Origine : http://www.mollat.com/front/process/model_interieur.asp?body=dossier/doss_desc.asp&imagebas=yes&page=4&doss_id=445
Nous sommes ou fûmes parfois compagnons de route de maîtres
qui, ignorant même jusqu'à notre existence, nous guidèrent
au travers des difficiles années de nos jeunesses. Hervé,
un libraire, se souvient de l'un deux, Jean-Paul Sartre. Un souvenir
au format des livres de poches cornés qui encombraient nos
besaces d'alors...
J’avoue que j’ai vécu avec Jean-Paul Sartre.
Enfant, je lisais et relisais la Comtesse de Ségur, lorsqu’à
13 ans, sans transition, je passai du Bon Petit Diable au Diable
et le Bon Dieu (Livre de Poche n°367, couverture rougeâtre,
Dépôt légal 4ème trimestre 1964).
J’étais fier d’avoir lu sans rien y comprendre
un livre capable pourtant de déclencher ma vocation mystique
: Un élu, c’est un homme que le doigt de Dieu coince
contre un mur .
Je me fis quelque temps compagnon de route de l’existentialisme,
façon Idées Gallimard et icônes délavées
par l’écume des jours.
Puis je sombrai dans Alcools d’Apollinaire pour quelques
années.
Réveillé en sursaut en Terminale maoïste, avec
des camarades qui empruntaient Les Chemins de la liberté
en même temps que les trains de banlieue pour le lycée
de Savigny, j’entends encore Colette Magny chanter dans son
album Répression “ Sartre perché sur un tonneau
chez Renault ”.
J’épousai donc morganatiquement La Cause du Peuple
.
Il y eut des fumées de JPS (John Player Special), et je
devins ce que j’étais : un gémeau plutonien,
tout comme Jean-Paul, astrologiquement parlant.
Je repris espoir : ce Pollux avait bien trouvé son Castor
en Beauvoir.
Dans les 70’s, il y eut Libération, Manchette, Action
Directe, Eudeline et les punks.
Puis, pressentant l’élection de Mitterrand, Sartre
disparut naturellement l’année précédente.
Peu après, dans l’émission de télé
réalité de Michel Polac, un barbu convaincu prêcha
posthumément que Sartre était “ Celui qui nous
avait appris à penser par nous-même ”, le plus
beau des aphorismes inédits de Lichtenberg, à mon
sens.
Et maintenant, un siècle, un demi-siècle, un 11 septembre
plus tard, qu’est-il resté d’un Sartre déchiré
en petits carrés ? Sans hésiter : quatre-vingts pages
en deux préfaces.
Curieusement contemporaines (1960 et 1961), elles consacrent deux
textes à la présence encore bien réelle aujourd’hui
: Aden Arabie de Paul Nizan et Les Damnées de la terre de
Frantz Fanon (à l’époque Petite Collection Maspero
n° 6 et 20).
Frantz Fanon (1935-1961), farouche intellectuel antillais, est
l’auteur du classique Peau Noire Masques Blancs et de plusieurs
livres témoignant de son engagement pour l’indépendance
algérienne.
Mais la portée des Damnés de la terre va bien au-delà
: il est devenu le livre de tous ceux qui se sont décolonisés,
se décolonisèrent ou se décoloniseront.
Comme un écho au Discours sur le colonialisme d’Aimé
Césaire (publié en 1955, il y a tout juste 50 ans),
ou aux textes du Pouvoir noir de Malcom X (assassiné le 21
février 1965, il y a tout juste 40 ans).
Souhaitée par Frantz Fanon lui-même, la préface
de Sartre lui apporte à l’époque une caution
de poids.
Mais, avec le temps, la perspective s’inverse : la harangue
du petit homme de Saint-Germain-des-Prés paraît presque
submergée par la déferlante du Tiers Monde, du Tout
Monde et de ses cruelles créolités, comme si de nos
jours Brassens adoubait Bob Marley.
“ Son objectivité calme, c’est de la souffrance
et de la colère dépassée . ” (Sartre,
préface au Portrait du colonisé d’Albert Memmi).
C’est que, face à l’Etranger, Sartre reste un
solidaire, solide mais sans ferveur ; ni visionnaire comme Massignon,
foudroyé par Hallaj et matraqué pour l’Algérie
; ni comme Jean Genet, Captif amoureux en Palestine avec les feddayin
ou Ennemi déclaré avec les Black Panthers aux USA.
Pourtant, la coulpe occidentale battue, l’intuition de continents
inconquis s’esquisse : “ Européens, ouvrez ce
livre, entrez-y. Après quelques pas dans la nuit, vous verrez
des étrangers réunis autour d’un feu, approchez,
écoutez (…). Ils vous verront peut-être mais
ils continueront de parler entre eux, sans même baisser la
voix. Cette indifférence frappe au cœur : les pères,
créatures de l’ombre, vos créatures, c’étaient
des âmes mortes.(…) Les fils vous ignorent : un feu
les éclaire et les réchauffe, qui n’est pas
le vôtre. Vous, à distance respectueuse, vous vous
sentirez furtifs, nocturnes, transis : chacun son tour ; dans ces
ténèbres d’où va surgir une autre aurore,
les zombies, c’est vous. ” (J.P. Sartre) C’est
que le Frère, Sartre ne le rencontre pas dans la Lutte, mais
dans la Classe : c’est Paul Nizan (1905-1940), son condisciple
à Normale Sup dès 1924.
On n’est pas sérieux quand on a 19 ans : on se ressemble
tant qu’on se mélange parfois.
Et la préface d’Aden Arabie s’écrit tout
en effusion, et se lit comme un ex-voto découvert au fond
d’un placard, et fabriqué de bouts de nacre, de dentelles
et d’allumettes brisées, le soufre encore au cœur.
C’est pourquoi je ne vous dirai rien de ce texte.
De Nizan, communiste mort jeune et assassiné (mais Résistant,
ou trahi ?), on sait qu’il écrivit Les chiens de garde
(qui inspirèrent Serge Halimi) et des romans d’avant
(La Conspiration, Antoine Bloyé).
Aden Arabie (écrit en 1932) est de ces livres de toujours
qui sont quête éperdue, Livre de l’Exode, de
Job ou de Jérémie graffés par un gamin, ombre
portée de Rimbaud sous le soleil de Satan. Le journal d’un
Bon Petit Diable défiant le Bon Dieu. C’est pourquoi
je ne vous dirai rien de ce livre : “ Il n’est pas mauvais
de commencer par cette révolte nue : à l’origine
de tout, il y a d’abord le refus. A présent, que les
vieux s’éloignent, qu’ils laissent cet adolescent
parler à ses frères : “ J’avais vingt
ans, je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge
de la vie ”.
Hervé Doidic
Bibliographie
PEAU NOIRE MASQUES BLANCS
FANON FRANTZ
Pour la révolution africaine : écrits politiques
Frantz Fanon
Frantz Fanon, portrait Alice Cherki
Les chiens de garde Paul Nizan
Antoine Bloyé Paul Nizan
CONSPIRATION (LA) NIZAN PAUL
Articles littéraires et politiques Nizan, Paul
Discours sur le colonialisme Aimé Cesaire
Le pouvoir noir Malcolm X
Les livres références
Les damnés de la terre Frantz Fanon (Poches Sciences Humaines)
Aden Arabie Paul Nizan (Poches Littérature)
Portrait du colonisé Albert Memmi (Poches Histoire et Géographie)
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