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Origine : http://www.tanbou.com/1996/SatreExtraits.htm
Extraits de la préface de Jean-Paul Sartre au livre de Frantz
Fanon, «Les Damnés de la Terre»
l n’y a pas si longtemps, la terre comptait deux milliards
d’habitants, soit cinq cents millions d’hommes et un
milliard cents millions d’indigènes. les premiers disposaient
du Verbe, les autres l’empruntaient. Entre ceux-là
et ceux-ci, des roitelets vendus, des féodaux, une fausse
bourgeoisie forgée de toutes pièces servaient d’intermédiaires.
Aux colonies la vérité se montrait nue; les «métropoles»
la préférait vêtue; il fallait que l’indigène
les aimât. Comme des mères, en quelque sorte. L’élite
européenne entreprit de fabriquer un indigénat d’élite;
on sélectionnait des adolescents, on leur marquait sur le
front, au fer rouge, les principes de la culture occidentale, on
leur fourrait dans la bouche des bâillons sonores, grands
mots pâteux qui collaient aux dents; après un bref
séjour en métropole, on les renvoyait chez eux, truqués.
Ces mensonges vivants n’avaient plus rien à dire à
leurs frères; ils résonnaient; de Paris, de Londres,
d’Amsterdam nous lancions des mots «Parthénon!
Fraternité!» et, quelque part en Afrique, en Asie,
des lèvres s’ouvraient: «…thénon!
…nité!» C’était l’âge
d’or.
Il prit fin: les bouches s’ouvrirent seules; les voix jaunes
et noires parlaient encore de notre humanisme mais c’était
pour nous reprocher notre inhumanité. Nous écoutions
sans déplaisir ces courtois exposés d’amertume.
D’abord ce fut un émerveillement fier: Comment? Ils
causent tout seuls? Voyez pourtant ce que nous avons fait d’eux!
Nous ne doutions pas qu’ils acceptassent notre idéal
puisqu’ils nous accusaient de n’y être pas fidèles;
pour le coup, l’Europe crut à sa mission: elle avait
hellénisé les Asiatiques, crée cette espèce
nouvelle, les nègres gréco-latins. Nous ajoutions,
tout à fait entre nous, pratiques: Et puis laissons-les gueuler,
ça les soulage; chien qui aboie ne mord pas.
Une autre génération vint, qui déplaça
la question. Ses écrivains, ses poètes, avec une incroyable
patience essayèrent de nous expliquer que nos valeurs collaient
mal avec la vérité de leur vie, qu’ils ne peuvaient
ni tout à fait les rejeter ni les assimiler. En gros, cela
voulait dire: Vous faites de nous des monstres, votre humanisme
nous prétend universels et vos pratiques racistes nous particularisent.
Nous les écoutions, très décontractés:
les administrateurs coloniaux ne sont pas payés pour lire
Hegel, aussi bien le lisent-ils peu, mais ils n’ont pas besoin
de ce philosophe pour savoir que les consciences malheureuses s’empêtrent
dans leurs contradictions. Efficacité nulle. Donc perpétuons
leur malheur, il n’en sortira que du vent. S’il y avait,
nous disaient les experts, l’ombre d’une revendication
dans leurs gémissements, ce serait celle de l’intégration.
Pas question de l’accrocher, bien entendu: on eût ruiné
le système qui repose, comme vous savez, sur la surexploitation.
Mais il suffirait de tenir devant leurs yeux cette carotte: ils
galoperaient. Quant à se révolter, nous étions
bien tranquilles: quel indigène conscient s’en irait
massacrer les beaux fils de l’Europe à seule fin de
devenir européen comme eux? Bref, nous encouragions ces mélancolies
et ne trouvâmes pas mauvais, une fois, de décerner
le prix Goncourt à un nègre: c’était
avant 1939.
(…) Bref, le Tiers Monde se découvre et se parle par
cette voix. On sait qu’il n’est pas homogène
et qu’on y trouve encore des peuples asservis, d’autres
qui ont une fausse indépendance, d’autres qui se battent
pour conquérir la souveraineté, d’autres enfin
qui ont gagné la liberté plénière mais
qui vivent sous la menace constante d’une agression impérialiste.
Ces différences sont nées de l’histoire coloniale,
cela veut dire de l’oppression. Ici la Métropole s’est
contentée de payer quelques féodaux: là, divisant
pour régner, elle a fabriqué de toute pièces
une bourgeoisie de colonisés; ailleurs elle a fait coup double:
la colonie est à la fois d’exploitation et de peuplement.
Ainsi, l’Europe a-t-elle multiplié les divisions, les
oppositions, forgé des classes et parfois des racismes, tenté
par tous les expédients de provoquer et d’accroître
la stratification des sociétés colonisées.
Fanon ne dissimule rien: pour lutter contre nous, l’ancienne
colonie doit lutter contre elle-même. Ou plutôt les
deux ne font qu’un. Au feu du combat, toutes les barrières
intérieures doivent fondre, l’impuissante bourgeoisie
d’affairistes et de compradores, le prolétariat urbain,
toujours privilégié, le lumpen-proletariat des bidonvilles,
tous doivent s’aligner sur les positions des masses rurales,
véritable réservoir de l’Armée nationale
et révolutionnaire; dans ces contrées dont le colonialisme
a délibérément stoppé le développement,
la paysannerie, quand elle se révolte apparaît très
vite comme la classe radicale: elle connaît l’oppression
nue, elle en soufre beaucoup plus que les travailleurs des villes
et pour l’empêcher de mourir de faim, il ne faut rien
de moins qu’un éclatement de toutes les structures.
Qu’elle triomphe, la Révolution nationale sera socialiste;
qu’on arrête son élan, que la bourgeoisie colonisée
prenne le pouvoir, le nouvel État, en dépit d’une
souveraineté formelle reste aux mains des impérialistes.
C’est ce qu’illustre assez bien l’exemple du Katanga.
Ainsi l’unité du Tiers Monde n’est pas faite;
c’est une entreprise en cours qui passe par l’union,
en chaque pays, après comme avant l’indépendance,
de tous les colonisés sous le commandement de la classe paysanne.
Voilà ce que Fanon explique à ses frères d’Afrique,
d’Asie, d’Amérique latine: Nous réalisons
tous ensemble et partout le socialisme révolutionnaire ou
nous serons battus un à un par nos anciens tyrans (…)
(…) Européens, ouvrez ce livre, entrez-y. Après
quelques pas dans la nuit vous verrez des étrangers réunis
autour d’un feu, approchez, écoutez: ils discutent
du sort qu’ils réservent à vos comptoirs, aux
mercenaires qui les défendents. Ils vous verront peut-être,
mais continueront de parler entre eux, sans même baisser la
voix. Cette indifférence frappe au cœur: les pères,
créatures de l’ombre, vos créatures, c’étaient
des âmes mortes, vous leur dispensiez la lumière, ils
ne s’adressaient qu’à vous, et vous ne preniez
pas la peine de répondre à ces zombies. Les fils vous
ignorent: un feu les éclaire et les réchauffe, qui
n’est pas le vôtre. Vous, à distance respectueuse,
vous vous sentirez furtifs, nocturnes, transis: chacun son tour;
dans ces ténèbres d’où va surgir une
autre aurore, les zombies, c’est vous.
(…) La violence coloniale ne se donne pas seulement le but
de tenir en respect ces hommes asservis, elle cherche à les
déshumaniser. Rien ne sera ménagé pour liquider
leurs traditions, pour substituer nos langues aux leurs, pour détruire
leur culture sans leur donner la nôtre; on les abrutira de
fatigue. Dénourris, malades, s’ils résistent
encore la peur terminera le job: on braque sur le paysan des fusils;
viennent des civils qui s’installent sur sa terre et le contraignent
par la cravache à la cultiver pour eux. S’il résiste,
les soldats tirent, c’est un homme mort; s’il cède,
il se dégrade, ce n’est plus un homme; la honte et
la crainte vont fissurer son caractère, désintégrer
sa personne. L’affaire est menée tambour battant, par
des experts: ce n’est pas d’aujourd’hui que datent
les «services psychologiques». Ni le lavage de cerveau.
Et pourtant, malgré tant d’efforts, le but n’est
atteint nulle part: au Congo, où l’on coupait les mains
des nègres, pas plus qu’en Angola où, tout récemment,
on trouait les lèvres des mécontents pour les fermer
par des cadenas. Et je ne prétends pas qu’il soit impossible
de changer un homme en bête: je dis qu’on n’y
parvient pas sans l’affaiblir considérablement; les
coups ne suffisent jamais, il faut forcer sur la dénutrition.
C’est l’ennui, avec la servitude: quand on domestique
un membre de notre espèce, on diminue son rendement et, si
peu qu’on lui donne, un homme de basse-cour finit par coûter
plus qu’il ne rapporte. Par cette raison les colons sont obligés
d’arrêter le dressage à la mi-temps: le résultat,
ni homme ni bête, c’est l’indigène. Battu,
sous-alimenté, malade, apeuré, mais jusqu’à
un certain point seulement, il a, jaune, noir ou blanc, toujours
les mêmes traits de caractères: c’est un paresseux,
sournois et voleur, qui vit de rien et ne connaît que la force.
(…) Terrifiées, oui: en ce nouveau moment, l’agression
coloniale s’intériorise en Terreur chez les colonisés.
Par là, je n’entends pas seulement la crainte qu’ils
éprouvent devant nos inépuisables moyens de répression
mais aussi celle que leur inspire leur propre fureur. Ils sont coincés
entre nos larmes qui les visent et ces effrayantes pulsions, ces
désirs de meurtre qui montent du fond des cœurs et qu’ils
ne reconnaissent pas toujours: car ce n’est pas d’abord
leur violence, c’est la nôtre, retournée, qui
grandit et les déchire; et le premier mouvement de ces opprimés
est d’enfouir profondément cette inavouable colère
que leur morale et la nôtre réprouvent et qui n’est
pourtant que le dernier réduit de leur humanité. Lisez
Fanon: vous saurez que, dans le temps de leur impuissance, la folie
meurtrière est l’inconscient collectif des colonisés.
(…) Cette violence irrépressible, [Fanon] le montre
parfaitement, n’est pas une absurde tempête ni la résurrection
d’instincts sauvages ni même un effet du ressentiment:
c’est l’homme lui-même se recomposant. Cette vérité
nous l’avons sue je crois, et nous l’avons oubliée:
les marques de la violence, nulle douceur ne les effacera: c’est
la violence qui peut seule les détruire. Et le colonisé
se guérit de la névrose coloniale en chassant le colon
par les armes. Quand sa rage éclate, il retrouve sa transparence
perdue, il se connaît dans la mesure même où
il se fait; de loin nous tenons sa guerre comme le triomphe de la
barbarie; mais elle procède par elle-même à
l’émancipation progressive du combattant, elle liquide
en lui et hors de lui, progressivement, les ténèbres
coloniales. Dès qu’elle commence, elle est sans merci.
Il faut rester terrifié ou devenir terrible; cela veut dire:
s’abandonner aux dissociations d’une vie truquée
ou conquérir l’unité natale.
(…) Ce livre n’avait nul besoin d’une préface.
D’autant moins qu’il ne s’adresse pas à
nous. J’en ai fait une, cependant, pour mener jusqu’au
bout la dialectique: nous aussi, gens de l’Europe, on nous
décolonise: cela veut dire qu’on extirpe par une opération
sanglante le colon qui est en chacun de nous. Regardons-nous, si
nous en avons le courage, et voyons ce qu’il advient de nous.
Il faut affronter d’abord ce spectacle inattendu: le strip-tease
de notre humanisme. Le voici tout nu, pas beau: ce n’était
qu’une idéologie menteuse, l’exquise justification
du pillage; ses tendresses et sa préciosité cautionnaient
nos agressions. Ils ont bonne mine, les non-violents: ni victimes
ni bourreaux! Allons! Si vous n’êtes pas victimes, quand
le gouvernement que vous avez plébiscité, quand l’Armée
où vos jeunes frères ont servi, sans hésitation
ni remords, ont entrepris un «génocide», vous
êtes indubitablement des bourreaux. Et si vous choisissez
d’être victimes, de risquer un jour ou deux de prison,
vous choisissez simplement de tirer votre épingle du jeu.
Vous ne l’en tirerez pas: il faut qu’elle y reste jusqu’au
bout. Comprenez enfin ceci: si la violence avait commencé
ce soir, si l’exploitation ni l’oppression n’avaient
jamais existé sur terre, peut-être la non-violence
affichée pourrait apaiser la querelle. Mais si le régime
tout entier et jusqu’à vos non violentes pensées
sont conditionnées par une oppression millénaire,
votre passivité ne sert qu’à vous ranger du
côté des oppresseurs.
Vous savez bien que nous sommes des exploiteurs. Vous savez bien
que nous avons pris l’or et les métaux puis le pétrole
des «continents neufs» et que nous les avons ramenés
dans les vieilles métropoles. Non sans d’excellents
résultats: des palais, des cathédrales, des capitales
industrielles; et puis quand la crise menaçait, les marchés
coloniaux étaient là pour l’amortir ou la détourner.
L’Europe, gavée de richesses, accorde de jure l’humanité
à tous ses habitants: un homme, chez nous, ça veut
dire un complice puisque nous avons tous profité de l’exploitation
coloniale. Ce continent gras et blême finit par donner dans
ce que Fanon nomme justement le «narcissisme». Cocteau
s’agaçait de Paris «cette ville qui parle tout
le temps d’elle-même». Et l’Europe, que
fait-elle d’autre? Et ce monstre sureuropéen, l’Amérique
du Nord? Quel bavardage: liberté, égalité,
fraternité, amour, honneur, patrie, que sais-je? Cela ne
nous empêchait pas de tenir en même temps des discours
racistes, sale nègre, sale juif, sale raton. De bons esprits,
libéraux et tendres—des néo-colonialistes, en
somme—se prétendaient choqués par cette inconséquence;
erreur ou mauvaise foi: rien de plus conséquent, chez nous,
qu’un humanisme raciste puisque l’Européen n’a
pu se faire homme qu’en fabriquant des esclaves et des monstres.
Tant qu’il y eut un indigénat, cette imposture ne fut
pas démasquée: on trouvait dans le genre humain une
abstraite postulation d’universalité qui servirait
à couvrir des pratiques plus réalistes: il y avait,
de l’autre côté des mers, une race de sous-hommes
qui, grâce à nous, dans mille ans peut-être,
accéderait à notre état. Bref on confondait
le genre avec l’élite. Aujourd’hui, l’indigène
révèle sa vérité; du coup, notre club
si fermé révèle sa faiblesse: ce n’était
ni plus ni moins qu’une minorité. Il y a pis: puisque
les autres se font hommes contre nous, il apparaît que nous
sommes les ennemis du genre humain; l’élite révèle
sa vraie nature: un gang. Nos chères valeurs perdent leurs
ailes; à les regarder de près, on n’en trouvera
pas une qui ne soit tachée de sang. S’il nous faut
un exemple, rappelez-vous ces grands mots: que c’est généreux,
la France. Généreux, nous? Et Sétif? Et ces
huit années de guerre féroce qui ont coûté
la vie à plus d’un million d’Algériens?
Et la gégène. Mais comprenez bien qu’on ne nous
reproche pas d’avoir trahi je ne sais quelle mission: pour
la bonne raison que nous n’en avions aucune. C’est la
générosité même qui est en cause; ce
beau mot chantant n’a qu’un sens: statut octroyé.
Pour les hommes d’en face, neufs et délivrés,
personne n’a le pouvoir ni le privilège de rien donner
à personne. Chacun a tous les droits. Sur tous; et notre
espèce, lorsqu’un jour elle se sera faite, ne se définira
pas comme la somme des habitants du globe mais comme l’unité
infinie de leurs réciprocités. Je m’arrête;
vous finirez le travail sans peine; il suffit de regarder en face,
pour la première et pour la dernière fois, nos aristocratiques
vertus: elles crèvent; comment survivraient-elles à
l’aristocracie de sous-hommes qui les a engendrées.
Il y a quelques années, un commentateur bourgeois—et
colonialiste—pour défendre l’Occident n’a
trouvé que ceci: «Nous ne sommes pas des anges. Mais
nous, du moins, nous avons des remords.» Quel aveu! Autrefois
notre continent avait d’autres flotteurs: le Parthénon,
Chartres, les Droits de l’Homme, la svastika. On sait à
présent ce qu’ils valent: et l’on ne prétend
plus nous sauver du naufrage que par le sentiment très chrétien
de notre culpabilité. C’est la fin, comme vous voyez:
l’Europe fait eau de toute part. Que s’est-il donc passé?
Ceci, tout simplement, que nous étions les sujets de l’Histoire
et que nous en sommes à présent les objets. Le rapport
des forces s’est renversé, la décolonisation
est en cours; tout ce que nos mercenaires peuvent tenter, c’est
d’en retarder l’achèvement.
(…) Guérirons-nous? Oui. La violence, comme la lance
d’Achille, peut cicatriser les blessures qu’elle a faites.
Aujourd’hui, nous sommes enchaînés, humiliés,
malades de peur: au plus bas. Heureusement cela ne suffit pas encore
à l’aristocratie colonialiste: elle ne peut accomplir
sa mission retardatrice en Algérie qu’elle n’ait
achevé d’abord de coloniser les Français. Nous
reculons chaque jour devant la bagarre mais soyez sûrs que
nous ne l’éviterons pas: ils en ont besoin, les tueurs;
ils vont nous voler dans les plumes et taper dans le tas. Ainsi
finira le temps des sorciers et des fétiches: il faudra vous
battre ou pourrir dans les camps. C’est le dernier moment
de la dialectique: vous condamnez cette guerre mais n’osez
pas encore vous déclarer solidaires des combattants algériens;
n’ayez crainte, comptez sur les colons et sur les mercenaires:
ils vous feront sauter le pas. Peut-être, alors, le dos au
mur, débriderez-vous enfin cette violence nouvelle que suscitent
en vous de vieux forfaits recuits. Mais ceci, comme on dit, est
une autre histoire. Celle de l’homme. Le temps s’approche,
j’en suis sûr, où nous nous joindrons à
ceux qui la font.
Jean-Paul Sartre septembre 1961, Extraits de la Préface au
Damnés de la terre, de Frantz Fanon, Paris, Éditions
Maspero, 1961
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