiées dans les collectifs" (608). En effet, le Prince désagrège les groupes, interdit aux contre-pouvoirs de se former, opère les changements d'état par lesquels les groupes s'altèrent en collectifs amorphes, plus simples à manipuler, et peu susceptibles de se dresser contre lui.

La bureaucratisation

Sartre, fidèle à sa méthode, n'évoque pas à la façon de Tocqueville ou de Max Weber l'emprise croissante, dans les sociétés modernes, de l'administration et des bureaux. Il construit des séquences dramatiques, invente des utopies opératoires, imagine des situations idéalisées. Il mène de front son œuvre philosophique et son œuvre théâtrale, laissant jouer de l'une à l'autre une secrète capillarité. De la sorte, il évite le défaut d'observation empirique où tout ne serait vu que de l'extérieur. Il pose en principe qu'il faut comprendre la réalité sociale de l'intérieur et dialectiquement. Ainsi, il analyse la bureaucratie à l'état pur, et comme une essence, sans aucun des contrepoids dont elle se leste en fait.

Dans une telle structure, nous dit Sartre, chacun est confronté à une alternative: ou bien exercer son autorité sur ses subordonnés tout en se soumettant à ses supérieurs; ou bien susciter la formation d'un groupe, mais en encourant les foudres du souverain. La bureaucratisation prend consistance quand "chacun renie ses possibilités par méfiance envers ses égaux et par crainte d'être suspect à ses supérieurs" (626). Dès lors, la cohésion - bien relative - d'un tel ensemble hiérarchisé ne se refait que par une identification au souverain, par une soumission fanatique et fatale: "ainsi chacun, se tournant vers l'étage supérieur, réclame du souverain une intégration perpétuelle" (626). Une triple relation de pouvoir s'établit alors: le souverain gouverne "la multiplicité inférieure" à travers les dirigeants intermédiaires; les pairs entretiennent des rapports de "méfiance" et de "terreur"; enfin, les organes subordonnés sont annihilés "dans l'obéissance à l'organisme supérieur". Tel est, conclut Sartre, "ce qu'on appelle la bureaucratie". Elle est la matrice des enfers organisés.

Triade infernale

Dans ce troisième cercle de l'enfer, le plus humain et le plus terrible, sévit une triade infernale: "l'indissoluble agrégation de la bureaucratie, de la Terreur et du culte de la personnalité" (630). L'entreprise socialiste, à laquelle adhère Sartre, n'évite pas la traversée de l'horreur. Quand il publie, en 1956, Le Fantôme de Staline, il la pense transitoire, et la continuation de la dictature en Union Soviétique inutile. Le ton, dans La Critique de la Raison dialectique, est plus pessimiste et l'espoir plus incertain. Partout, et dans tous les régimes, le souverain opère d'une façon identique. Sartre lui-même, dans ses professions de foi, distingue radicalement le Bien et le Mal, le Socialisme et le Capitalisme. Mais quand il analyse les phénomènes de pouvoir, il leur reconnaît, quel que soit le régime, une même essence maléfique.

Le souverain - disons Staline ou Hitler - ne tire pas sa puissance des masses, tout en étant un chef populaire. Ses associés, membres de sa conjuration, constituent un groupe. A ce titre, on a pu considérer la conception sartrienne de la prise de pouvoir comme un ultrabolchevisme.

Jamais le pouvoir n'émane du peuple, jamais le chef n'est porté sur le pavois. Le totalitarisme s'appuie sur les masses, ou plutôt, comme le dit Sartre, sur les "individus massifiés", réduits à l'état amorphe et atomisés. Il ne tolère aucun contre-pouvoir, aucun groupe vivant, qu'il ne le traque, le noyaute ou le détruise. S'identifier au souverain devient pour les individus réduits à l'impuissance une aspiration d'autant plus forte qu'elle demeure la seule forme de sûreté ou de liberté qui leur reste. Une telle organisation du pouvoir, cohérente et éclatée, tient par la peur. Loin de souffrir d'une fragilité interne, elle concentre et coordonne les puissances matérielles de la société. En même temps, elle fige et pétrifie les existences, leur interdit tout sursaut, tout dépassement. Alors que le groupe avait pour vocation originaire d'"arracher à la matière travaillée son pouvoir inhumain" (638), la stratégie totalitaire conduit "le groupe au bout de ses avatars, c'est-à-dire à se dissoudre dans la sérialité" (637). Ce faisant, le souverain libère une terrible ènergie, celle de la passivité humaine, de la servitude. L'inertie, loin d'être inactive, "devient source d'énergie" (638). "Le groupe, praxis qui s'enlise dans la matière", y trouve "sa véritable efficacité" (631). Entre les mains du Prince, en effet, l'impuissance des individus se transforme en puissance de groupe: "cette impuissance donne aux fonctions une force matérielle d'inertie, elle en fait des organes durs et pesants, qui peuvent frapper, broyer, etc." (631).

Dans le premier cercle, ou enfer pratico-inerte, la matière induisait la division des individus, la menace de chacun sur tous les autres, l'altération du prochain en Autre. Dans le deuxième cercle, le groupe, destiné à libérer les hommes de la rareté, devient un instrument d'enfermement et de contrôle. Dans l'enfer organisé, la matière arme la puissance du souverain, tout en consolidant l'aliénation des hommes. Alors, "les fins visées perdent leur caractère téléologique; sans cesser d'être des fins à proprement parler, elles deviennent des destins" (631). Le sort de chacun se scelle, la damnation se fait séquestration. Comme le dit Sartre: "ce ne sont pas les choses qui sont impitoyables, ce sont les hommes" (699).


http://www.philagora.net/ph-prepa/sartre5.htm

Pouvoir et figures politiques du mal chez Sartre

par Bertrand Saint-Sernin

Trois formes majeures de processus infernaux

La Critique de la Raison dialectique recense trois formes majeures de processus infernaux le capitalisme, le colonialisme et le stalinisme. Tous trois déclenchent un mécanisme selon lequel "l'homme est l'Être par qui l'homme est réduit à l'état d'objet hanté" (749). Une profonde émotion traverse l'œuvre. On ne sait si l'auteur, lui aussi happé par les pièges qu'il démonte, se comporte en visionnaire ou en possédé. Parodiant avec outrance La Belle et la Bête de Cocteau, il dépeint ainsi le colonialisme: "Le colon vit sur 'l'île du docteur Moreau' entouré de bêtes effroyables et faites à l'image de l'homme mais ratées, dont la mauvaise adaptation (ni animaux ni créatures humaines) se traduit par la haine et la méchanceté: ces bêtes veulent détruire la belle image d'elles-mêmes, le colon, l'homme parfait. Donc, l'attitude pratique immédiate du colon est celle de l'homme en face de la bête, vicieuse et sournoise" (677). Dans La Critique de la Raison dialectique, l'insurrection algérienne tient une bien plus grande place que les indépendances qui furent obtenues sans guerre, comme si, à ces dernières, avait manqué, aux yeux de Sartre, le sacrement sanglant de la violence.

La colonisation étant violente, sa fin ne peut résulter que d'une contre - violence: "La violence de l'insurgé, c'est la violence du colon ; il n'y en a jamais eu d'autre" (687). Par là-même, le terrorisme, quand il s'agit de réaliser l'indépendance nationale, est, sinon innocent, du moins légitime. Le soulèvement permettra l'apparition d'"un homme nouveau, de meilleure qualité" (préface des Damnés de la Terre, de Franz Fanon). L'Histoire, pourtant, reste tragique, car "la seule violence concevable est celle de la liberté sur la liberté" (689).

Bref, qu'il s'agisse de la construction du socialisme ou des guerres de libération, l'horreur ne peut être évitée, mais l'espoir d'une Apocalypse, révélation et métamorphose, fait contrepoids à la tragédie. Telle est la position. de Sartre dans Le Fantôme de Staline ou dans sa préface aux Damnés de la Terre. Dans La Critique de la Raison dialectique, la vision s'assombrit. L'Histoire y est comme une partie indécise. Pourra-t-on réduire l'"adversité du monde" (749) et empêcher que l'homme ne soit pétrifié, réifié par l'homme? Car, entre des mains humaines, la liberté se fige en destin et les "paradis radieux", comme les nomme Zinoviev, se muent en enfers.

Sartre pense contre lui-même, contre ce qu'il espère ou croit.

Tout pouvoir, montre-t-il, se rattache à un Führerprinzip, et tombe dans le totalitarisme. Ses professions de foi dissimulent, et d'abord à ses propres yeux, le caractère insupportable de la découverte qu'il estime avoir faite. Si toute liberté s'altère en terreur, et tout serment en séquestration, il ne reste qu'une issue, à peine signalée d'ailleurs: préférer, au meilleur des régimes totalisateurs, une lutte sans fin entre des pouvoirs partiels. De ce pluralisme, Sartre, au fond, ne veut pas: la démocratie lui paraît organiser la "sérialité", la séparation des éléments de la société. Seuls des groupes souverains peuvent libérer l'homme et faire l'Histoire. Mais alors, on est au rouet: les groupes en fusion se refroidissent; les serments ne les ressoudent que pour un temps; un souverain organise les individus et les asservit.

On a l'impression que Sartre, tout en voulant constituer une "anthropologie politique", se laisse fasciner par un mécanisme qui dissout la morale et la politique dans une nécessité fatale. Or, comme le remarque Montesquieu "la nature du gouvernement républicain est que le peuple en corps, ou de certaines familles, y aient la souveraine puissance" (Esprit des Lois, III, 2). Il ajoute: ... "dans un état populaire, il faut un ressort de plus, qui est la vertu" (III, 3), c'est-à-dire, précise-t-il, "l'amour des lois et de la patrie" (IV, 5). En effet, dans les démocraties seules, "le gouvernement est confié à chaque citoyen" (IV, 5). La dramaturgie sartrienne, en revanche, décrit le processus selon lequel les membres des groupes ou, si l'on veut, les citoyens des États sont dépossédés de leur souveraineté. Si le mécanisme est fatal, il engloutit à la fois la morale et la politique, puisque, en fin de compte, le troisième cercle de l'enfer contient le premier et le reconstitue, l'Histoire rebroussant ainsi vers son origine.

Cette grande méditation sur les figures politiques du mal est le récit d'une involution et d'un déluge. Elle évoque un monde où des êtres, réduits à une liberté empoisonnée par la peur, détruisent en eux-mêmes leur humanité. Les sursauts retombent, les révoltes s'éteignent, la lave libertaire s'épaissit; un Prince, semblable à la mort, détient l'empire.

La "morale de Sartre", celle qu'aurait pu susciter cet essai sur le mal, n'a pas été écrite (ou du moins publiée). On peut imaginer les trois questions auxquelles elle se serait proposée de répondre, car elles se posent à chaque homme.

1. Comment fonder à la fois la liberté et la singularité de l'individu?

2. Comment édifier une théorie de la vie sociale, où le ciment entre les hommes ne serait plus la peur, ou la mort, mais des valeurs communes de justice et de respect ?

3. Comment concevoir aujourd'hui la fondation des cités, sans en faire la reproduction de nos expériences antérieures ou de nos rêves?

L'anthropologie sartrienne, par une sorte de retournement paradoxal, traite moins de la vie que de la mort: les puissances sont confisquées, les actions volées, les libertés reniées. Il n'y a pas de morale, parce qu'il n'y a, en fin de compte, ni salut individuel ni salut collectif. Par là, Sartre, malgré sa grandeur, n'est pas un maître. Il est dans la caverne le premier des prisonniers.

Certes, la force de son entreprise est de nous préserver de l'angélisme en politique. Mais, comme dramaturge, il peint des enchaînements, des mécanismes et des pièges; là où, du philosophe de la liberté, on attendait un espoir, une voie. Il a montré comment s'altèrent les cités, non comment elles se fondent.

Bertrand Saint-Sernin (Revue Etudes)