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Origine Sans titre
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L'IDEE DE PROGRES par Teodor Shanin
La philosophie des XVIIème, XVIIIème, et XIXème
siècles a légué à nos sciences sociales
contemporaines un héritage majeur, l'idée de progrès.
Cette idée laïque, s'écartant résolument
de la pensée médiévale qui expliquait tout
par la volonté de Dieu, proposait une théorie forte,
durable et séduisante, permettant d'ordonner et d'interpréter
l'ensemble de la vie passée, présente et future de
l'Humanité. Le concept est d'une simplicité extrême:
malgré quelques aléas, toute société
se déplace régulièrement vers le "haut",
le long d'une route qui l'éloigne de la pauvreté,
de la barbarie, du despotisme et de l'ignorance pour la conduire
vers la richesse, la civilisation, la démocratie et la Raison
(incarnée par sa quintessence, la science).
C'est un mouvement irréversible, depuis la diversité
infinie des particularismes - gaspilleurs d'énergie humaine
et de ressources - jusqu'à un monde unifié, simplifié
et rationnel.
C'est cette idée de mouvement du mauvais vers le bon, de
l'ignorance vers la connaissance qui a donné à ce
concept son éthique porteuse de promesses, son caractère
optimiste et son élan réformiste. Le débat
a été vif sur le rôle relatif des différents
facteurs (économiques, culturels, politiques...), par exemple
de savoir qui, de la croissance du rationalisme ou de celles des
forces de production, joue le rôle moteur. Par contre, le
rôle fondamental du contexte historique, de ses étapes
dans la progression du concept, n'a pas été exploité.
L'idée de progrès, dans son concept comme dans les
valeurs, les représentations et la charge émotionnelle
qu'elle véhiculait, s'évada du cercle des philosophes
et de la communauté des savants. Elle fit son chemin à
travers toutes les strates de la société, pour devenir
partie du bon sens populaire et incontestable. Si les faits contredisent
la théorie - ce qui arrivait fréquemment, c'était
un avatar accidentel ou passager; la foi dans le progrès
et ses implications demeurait intacte. La terminologie changea avec
la mode: progrès, modernisation, développement, croissance
etc... Ses légitimations aussi: mission de civilisation,
efficacité économique, conseil amical, etc... Mais
le contenu ne s'altéra pas, conservant sa puissance, sa popularité
et sa force de conviction pendant deux siècles. Il a accompagné
la naissance de la "Révolution industrielle", ses
premiers élans de foi triomphante dans la production croissante
et éternelle de biens matériels pour le plus grand
bonheur de l'Humanité.
Selon moi, l'idée de progrès a été
générée par le besoin d'apporter une solution
à des problèmes majeurs posés par l'interprétation
du monde, et qui laissaient perplexes les Européens à
l'aube de ce que l'on appellera plus tard la "modernité".
En premier lieu, les certitudes bien ancrées sur l'explication
des interactions humaines et des modes d'organisation sociale, basées
sur l'auto-observation, avaient été bousculées
par les "découvertes" de nouvelles terres, de nouveaux
peuples, de nouveaux modes de vie par les voyageurs européens.
L'ancienne dualité entre civilisé et barbare ou (
chrétien et infidèle ) se révélait inopérante
devant la masse d'inexpériences inattendues qui la contestait
quotidiennement. Il allait falloir trouver un sens à la diversité
croissante et infinie des sociétés humaines connues,
ou pour le moins les classer dans des catégories intelligibles.
D'autre part, la perception du temps s'était modifiée
avec l'expérience historique. Toute au long de l'histoire
écrite, le temps avait été comme cyclique.
La pensée humaine réfléchissait, comme en biologie,
en terme de jeunesse, de maturité, de vieillesse et de mort
pour les sociétés et les empires. D'où le mythe
de l'éternel retour, véhiculé par la religion
et les légende (1). La fin était commencement. Mais
si les hommes et les sociétés évoluaient selon
un modèle cyclique, les structures et l'essence même
du monde demeuraient immuables. Pour un intellectuel du XVIIIème
siècle, la lecture de Plutarque et de Cicéron était
aussi moderne que celle d'un contemporain. Mais une ère nouvelle
était en germe. Les anciennes certitudes sur les cycles temporels
et la répétition des événements vacillaient.
L'époque que l'on baptisera deux siècles plus tard
la période de "décollage" de l'Europe se
caractérisa par la perception que le temps était linéaire
et la conscience d'entrer dans un avenir encore inexploré.
En mettant en relation d'interdépendance ces deux problèmes,
le concept de progrès leur apportait une solution spectaculaire.
Pourquoi la diversité ? Parce que les sociétés
sont à des étapes différentes de développement.
Qu'est-ce que le changement social ? La nécessaire progression
d'une organisation sociale à une autre. Quel est l'objet
de la théorie sociale? De démêler et d'expliciter
le sens réel de la progression naturelle, par étapes,
du passé vers l'avenir. Quel est le devoir d'un chef d'Etat
éclairé ? D'utiliser les résultats des recherches
scientifiques pour accélérer la marche vers la "haut",
en combattant les forces réactionnaires qui tentent de l'entraver.
Cette nouvelle école de pensée fit naître un
immense espoir: la croyance qu'il serait possible , une fois les
mystères de ce monde décryptés, d'en changer
le cours scientifiquement, en utilisant la connaissance du nécessaire
et de l'objectif. L'optimisme était d'autant plus grand que
les premiers utilisateurs du concept représentaient à
leur propres yeux le stade le plus avancé du progrès,
et par conséquent l'avenir du reste de l'humanité,
un exemple universel et... un guide naturel. Ceci donna au concept
une dimension d'extrême arrogance.
Le concept de progrès, devenu outil principal d'orientation
dans la complexité du monde, se mit à vivre d'une
vie propre. Il influença fortement la "Révolution
industrielle". l'urbanisation, la propagation du colonialisme,
leur donnant (provisoirement) une dimension quasiment métaphysique:
la nécessaire linéarité. universellement pertinente
et positive dans le déroulement de l'histoire humaine. Les
connaissances géographiques furent organisées en conséquence,
les sociétés réparties en sociétés
"développées" et en sociétés
"sous-développées", les premières
devant nécessairement apporter leur aide, voire leur tutelle
aux secondes...Les sociétés "avancées"
traçaient l'avenir des autres. Si débat il y avait,
c'était sur les indicateurs et les facteurs de développement,
jamais sur la signification de telles classifications. Le concept
en phase aussi bien avec l'époque qu'avec les différentes
conceptions politiques, pénétra par la grande porte
dans les jeunes disciplines académiques des sciences sociales,
la sociologie, l'anthropologie et l'économie. On l'y retrouva
sous forme de "théories de la modernisation" ,
de "stratégies de développement" ou de "programmes
de croissance". Une des variantes du marxisme kautskien de
la IIème Internationale devint l'idéologie officielle
de l'Union Soviétique. L'idée de progrès était
devenue universelle, dépassant les clivages idéologiques.
Il faut bien admettre qu'à première vue la contribution
de cette théorie aux objectifs qu'elle s'était fixés,
c'est-à-dire de classifier, de réduire à un
dénominateur commun et d'aider à comprendre les réalités
humaines, fut évidente, et qu'elle résista à
l'augmentation incessante des données pertinentes à
intégrer. en concentrant les interrogations sur les interconnections
et les causes des changements sociaux observés, elle permit
souvent une certaine compréhension. Par sa grâce, la
planification sociale devint intellectuellement envisageable, respectable
et même indispensable, fondée sur des modèles
historiques "objectifs" et scientifiquement analysables.
En conséquence, elle devint un puissant outil politique,
extrêmement mobilisateur.
L'idée de progrès a ainsi accédé au
rang d'idéologie majeure, devenant une grille de lecture
profondément ancrée dans la conscience collective.
Elle est devenue jusqu'à un certain point la "science
normale", telle que la défini Kuhn, pour laquelle un
domaine de connaissance, une fois cerné, génère
ses propres interrogations et considère comme illégitimes
tout autre question et tout élément qui ne cadre pas
avec sa théorie. Ainsi des cohortes d'experts en développement
et autres politiciens endurcis, au nom des "services rendus"
au progrès, se sont attribués d'énormes privilèges
dans les domaines du pouvoir, du statut social et du niveau de vie,
alors que le reste de l'humanité, devenait objet de manipulation.
La majorité des hommes se vit privée, au nom de l'organisation
scientifique, du droit de choisir et même de comprendre pourquoi
sa propre expérience était niée.
L'Etat moderne actuel est à la fois l'instrument et la représentation
concrète la plus signifiante de l'idée de progrès.
Il fonde sa légitimité sur le bien fondé de
la rationalité bureaucratique et sur la nécessité
objective des méthodes de gestion des êtres humains.
Il a l'autorité pour distribuer les privilèges et
faire respecter ses modes de fonctionnement. Les luttes de pouvoir,
devenues combats pour le contrôle d'Etat, se passent sous
couvert de débat sur les divergences d'interprétation
des lois objectives du progrès. En cela. le fossé
Est/Ouest d'avant 1991 n'était pas si profond, ce qui explique
les faibles changements intervenus depuis la fin de la guerre froide.
L'expansion des multinationales et la dictature officieuse des Etats-Unis
par le biais du F.M.I. sur les régions les plus faibles du
globe n'ont pas non plus modifié en profondeur les idéologies
du progrès et de l'Etat, qui justifient les privilèges
dont jouissent les privilégiés et les irrationalités
majeures commises par les gardiens officiels de la rationalité.
Ce n'est pas un hasard si, à l'Ouest comme à l'Est,
au Nord comme au Sud, la colère et la méfiance ont
pris la forme d'un anti-étatisme profond et virulent. La
prise de conscience de l'existence d'un "Big Brother"
n'a jamais été aussi forte qu'aujourd'hui, même
si elle se traduit plus souvent par l'apathie que par une rébellion
ouverte.
Dans ce contexte, l'idée de progrès devient une idéologie
d'asservissement, souvent d'une remarquable cruauté, tolérable
parce qu'insignifiante à long terme". Le fanatisme qu'a
fréquemment fait naître cette idée n'est pas
sans évoquer le christianisme du Moyen-Age. Pour accélérer
le retour du Messie, les croisades propageaient les guerres et la
mort dans le monde extérieur, tandis qu'à l'intérieur
la Sainte Inquisition s'occupait des sceptiques et des déviants.
La vie elle-même était sacrifiée à un
nécessaire avenir. Au nom du bien de l'humanité (et
on ne peut nier son impact positif sur la civilisation européenne),
l'idée de progrès impose une vérité
finale et une histoire totalisante à l'ensemble de la race
humaine. Pour paraphraser Acton, la théorie de l'absolu corrompt
absolument.
Aujourd'hui, les limites de cette idéologie apparaissent
évidentes. Elle a gravement limité ou retardé
la compréhension d'un vaste ensemble de données qui
ne cadraient pas avec son langage: la renaissance islamiste, l'existence
de "minorité" qui sont en fait des majorité
dans nombre de populations, les régimes communistes exploiteurs,
les régimes capitalistes étouffant le développement
économique, etc... L'idée de croissance linéaire
éternelle nous a rendus aveugles à la complexité
du tissu social, aux structures différentes et parallèles
qui cohabitent sans pour autant être transitoires. Elle a
retardé la compréhension des problèmes d'écologie,
et d'autres encore. La véritable histoire humaine, qui s'étend
et se développe à partir de formes complexes, et ne
tend pas à s'universaliser et à se simplifier, était
occultée.
Comme il est fréquent quand des concepts fondamentaux cessent
d'être pertinents, ils ne sont pas nécessairement remplacés
rapidement par des concepts nouveaux. Au cours des dix dernières
années, nous avons plutôt assisté à la
démission - sous différentes formes - des intellectuels,
comme si plus rien n'était globalisable. Avec la critique
actuelle de la modernité, et son explication par les "post-modernistes"
qui veut que tout soit devenu relatif à part la relativité
elle-même, l'idée de progrès atteint une dernière
phase d'influence par sa négation même. La rhétorique
sous-jacente n'en disparaît pas pour autant, car elle sert
encore des intérêts puissants. Ceux qui condamnent
les conséquences du progrès se contentent de les fuir
à titre individuel; les "masses" poursuivent leur
vie de consommateurs de biens et de loisirs, effrayées par
d'incompréhensibles "marché globaux" et
par un "chômage global". Pendant ce temps, le coeur
de la société se vide peu à peu de tout contenu
humain.
Ceux qui veulent réagir à l'échec fondamental
d'une des théories universelles à laquelle l'humanité
a adhéré depuis deux siècles devraient commencer
par là où les premières fissures sont apparues:
le contenu humains des structures sociales et des idéologies
inébranlables, c'est-à-dire les questions de choix.
Nous connaissons tous les limitations du choix humains au sein de
la société contemporaine. Il nous faut maintenant
mieux comprendre et apprendre à utiliser les limites de ces
limitations.
Teodor Shanin *
* Teodor Shanin, d'origine russe, est professeur de sociologie à
l'Université de Manchester. Il mène actuellement des
recherches avec ses étudiants sur la vie dans les villages
russes avant et après 1917. (Article paru dans Archipel N°23,
novembre 1995)
(1) "Le mythe de l'éternel retour", Mircea Eliade.
Gallimard 1989.
(2) "La révolution copernicienne", Thomas Kuhn,
Livre de Poche, 1992.
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