Origine : échanges mails
La discussion porte sur la qualification de Sarkozy comme néofasciste
ou non.
Pour ma part (Philippe Coutant), je pense que Sarkozy est un néofasciste,
un fasciste postmoderne du temps médiatique et Yves Coleman
pense que c’est la droite classique dans le contexte actuel.
Je dois préciser que mon analyse ne conduit pas à
proposer un front anti-fasciste.
Le champ démocratique, où nous militons, s’arrête
aux portes des partis de gestion du capitalisme (PS, PCF, etc…).
Philippe :
Je crois qu’on est tous d’accord pour dire que Sarkozy
incarne le programme de la droite mais avec un sens de l’urgence
lié à l’accumulation du capital sur le plan
international. Autrement dit: Sarko c’est la droite habituelle
poussée au cul par l’internationalisation de l’économie
et l’exacerbation de la concurrence.
Y C
Le questionnaire ci-dessous a servi de base de départ pour
une intervention lors d’une émission de radio en juillet
2007 et une discussion avec des camarades de différents pays
en août 2007. Nous avons inséré dans le texte
quelques-unes des réflexions des participants à ces
discussions, malheureusement de façon assez lapidaire puisque
nous ne disposions que de notes partielles. (Ni patrie ni frontières).
Le personnage
Quels sont les éléments biographiques qui
peuvent aider à comprendre son ascension rapide à
la tête du premier parti de droite, puis son succès
à la présidentielle ?
Même s’il ne vient pas d’une famille de gros
capitalistes, et s’il n’a pas étudié dans
les grandes écoles qui préparent les enfants de la
bourgeoisie à gérer l’Etat et les grandes entreprises
publiques (Sciences Po, ENA, Polytechnique, etc.) il est cependant
le fils d’une avocate suffisamment riche pour élever
toute seule ses quatre garçons, les envoyer dans une école
catholique privée (une école de ce genre coûte,
au bas mot, 3 000 euros par an et par enfant; si l’on multiplie
ce chiffre par quatre cela signifie qu’elle a dépensé
144 000 euros rien que pour les frais de scolarité de sa
progéniture) puis à l’université (elle
a dû financer encore, pendant au moins 5 années supplémentaires,
les études supérieures de ses enfants). On voit bien
que le «Petit Démagogue» est loin d’avoir
eu une enfance «difficile», comme il tente de nous le
faire croire.
Très tôt Sarkozy a réussi, à travers
ses petits camarades de l’école privée ou à
travers ses amis de vacances (sa mère choisissait des endroits
très sélect pour louer des villas durant les périodes
estivales – une stratégie utile pour entrer en contact
avec la grande bourgeoisie qui cultive les réseaux informels;
ceux-ci nourrissent des stratégies matrimoniales mais aussi
distribuent le pouvoir entre vieux initiés et nouveaux cooptés
– comme Sarkozy), à côtoyer certains éléments
importants de la vieille ou de la nouvelle grande bourgeoisie française.
Des gens qui avaient hérité les sociétés
de leurs parents, ou qui avaient créé et développé
de nouvelles entreprises de taille multinationale. Et quand Sarkozy
a fait des études de droit, puis créé un cabinet
d’affaires, il a encore élargi le cercle de ses relations.
Nous ne nous parlons pas là du menu fretin des larbins du
Capital, mais des PDG des plus gros groupes français: Lagardère,
Arnault, Dassault, Bouygues, Decault, Bolloré et Pinault
(cf. Sarko-Neige et les 7 milliardaires dans ce même numéro).
Sarkozy est-il un politicien qui fait preuve d’une
simple habileté manœuvrière ou incarne-t-il un
courant socio-politique en expansion ?
Il est sans doute un peu tôt pour répondre à
cette question. La première chose, et la plus importante,
que l’on doit faire c’est de se débarrasser de
tous les mythes nationalistes propagés par la gauche, l’extrême
gauche et même quelques libertaires en mal d’arguments
percutants. Donc ne pas présenter Sarkozy comme
* le représentant du Parti de l’Etranger (une vieille
accusation portée contre la droite depuis… 1789),
* un clone de Bush (à cause des convictions religieuses
de Sarkozy exposées notamment dans son livre La République,
les religions, l’espérance, cf. l’article de
Richard Monvoisin partiellement reproduit dans Ni patrie ni frontières
n° 18-19-20); parce qu’il a reçu Tom Cruise, membre
de l’Eglise de Scientologie, quand il était au ministère
de l’Intérieur; parce qu’il aurait – sans
qu’on fournisse la moindre preuve sérieuse à
l’appui de cette accusation – été favorable
à l’intervention américaine en Irak en 2003,
etc.,
* un Berlusconi à la française (en raison de ses
liens avec plusieurs patrons des médias) alors que sa fortune
personnelle et surtout son parcours politique n’ont absolument
rien de comparable,
* un substitut de Le Pen (pour sa capacité à reprendre
une partie des «concepts» du FN, puis à capter
l’électorat du parti d’extrême droite,
toujours présenté comme «fasciste» ou
«nazi» donc pas vraiment «français»
dans l’inconscient collectif républicain, de droite
comme de gauche).
En fait, les discours de Sarkozy répondaient, pendant la
campagne, aux mêmes besoins que les propos de Ségolène
Royal, son adversaire aux présidentielles. Tous deux ont
utilisé le thème de la «sécurité»,
tous deux sont opposés à l’ouverture totale
des frontières et à la liberté des migrations,
tous deux ont vanté les mérites de ceux qui «travaillent
dur» ou se «lèvent tôt», tous deux
ont condamné Mai 1968, même si ce fut pour des raisons
légèrement différentes.
Sarkozy a condamné Mai 68 parce qu’il considère
que tout ce qui va mal en France depuis 40 ans serait la faute aux
«gauchistes» et à «l’esprit de 68»:
l’absence de désir des jeunes de bosser, leurs réticences
vis-à-vis des travaux manuels mal payés, le prétendu
«manque de valeurs» de la jeunesse (ses mésaventures
conjugales en témoignent…), le manque d’autorité
de leurs parents (avec un père don juan, absentéiste
et incapable d’aider financièrement ses enfants et
son ex, Sarkozy sait de quoi il parle…), l’absence de
respect pour les profs et les flics (on notera que le Président
a comparé les juges à des «petits pois»…),
etc.
Ségolène Royal a condamné implicitement la
grève générale de Mai 68 parce qu’elle
aurait «bloqué» le pays (c’est l’expression
qu’elle a utilisée lors de son meeting géant
à Charléty sans que personne ne relève ses
propos réactionnaires), et parce que le dialogue social et
sa fumeuse «démocratie participative» pourraient
empêcher aujourd’hui les salariés et les patrons
de s’affronter comme ils l’ont fait, il y a bientôt
quarante ans.
Quel rôle ont joué notamment ses liens avec
les hauts responsables des grands médias ?
Il est évident qu’ils ont eu un rôle important,
dans la mesure où Sarkozy est un de leurs amis personnels.
Mais il faut dire aussi que les journalistes avaient un sujet en
or, un «bon client» comme ils disent dans ce milieu
de flagorneurs et de lèche-bottes généralement
incultes:
– un individu (Sarkozy) qui cherchait à faire la une
des médias tous les jours, à propos de toutes sortes
d’événements importants ou secondaires, quand
il était ministre de l’Intérieur. Et, depuis
qu’il est président, il continue sur sa lancée,
n’hésitant pas à se précipiter sur le
moindre fait divers pour l’exploiter politiquement, tout en
faisant preuve d’une compassion aussi multiforme que médiatique.
- Un type qui les invitait tout le temps à manger au restau,
à boire un pot pour discuter, qui les appelait sans cesse
au téléphone pour distiller infos et ragots.
- Un mec qui les a utilisés dans ses batailles politiques
contre d’autres dirigeants de la droite et d’autres
candidats au sein de l’UMP.
Plus précisément, dans quelle mesure les
médias ont-ils contribué à faire ce qu’il
est aujourd’hui ?
Je ne suis pas sûr que les médias l’aient «fabriqué»,
puisqu’il avait l’intention de devenir président
de la République depuis au moins 1982. C’est en effet
à cette époque qu’il envoya un petit mot à
Jacques Attali (conseiller à l’époque de Mitterrand)
en lui faisant part de sa volonté de devenir… président
!
Depuis lors, ils sont devenus de grands amis (ils vivaient dans
la même banlieue, Neuilly, véritable camp retranché
de la bourgeoisie et du showbizz dont Sarkozy a été
le maire pendant vingt ans; et, une fois président il a bien
sûr pistonné son pote pour une commission sur la «libération
de la croissance française» – tout un programme
!). Et c’est probablement l’une des raisons pour lesquelles
Sarkozy a noué tant de contacts parmi les dirigeants du PS
et des syndicats, contacts qu’il a exploités bien avant
de parvenir à la tête de l’Etat. Si l’on
étudie sa carrière politique, le déroulement
de celle-ci semble tout à fait planifié et rationnel:
Sarkozy a commencé comme simple militant de base au RPR quand
il y a adhéré en 1974 et il a grimpé assez
rapidement, et de façon parallèle, tous les échelons
de l’appareil du Parti et de l’État (cf. Les
7 étapes de la carrière du «Petit Démagogue»).
En réfléchissant à cette évolution
très progressive, on a plutôt l’impression que
ce sont les médias qu’il a utilisés, plutôt
que l’inverse.
Le «sarkozysme»
Sarkozy est-il l’incarnation d’une nouvelle sensibilité
de droite et/ou d’un nouveau style de gouvernement, autrement
dit peut-on parler de «sarkozysme» ?
Il essaie d’incarner une nouvelle sensibilité de droite.
Le problème est que ses ministres et les dirigeants de son
parti ont bien du mal à se débarrasser d’un
langage hérité de la guerre froide. Mais reconnaissons
qu’ils font tous un gros effort pour répéter
en boucle qu’ils sont à l’écoute de tout
le monde, prêts à négocier, etc., même
si les Bertrand, Hortefeux, Coppé, Borloo, Pécresse
et autres clowns ne pensent pas un traître mot de ce qu’ils
racontent dans les médias. Il faut noter également
que Sarkozy a réussi jusqu’ici à imposer la
présence de ministres ou de secrétaires d’État
considérés comme «de gauche», à
ses amis réticents de la droite, ce qui contribue à
enjoliver la mystification.
Sur le plan des institutions et du gouvernement, il est assez évident
que Sarkozy veut tout contrôler et qu’il laisse très
peu de latitude au Premier ministre et même au Parlement,
même s’il prétend rehausser le rôle des
parlementaires… en venant leur expliquer régulièrement
sa politique !
Il est clair qu’il veut être réélu en
2012, et qu’il fera probablement campagne pendant les 1800
jours qui nous séparent de la prochaine présidentielle.
Cependant, son appel incessant au «pragmatisme», qu’il
oppose à l’«idéologie», fonctionnera
uniquement s’il obtient des résultats concrets. L’adoption
probable du mini traité européen ou la libération
des infirmières bulgares qu’il a présentés,
et orchestrés, comme étant des succès personnels
ne suffiront pas, à long terme, à lui conserver le
soutien des électeurs des classes populaires qui se sont
laissés séduire par son bagout et ses promesses.
Peut-on parler d’un sarkozyme ? Qu’est-ce qui
le distinguerait du gaullisme ou du chiraquisme ?
Sur le plan des idées, il n’existe pas de différences
fondamentales, du moins pour le moment. Sarkozy a rencontré
beaucoup d’intellectuels durant les années précédant
son élection et ce qui les a frappés c’est qu’il
ne les écoutait pas, et ne retenait que des détails
mineurs de leurs démonstrations ou argumentations. Ses livres
montent qu’il est totalement incapable de formuler des idées
sophistiquées. Dans La République, les religions,
l’espérance, il se contente de répéter
pendant 300 pages que les gens ont besoin d’espoir, que la
religion apporte de l’espoir et que pour cette raison la religion
joue un rôle positif, car elle donne – devinez quoi
? – de l’espoir ! Ce livre ne contient aucune idée
originale, ce n’est qu’une succession de lieux communs.
Quant à Libre et Ensemble, ce sont des ouvrages sont du
même tonneau: un vocabulaire très limité, des
phrases simples (sujet, verbe, complément), et le minimum
d’idées. Sarkozy ne fait que répéter
ce que les gaullistes répètent depuis 1947, date de
la fondation du Rassemblement du peuple français (RPF). Sarkozy
vante ceux qui travaillent dur, il prône la coopération
entre les classes, défend les aspects «positifs»
de la présence française dans ses anciennes colonies,
attaque les «idéologies» (De Gaulle attaquait
fréquemment le marxisme et le communisme, ce qui, en langage
codé, revient au même). Il est vrai que Sarkozy a lancé
dans le débat public quelques idées nouvelles, mais
au contenu flou et imprécis, comme la TVA sociale, l’Union
méditerranéenne, ou sa proposition de mettre en place
une sorte de discrimination positive «à la française»
(notons qu’il ne s’est guère battu pour cette
dernière idée : elle ressemblait davantage à
un moyen d’embarrasser la gauche, que de combattre sérieusement
le racisme et la discrimination en France). On ne peut que rester
sceptique devant ces propositions éphémères
qui servent surtout à occuper les médias.
I. Sarkozy, représentant de la classe dirigeante
La gauche, l’extrême gauche et certains libertaires
ont essayé de dépeindre Sarkozy sous les traits d’un
«fasciste», ou plus souvent comme un simple imitateur
de la Droite chrétienne ou des néo-conservateurs américains,
mélangeant allégrement deux courants qui sont pourtant
très différents; comme l’explique Olivier Roy
dans Le Croissant et le chaos, les néo-conservateurs sont,
en fait, assez proches de certaines «valeurs» de la….
gauche:
«Ils n’ont, au début du moins, aucune vision
négative de l’islam, et leur politique prend le contre-pied
du clash des civilisations de Huntington. Ils sont donc d’accord
avec la gauche, qui veut éliminer le terrorisme par le traitement
politique et social de ses causes, mais ils excluent de celles-ci
l’impact de la politique américaine. Ils partagent
avec la gauche une confiance dans les dynamiques populaires et une
méfiance envers les élites au pouvoir, se montrent
très méfiants envers l’État, et défendent
le concept de société civile, mais celle-ci est basée
pour eux sur les individus entrepreneurs et les personnalités
démocratiques, plutôt que sur les mouvements collectifs.
Ils sont universalistes et pensent que les valeurs politiques, comme
la démocratie, peuvent être partagées par tous.
Ils sont interventionnistes et reprennent la théorie du droit
d’ingérence, élaborée dans des milieux
plutôt de gauche. Loin d’incarner une tradition réactionnaire
et conservatrice, les néo-conservateurs empruntent donc beaucoup
à une pensée réformiste de gauche et capitalisent
sur un universalisme militant propre aux années 1979 et 1980.»
Même si Olivier Roy tord un peu trop le bâton dans l’autre
sens pour contrer le discours du «gauchiste» moyen,
avouons que son analyse ouvre des perspectives originales…
Ceux qui comparent la stratégie de Sarkozy avec celle de
la Droite chrétienne américaine ou des néo-conservateurs
tentent de nous faire croire que les idées de Sarkozy viendraient
uniquement d’Amérique. Cette tentative de manipulation
grossière est évidente chez collaborateurs du Monde
diplomatique, comme Serge Halimi, dont l’idéologie
se réduit à un gaullisme de gauche déguisé
sous un verbiage radical. C’est pourquoi les journalistes
ou les groupes qui présentent Sarkozy comme un «pro-américain»
cachent le fait que toutes les valeurs fondamentales de la droite
française n’ont pas fondamentalement varié depuis
200 ans et que la réaction franco-gauloise n’a nul
besoin d’une inspiration étrangère: l’importance
de la loi et de l’ordre, l’apologie du rôle pacificateur
et formateur des religions, le culte du travail et de la responsabilité,
la défense de la famille, l’hostilité vis-à-vis
des migrants, la volonté de nier les réalités
quotidiennes de la lutte des classes, etc., tout cela fait partie
du patrimoine de la droite française.
Et il faut que ce soit un pantin comme Bernard Henri-Lévy,
par exemple, qui rappelle les tonalités maurassiennes des
discours écrits par le tandem Sarkozy-Guaino ! Un comble
!
Pour prendre un seul exemple, je doute que Bush, ou qui que ce
soit dans la Droite chrétienne, puisse promouvoir les mérites
et la sincérité de l’amour homosexuel comme
le fait Sarkozy dans deux de ces livres (cf. les comptes rendus
d’Ensemble et de Libre dans ce numéro). Et je doute
aussi que Bush ou quiconque dans la Droite chrétienne ou
chez les néo-conservateurs reconnaisse le rôle positif
de la CGT ou celui du Parti communiste dans la Résistance
(cf. à nouveau les opus de Sarkozy) ou l’importance
du rôle de l’État dans l’économie
pour aider les industries high tech et les PME dynamiques.
Le sarkozysme n’est rien d’autre qu’un recyclage
de la vieille idéologie national-gaulliste, dont la forme
a été considérablement modernisée (utilisation
intensive des médias, liens personnels étroits avec
les journalistes, révélations sur la vie privée
du Petit Démagogue distillées par lui-même,
etc.), mais dont le contenu n’a guère varié.
La principale innovation, par rapport au gaullisme, concerne –
peut-être – le rôle du Parti. De Gaulle n’avait
aucune confiance dans les partis, lui-même employait l’expression
de «godillots» pour caractériser les militants
du RPR. C’était un Bonaparte, dans le vieux sens marxiste
du terme utilisé pour qualifier le régime de Napoléon
III… dit, lui aussi, «le Petit». Un politicien
qui voulait apparaître comme la Voix de la Nation, en se passant
de tout intermédiaire. Les partis gaullistes étaient
toujours soumis au Chef suprême, même si les choses
changeaient généralement au fur et à mesure
que croissaient les appétits des barons du parti. Chirac
a utilisé le parti gaulliste de la même façon.
Sarkozy, lui, tente de transformer l’UMP en une structure
plus militante, qui ne se réduise pas à une machine
électorale, ou à un club de patrons et de lobbyistes
(cf. Un parti conservateur de masse).
C’est le rôle qui a été dévolu
par exemple aux fédérations professionnelles de l’UMP
qui lui ont permis de concevoir un programme assez précis
(même s’il était souvent fantaisiste sur l’origine
des ressources financières destinées à le financer)
dans tous les domaines de l’économie et de la société.
Et ce programme a probablement contribué à sa victoire
électorale. Sarkozy est apparu beaucoup plus crédible
et «pragmatique» (son mot fétiche), parce qu’il
avait un catalogue précis de réformes – ou de
«contre-réformes».
Le fait que Sarkozy ne soit pas lui-même issu de
la classe capitaliste change-t-il la donne par rapport à
d’autres dirigeants qui l’ont précédé?
Sarkozy a «changé» durant les deux mois qui
ont précédé son élection comme en témoigne
son livre Ensemble publié en mai 2007. Il a abandonné
certaines de ses idées dites «libérales»,
pour adopter un ton plus gaullien, une posture «au-dessus
des partis»… tout en voulant garder la haute main sur
l’UMP. Comme il veut représenter la Nation, il essaiera
d’éviter d’apparaître comme trop lié
aux grands patrons qui sont ses amis. En même temps, juste
après son élection, il a passé trois jours
sur le yacht de son ami, le multimilliardaire Vincent Bolloré;
il a imposé l’un de ses potes à la tête
de la principale chaîne privée (TF1); il a pris deux
semaines de vacances dans une villa de millionnaire aux Etats-Unis
et enfin son gouvernement a voté une série impressionnante
de cadeaux aux riches et aux couches supérieures des classes
moyennes. Visiblement Sarkozy n’a pas encore totalement assimilé
les règles élémentaires du savoir-vivre de
la bourgeoisie: dissimuler au maximum sa fortune ou son train de
vie, jeter un voile pudique sur sa vie privée, se présenter
comme un type austère, insensible à l’argent,
aux paillettes et aux privilèges, etc. Et ce n’est
pas sa récente proposition de quasiment tripler son salaire
de président de la République (de 8000 à 20
000 €, comme un Premier ministre) qui lui donnera une aura
d’homme frugal.
Comme l’expliquent Monique et Michel Pinson-Charlot dans
Sociologie de la bourgeoisie, la classe dominante dispose de toute
une série de rites et de tests de sélection pour les
nouveaux entrants. Pour le moment, Sarkozy, avec son côté
m’as-tu-vu et arriviste, ne satisfait guère aux critères
de discrétion que vante l’élite aristocrato-bourgeoise
des possédants. Mais tant qu’il ne sera pas compromis
dans une énorme affaire de corruption, on peut parier qu’il
servira encore au Capital.
Son programme est-il libéral ? Le libéralisme
est-il encore à l’ordre du jour pour la classe dominante?
Que signifie exactement le mot «libéral» dans
une société où, d’un côté,
la propriété de la majorité des moyens de production
reste entre des mains privées et où, de l’autre,
l’État est le principal employeur et a planifié
l’économie pendant des années ? A-t-on oublié
que, De Gaulle, dès 1946, lança un «plan de
redressement économique», et qu’il continua à
mettre en œuvre des plans, généralement triennaux,
après 1958 ?
La notion de «libéralisme» constitue une notion
très ambiguë pour ses partisans, comme pour ses adversaires
confus. A droite, elle sert de prétexte pour critiquer les
actions «redistributrices» de l’Etat (qui consistent,
en fait, à prendre les cotisations sociales versées
par les célibataires, les bien-portants et ceux qui ont un
boulot fixe pour les redistribuer à ceux qui ont des enfants,
qui sont malades ou chômeurs), sauf quand elles se font en
faveur des patrons (on n’a jamais vu un patron protester contre
une subvention ou une loi anti-ouvrière).
A gauche et à l’extrême gauche, elle est une
façon de réclamer l’étatisation (partielle
ou totale) du Capital, sans pour autant appeler au renversement
du capitalisme, à la suppression de la hiérarchie,
de l’argent, du salaire et de la division du travail. Dans
les deux cas, les mots «libéralisme» ou «néo-libéralisme»
empêchent d’envisager même la possibilité
de supprimer le salariat, comme mode d’exploitation, et de
l’Etat.
Peut-on s’attendre à la mise en œuvre
d’une version française du thatchérisme?
C’est la façon dont Sarkozy est présenté
dans la presse de gauche et d’extrême gauche. Or, Thatcher
a délibérément brisé le pouvoir des
syndicats et surtout des shop stewards (délégués
d’atelier). Comme l’explique John Mullen, Thatcher avait
six objectifs principaux: restreindre «la définition
de la grève légale»; restreindre «les
activités des piquets de grève» (notamment des
piquets volants); mettre en place «des procédures plus
contraignantes lors du déclenchement d'une grève»;
introduire «des obligations spécifiques lors de la
sélection des dirigeants syndicaux»; limiter, puis
abolir «le monopole syndical (closed shop) et d'autres modalités
similaires (check-off)» soit le prélèvement
direct de la cotisation syndicale sur le salaire; restreindre «l'activité
politique des syndicats»; «et diverses autres réformes
(procédures de reconnaissance syndicale, discipline interne
des syndicats)» (Libertés et devoirs syndicaux de Thatcher
à Blair : http://herodote.info/grandebretagne/mullen_art1.htm)
Le projet de Sarkozy est plus subtil, même si le MEDEF et
une partie des députés de droite défendent
une ligne qu’on pourrait qualifier de «thatchérienne»:
casser le Code du travail, privatiser les secteurs que les gouvernements
précédents, de droite et de gauche, n’ont pas
encore privatisés, etc.
On ne peut comparer le poids des syndicats en Angleterre (7 millions
aujourd’hui pour 28 millions de salariés) et en France
(2 millions pour 19 millions de salariés). De plus, on voit
depuis la rentrée de septembre 2007, à quel point
les syndicats ont envie de négocier, y compris la CGT, dont
les effectifs sont désormais à peu les mêmes
que ceux de la CFDT et de FO, ce qui l’oblige à modérer
encore davantage son discours. Le gouvernement n’a donc nul
besoin, dans la situation actuelle, d’affronter sérieusement
les syndicats. Il lui suffit de jouer des divisions entre eux et
de distribuer quelques miettes: c’est ainsi que, à
la SNCF, la FGAAC a arrêté la grève dès
que la direction lui a lancé une carotte et que les représentants
des «agents de conduite» se sont, de fait, désolidarisé
des autres cheminots; c’est ainsi que la CFDT et l’UNSA
menacent de se retirer du front syndical commun si l’on cherchait
à unifier les revendications des fonctionnaires avec celles
des salariés «bénéficiant» des
régimes spéciaux, etc. On verra ce qui se passera
dans les mois et années à venir, mais il y a gros
à parier que les syndicats ne s’opposeront pas frontalement
au gouvernement. Rappelons aussi que les enseignants ont subi une
lourde défaite en 2003, ce qui affaiblit encore plus l’influence
sociale des syndicats qui reposait en grande partie sur cette catégorie
sociale.
Quelles sont les grandes réformes auxquelles il
faut s’attendre en matière économique ?
Le Parlement a discuté ou va discuter des sujets suivants:
l’effacement de la distinction entre les mineurs et les adultes
pour certains crimes; l’autonomie (en clair la privatisation
rampante) des universités; la restriction du droit de grève
dans les transports publics (la nécessité pour la
direction d’organiser un service minimum durant les heures
de pointe en cas de grève; l’obligation des grévistes
d’annoncer individuellement leur volonté de faire grève
48 heures à l’avance et l’organisation d’un
vote à bulletins secrets après une semaine de grève
dans les transports publics; la «liberté» de
travailler à un âge plus avancé; la suppression
des régimes spéciaux pour les salariés d’EDF,
de GDF et de la SNCF; une accentuation des mesures contre les immigrés
et leur famille séjournant en France (mesures d’autant
plus démagogiques que l’impérialisme français,
même avec un taux de natalité supérieur à
celui des autres pays d’Europe, a besoin de la main-d’œuvre
étrangère mais aussi des futurs enfants des «immigrés»),
etc.
Sarkozy a-t-il une ambition nationale pour «la France»
?
S’il veut continuer à maintenir sa posture gaullienne
et ne pas apparaître comme un «caniche» de l’impérialisme
américain ou de l’UE, Sarkozy a intérêt
à définir un tel projet. En ce qui concerne l’économie,
son ambition est de pousser les industries high tech déjà
existantes ou de faire en sorte que la France devienne leader dans
de nouveaux secteurs de pointe. Sur le plan international, à
partir de la signature du mini traité européen, il
voudrait que «la France» redevienne le co-dirigeant,
avec l’Allemagne, de l’impérialisme européen,
même si, en même temps, il a dû demander à
la Commission européenne un délai supplémentaire
pour résorber la dette publique française, demande
contradictoire avec sa posture de donneur de leçons. Dans
les livres de Sarkozy et le programme de l’UMP il est explicitement
indiqué que l’État doit jouer un plus grand
rôle dans l’innovation technologique. Sarkozy souligne
que l’État américain finance l’innovation,
à travers la recherche militaire et spatiale, et aussi à
travers de multiples commandes fédérales au secteur
privé, contrairement à la mythologie dite «libérale»
officielle.
Marc: Sarkozy appartient à la frange gaulliste qui a toujours
misé sur la fibre nationale. Cela explique le phénomène
des nationalisations sur lesquelles tout le monde (gauche et droite)
était d’accord jusqu’au programme commun de 1972.
Sarkozy veut que la France ait le leadership de l’armée
dans l’Europe par l’intermédiaire d’EADS
et de Dassault. Vis-à-vis du monde du travail, il applique
des mesures que certains qualifient de «libérales»,
selon le principe: plus il y a de chômeurs pour faire pression
sur les salariés, plus on pourra produire à bas prix.
Sarkozy achève le processus de déréglementation
du travail, il n’innove pas vraiment en ce domaine. La TVA
sociale est un moyen de déplacer les charges sur les ménages.
Le FMI s’est d’ailleurs alarmé de ce poids porté
sur les ménages: il y a un risque d’explosion sociale
dans un contexte de crise financière qui se prépare.
Son atlantisme supposé est-il l’expression
d’une classe dirigeante qui reconnaît sa soumission
au plus fort et choisit d’en tirer profit (cf. blairisme)
ou quelque chose de plus idéologique ?
Je ne vois pas très bien où serait l’ «atlantisme»
de Sarkozy, du moins par rapport à ses prédécesseurs.
Sarkozy ne s’est pas publiquement opposé à Chirac
sur l’Irak en 2003. Il a déclaré aux Etats-Unis
qu’on le considérait comme «pro-américain»,
mais cette citation est toujours répétée en
dehors de son contexte. En effet, il a rencontré les dirigeants
de la communauté juive américaine et il leur a servi
son baratin habituel. En substance : «Je suis un pragmatique
et je préfère réfléchir aux solutions
plutôt qu’aux problèmes.» Et il a rappelé
qu’en France on le surnommait «Sarkozy l’Américain».
Il a aussi expliqué que la France était l’«allié
traditionnel» des Etats-Unis, mais De Gaulle n’a jamais
prétendu le contraire, même s’il s’est
hypocritement opposé à l’OTAN, tout en collaborant
avec elle en sous-main. Quant à Chirac, il a collaboré
ouvertement avec eux en Afghanistan, et la droite comme la gauche
ont soutenu la première guerre d’Irak. Sarkozy a expliqué
qu’il était opposé à l’entrée
de la Turquie dans l’Union européenne, position qui
ne convient pas vraiment à l’impérialisme américain.
Enfin, il a vendu de la technologie nucléaire à la
Libye (soi-disant pour transformer de l’eau de mer en eau
potable – un aimable bobard selon les scientifiques !) et
signé plusieurs gros contrats d’armement avec le dictateur
libyen.
A mon avis, la plupart des discussions sur l’atlantisme supposé
de la droite gauloise ne visent qu’à un seul but: réintroduire
le sempiternel thème du parti de l’Etranger, voire
de la Cinquième Colonne (donc disqualifier un adversaire
selon une thématique chauvine) et, par ricochet, redorer
la légende gaulliste. Pour cela, il existe un front uni qui
va du Monde diplomatique au PCF en passant par le PS et une bonne
partie de l’UMP. Finalement tous ces gens veulent entretenir
le «roman national» de Saint-Louis et Jeanne d’Arc
au général de Gaulle. Ils se gargarisent tous du «génie
français», de l’ «exception française»,
de la «tradition française» et autres hochets
mystificateurs.
De plus, il s’agit d’un contresens historique car le
seul avenir possible de l’Union européenne, si elle
veut accéder au statut de puissance internationale, consiste
justement à tenter de construire une sorte de super-État
fédéral à l’échelle continentale,
qui soit assez fort, sur les plans technologique, militaire et économique,
pour concurrencer les Etats-Unis. J’ignore si elle y arrivera
un jour, mais ce qui est sûr c’est que Sarkozy n’est
ni un anti-Européen, ni un agent de l’impérialisme
américain !
Luc: Sarkozy a réussi, pour l’instant, à unifier
la fraction plus internationale et la fraction plus centrée
sur le national de la bourgeoisie.
Martin: Je vois au moins un point commun, sur le plan de la méthode,
avec le gouvernement Bush. Celui-ci a été capable
d’agir sur tous les fronts, de promouvoir une politique répressive
(surveillance des groupes de résistance, construction intensive
de prisons au point qu’on peut parler d’un complexe
carcéro-industriel, écoutes illégales). L’avantage
de présenter toutes les mesures gouvernementales en bloc
comme le fait Sarkozy, c’est que certains peuvent être
d’accord avec une de ces mesures et pas avec les autres et
donc ils ne se mobilisent pas. La rapidité d’action
du pouvoir peut contribuer à déstabiliser toute opposition
éventuelle à ses projets.
Quelle est la stratégie de Sarkozy face à
l’Union européenne et à ses exigences ?
Les déclarations publiques de Sarkozy servent surtout à
entretenir sa légende médiatique personnelle. Ce qui
compte, sur le plan intérieur, c’est qu’il n’apparaisse
pas comme un simple larbin de la Commission européenne. Il
est d’ailleurs intéressant de constater qu’une
grande partie du programme de l’UMP reprend des décisions
adoptées au sommet de Barcelone et approuvées en 2002
par Chirac et… Lionel Jospin, concernant l’allongement
de l’âge des retraites et le «dégraissage»
des Fonctions publiques.
En ce qui concerne l’impérialisme américain,
la France n’a pas les moyens de s’opposer, militairement
et économiquement, à la seule superpuissance actuelle.
Ceux qui critiquent l’ «atlantisme» de la droite
(ou de la gauche) le font d’un point de vue réactionnaire:
la défense de l’intérêt national, qui
est toujours, selon un vieux slogan toujours actuel, celui du Capital.
Enfin, en ce qui concerne la Commission européenne, il existe
depuis longtemps une division du travail efficace: les présidents
ou les Premiers ministres des différents Etats européens
essaient de faire croire à leurs peuples que toutes les décisions
sont prises par «Bruxelles», cette ville qui abriterait
un pouvoir mystérieux. Ils cachent qu’elles sont prises
en présence, et avec la participation, des représentants
de chaque gouvernement national.
II. L’assise populaire de Sarkozy: comment la comprendre
?
Que nous enseigne l’analyse des résultats
électoraux en fonction des classes sociales et des classes
d’âge ?
Selon Jacques Serieys (http://www.prs12.com/article.php3? id_article=
3323), au premier tour des présidentielles, Sarkozy a obtenu
17% des voix chez les ouvriers; 25% chez les employés; 28%
chez les professions intermédiaires (agents de maîtrise)
et professions intellectuelles (enseignants); 31% parmi les cadres
et 37% chez les chefs d’entreprise, commerçants et
artisans.
Si l’on tient compte de l’appartenance syndicale Sarkozy
a obtenu chez les adhérents de la CGT: 11%; FO: 20%; CFDT:
20%; UNSA: 20%; CGC: 60%; et enfin, cerise sur le gâteau,
MEDEF et CGPME: 96%.
Quant au second tour, Sarkozy a obtenu 46% chez les ouvriers et
49% chez les employés – du moins chez ceux qui ne se
sont pas abstenus.
Si l’on ajoute aux résultats de Sarkozy ceux du Front
national, on peut dire qu’une fraction significative de la
classe ouvrière a voté pour les candidats de droite
et d’extrême droite. En 2002, 25% des ouvriers avaient
voté Le Pen ainsi que 23% de ceux qui gagnaient moins de
1500 euros par mois. Et, en 2007, 12% des sympathisants CGT ont
voté Le Pen.
Il faut souligner que, même dans les années 50 et
60, une fraction significative des travailleurs votaient déjà
pour la droite. Le vote ouvrier se divisait grossièrement
en trois parts égales: 1/3 pour les gaullistes, 1/3 pour
les socialistes et 1/3 pour les staliniens. La composition de la
classe ouvrière ayant changé, ses votes se sont disséminés
entre les nouveaux partis comme le Front national et les groupes
comme LO ou la LCR, et même, aux dernières élections,
le Modem de Bayrou qui a obtenu 16% des votes des ouvriers, le même
chiffre que l’ensemble des voix recueillies par les staliniens,
les trotskystes et les Verts !
Les médias avaient préparé les électeurs
à l’idée que le second tour se déroulerait
entre Sarkozy et Royal. Ce lavage de cerveaux efficace a poussé
de nombreux nouveaux électeurs et les travailleurs à
voter, puisqu’il y a eu un taux de participation élevé
(83%) durant chacun des deux tours.
Mais Sarkozy a gagné les élections, probablement
parce que lui et son parti étaient considérés
comme plus capables de gouverner et de traiter la question du chômage,
ainsi que d’autres problèmes sociaux. En tout cas,
la tentative ridicule de la gauche et de l’extrême gauche
de transformer Sarkozy, en un nouveau Bush-Hitler-Berlusconi n’a
convaincu ni la majorité des travailleurs, ni même
la majorité de la petite bourgeoisie salariée.
En ce qui concerne les groupes d’âge, on peut dire
globalement que plus les électeurs étaient âgés,
plus ils ont voté Sarkozy au premier comme au second tour,
avec une exception: la génération qui a eu 18 ans
entre 1967 et 1975, et dont la majorité a voté pour
la gauche.
58% de la jeune génération (ceux qui ont voté
pour la première fois en 2007) ont soutenu la candidate du
PS. 57% de ceux qui ont eu 18 ans dans les années 1990 ont
voté Sarkozy. Ceux qui ont eu 18 ans dans les années
1980 se sont partagé équitablement entre Royal et
Sarkozy. 55% de la génération 1967-1975 a voté
pour Royal. Parmi ceux qui ont aujourd’hui entre 60 et 69
ans, 61% ont voté pour Sarkozy. Et 68% de ceux qui ont plus
de 70 ans ont voté pour Sarkozy.
Quel est ce désir de «changement» qu’il
a su exploiter ?
Qu’est-ce qui a poussé les électeurs à
voter pour Sarkozy ? Quand les instituts de sondage les ont interrogés
sur leur motivation principale, entre «plus d’ordre
et plus d’autorité» ou plus de libertés
individuelles, 83% des électeurs de Sarkozy ont choisi, on
l’aura deviné, la première solution. Mais on
notera aussi que, avant l’élection, 60% des électeurs
favorables à Sarkozy identifiaient leur petit réac
chéri à l’idée d’un changement
profond, alors que ce n’était le cas que de 30% des
électeurs de Ségolène Royal. La propagande
grossière et mystificatrice de l’UMP contre «l’immobilisme»
(y compris donc son propre immobilisme puisqu’au cours des
trente dernières années la droite a été
au pouvoir la moitié du temps) a apparemment fonctionné.
Ce désir de changement est probablement lié à
la croissance continue du chômage depuis 30 ans, aux difficultés
croissantes de la vie quotidienne liées à la stagnation
des salaires, à la difficulté des jeunes de trouver
des emplois décents même après avoir fait trois
ans d’études supérieures, à la baisse
de qualité de nombreux services publics, etc.
Et il y a sans doute un autre facteur: puisque la Cinquième
République est une monarchie républicaine dans laquelle
le Président a beaucoup de pouvoir, et que Sarkozy a été
un ministre de l’Intérieur hyperactif soutenu par les
médias et une rhétorique populiste, il est probable
que les électeurs et électrices l’ont trouvé
plus adapté à ce boulot que Ségolène
Royal, qui n’était même pas soutenue par les
principaux dirigeants de son propre parti, et qui a constamment
hésité entre une posture autoritaire et une posture
protectrice, même si la première avait très
nettement sa préférence.
Göran: Je crois qu’on peut tracer un parallèle
entre les élections françaises et les élections
en Suède où le parti conservateur a réussi
à gagner les dernières élections en se présentant
comme le parti favorable aux travailleurs qui pourraient leur redonner
ce que les partis de gauche leur avaient enlevé. Le même
phénomène s’est d’ailleurs produit au
Danemark.
Exprime-t-il quelque chose de plus que l’inconsistance
et le discrédit du projet de la gauche classique ?
Il est trop tôt pour établir s’il «fera
ce qu’il dit», comme il adore le répéter
depuis son élection, mais au moins il a un programme détaillé
qui, s’il est appliqué et s’il ne rencontre pas
d’opposition sérieuse, changera considérablement
et empirera durablement la vie des travailleurs.
Fondamentalement, il veut que la France rejoigne les critères
européens sur de nombreux points. Le programme économique
de Sarkozy tourne autour des thèmes suivants, résumés
dans le rapport sur les «freins à la croissance»
établi par Michel Camdessus, ancien directeur du FMI, et
remis à Sarkozy en 2004, quand celui-ci fut brièvement
ministre de l’Economie:
* Le travail n’est plus valorisé ni par les salariés,
ni par les patrons. Ces deux groupes pensent que 57 ans est un âge
«normal» pour s’arrêter de travailler. Le
but du gouvernement est donc de «rééduquer»
les patrons et les travailleurs. Evidemment ce discours laisse indifférent
les patrons, mais il affectera très certainement les travailleurs.
La France est le pays d’Europe où les salariés
travaillent le moins d’années durant leur vie, et durant
les dix dernières années de leur vie active, les gains
de productivité sont plus faibles qu’aux Etats-Unis
et dans les autres pays d’Europe. L’objectif est donc
d’éliminer tous les systèmes qui permettent
de cesser de travailler entre 55 et 64 ans. Les «seniors»
seront alors obligés de marner pour le Capital jusqu’à
épuisement.
* Le «travail manuel» (grand dada sarkozyen mais aussi
royaliste) sera réhabilité à travers une propagande
active de l’État et des entreprises privées.
* Le Code du Travail sera modifié afin que les licenciements
individuels et collectifs soient rendus plus faciles sans que la
justice puisse intervenir (notamment les prud’hommes). Dans
le même esprit, on diminuera aussi les «compensations»
financières pour les salariés et, bien sûr,
le montant des (éventuelles) amendes pour les patrons.
* Il faut créer un contrat de travail unique. Le CDI, contrat
à durée indéterminée, empêche
les pauvres patrons d’embaucher et de licencier facilement
leurs «collaborateurs» et c’est «injuste»
pour trois catégories: les jeunes, les femmes et les personnes
sans qualification qui obtiennent généralement des
contrats à durée déterminée. Dans le
secteur des services, les CDD servent traditionnellement à
sélectionner les «meilleurs» employés.
Mais dans le secteur industriel, les CDD servent à répondre
seulement aux périodes de surcroît d’activité.
On réalisera donc «l’égalité»
entre tous les salariés en généralisant la
précarité et en supprimant les protections légales
pour tous les travailleurs en même temps !
* Le coût du travail est trop «élevé»,
à commencer par le montant du salaire minimum (7,6€
de l’heure !!!).
* La semaine de 35 heures sera abolie et remplacée par des
accords locaux sur la durée du travail, permettant aux salariés
de choisir «librement» s’ils veulent bosser «seulement»
35 heures ou faire des heures supplémentaires.
* Les chômeurs n’auront plus la possibilité
de refuser un travail «décent» (traduction: mal
payé), donc les allocations chômage seront moins «attractives»
(?!) afin de «stimuler» les gens à prendre n’importe
quel boulot de merde pour survivre.
* Toutes les institutions s’occupant du chômage fusionneront,
l’ANPE, l’UNEDIC et les maisons de l’emploi (structure
créée en 2005 et supposée fédérer
les «énergies locales» pour «aider»
les chômeurs).
* L’État encouragera les assurances de santé
et les retraites complémentaires privées.
* Dans le secteur public, les fonctionnaires auront la «liberté»
d’effectuer des heures supplémentaires s’ils
le «désirent», et de travailler après
l’âge limite actuel (Sarkozy pense qu’il est normal
que quelqu’un ait «envie» de travailler jusqu’à
70 ans !)
* Les «régimes spéciaux» seront éliminés.
Cela concernera 500 000 salariés et 1,1 million de retraités.
Dans ces secteurs, on peut pour le moment encore prendre sa retraite
entre 50 et 60 ans, selon son activité et le nombre d’années
passer à suer au service de l’entreprise.
* Les taxes sur les bénéfices des entreprises seront
diminuées de façon significative.
* Les patrons paieront moins de taxes et d’impôts à
l’État s’ils emploient des travailleurs en leur
payant des bas salaires. Si un patron paie 100 € un salarié,
il doit aujourd’hui donner 45 € supplémentaires
à l’État qui se décomposent ainsi: 10
€ pour les allocations chômage, et 30 € pour les
caisses de retraite, les dépenses de santé, les allocations
familiales, les allocations d’invalidité et les accidents
du travail. Actuellement, sur ces 30 € les patrons ne paient
que 4€ pour chaque travailleur qu’ils emploient au SMIC
! Tout cela grâce aux différentes réformes adoptées
par la droite et par la gauche depuis 1993, afin de stimuler les
pauvres patrons à embaucher des personnes non qualifiées
et sous-payées ! Cela va évidemment continuer, voire
s’aggraver sous Sarkozy.
* La dette publique française devra être réduite:
elle atteignait 66,6% en 2005 et l’Union européenne
ne tolère en principe qu’un maximum de 60%. C’est
sans doute le point le plus incohérent dans le programme
de Sarkozy et dans les premières mesures gouvernementales,
puisque ses députés ont voté de nouveaux cadeaux
aux patrons et aux riches, éliminant ainsi des ressources
importantes pour l’État.
Marie: Il y a quelque chose de nouveau dans la façon dont
Sarkozy a conquis le pouvoir, face à une opposition inexistante.
Cela relève beaucoup plus du style que du contenu. Il a réussi
à brouiller les camps sur le plan idéologique, à
s’adresser aux travailleurs, aux petites gens, car en fait
il n’avait pas d’adversaires politiques, le PS ayant
les positions que la droite sur la plupart des points. Sarkozy s’est
appuyé sur les anciennes valeurs de la droite: grosso modo,
il faut travailler et mettre les délinquants en prison. Le
phénomène Sarkozy, c’est aussi la disparition
du discours nationaliste de la droite qui n’a plus vraiment
d’expression propre. Et l’on peut se demander si la
bourgeoisie nationale française a vraiment un projet spécifique,
autonome par rapport aux multinationales.
Sylvain: Sarkozy a été élu à 53%. C’est
la première fois qu’un candidat annonce: le monde est
comme ça et on ne le changera pas. Ce monde c’est celui
de la concurrence, de la fin des couvertures sociales et on ne pourra
pas revenir en arrière. Sarkozy propose de s’y adapter,
et surtout de ne pas chercher à résister à
ce monde-là. Il individualise les situations: selon lui,
chacun a la capacité de s’y adapter. C’est l’idéologie
de la responsabilité de soi. Le monde est décrit comme
une objectivité qu’on ne change pas. C’est la
première fois qu’un candidat d’un «grand»
parti tient un discours aussi clair.
Paul: J’ai l’impression que l’on exagère
beaucoup l’originalité du projet Sarkozy. En fait,
il n’y a aucun élément absolument neuf dans
tout ce qu’il raconte. C’est plutôt l’accumulation
de promesses et de réformes annoncées qui crée
un effet quantitatif, et qui deviendra peut-être qualitatif.
Y a-t-il un désir d’ordre dans la société
plus net qu’autrefois, et sur quoi se fonde-t-il ?
J’ignore s’il est vraiment plus important qu’avant.
Je peux seulement dire que les médias, les journalistes,
les politiciens et une bonne partie des intellectuels, de la droite
à la gauche, sont en train de faire une propagande vigoureuse
en faveur de la loi et l’ordre. Certains sociologues ou historiens
(notamment Gérard Noiriel dans son dernier livre Immigration,
antisémitisme et racisme en France, XIXe et XXe siècle)
pensent que la société a changé au point que
les journaux télévisés seraient capables de
«fabriquer le consensus» (selon une expression de Noam
Chomsky) autour de thèmes ultra-réactionnaires, en
les présentant comme idéologiquement neutres.
Si nous prenons les 30 dernières années en France,
on constate que de nombreux petits événements en banlieue
ne sont devenus des événements d’importance
nationale que grâce à la télévision –
du moins avant les «émeutes» de novembre 2005
qui avaient évidemment, elles, une dimension nationale. Et
ce processus se nourrit de lui-même comme on l’a vu
en novembre 2005. Les «émeutiers» regardaient
le journal télévisé et voulaient que leur quartier,
lui aussi, «passe aux infos». Quand la télévision
n’existait pas, un petit incident entre 3 flics et 5 jeunes
dans un quartier ouvrier ne pouvait pas être amplifié
facilement. Maintenant, ce n’est plus le cas, et la présence
des immigrés, qui sont non seulement présentés
comme de dangereux étrangers, mais comme de dangereux musulmans,
donne à la propagande xénophobe et raciste un impact
beaucoup plus large, surtout lorsqu’elle est présentée
comme un problème «culturel», donc quasi biologique
et éternel. Les médias ont joué leur rôle
dans cette évolution en cachant et niant la dimension sociale
de nombreux problèmes qui touchent la classe ouvrière
en France, et la défense de la loi et de l’ordre (la
fameuse «sécurité») est progressivement
apparue comme la seule solution, y compris pour les générations
précédentes de migrants qui sont devenus français
ou qui vivent en France depuis longtemps. Il faut souligner que
la gauche a adopté presque le même langage que la droite
sur ces questions.
III. La méthode répressive assumée
Quelles sont les raisons de la montée du discours
répressif ?
Le gouvernement doit faire face à des problèmes sociaux
que ses prédécesseurs ont créés et accrus.
Il ne pourrait tenter de les résoudre qu’en investissant
massivement dans l’éducation, la formation professionnelle,
le logement social, la santé publique, etc. Mais cette orientation
serait contradictoire avec les objectifs de l’Union européenne
et sa volonté de diminuer les déficits publics. On
ne voit pas du tout comment un gouvernement, quel qu’il soit,
pourrait trouver l’argent nécessaire pour financer
toutes les mesures indispensables pour mettre un terme au chômage,
aux mauvaises conditions de logement, à la détérioration
des systèmes d’éducation et de santé,
etc., sans s’attaquer au système capitaliste lui-même.
La répression (matérielle et idéologique) est
donc la seule réponse possible, dans le cadre du système.
Le discours répressif a un grand avantage: il ne coûte
rien, surtout quand il est intériorisé par les exploités
eux-mêmes. Et si cela ne marche pas, on aura recours aux dispositifs
de vidéo-surveillance publique, comme l’État
et les municipalités l’ont fait en Grande-Bretagne.
Quel rôle joue l’absence de réponse
sociale aux contradictions sociales montantes ?
En France, depuis la Libération, l’État a toujours
été présenté par la droite gaulliste,
mais aussi par les partis socialiste et stalinien, comme un élément
neutre, censé corriger les différences et les injustices
sociales. D’où le rôle de l’Education nationale,
de la Santé publique, de la Sécurité sociale
et des systèmes de retraite par répartition. D’où
les différents plans lancés par De Gaulle. Cette situation
était en partie liée aux luttes des travailleurs (les
grèves de 1936, 1953 – la fonction publique –,
1963 – les mineurs – et 1968) qui ont imposé
certaines concessions à la bourgeoisie, et en partie aux
choix politiques (cf. l’alliance entre gaullistes et communistes
durant la Résistance et dans l’immédiat après-guerre)
et économiques de la classe dominante. Les secteurs les plus
avancés de la bourgeoisie (ceux les plus liés aux
sommets de l’État) voulaient acheter la paix sociale
en laissant les syndicats gérer de nombreuses institutions,
à la fois à l’intérieur des entreprises
(les CE) et à l’extérieur (prud’hommes,
Allocations familiales, Assedic, etc.). Cette forme de compromis
social n’est plus possible, du moins sur les bases antérieures,
à cause du déclin de l’impérialisme français
et de la nécessité de définir des normes européennes
communes pour être compétitifs avec les autres puissances.
L’objectif du gouvernement est donc :
* de progressivement miner l’idéologie étatiste,
celle de l’État-providence, qui a été
propagée à la fois par la droite et par la gauche.
Ce travail a déjà été commencé
par une partie de la gauche réformiste (la droite du PS,
certains clubs ou boîtes à idées comme la Fondation
Saint Simon), mais de façon beaucoup plus agressive et offensive
par Sarkozy et l’UMP durant les cinq dernières années
(cela n’aboutira sans pas à une disparition de l’État-providence,
mais probablement à une diminution significative de son champ
d’action et à sa sous-traitance par des institutions
privées plus facilement «dégraissables»);
* de convaincre les syndicats et les associations (écologistes,
ONG, groupes communautaires de tout poil) de collaborer encore davantage
qu’auparavant. De ce point de vue, il est significatif que
Sarkozy ait intégré dans son gouvernement trois représentants
de la «société civile»: Bernard Kouchner,
dont l’image est associée à Médecins
du monde; Fadela Amara, dirigeante de Ni putes ni soumises; et Bernard
Hirsh, président d’Emmaüs. Leur docilité
a d’ailleurs été rapidement mise à l’épreuve,
Amara sur les tests ADN pour le regroupement familial, Hirsh sur
l’exclusion des sans papiers des logements d’urgence…
Quant à Kouchner, ce n’était pas vraiment nécessaire
de lui mettre une laisse, il obéit au doigt et à l’œil.
* de réprimer les travailleurs qui n’acceptent pas
ou n’accepteront pas les mesures gouvernementales.
Pourquoi ne peut-on pas parler de fascisme, même
modernisé ?
Sur le site néo-stalinien Bellaciao, Jacques Richaud (http://bellaciao.org/fr/article.php3?id_article=47317)
affirme doctement, à partir de quatre citations de Sarkozy
associant les mots «liberté» et «travail»,
que la devise «Arbeit macht frei» (Le travail rend libre)
figurant au fronton des camps de concentration aurait inspiré
l’UMP !!! Il ignore, tout comme les sites Indymedia et même
ceux de la CNT-AIT sur lesquels on a pu lire des «raisonnements»
aussi creux et ridicules, que l’on peut retrouver ce genre
de rapprochement entre «travail» et «émancipation»
chez toutes sortes de gens, des féministes à Tony
Blair !
Le dénommé Richaud va jusqu’à affirmer
que les nazis auraient commencé par introduire un certain
nombre de mots dans le vocabulaire politique et à les banaliser
pour mieux s’emparer du pouvoir. Il n’a sans doute jamais
entendu parler du premier putsch manqué de Hitler à
Munich en 1923, des corps francs, des sections d’assaut (SA
ou chemises brunes) du parti national-socialiste, de tous ceux qui
pendant dix ans ont semé la terreur dans les quartiers ouvriers
en Allemagne. Ce crétin prétentieux croit que le fascisme
se limite à un problème de changement lexical, qu’à
la limite un publicitaire doué à la tête d’une
puissante agence pourrait imposer dans le langage commun.
Les fascistes italiens, comme les nazis allemands, se sont appuyés
sur des organisations de masse regroupant des centaines de milliers
de chômeurs, des petits-bourgeois ruinés, des anciens
combattants et une fraction de l’armée. Ils ont constitué
des partis interclassistes et des milices pour briser physiquement
toutes les institutions du mouvement ouvrier, et ce avant la marche
sur Rome (1922) ou la nomination de Hitler comme chancelier du Reich
en 1933. Ils n’ont pas pris le pouvoir grâce à
une simple victoire d’ordre linguistique, mais par l’usage
systématique de la violence contre les syndicats et partis
ouvriers et l’organisation de milices paramilitaires. Ils
attaquaient les sièges et les manifestations des syndicats
et partis de gauche, brisaient les grèves, assassinaient
les militants ouvriers; en d’autres termes ils essayaient
d’organiser une véritable terreur contre la population
ouvrière. Et quand ils se sont trouvés à la
tête de l’État, les fascistes et les nazis ont
détruit non seulement toutes les formes d’organisation
des travailleurs, mais aussi les partis bourgeois et la démocratie
bourgeoise.
Malgré les inepties répandues sur Sarkozy, le Petit
Démagogue et son parti, l’UMP, n’ont rien à
avoir avec le fascisme et une idéologie totalitaire. A moins
de vouloir appeler tout État bourgeois «totalitaire»,
quel que soit le régime politique. Et alors ce mot devient
un terme creux, que l’on peut remplacer indifféremment
par n’importe quel autre: «oppressif, réactionnaire,
dictatorial, antidémocratique, autoritaire, répressif,
antisocial» ou, pourquoi pas, «très méchant»
!
Généralement ceux qui évoquent le fascisme
ou le totalitarisme à propos de Sarkozy ne savent pas de
quoi ils parlent: en d’autres termes, ils croient qu’une
dictature sanglante va se mettre en place rapidement ou bien qu’elle
va s’imposer sans toucher grand-chose aux structures politiques
et sociales actuelles qui seraient déjà totalitaires.
Ou alors ils essaient de manipuler la haine des masses contre le
fascisme et le nazisme.
C’était le cas quand le PCF s’est opposé
au coup d’État du général de Gaulle en
1958, en le présentant comme un «fasciste». Mais
ce qui était possible (ou du moins qui valait la peine d’être
tenté pour les staliniens) à la fin des années
50 (même si c’était politiquement erroné
et stupide) n’a plus de sens aujourd’hui, quand la plupart
des militants sont nés après la Seconde Guerre mondiale
et n’ont aucune idée concrète de ce que signifiait
vivre sous un régime fasciste ou même sous la dictature
militaire de Pétain (à ce sujet voir Pourquoi le gouvernement
Sarkozy n’est pas Vichy II). L’antifascisme moderne
n’a pas grand-chose à voir avec l’antifascisme
de la Résistance armée. Hier, cette idéologie
nationaliste pouvait coexister avec un espoir, vague et confus,
de révolution sociale (cf. par exemple les quelques phrases
de la «contre lettre de Guy Moquet» qui circula sur
Internet aux alentours du lundi 21 octobre 2007, date de sa lecture
obligatoire dans les écoles). Déjà limité
et manipulé hier, l’antifascisme aujourd’hui
n’a pas d’autre horizon que la démocratie bourgeoise.
Dans la tête de la plupart des «antifascistes»
actuels, des mots comme «fascistes» ou «fascisme»
ne sont qu’un moyen paresseux et facile de discréditer
n’importe quelle personne de droite ou conservatrice, voire
qui ne pensent pas comme eux. Le mot a été vidé
de son sens pour devenir une simple insulte, complètement
banalisée.
Quelles seront les nouvelles formes prévisibles
de répression ? Quelles contradictions peuvent-elles faire
naître ?
Sarkozy et l’UMP ont dépensé beaucoup d’énergie,
durant les dernières années, pour faire passer quatre
nouvelles lois répressives. Mais le tableau sécuritaire
ne serait pas complet sans la première loi qui est passée
sous un gouvernement socialiste, celui de Jospin, en 2001.
La loi sur la sécurité quotidienne ou LSQ (2001),
la loi sur l’orientation et la programmation pour la justice
(2002), la loi sur la sécurité intérieure (2003),
la loi sur l’adaptation de la justice aux évolutions
de la criminalité (2004) et la loi sur la prévention
de la délinquance (2007) mélangent délibérément
différentes dimensions qui n’ont aucun lien entre elles:
* la lutte contre le terrorisme international qui a frappé
la France plusieurs fois, notamment en 1980, 1982, 1985, 1986, 1995
et 1996;
* la prévention de la délinquance, y compris à
un très jeune âge (3 ans) à travers des tests
scolaires et toutes sortes de rapports, et avec la coopération
obligatoire des enseignants, médecins, travailleurs sociaux,
etc.;
* un contrôle plus sévère exercé contre
tous les citoyens: amendes plus élevées pour ceux
qui ne paient pas leur ticket dans les transports en commun; procédures
plus expéditives pour fouiller dans les voitures, les domiciles
privés, pour écouter les conversations téléphoniques;
liens plus fréquents entre les différentes banques
de données de l’État; création de fichiers
d’empreinte génétiques;
* la lutte contre la prostitution,
* la construction de nouvelles prisons,
* la lutte contre l’immigration «illégale»
et contre ceux qui les aident à survivre,
* une réforme de la justice, qui entraînera une diminution
des droits des personnes arrêtées, une mise en prison
plus fréquente, des jugements plus rapides et moins de garanties
pour les accusés,
* la lutte contre la délinquance des mineurs à travers
la création de prisons spéciales et l’effacement
progressif de la différence entre les crimes commis par des
mineurs et ceux commis par des adultes,
* la répression contre les Roms, à travers des amendes
plus élevées contre l’occupation «illégale»
de terrains,
* la répression contre la mendicité,
* la lutte contre les consommateurs de drogue,
* la lutte contre les pédophiles, violeurs et harceleurs
sexuels,
* la restauration de l’autorité des enseignants dans
l’Education nationale, à travers des sanctions légales
plus sévères contre les insultes ou la violence au
sein des salles de classe,
* la lutte contre «les incivilités» qui prend
comme principale cible les jeunes prolétaires, et spécialement
les jeunes Français dont les parents sont originaires d’Afrique
du Nord ou d’Afrique noire. Cette propagande essaie de convaincre
les Franco-Gaulois que cette partie spécifique de la population
serait responsable de toutes les carences de l’État
dans les quartiers ouvriers: logements mal entretenus, mal desservis
par les transports en commun, insuffisance de moyens dans les écoles,
chômage, système de santé déficient (voire
absent) dans les banlieues populaires, absence d’institutions
culturelles, de jardins, etc.
Cette confusion délibérée entre différents
problèmes sociaux, qui n’ont aucun lien entre eux,
a un objectif clair: jouer sur les peurs de tous face à des
dangers ou des difficultés imaginaires (mais parfois réels),
afin de leur faire accepter volontairement une diminution importante
de leurs droits démocratiques élémentaires,
ainsi qu’une augmentation du pouvoir arbitraire de la police
et de la justice. Et aussi de pousser des citoyens ordinaires à
aider toutes les institutions étatiques, à coopérer
avec la branche ouvertement répressive de l’État
(flics et juges) mais aussi avec sa branche «sociale»
(travailleurs sociaux, médecins, enseignants), afin de repérer
et dénoncer tous ceux qui n’ont pas un comportement
«correct» ou «décent».
Valérie: Malgré la multiplicité des cibles
potentielles, il me semble que la droite veut rassurer les classes
moyennes en ciblant certaines populations (sans papiers, toxicomanes,
Roms, prostituées) plus que d’autres. D’où
à la fois l’appel à la délation et la
généralisation des caméras dans les lieux publics.
Il y a même un projet de commissariat virtuel qui permettrait
en quelque sorte de porter plainte sur Internet, avant de se rendre
dans un deuxième temps au commissariat.
Frédéric: Je vois un aspect nouveau aussi, c’est
l’accent mis sur la répression des enfants. Non seulement
les enfants de sans papiers, mais tous ceux qui auraient de prétendus
«comportements à risques». On demande aux travailleurs
sociaux, aux enseignants et aux médecins scolaires de ficher
les élèves et d’aller très loin dans
la surveillance de la vie privée des parents, tout cela bien
sûr au nom de la «protection de l’enfance»
et de la «prévention de la délinquance».
Chuck: Tout ce que vous décrivez ressemble beaucoup à
ce qui s’est passé en Angleterre, notamment sous Blair
avec la condamnation des attitudes «antisociales» des
enfants ou des ados, l’adoption de couvre-feux pour les mineurs,
l’interdiction que des groupes de jeunes restent immobiles
dans la rue, etc.
Vince: Aux Etats-Unis, en avril 2002, Bush a annoncé la
création d’une New Freedom Commission (Nouvelle commission
pour la liberté !) qui a décidé de multiplier
les tests psychiatriques, y compris avant 5 ans, afin de disposer
du maximum de données sur la jeunesse américaine et
évidemment traiter «préventivement» les
problèmes à grands coups de médicaments –
une décision qui a bien sûr comblé l’industrie
pharmaceutique puisque 9 pédiatres sur 10 «soignent»
les jeunes en leur prescrivant des médicaments.
La NFC a proposé de généraliser un programme
clés en main mis au point par Bush (quand il était
gouverneur du Texas) et les grandes sociétés pharmaceutiques
(Janssen Pharmaceutica, Eli Lilly, Johnson & Johnson, Astrazeneca,
Pfizer, Novartis, Janssen-Ortho-McNeil, GlaxoSmithKline, Abbott,
Bristol Myers Squibb, Wyeth-Ayerst et Forrest Laboratories). Le
TMAP (Texas Medication Algorithm Project) était obligatoire
pour les praticiens dans toutes les institutions, de l’école
à la prison, en passant par le moindre centre de santé.
La NFC recommande bien sûr les médicaments les plus
chers dont nombre d’anti-dépresseurs. Seul un esprit
malveillant établirait un lien entre les gros chèques
signés par l’industrie pharmaceutique pour le Parti
républicain (en 2000, les laboratoires Lilly lui ont, par
exemple, versé 1,4 million de dollars) et les prises de position
de Bush en matière de santé. Le Teen Screen Programm
(programme de dépistage systématique des jeunes) proposé
par la NFC devrait toucher 52 millions d’enfants et est censé
faire baisser également le taux de suicides. Quant aux parlementaires
de l’Illinois, ils ont été encore plus loin,
puisqu’ils ont voté une loi proposant des tests aux
4e et 9e mois de grossesse pour détecter d’éventuels
«comportements à risques» chez les fœtus…
! En 2003, la prescription d’antidépresseurs a augmenté
de 49 % chez les enfants de moins de 5 ans et de 85% chez les enfants
de 5 à 9 ans.
(Cf. l’article en anglais sur Internet
http://www.lawyersandsettlements.com/articles/pharma_business.html)
Quelle sera l’attitude des patrons et des syndicats
?
Au départ, la plupart des syndicats se sont montrés
très coopératifs et dociles avec le gouvernement.
Certains ont organisé une protestation symbolique et groupusculaire
contre la nouvelle loi anti-grève dans les transports, puis
une journée d’action le 18 octobre à la SNCF
qui a ensuite été étouffée par la CGT
d’un côté, la FGAAC de l’autre, sans grandes
difficultés apparemment, vu la faible participation aux assemblées
générales.
Quant aux patrons, ils considèrent évidemment que
le gouvernement doit continuer et que Sarkozy est trop timide et
trop prudent.
En conclusion
Y a-t-il un projet de gouvernement cohérent, disposant d’une
solide assise sociale, ou le succès de Sarkozy est-il faible
parce que
1) fabriqué à coups de manipulation médiatique,
2) l’expression d’une classe capitaliste en perte de
vitesse,
3) sans véritable perspective quant à la gestion
des contradictions sociales montantes ?
Il y a un projet plutôt cohérent qui est pour le moment
limité par le rôle traditionnel de l’État
dans l’économie et dans les relations entre patrons
et syndicats, et par les vestiges du poids et de l’influence
de ce qu’a été le mouvement ouvrier. Les médias
ont joué leur rôle, mais la droite française,
traditionnellement considérée comme la plus bête
du monde, a récemment fait un effort pour trouver de nouvelles
façons de traiter les problèmes économiques
et sociaux.
La classe qui me semble le plus en perte de vitesse, pour le moment,
c’est la classe ouvrière européenne et américaine
qui est en train d’être atomisée, précarisée,
«dégraissée», désyndicalisée,
etc., sans réussir pour le moment à trouver une réponse
collective nouvelle et appropriée. En ce qui concerne la
troisième question, cela ne me paraît pas très
important que la classe dominante sache, ou ne sache pas, gérer
en détail toutes les contradictions sociales. Elle dispose
de suffisamment de gens bien informés à sa botte pour
trouver des réponses rapides en cas de crise. Le problème
se situe davantage au niveau du coût de ces réponses
éventuelles pour les capitalistes, d’une part, pour
les travailleurs, de l’autre, que de la capacité pratique
à trouver des réponses à court ou moyen terme.
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