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Un engagement déterminé contre le colonialisme
Jean-Paul Sartre et la guerre d’Algérie
Par Anne Mathieu
Directrice de la revue Aden-Paul Nizan, Paris.
Le Monde diplomatique novembre 2004

Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2004/11/MATHIEU/11678

L’engagement des Temps modernes dans la guerre d’Algérie précède celui de son fondateur et directeur, Jean-Paul Sartre. En mai 1955, la revue fait paraître un numéro sur le conflit et, dans sa livraison de novembre, un article intitulé « L’Algérie n’est pas la France ». Le ton est donné. Les Temps modernes seront saisis tout au long de la guerre : quatre fois en Algérie, une fois en France.

C’est en mars 1956 que paraît le premier article de Sartre sur le sujet. Titré « Le colonialisme est un système », il reprend une intervention effectuée lors d’un meeting pour la paix en Algérie, organisé salle Wagram, à Paris, le 27 janvier 1956, sous l’égide du Comité d’action des intellectuels contre la poursuite de la guerre en Algérie. L’article démonte les mécanismes politiques et économiques du colonialisme et appelle au combat contre ce « système ».

La prise de conscience anticolonialiste de Sartre ne date pourtant ni de cette date ni du soulèvement algérien de la Toussaint 1954. Depuis plusieurs années, l’intellectuel soutient, en Tunisie, la cause du Néo-Destour (1), au Maroc celle de l’Istiqlal (Indépendance), au congrès duquel il participa en 1948. En 1952, il accorde un entretien au journal de Ferhat Abbas, La République algérienne, et, à l’automne de 1955, apporte son appui au Comité d’action des intellectuels contre la poursuite de la guerre d’Algérie. Francis Jeanson, collaborateur des Temps modernes, qui a publié avec sa femme Colette L’Algérie hors la loi en décembre 1955, contribue également à l’évolution du philosophe.

Le véritable moment de l’engagement sartrien en tant qu’individu intervient en 1956. En janvier, Guy Mollet, dirigeant de la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO), devient président du Conseil. Deux mois plus tard, il obtient les pouvoirs spéciaux, qu’il utilisera pour intensifier la guerre. Le vote favorable des communistes à cette occasion amorce la rupture de Sartre avec eux, laquelle sera effective en novembre, quand le PCF approuvera l’invasion de la Hongrie par les chars soviétiques. Mohammed Harbi le résumera en 1990 : « A partir de là, il s’opère chez lui un glissement éthique qui le mène, par touches successives, à découvrir un nouveau sujet de l’Histoire, plus radical que le prolétariat : les colonisés. La cause algérienne en bénéficiera (2). »

Parus entre mars 1956 et avril 1962, les textes de Sartre (3) révèlent une vigueur polémique et un courage peu courants à notre époque : la vie du philosophe était menacée, son appartement de la rue Bonaparte fut plastiqué à deux reprises par l’Organisation armée secrète (OAS). Et il ne s’agissait nullement des pseudo-provocations comme celles d’aujourd’hui, destinées à lancer la vente d’un ouvrage ou à déclencher des invitations à en parler dans les médias...

En 1957, l’écrivain et essayiste tunisien Albert Memmi publie Portrait du colonisé précédé du Portrait du colonisateur, dont les premiers extraits paraissent dans Les Temps modernes et dans Esprit. Sartre en rend compte dans le numéro de juillet-août des Temps modernes, dans un article qui servira plus tard de préface à ce livre (4).

Le texte revient largement sur la question de la violence, déjà développée en mars de l’année précédente dans « Le colonialisme est un système ». Sartre y souligne notamment : « La conquête s’est faite par la violence ; la surexploitation et l’oppression exigent le maintien de la violence, dont la présence de l’armée. (...) Le colonialisme refuse les droits de l’homme à des hommes qu’il a soumis par la violence, qu’il maintient de force dans la misère et l’ignorance, donc, comme dirait Marx, en état de “sous-humanité”. Dans les faits eux-mêmes, dans les institutions, dans la nature des échanges et de la production, le racisme est inscrit (5). »

Au couple oppresseur-opprimé récurrent dans l’ensemble des articles sartriens se trouve ici corrélé, implicitement, le couple du colonisateur et du colonisé, notera Mohammed Harbi. L’oppression coloniale paraît à la fois économique et idéologique, et la thématique de la « sous-humanité » demeurera au centre des articles que Sartre consacrera à la guerre d’Algérie. Cette violence prend par conséquent divers visages oppressifs. Le philosophe y reviendra aux lendemains des accords d’Evian, en avril 1962 : dans un article intitulé « Les somnambules » se lit son amertume, mais aussi sa colère encore vivace : « Il faut dire que la joie n’est pas de mise : depuis sept ans, la France est un chien fou qui traîne une casserole à sa queue et s’épouvante chaque jour un peu plus de son propre tintamarre. Personne n’ignore aujourd’hui que nous avons ruiné, affamé, massacré un peuple de pauvres pour qu’il tombe à genoux. Il est resté debout.

Mais à quel prix (6) ! »

L’idée de la « sous-humanité » vient du fait que, pour Sartre, les colonisés ont été « maintenus par un système oppressif au niveau de la bête (7) », lequel s’est traduit aussi bien par le déni de droit que par le déni de la culture, contraires au respect des « droits de l’homme » sans cesse invoqués par la France. Un texte fameux insiste particulièrement sur ces thématiques de la « violence » et de la « sous-humanité » : il s’agit de la préface qu’il rédige, en septembre 1961, pour les Damnés de la terre, de Frantz Fanon. Psychiatre martiniquais qui épouse très vite la lutte indépendantiste algérienne, membre du Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA), animateur d’El Moudjahid clandestin, Fanon s’est déjà fait connaître par les essais Peau noire, masques blancs (1952) et L’An V de la révolution algérienne (1959). La rencontre – intellectuelle mais aussi fraternelle – entre deux hommes qui deviendront amis marquera l’itinéraire sartrien.

Les Damnés de la terre, essai-bréviaire de la lutte anticolonialiste et tiers-mondiste, décrit minutieusement les mécanismes de la violence mis en place par le colonialisme pour asservir le peuple opprimé. Dans sa préface, Sartre soutient sans réserve les thèses de Fanon et se les réapproprie par son style propre, si particulier. Il y écrit notamment : « (...) ordre est donné de ravaler les habitants du territoire annexé au niveau du singe supérieur pour justifier le colon de les traiter en bêtes de somme. La violence coloniale ne se donne pas seulement le but de tenir en respect ces hommes asservis, elle cherche à les déshumaniser. Rien ne sera ménagé pour liquider leurs traditions, pour substituer nos langues aux leurs, pour détruire leur culture sans leur donner la nôtre ; on les abrutira de fatigue (8). » Ce terme de « bête » sera également utilisé au sujet de la torture : pour les bourreaux, dira Sartre, « le plus urgent, s’il en est temps encore, c’est d’humilier [leurs victimes], de raser l’orgueil de leur cœur, de les ravaler au rang de la bête (9) ».

Le premier article de Sartre entièrement consacré à la dénonciation de la torture, « Vous êtes formidables », paraît en mai 1957 dans Les Temps modernes.

Au départ, il s’intitulait « Une entreprise de démoralisation », et avait été commandé par Le Monde, qui le refusa, le jugeant trop violent. Un recueil de récits de jeunes recrues, pour la plupart prêtres et aumôniers, venait d’être publié deux mois plus tôt.

La préface collective, « Des rappelés témoignent », porte notamment les signatures de Jean-Marie Domenach, Paul Ricœur et René Rémond. Sartre commente l’ouvrage en s’insurgeant contre la complicité des Français et des médias, seulement capables de porter secours au nom de l’humanitarisme, comme dans une émission populaire de Jean Nohain (« Vous êtes formidables »). Sartre y dénonce avec vigueur la torture, mais aussi les autres formes de violence à l’œuvre en Algérie, qui « ont en commun de révéler cette gangrène (...), l’exercice cynique et systématique de la violence absolue. Pillages, viols, représailles exercées contre la population civile, exécutions sommaires, recours à la torture pour arracher des aveux ou des renseignements (10) ».

La métaphore de la gangrène – qui s’inscrit dans le champ sémantique de la maladie, courant dans ces textes sartriens – sera à nouveau employée un an plus tard, dans la critique du livre d’Henri Alleg La Question. Cet ouvrage, publié en février 1958 aux Editions de Minuit, donne lieu, en mars, à un numéro spécial des Temps modernes. Militant du Parti communiste algérien (PCA), directeur d’Alger républicain, de 1950 à son interdiction en sep-tembre 1955, Alleg est arrêté par les parachutistes en juin 1957 et torturé au centre de tri d’El-Biar. La Question, premier document de ce type à conquérir une réelle audience, est saisi le 28 mars 1958. André Malraux, Roger Martin du Gard, François Mauriac et Sartre rédigent alors une adresse solennelle au président de la République (Albert Camus refuse de s’y associer). Le 30 mai, Sartre participe, avec l’épouse d’Henri Alleg, Laurent Schwartz et François Mauriac, à une conférence de presse sur « les violations des droits de l’homme en Algérie ».

Le 6 mars précédent, au moment de la sortie de La Question, Sartre écrivit dans L’Express un article, titré « Une victoire », qui provoqua la saisie de l’hebdomadaire, alors dirigé par Jean-Jacques Servan-Schreiber. Il y écrivait notamment : « Vous savez ce qu’on dit parfois pour justifier les bourreaux : qu’il faut bien se résoudre à tourmenter un homme si ses aveux permettent d’épargner des centaines de vies. Belle tartufferie. Alleg pas plus qu’Audin n’était un terroriste ; la preuve, c’est qu’il est inculpé d’“atteinte à la sûreté de l’Etat et de reconstitution de ligue dissoute”. Etait-ce pour sauver des vies qu’on lui brûlait les seins, le poil du sexe ? Non : on voulait lui extorquer l’adresse du camarade qui l’avait hébergé. S’il eût parlé, on eût mis un communiste de plus sous les verrous : voilà tout. Et puis l’on arrête au hasard ; tout musulman est “questionnable” à merci : la plupart des torturés ne disent rien parce qu’ils n’ont rien à dire (11). » Et l’intellectuel d’y reprendre sa métaphore de la maladie contagieuse : « Et d’ailleurs la gangrène s’étend, elle a traversé la mer : le bruit a même couru qu’on mettait à la question dans certaines prisons de la “Métropole” (12). » Contre le cynisme des dirigeants

Une fois l’Algérie devenue une affaire de politique intérieure française, Sartre étend l’analogie au-delà du colonialisme, écrivant en septembre 1958, à propos du référendum relatif à l’adoption, le mois suivant, de la Constitution de la Ve République : « Le corps électoral est un tout indivisible ; quand la gangrène s’y met, elle s’étend à l’instant même à tous les électeurs (13). » La même image avait été utilisée en 1955 par l’écrivain antillais Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme : « Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur (...), une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend (14). »

Cette image va prendre d’autres formes, tel ce passage de la préface aux Damnés de la terre où Sartre apostrophe les Français : « Il n’est pas bon, mes compatriotes, vous qui connaissez tous les crimes commis en notre nom, il n’est vraiment pas bon que vous n’en souffliez mot à personne, pas même à votre âme, par crainte d’avoir à vous juger. Au début vous ignoriez, je veux le croire, ensuite vous avez douté, à présent vous savez, mais vous vous taisez toujours.

Huit ans de silence, ça dégrade. (...) Il suffit aujourd’hui que deux Français se rencontrent pour qu’il y ait un cadavre entre eux. Et quand je dis : un...

La France, autrefois, c’était un nom de pays ; prenons garde que ce ne soit, en 1961, le nom d’une névrose (15). »

Dès son premier article de 1956, Sartre insiste sur le silence des Français devant l’horreur, dans l’espoir de leur faire comprendre que le colonialisme engage leur responsabilité collective. Il martèle que la domination coloniale s’oppose aux idéaux dont la France se réclame – « Quel bavardage : liberté, égalité, fraternité, amour, honneur, patrie, que sais-je ? Cela ne nous empêchait pas de tenir en même temps des discours racistes, sale nègre, sale juif, sale raton (16) » – mais, pis, en fait un synonyme de fascisme : « Il est notre honte, il se moque de nos lois ou les caricature ; il nous infecte de son racisme (...). Il oblige nos jeunes gens à mourir malgré eux pour les principes nazis que nous combattions il y a dix ans ; il tente de se défendre en suscitant un fascisme jusque chez nous, en France. Notre rôle, c’est de l’aider à mourir. Non seulement en Algérie, mais partout où il existe. (...) La seule chose que nous puissions et devrions tenter – mais c’est aujourd’hui l’essentiel –, c’est de lutter à ses côtés pour délivrer à la fois les Algériens et les Français de la tyrannie coloniale (17). »

Du silence à la complicité, il n’y a qu’un pas, ce que Sartre illustre dans « Vous êtes formidables ». Sa colère le conduit au rappel d’une histoire relativement proche, celle de la seconde guerre mondiale : « Fausse candeur, fuite, mauvaise foi, solitude, mutisme, complicité refusée et, tout ensemble, acceptée, c’est cela que nous avons appelé, en 1945, la responsabilité collective. Il ne fallait pas, à l’époque, que la population allemande prétendît avoir ignoré les camps. “Allons donc ! disions-nous. Ils savaient tout !” Nous avions raison, ils savaient tout, et c’est aujourd’hui seulement que nous pouvons le comprendre : car nous aussi nous savons tout. (...) Oserons-nous encore les condamner ? Oserons-nous encore nous absoudre (18) ? »

Cette analogie n’est pas le seul fait de Sartre. Elle s’inscrit dans le discours de la presse acquise à la cause de l’indépendance algérienne, de L’Express à France-Observateur – où Claude Bourdet publie en janvier 1955 « Votre Gestapo d’Algérie » – en passant par Esprit. Et Sartre d’assener : « Les crimes que l’on commet en notre nom, il faut bien que nous en soyons personnellement complices puisqu’il reste en notre pouvoir de les arrêter (19). » Des mots encore difficiles à entendre

La mystification des gouvernants profite de la complicité de médias désireux que les Français ne sachent pas ce qui se passe en Algérie : « Cacher, tromper, mentir : c’est un devoir pour les informateurs de la Métropole ; le seul crime serait de nous troubler (20). » L’ensemble apparaît aussi comme le signe de la décadence d’une civilisation : « Fiévreuse et prostrée, obsédée par ses vieux rêves de gloire et par le pressentiment de sa honte, la France se débat au milieu d’un cauchemar indistinct qu’elle ne peut ni fuir ni déchiffrer. Ou bien nous verrons clair ou bien nous allons crever (21). »Le philosophe utilise ce dernier verbe, qui abjure toute litote, pour réagir au cynisme criminel de dirigeants à qui il fait dire : « Mollet, au nom de la Compagnie, a fait tomber la foudre sur ces fellahs insolents : qu’ils crèvent de misère pourvu que les actionnaires de Suez touchent leurs dividendes (22). »

Mais la contamination ne s’arrêtera pas aux confins de l’Occident. La maladie va s’emparer des colonisés : « L’indigénat est une névrose introduite et maintenue par le colon chez les colonisés avec leur consentement (23) », écrit Sartre dans la préface aux Damnés de la terre. La « folie », désormais intrinsèque aux comportements de la gauche française et aux « agents du colonialisme », va atteindre les colonisés. Cette fois, cependant, ils vont s’en emparer et se l’approprier : « Lisez Fanon : vous saurez que, dans le temps de leur impuissance, la folie meurtrière est l’inconscient collectif des colonisés (24). »

En cautionnant leur réaction, à l’instar de Fanon, Sartre opère un renversement axiologique : il charge d’une valeur positive la « folie », retournée par l’opprimé contre l’oppresseur pour se débarrasser de son esclavage, pour se soustraire à la domination coloniale. Il peut alors conclure : « Guérirons-nous ? Oui. La violence, comme la lance d’Achille, peut cicatriser les blessures qu’elle a faites. (...) C’est le dernier moment de la dialectique : vous condamnez cette guerre, mais n’osez pas encore vous déclarer solidaires des combattants algériens ; n’ayez crainte, comptez sur les colons et sur les mercenaires : ils vous feront sauter le pas. Peut-être, alors, le dos au mur, débriderez-vous enfin cette violence nouvelle que suscitent en vous de vieux forfaits recuits. Mais ceci, comme on dit, est une autre histoire. Celle de l’homme. Le temps s’approche, j’en suis sûr, où nous nous joindrons à ceux qui la font (25). »

Le combat de Sartre pendant la guerre d’Algérie ne fut pas uniquement une « bataille de l’écrit ». Engagé, l’intellectuel le fut, et sur tous les fronts que lui commandèrent les événements. Il intervint dans plusieurs meetings pour la paix en Algérie (en juin 1960 et, en décembre 1961, à Rome, par exemple) ; il participa à la manifestation silencieuse du 1er novembre 1961 consécutive aux massacres du 17 octobre, à celle du 13 février 1962 protestant contre la répression meurtrière du métro Charonne ; il témoigna à plusieurs procès de « porteurs de valise », dont celui, emblématique, de septembre 1960, connu sous le nom de « procès Jeanson ». « Utilisez-moi comme vous voulez », avait insisté Sartre, qui venait de signer le Manifeste des 121 (26), avant de s’envoler pour l’Amérique latine, où il sut, là-bas aussi, porter la cause de l’indépendance algérienne.

« Fusillez Sartre ! », scandèrent des mouvements d’anciens combattants au cours d’une manifestation, en octobre 1960. En juillet 1961 et en janvier 1962, son appartement fut plastiqué. « Où sont les sauvages, à présent ? Où est la barbarie ? Rien ne manque, pas même le tam-tam : les klaxons rythment “Algérie française” pendant que les Européens font brûler vifs des musulmans (27) », criait Sartre dans la préface aux Damnés de la terre.

« Qu’il est plus simple de ne pas faire cas des objets dangereux, de travailler simplement à donner un dernier poli au bel outil universel de la Raison ! De reposer dans le silence, dans l’heureux demi-sommeil conformiste pendant lequel l’Esprit arrangera tout », s’exclamait Paul Nizan, camarade de Sartre à l’Ecole normale, dans Les Chiens de garde, en 1932 (28).

« Non récupérable », la voix de Sartre dérange encore. Elle nous permet de regarder avec moins de honte cette période de notre histoire. Un intellectuel, fidèle à sa conception de l’engagement du clerc, mit sa plume et sa notoriété au service d’une cause qu’il estimait juste. Pour lui, comme pour Jeanson d’ailleurs, cette bataille valait d’autant plus d’être menée qu’elle permettrait aux Algériens de ne pas avoir pour toute vision de la France celle d’un Etat dont les parachutistes torturaient dans les prisons.

La réconciliation franco-algérienne exigeait aux yeux de Sartre que les Français se confrontent à la réalité de leur histoire algérienne : « Vous savez bien que nous sommes des exploiteurs. Vous savez bien que nous avons pris l’or et les métaux, puis le pétrole des “continents neufs”, et que nous les avons ramenés dans les vieilles métropoles. (...) L’Europe, gavée de richesses, accorda de jure l’humanité à tous ses habitants : un homme, chez nous, ça veut dire un complice puisque nous avons tous profité de l’exploitation coloniale (29). » Il n’est pas certain que ces mots soient plus faciles à entendre aujourd’hui qu’en 1962.

Si le consensus médiatique et la répression policière ont largement dominé en France, lors des guerres coloniales, notamment après l’insurrection dite de la Toussaint qui marqua le déclenchement de la guerre d’Algérie, des intellectuels connus ont su s’en dégager pour se situer résolument du côté des mouvements d’indépendance. Jean-Paul Sartre fut de ceux-là, auxquels des publications comme « L’Express » ou « Les Temps modernes » ont ouvert leurs colonnes, au risque d’être interdits. Dénonçant la torture niée par les gouvernements et les médias officiels, l’écrivain a surtout démonté les mécanismes du système oppressif colonial. Un engagement riche d’enseignements, aujourd’hui encore.

Anne Mathieu.


(1) Destour : « Constitution » ; parti de l’indépendance tunisienne, scindé en deux branches, l’une islamisante, le Vieux Destour, et l’autre plus moderniste, le Néo-Destour.

(2) Mohammed Harbi, « Une conscience libre », Les Temps modernes, Paris, octobre-décembre 1990, p. 1034.

(3) Tous publiés dans Situations V, Gallimard, Paris, 1964. Voir Michel Contat et Michel Rybalka, Les Ecrits de Sartre, Gallimard, Paris, 1970.

(4) Albert Memmi publiera Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres, Gallimard, Paris, 2004.

(5) Les Temps modernes, juillet-août 1957 et Situations V, op. cit., p. 51-52.

(6) « Les somnambules », Les Temps modernes, avril 1962, dans Situations V, op.

cit., p. 161.

(7) « Portrait du colonisé », Situations V, op. cit., p. 56.

(8) Dans Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Maspero, coll. « Cahiers libres », Paris, 1961, p. 9-26.

(9) « Une victoire », L’Express, 6 mars 1958 ; dans Situations V, p. 86.

(10) « Vous êtes formidables », op. cit., p. 57.

(11) L’Express, 6 mars 1958. Dans Situations V, p. 81.

(12) Ibid., p. 80.

(13) « La Constitution du mépris », L’Express, 11 septembre 1958. Dans Situations V, p. 105.

(14) Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, 1955, p.

11. En 1959, cette métaphore de la maladie donnera son titre à un recueil de témoignages d’étudiants algériens torturés à Paris en décembre 1958. L’ouvrage (La Gangrène, Editions de Minuit, Paris) sera saisi lui aussi.

(15) Situation V, op. cit., p. 192.

(16) Ibid., p. 187.

(17) « Le colonialisme est un système », op. cit., p. 47-48. C’est Sartre qui souligne.

(18) « Vous êtes formidables », op. cit., p. 66.

(19) Ibid., p. 59.

(20) Ibid, p. 59.

(21) Ibid., p. 58.

(22) « Le fantôme de Staline », Les Temps modernes, novembre-décembre 1956 - janvier 1957. Dans Situations VII, p. 153. Ici Sartre évoque l’expédition franco-britannique de novembre 1956 contre l’Egypte, peu après que Nasser eut décidé de nationaliser la compagnie du canal de Suez.

(23) Situations V, op. cit., p. 181.

(24) Ibid., p. 179.

(25) Ibid., p. 192-193.

(26) « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie ». En exposant ainsi leurs positions, les signataires provoquaient directement l’Etat français. Lire Laurent Schwartz, « Au nom de la morale et de la vérité », Le Monde diplomatique, septembre 2000.

(27) Situations V, op. cit., p. 190.

(28) Paul Nizan, Les Chiens de garde, Editions Agone, Marseille, 1998, p. 79.

(29) Situations V, op. cit., p. 187.