Origine Reseau Sans Titre http://www.under.ch/SansTitre/Textes/Activisme/BrochureSpecialActivisme10b.html#Ideologie
Pratique et idéologie dans le mouvement de l’action
directe
'L’appel à abandonner leurs illusions sur leurs conditions
est un appel à abandonner une condition qui requiert des
illusions'
Les récentes explosions de colère (comme à
Seattle en novembre ou dans la City à Londres le 18 juin
[J18]) se sont exprimées d’une manière indigne
de leur pratique radicale. Le contenu radical de leur pratique (comme
la violence contre la police, la destruction de propriété,
le sens d’une force collective contre l’Etat) s’est
accompagné d’une image déformée du capitalisme,
qui insiste en voyant le capital comme rien de plus que les centres
financiers, les entreprises 'crapuleuses '(comme s’il y avait
des entreprises 'non crapuleuses') et de vagues organisations internationales
(comme l’OMC, le FMI, la Banque Mondiale, etc). Illes identifient
le capital avec ses apparences les plus superficielles, en manquant
de le voir dans sa totalité. D’un autre côté,
ces actions inspirent entièrement les personnes qui s’y
investissent, illes causent un trouble considérable pour
les chiens de garde de la loi et de l’ordre, et illes perturbent
la routine du business quotidien des marionnettes qui en sont la
cible. Le problème apparaît là immédiatement
: comment est-ce que le langage réformiste des manifestantEs
peut-il coexister avec leur pratique subversive?
En un sens, ces deux choses ne sont pas contradictoires. Les mouvements
ne sont jamais homogènes (dans la pratique ou la théorie)
mais sont plutôt constitués de contradictions et de
limites immédiates, qui peuvent être potentiellement
dépassées avec le développement du mouvement.
De plus, quelque soit la façon dont le langage officiel d’un
moment représente son contenu, il n’existe pas d’homogénéité
: les personnes qui pratiquent des réappropriations et des
actes violents de désordre ne sont pas nécessairement
les mêmes qui établissent l’idéologie
qui sous-tend les actions. En même temps, contrairement aux
apparences, il n’y a rien de fondamentalement contradictoire
entre avoir le désir de détruire le monde existant
et ses vitrines, et avoir des idées erronées sur ce
même monde. L’histoire du mouvement révolutionnaire
contre le capitalisme est rempli d’exemples de telles tendances.
Mais l’explication ci-dessus se fond facilement en une forme
d’excuse problématique, spécialement lorsqu'elle
est utilisée pour éluder toute critique radicale de
ces luttes. Dans nos deux numéros précédents,
nous avons porté ce qui a ensuite été qualifié
d’attaques sévères et injustes sur la théorie
exprimée lors des événements qui se sont déroulés
le 18 juin. Nous avons été principalement attaquéEs
pour avoir été trop expéditiVes, arroganTes
et 'idéalistes' à propos du J18. Certaines de ces
critiques étaient justes. Notre analyse était en fait
concentrée sur l’idéologie exprimée par
le mouvement et pas sur son contenu réel. Il serait certainement
plus exact et plus complet de regarder vers l’histoire du
mouvement qui a inspiré les actions comme le J18 et d’avoir
une approche plus radicale de ses limites.
Cependant, et sans entrer dans l’argumentation sur les limites
de notre critique par rapport à la pratique et au mouvement
lui-même (après tout, nous l’avions écrite
avant le J18, et nous ne pouvions pas savoir exactement comment
cela se déroulerait), cette critique a depuis été
largement confirmée. Au regard des expressions radicales,
comme les actions du J18 et de 'la bataille de Seattle'Y, la plupart
de ces critiques finissent par écarter toute critique sur
l’idéologie du mouvement, c’est-à-dire
une partie de son contenu. Dans leur tentative de réagir
contre notre critique, le résultat final est plutôt
une approche a-critique de ses expressions réformistes et
réactionnaires de ce mouvement. Il ne s’agit pas de
lui trouver des excuses. La critique radicale n’a pas pour
objet d’échanger des compliments mais plutôt
de regarder les limites de mouvements qui proclament leur anti-capitalisme,
et de contribuer à leur développement. L’objectif
de suraccentuer les côtés 'séduisants et inspirés'
est bien mieux rempli par les différentes conférences
et réunions de l’action directe, dont l’unique
objet semble être ceci : de grandes doses d’auto-assurance
et l’absence d’esprit critique.
Le mouvement de l’action directe a d’abord émergé
avec les luttes contre les routes au début des années
90. En développant une réponse aux tentatives d’adaptation
des besoins émergeants du capital sous forme de schémas
ambitieux de constructions routières, le mouvement anti-routes
était une lutte à la fois ancienne (une réminiscence
des tentatives paysannes de résister à l’accumulation
primitive du capital à travers des occupations de terrains)
et contemporaine (en résistant aux besoins du développement
capitaliste dans les pays avancés — Europe de l’Ouest).
Malgré ses incohérences et des dissensions internes,
le mouvement anti-routes a exprimé un côté de
la lutte des classes. Il l’a fait en attaquant (la théorie)
l’idéologie du progrès capitaliste, et en résistant
(la pratique) aux tentatives d’accentuer la séparation
entre les genTes et leur environnement immédiat, ceci par
sa transformation en espace mort dont l’unique objet est de
faciliter la dictature de l’économie. Pour celleux
qui prennent part à ces luttes, le potentiel pour dépasser
ses limites immédiates fut visible — et pour beaucoup,
ceci fut réalisé. Le progrès scientifique$,
le filtre idéologique de la justification de la modernisation
capitaliste, a été dénoncé comme plongeant
ses racines dans les intérêts du capital. La démocratie,
la puissante idéologie du capital y fut (en pratique du moins)
rejetée et remplacée par l’action collective.
Beaucoup de plans apparemment sans fin pour créer des autoroutes
ont été grandement retardés et, dans certains
cas, abandonnés.
Dans son processus de développement, le mouvement anti-routes
a créé une communauté de lutte contre le capital
et l’état, mais — comme on peut l’observer
aujourd’hui — il s’agissait uniquement d’une
petite île dans le désert capitaliste. Aussi inspirées
et créatives qu’aient pu être les communautés
de lutte du mouvement anti-routes, elles furent basées de
façon problématique sur les limites du mouvement écologiste
(sans parler de la 'sous-culture' et du mode de vieJ). Même
si des liens positifs furent tissés dans certains cas avec
la population locale, ils n’ont jamais essayé de dépasser
la nécessité immédiate et de se diriger vers
la création d’une base à long terme pour les
luttes anti-capitalistes.
Malgré sa relation antagonique avec la modernisation capitaliste,
le mouvement anti-routes fut incapable de briser son isolement et
de se transformer en un mouvement généralisé
qui aurait pu relier le mouvement écologique (en dépassant
son réformisme inhérent) au mouvement général
contre le capital dans son ensemble. Comme c’est habituellement
le cas avec les mouvements qui échouent à formuler
leur critique historique, le mouvement de l’action directe
est aujourd’hui incapable de comprendre que ses fondations
reposent sur le résultat aliéné des luttes
qui ne tentent jamais de contester la réalité capitaliste
dans son ensemble. Basé sur le cadavre de la 'sous-culture'
et d’un style de vie, le mouvement de l’action directe
est en train de rajeunir des idéologies qui étaient
déjà fausses lorsqu’elles sont apparues pour
la première fois. Il échoue à comprendre ses
contradictions intrinsèques, en remplaçant la critique
par un enthousiasme — presque — incompréhensible.
Les genTes ont essayé de surmonter les problèmes
arrivant dans le milieu de l’action directe en déclarant
qu’il s’agissait principalement d’un problème
de rapport entre théorie et pratique. Les deux ne sont bien
sûr pas séparées. Quiconque déclare que
les interventions 'théoriques' sont inférieures à
celles qui relèvent de la 'pratique' est soit stupide, soit
paternaliste. Les deux se complètent ou sont toutes deux
utiles. Donner une priorité à l’une sur l’autre
revient tout simplement à diviser notre lutte contre le capital
et à justifier la division du travail existante, qui donne
une raison d’être aux nombreux 'révolutionnaires
professionnelLes'. Les problèmes rencontrés par le
milieu de l’action directe ne sont pas, à cet égard,
le résultat d’une contradiction entre théorie
et pratique. La pratique et la théorie du mouvement de l’action
directe sont toutes deux les reflets de la situation présente,
qui est d’abord caractérisée par l’absence
d’un vaste mouvement de contestation de la normalité
capitaliste. Avec un tel environnement, il n’est pas surprenant
que le mouvement de l’action directe semble bloqué
dans ses contradictions.
La tendance, spécifiquement dans les périodes non-révolutionnaires,
est d’applaudir à toute confrontation violente entre
les prolétaires et l’Etat. Et si cela est justifié
d’une certaine façon, c’est aussi pour beaucoup
d’entre nous un échappatoire à une vie organisée
dans la routine qui n’offre rien de bien intéressant.
Cependant, cette tendance porte en elle le danger de fétichiser
des expressions incomplètes de notre lutte et ainsi de perpétuer
leur existence de façon incomplète. Organiser des
'journées contre le capitalisme', même si c’est
en soi une avancée dans le supermarché des problèmes
partiels contre lesquels une grande partie du mouvement de l’action
directe est impliqué, n’est rien d’autre que
l’expression de notre incapacité à attaquer
le capital à ses racines de façon systématique.
Le capital est une relation sociale, et porter notre lutte contre
lui, c’est la centrer sur notre vie quotidienne ou ça
n’est rien. Le seul usage des 'journées contre le capitalisme'
est qu’elles offrent une chance à beaucoup d’entre
nous de se rencontrer en dehors des structures politiques et d’exprimer
collectivement notre dégoût du monde existantF. Mais
c’est bien tout. Même si cela peut être positif,
cela ne signale en tout cas pas en soi l’émergence
d’un 'mouvement anti-capitaliste'.
Le mouvement qui a existé autour d’événements
comme le J18 et Seattle est largement déconnecté des
luttes existantes contre l’offensive que mène le capital
contre nousV. Bien que le milieu de l’action directe ait repris
le terme d’'anti-capitalisme', et bien que cela puisse être
d’une certaine façon une avancée, c’est
un lieu de commun de dire que le capitalisme est essentiellement
un système de production. Aucune des actions 'séduisantes
et inspirées'W qui se sont placées sous la bannière
de l’anti-capitalisme n’ont été le moins
du monde centrées sur le processus de production. A la place,
le centre d’intérêt fut le capital financier,
les institutions monétaires internationales et l’opposition
illusoire entre 'commerce libre' et 'commerce équitable'.
Les 'cibles' que le milieu de l’action directe avait choisies
ainsi, représentaient les mécanismes du capital pour
réguler des décisions déjà prises au
niveau du processus de production.
Nous ne sommes pas, comme nous l’avions déjà
précisé, en train de fétichiser l’usine.
La production ne se situe pas que dans les usines. Cependant, l’'anti-capitalisme'
n’est pas une idée que les genTes peuvent prendre en
passant, mais une tendance, un mouvement surgissant de nos conditions
sociales (la première d’entre elles est notre rapport
au travail) qui vise à détruire le capital dans son
ensemble. Quelle que soit l’importance du capital financier
ou du FMI, une attaque partielle contre le capital ne peut avoir
que des résultats partiels. Et les 'révolutions' à
moitié faites ne font que creuser leur propre tombe.
En échouant à identifier des situations 'séduisantes
et inspirées' à l’extérieur des siennes
propres, le mouvement de l’action directe se tient aux marges
des antagonismes sociaux. La plupart de ses préoccupations
n’émergent pas de conditions sociales immédiates
mais sont dans de nombreux cas le résultat de considérations
essentiellement morales qui accompagnent un mode de vie spécifique.
Nous assistons ainsi au spectacle bizarre d’activistes de
l’action directe en train de choisir à quelles luttes
prendre part, un reste du background de l’action directe conçue
comme un supermarché des problèmes partiels. Le refus
qu’ont certainEs à prendre part à des luttes
dont le dénominateur commun minimal n’est pas d’être
'séduisantes et inspirées', montre simplement qu’illes
vivent en fait dans une 'zone de confort politique' (au moins dans
leurs têtes) au sein de laquelle nous aurions le luxe de décider
quelle partie de la totalité nous allons attaquer, si possible
une différente chaque jour.
Ce qui n’était d’habitude qu’un danger
potentiel avec la création d’une classe séparée
de 'révolutionnaires', avec une position de spécialistes
dans les luttes subversives, est maintenant devenu une réalité
dans le mouvement de l’action directe. Le rôle de militantE
est devenu le spectacle dominant dans le mouvement de l’action
directe, ce dont ce dernier est conscient. Le rôle de militantE
a été correctement discrédité ailleursX,
ce n’est donc pas la peine d’y revenir. Il est toutefois
intéressant de remarquer le développement d’un
fétichisme bizarre de la violence dans la partie radicale
du milieu de l’action directe. Même s’il est important
d’attaquer les éléments pacifistes et d’exposer
leur réformisme^, il s’est produit une glorification
d’une violence qui semble détachée de la réalité
sociale qui l’a produite.
'La conception matérialiste de la violence exclut toute
position de principe, aussi bien en faveur de ces méthodes
que contre elles. Cette conception ne signifie pas qu’il faille
en revenir aux principes de la société bourgeoise
plutôt que de transformer la violence en un bien absolu, car
elle ne la condamne pas non plus comme un mal absolu '(Barrot).
Plus le capital essaie d’étendre sa domination sur
nos vies, plus notre besoin de communauté s’intensifie.
Cela se reflète dans chaque lutte contre le capital, qui
est — c’est le plus important — notre tentative
de se connecter avec d’autres personnes et de transcender
l’isolement qui nous est imposé. A présent,
le danger de créer une pseudo-communauté est évident.
En accord avec l’adoption non-critique du rôle de militantE,
le mouvement de l’action directe a tenté de lutter
contre l’isolement en créant une pseudo-communauté
d’activistes, séparée du reste des 'genTes normaLaux',
celle qui possède une conscience révolutionnaire claire
que les genTes attendent simplement de recevoir. Comme une famille
bourgeoise mesquine, le mouvement de l’action directe se voit
comme le centre du monde et se pense en tant que communauté,
recherchant à se créer comme telle à chaque
occasion. Cette communauté illusoire est fortement soutenue
par des 'sessions' permanentes d’auto-assurance, au cours
desquelles la suprématie du milieu de l’action directe
est adroitement démontrée. C’est généralement
fait en comparaison avec les 'gauchistes ennuyeuxEs', auxquelles
le mouvement de l’action directe s’oppose en tant que
militantEs éclairéEs.
Il est évident que les gauchistes sont ennuyeuxEs et que
leurs idées sur l’action ne sont ni imaginatives ni
inspirées, mais ce n’est pas vraiment le problème.
Cette opposition échoue à les montrer pour ce qu’illes
sont réellement, c’est-à-dire des organisations
capitalistes. A la place, la critique bien-intentionnée s’égare
et se termine en suggérant que le principal problème
des gauchistes est leur manque d’imagination ! Il devient
évident que cette 'critique' des organisations gauchistes
a pour objectif plus direct de rassurer les activistes de l’action
directe comme les seulEs révolutionnaires plutôt que
de présenter la fonction contre-révolutionnaire des
gauchistes. Il est surprenant de voir combien les anarchistes considèrent
comme une part intégrale de leur identité d’attaquer
en permanence les trotskystes, ce qui pourrait être fait simplement
en pointant la structure hiérarchique de leur parti, ceci
accompagné par la nécessaire dénonciation de
toute autorité. Pourtant, même cette critique serait
utile, si seulement illes l’adressaient contre le mouvement
de l’action directe lui-même, dont la structure, bien
que plus fluide, contient aussi des tendances à la hiérarchie.
De façon similaire à la conception léniniste
du parti d’avant-garde qu’il méprise tant, le
milieu de l’action directe partage nombre de ses caractéristiques.
L’idée que les 'genTes normaLaux' ont seulement besoin
d’être en contact avec leurs idées pour devenir
révolutionnaires, le ton pédagogue de leurs apparitions
publiques (du 'festival d’idées anarchistes' au 'journal
détourné qui explique l’anarchie'), l’idée
générale que la révolution viendra lorsque
les 'genTes normaLaux' seront réuniEs et influencéEs
par la 'conscience révolutionnaire' dont le milieu de l’action
directe est rempli. En même temps, les partis gauchistes se
font cracher dessus à chaque occasion à cause de leur
'avant-gardisme'.
En termes d’organisation, malgré la proclamation que
le milieu de l’action directe est structuré de façon
'autonome' et non-hiérarchique, la convention implicite est
que des événements comme le 18 juin à Londres
ou Seattle n’auraient jamais pu arriver s’ils n’avaient
pas été proprement organisés. Sans même
prendre en compte la rhétorique anti-hiérarchiquea,
ce fait prouve encore une fois la séparation entre 'les activistes
professionnelLes' et les 'genTes normaLaux'. De cette manière,
le Réseau d’action directe 'non-hiérarchique'
à l’origine des événements de Seattle
fut capable d’imposer une série de règlements
et des manuels à celleux qui souhaitaient prendre part aux
actions 'anti-capitalistes 'préparées contre la conférence
de l’OMC — contre laquelle la plupart des objections
concernaient le contenu de ses principes sans remettre en cause
la notion de principe en soi — ; pendant ce temps, les anarchistes
'anti-autoritaires' à l’origine des préparations
du 1er mai ont adopté des 'principes 'similaires et des règlements
afin d’exclure les trotskystes hiérarchiquesb. L’illusion
que la hiérarchie peut être abolie avec l’adoption
de principes 'anti-hiérarchiques' montre qu’illes ont
(tout comme le mouvement de l’action directe) une conception
idéologique de la hiérarchie, en refusant de la voir
comme un problème à dépasser par le développement
de notre lutte.
Une partie de l’idéologie 'anti-mondialisation' du
mouvement de l’action directe est la focalisation sur ses
conséquences sur les pays 'sous-développés',
focalisation dont l’un des effets est un soutien dénué
de critiques aux mouvements de libération dans le tiers-monde,
une pratique réminiscente du babillage léniniste.
La lutte des Zapatistes au Mexique, des paysans sans-terre au Brésil,
des guérillas maoïstes au Tibet, etc ont toutes reçues
un soutien enthousiaste et sans critique, justifié par l’argument
qu’à 'nous', en tant qu’occidentaLaux qui vivons
dans une 'zone de confort politique', il nous était impossible
de critiquer la lutte de genTes dont les expériences et la
lutte sont ce qu’elles sont, si loin de notre 'zone' d’où
on ne peut 'comprendre'. Mais en fait, ces luttes ne nous touchent
que dans la mesure où nous pouvons apprendre d’elles
et les relier à nos propres luttes. En cherchant un dénominateur
commun minimum entre les différentes luttes dans diverses
parties du monde, le milieu de l’action directe ignore le
contenu de ces mouvements, et tente de créer le spectacle
de l’unité. Le fait, par exemple, que les Zapatistes
parlent d’unité nationale ou de société
civile, ou que les guérillas maoïstes sont (simplement)
maoïstes est évidement irrecevable pour les militantEs
de l’action directe. A la place, illes se focalisent sur les
éléments spectaculaires de ces luttes (des genTes
en passe-montagnes et des pistolets assortis à la dernière
mode guérillero). Toute critique radicale de leur contenu
leur est superflu.
La séparation entre pays développés et sous-développés,
entre des 'zones de confort politique' et des luttes de libération
nationale du tiers-monde immunisées de toute critique radicale
grâce à leur spectacle 'révolutionnaire', est
de loin le plus gros paquet de conneries qui sort du milieu de l’action
directe. Bizarrement, il y a vingt ans, les révolutionnaires
n’auraient pas eu la moindre hésitation à discréditer
n’importe quelles conneries comme étant léninistes.
Aujourd’hui, tout se justifie si c’est adapté
au récipient : sexy, inspiré ou exotique.
Au milieu de l’enthousiasme ou de la grandeur, le mouvement
de l’action directe voit un mouvement anti-capitaliste croissant
partout. Cette illusion les empêche de reconnaître que,
dans sa forme actuelle, le mouvement de l’action directe ne
va nulle part.
Undercurrent
Brighton and Hove Unemployed Worker’s Centre
4 Crestway parade — Hollingdean — Brighton — BN1
7BL — Royaume-Uni
Ce texte, traduit de l’anglais par C.C. pour cette brochure,
est paru dans Undercurrent n°8, avril/mai 2000, http://www.snpc.co.uk/undercurrent/
Disponible en français (avec ses rapports de genre) sur
http://cettesemaine.free.fr
Abandonnez l'activisme !
Un des problèmes apparu lors de la journée d’action
du 18 juin 99 a été l’adoption d’une mentalité
d’activiste. Ce problème est devenu particulièrement
évident avec ce 18 juin précisément parce que
les personnes qui se sont investies dans son organisation et celles
qui ont participé à cette journée ont essayé
de repousser ces limites. Ce texte n’est pas une critique
sur des personnes investies — mais plutôt une occasion
qui inspire des réflexions sur les enjeux auxquels nous sommes
confrontéEs si nous voulons sérieusement en finir
avec le mode de production capitaliste.
ExpertEs
Par 'mentalité d’activiste', je veux désigner
les genTes qui se considèrent elleux-mêmes d’abord
comme activistes et comme appartenant à une large communauté
d’activistes. L’activiste s’identifie à
ses actions et les conçoit comme le rôle qu’ille
doit jouer dans la vie, comme un travail ou une carrière.
De même, certainEs s’identifient à leur travail
comme médecinE ou enseignantE, cela devient une part essentielle
de leur image de soi au lieu d’être seulement quelque
chose qu’il leur arrive de faire.
L’activiste est unE spécialiste ou unE expertE du
changement social. Se considérer comme activiste signifie
se considérer comme privilégiéE ou plus avancéE
que les autres dans l’appréciation du besoin de changement
social et de la manière d’y parvenir; se considérer
comme l’avant-garde de la lutte concrète pour créer
ce changement.
L’activisme, comme tout rôle d’expertE, est basé
sur la division du travail — c’est une tâche séparée
et spécialisée. La division du travail est le fondement
de la société de classes, la division fondamentale
étant celle entre le travail manuel et le travail intellectuel.
La division du travail est par exemple présente dans la médecine
et l’éducation : guérir et élever des
enfantEs, au lieu d’être des savoirs communs et des
tâches auxquelles chacunE participe, deviennent la propriété
spécialisée de médecinEs et d’enseignantEs
— des expertEs sur lesquelles nous devons nous reposer et
qui effectuent ces choses pour nous. Les expertEs gardent jalousement
les capacités qu’illes ont et les mystifient; Cela
maintient les genTes séparéEs et dépossédéEs
de leur pouvoir, tout en renforçant la société
de classes hiérarchisée.
La division du travail implique qu’une personne endosse un
rôle et que beaucoup d’autres lui délèguent
leur responsabilité. Une séparation des tâches
signifie que d’autres vont cultiver votre nourriture, fabriquer
vos habits et vous procurer de l’électricité
pendant que vous vous occupez de réaliser le changement social.
L’activiste, en tant qu’expertE du changement social,
présume que les autres genTes ne font rien pour changer leurs
vies et ainsi se sent un devoir ou une responsabilité de
le faire à leur place. Les activistes pensent qu’illes
compensent le manque d’activité des autres.
Nous définir comme activistes signifie définir 'nos'
actions comme celles qui vont amener le changement social, en faisant
l’impasse sur l’activité de milliers et de milliers
d’autres non-activistes. L’activisme est basé
sur la fausse conception qu’il n’y a que les activistes
qui produisent le changement social — alors que bien sûr
la lutte des classes se produit tout le temps.
Forme et contenu
La tension entre la forme d’ 'activisme' dans laquelle notre
activité politique apparaît et son contenu toujours
plus radical s’est développée seulement durant
ces quelques dernières années. Le background de beaucoup
de genTes impliquéEs dans le 18 juin est d’être
des 'activistes' qui font des 'campagnes' sur des 'thèmes'.
La scène activiste s’est transformée ces dernières
années; beaucoup de genTes sont passéEs de campagnes
sectorielles contre les entreprises ou des développements
spécifiques à une perspective anticapitaliste plus
floue. Ainsi, le contenu de l’activisme a changé, mais
pas sa forme. Au lieu d’attaquer Monsanto et d’occuper
leurs quartiers généraux, nous regardons maintenant
au-delà de la facette isolée du capital représentée
par Monsanto et développons une 'campagne' contre le capitalisme.
Et que peut-on occuper de mieux que ce qui est perçu comme
le quartier général du capitalisme — la City
?
Nos méthodes sont toujours les mêmes, comme si nous
attaquions une entreprise ou un développement spécifique,
alors que le capitalisme n’est plus du tout du même
type et que les moyens par lesquels on pourrait faire tomber une
compagnie spécifique ne sont pas du tout les mêmes
que ceux par lesquels on pourrait faire tomber le capitalisme. Par
exemple, en menant de vigoureuses campagnes pour les droits des
animaLaux, les activistes ont réussi à ruiner à
la fois les éleveurEuses de chienNes Consort et les éleveurEuses
de chatTes Hillgrave Farm. Leurs business ont été
ruinés et illes ont été mis en liquidation
judiciaire. De même, la campagne soutenue contre Huntingdon
Life Sciences, des partisanEs convaincuEs de la vivisection, a réussi
à réduire le prix de leur action de 33 %, mais l’entreprise
vient de réussir à survivre en lançant une
campagne de relations publiques désepérée à
la Bourse pour remonter les cours1. L’activisme peut ruiner
une entreprise avec beaucoup de succès, mais détruire
le capitalisme requiert beaucoup plus que de simplement étendre
ce genre de méthode à chaque entreprise dans chaque
secteur. De même, lorsque les activistes des droits des animaLaux
prennent pour cible les boucheries, le seul résultat direct
est probablement d’aider les supermarchés à
faire fermer toutes les petites boucheries, ce qui renforce le processus
de compétition et de 'sélection naturelle' du marché.
Ainsi, les activistes parviennent souvent à détruire
un petit commerce, mais renforcent en même temps globalement
le capital.
La même chose s’applique à l’activisme
contre les routes. Les luttes à grande échelle contre
les routes ont créé des débouchés pour
tout un nouveau secteur du capitalisme — la sécurité,
la surveillance, des expertEs, des tunnelierEs et des grimpeurEuses,
des consultantEs. Nous sommes maintenant un 'risque du marché'
parmi d’autres à prendre en compte pour conclure un
contrat de route. Nous avons peut-être renforcé la
loi du marché, en forçant les entreprises les plus
faibles à abandonner le marché. La consultante Amanda
Webster affirme : 'Les mouvements de protestation vont fournir des
avantages de marché aux entreprises qui peuvent efficacement
les maîtriser'2. A nouveau, l’activisme peut mettre
en faillite un commerce ou stopper une route, mais le capitalisme
continue, plus fort qu’auparavant.
Ces choses sont certainement une indication, si besoin est, de
ce qu’attaquer le capitalisme ne requiert pas seulement un
changement quantitatif (plus d’actions, plus d’activistes),
mais surtout un changement qualitatif (nous devons découvrir
des manières plus efficaces d’agir). Il semble que
nous n’avons qu’une très petite idée de
ce que requiert en fait la destruction du capitalisme. Comme s’il
suffisait de parvenir à une sorte de masse critique d’activistes
occupant des bureaux pour avoir une révolution...
La forme de l’activisme a été conservée
alors que le contenu de son activité s’est transformé
au-delà de la forme qui le contenait. Nous continuons à
penser en termes d’ 'activistes' faisant une 'campagne' sur
un 'thème', et parce que nous sommes des activistes pratiquant
l' 'action directe', nous allons 'faire une action' contre notre
cible. La méthode de campagne contre des développements
spécifiques ou des entreprises isolées a été
transplantée telle quelle sur ce nouvel objet qu’est
l’attaque du capitalisme. Nous tentons d’attaquer le
capitalisme et de conceptualiser ce que nous faisons dans des termes
complètement inappropriés, en utilisant des méthodes
qui sont celles du réformisme libéral. On a ainsi
le spectacle bizarre de 'faire une action' contre le capitalisme
— une pratique profondément inadéquate.
Rôles
Le rôle de l’ 'activiste' est un rôle que nous
adoptons tout comme celui duLa policierE, duLa parentE ou duLa prêtreSse
— une forme psychologique étrange que nous utilisons
pour nous définir et pour définir notre relation à
l’autre. L’ 'activiste' est unE spécialiste ou
unE expertE en changement social — plus nous nous accrochons
à ce rôle et à la notion de ce que nous sommes,
plus nous empêchons en fait le changement que nous désirons.
Une vraie révolution impliquera de s’extraire de tous
les rôles préconçus et de détruire tous
les spécialismes — la réappropriation de nos
vies. L’acte de la révolution est la prise de contrôle
de nos propres destinées ; il impliquera la création
de nouvellAux individuEs et de nouvelles formes d’interaction
et de communautés. Les 'expertEs' en tous genres ne peuvent
que l’empêcher.
L’Internationale Situationniste a développé
une critique stricte des rôles et en particulier du rôle
du militantE. La critique des situationnistes était surtout
dirigée contre les idéologies de gauche et social-démocrates
parce que c’était ce à quoi illes étaient
principalement confrontéEs. Bien que ces formes d’aliénation
existent toujours, nous sommes, dans notre milieu particulier, plus
souvent confrontéEs à l’activiste libéralE
qu’alau militantE gauchiste. Illes partagent toutefois beaucoup
de traits en commun (ce qui bien sûr n’est pas étonnant).
Le situationniste Raoul Vaneigem définit ainsi les rôles
: 'Les stéréotypes sont les images dominantes d’une
période... le stéréotype est le modèle
du rôle; le rôle est un comportement modèle.
La répétition d’une attitude crée un
rôle'. Jouer un rôle signifie cultiver une apparence
en négligeant toute authenticité: 'Nous succombons
à la séduction d’attitudes empruntées'.
En tant que joueurEuses de rôles, nous résidons dans
l’inauthenticité — en réduisant nos vies
à une suite de clichés — 'transformant notre
journée en une suite de poses choisies plus ou moins inconsciemment
parmi la gamme des stéréotypes dominants'3. Ce processus
a été à l’œuvre depuis le tout début
du mouvement contre les routes. A Twyford Down après Yellow
Wednesday en décembre 1992, la presse et la couverture médiatique
se sont focaliséees sur la tribu Dongas et l’aspect
contre-culture dreadlocks des protestations. C’était
certainement à l’origine l’élément
prédominant — il y avait par exemple un important groupe
de nomades lors de l’évacuation4. Mais les genTes attiréEs
à Twyford par la couverture médiatique pensaient que
touTes celleux qui étaient là- bas avaient des dreadlocks.
La couverture médiatique a eu pour effet d’éloigner
les genTes 'ordinaires', et plus de genTes du style contre-culture
dreadlocks sont venuEs, réduisant ainsi la diversité
des protestataires. Plus récemment, une chose similaire s’est
produite quand les genTes attiréEs sur les lieux de protestations
par la médiatisation de Swampy qu’illes avaient vu
à la télévision commencèrent à
reproduire dans leurs propres vies les attitudes présentées
par les médias comme étant caractéristiques
du rôle de 'guerrierE écologiste'5.
'Tout comme la passivité duLa consommateurIce est une passivité
active, de même la passivité duLa spectateurIce repose
dans sa capacité à assimiler des rôles et à
les jouer en accord avec les normes officielles. La répétition
des images et des stéréotypes offre une panoplie de
modèles dans laquelle chacunE est supposéE choisir
un rôle'~. Le rôle duLa militantE ou de l’activiste
n’est que l’un de ces rôles, et c’est en
cela qu’ille est conservateurIce malgré toute la rhétorique
révolutionnaire qui l’accompagne.
L’activité prétendument révolutionnaire
de l’activiste est une routine terne et stérile —
une constante répétition de quelques actions sans
potentialité de changement. Les activistes résisteraient
probablement au changement s’il se produisait parce qu’il
briserait les certitudes faciles de leurs rôles et la jolie
petite niche qu’illes se sont creusée pour elleux-mêmes.
Comme les chefFes syndicaLaux, les activistes sont d’éternelLes
représentantEs et médiateurIces. Tout comme les dirigeantEs
syndicaLaux qui seraient contre les travailleurEuses victorieuXes
dans leur lutte parce que cela les priverait de leurs fonctions,
le rôle de l’activiste est menacé par le changement.
En effet, la révolution, ou même n’importe quel
mouvement réel dans cette direction, troublerait profondément
les activistes en les privant de leur rôle. Si 'toutE unE
chacunE' devient révolutionnaire, alors vous n’êtes
plus si spéciaLaux, n’est-ce pas ?
Pourquoi nous comportons-nous comme des activistes? Seulement parce
que c’est l’option facile des lâches? Il est facile
de tomber dans le rôle de l’activiste parce qu’il
convient à cette société et ne la défie
pas — l’activisme est une forme acceptée de divergence.
Même si comme activistes nous faisons des choses qui ne sont
pas acceptées ou illégales, la forme même de
l’activisme, par sa similitude avec un emploi, s’ajuste
à notre psychologie et à notre éducation. Elle
est attirante précisément parce qu’elle n’est
pas révolutionnaire.
Nous n’avons plus besoin de martyrEs
La clé de compréhension du rôle duLa militantE
et de celui de l’activiste est le sacrifice de soi —
le sacrifice de soi à 'la cause' qui est perçue comme
étant séparée du soi. Cela n’a bien entendu
rien à voir avec la vraie activité duLa révolutionnaire
qui est la saisie du soi. Lae martyrE révolutionnaire va
de pair avec l’identification d’une cause séparée
de sa propre vie — une action contre le capitalisme qui identifie
le capitalisme comme étant 'là-bas' dans la City est
une erreur fondamentale — le pouvoir réel du capitalisme
est ici même dans nos vies quotidiennes — nous recréons
son pouvoir chaque jour car le capital n’est pas une chose
mais une relation sociale entre des genTes (et donc entre des classes)
médiatisée par les choses.
Bien sûr, je ne suis pas en train de suggérer que
chaque personne impliquée dans l’action du 18 juin
adopte ce rôle et le sacrifice de soi qui l’accompagne
avec la même intensité. Comme je l’ai dit tout
à l’heure, le problème de l’activisme
est apparu de manière particulièrement criante dans
l’action du 18 juin précisément parce que c’était
une tentative de sortir de ces rôles et de nos pratiques habituelles.
La plupart de ce qui est souligné ici est un 'scénario
du pire', de ce à quoi peut conduire le rôle de l’activiste.
Dans quelles proportions nous pouvons reconnaître ceci dans
notre propre mouvement nous donnera une indication sur la quantité
de travail qu’il reste à faire.
L’activiste rend la politique terne et stérile et
en éloigne les genTes, mais jouer ce rôle détruit
aussi l’activiste lui-même. Le rôle de l’activiste
crée une séparation entre les fins et les moyens :
le sacrifice de soi signifie créer une division entre la
révolution comme amour et joie dans le futur mais devoir
et routine maintenant. L’activisme dans sa globalité
est dominé par la culpabilité et le devoir parce que
l’activiste ne se bat pas pour lui-même mais pour une
cause séparée : 'Toutes les ‘causes’ sont
également inhumaines'¡.
En tant qu’activiste, vous devez nier vos propres désirs
parce que votre activité politique est définie de
telle sorte que ces choses ne sont pas considérées
comme 'politiques'. Vous mettez la 'politique' dans une boîte
séparée du reste de votre vie — c’est
comme un travail... vous faites de la politique de 9 heures à
17 heures puis vous rentrez à la maison pour faire autre
chose. Parce qu’elle est dans cette boîte séparée,
la 'politique' existe sans être gênée par aucune
considération pratique d’efficacité. L’activiste
se sent obligéE de constamment s’attacher à
la vieille routine sans penser, incapable de s’arrêter
ou d’examiner, le principal étant que l’activiste
soit toujours occupéE et assouvisse sa culpabilité
en se frappant la tête contre un mur de briques si nécessaire.
Savoir quand s’arrêter et attendre peut faire partie
de l’activité révolutionnaire. Il peut être
important de savoir comment et quand faire grève pour le
maximum d’efficacité, mais aussi comment et quand NE
PAS faire grève. Les activistes ont cette attitude du 'nous
devons faire quelque chose MAINTENANT!' qui semble nourrie par la
culpabilité. Ceci n’est pas du tout tactique.
Le sacrifice de soi duLa militantE ou de l’activiste est
reflété dans son pouvoir sur les autres en tant qu’expertE
— comme en religion, il y a une sorte de hiérarchie
de la souffrance et de la droiture. L’activiste prend du pouvoir
sur les autres en vertu de son haut degré de souffrance (les
groupes activistes 'non hiérarchisés' forment de fait
une 'dictature des plus impliquéEs'). L’activiste utilise
la cœrcition morale et la culpabilité pour régir
ceLeux qui sont moins expérimentéEs dans la théologie
de la souffrance. Leur propre subordination va de pair avec la subordination
des autres — touTes esclaves de 'la cause'. Les politicienNes
qui se sacrifient forcent leur propre vie et leur volonté
de vivre — cela génère une amertume et une antipathie
à la vie qui est ensuite tournée vers l’extérieur
pour flétrir le reste. Illes sont 'les grands contempteurEuses
de la vie... les partisanEs du sacrifice de soi absolu... leurs
vies tordues par leur monstrueux ascétisme...'§. Nous
pouvons voir cela dans notre propre mouvement, par exemple sur les
lieux occupés, dans l’antagonisme entre le désir
de s’asseoir et de prendre du bon temps versus l’éthique
coupable du type travail de construction/fortification/barricadage,
et dans la passion quelque fois excessive avec laquelle les 'déjeuners
en ville' sont dénoncés. Lae martyrE qui se sacrifie
ellui-même est offenséE et outragéE quand ille
en voit d’autres qui ne se sacrifient pas. De même,
quand l’'honnête travailleurEuse' attaque lae petitE
voleurEuse ou lae vagabondE avec une telle haine, nous savons que
c’est en fait parce qu’ille hait son travail et le martyre
qu’ille a fait de sa vie, et pour cela déteste voir
quiconque échapper à ce destin, quiconque s’amuser
alors qu’ille souffre — ille doit entraîner tout
le monde dans la boue avec ellui — une égalité
du sacrifice de soi.
Dans la vieille cosmologie religieuse, lae martyrE victorieuXe
allait au ciel. Dans la vision moderne, les martyrEs victorieuXes
peuvent aspirer à entrer dans l’histoire. Le plus grand
sacrifice de soi, la plus grande création de rôle (ou,
mieux, l’invention d’un tout nouveau rôle pour
stimuler les genTes — par exemple celui de guerrierE écologiste)
gagne une récompense dans l’histoire — le paradis
des bourgeoisEs.
La vieille gauche était assez franche dans son appel au
sacrifice héroïque : 'Sacrifiez-vous dans la joie, frères
et sœurs ! Pour la cause, pour l’ordre établi,
pour le parti, pour l’unité, pour la viande et les
patates !'¨. Mais tout ceci est beaucoup plus voilé ces
temps-ci : Vaneigem accuse les jeunes gauchistes radicaLaux d’
'entrer au service d’une Cause — la ‘meilleure’
des Causes. Leur temps de créativité, illes le passent
à distribuer des tracts, à coller des affiches, à
manifester, à prendre à partie lae présidentE
de l’assemblée régionale. Illes militent. Il
faut bien agir, puisque les autres pensent pour elleux' ©.
Cela résonne en nous — particulièrement l’idée
du fétichisme de l’action — les militantEs gauchistes
peuvent s’engager dans un travail sans fin parce que lae chefFe
ou gourouE a le petit nécessaire de théories, qui
est pris pour du pain béni — la 'ligne du parti'. Il
n’en est pas tout à fait de même pour les activistes
pratiquant l’action directe — l’action est fétichisée,
mais plus par aversion pour la théorie quelle qu’elle
soit.
Cet élément du rôle de l’activiste qui
s’appuie sur le sacrifice de soi et le devoir était
présent, mais pas si significatif, dans l’action du
18 juin. Ce qui pose le plus de problèmes pour nous, c’est
ce sentiment de séparation du reste des genTes 'ordinaires'
que l’activisme implique. Les genTes s’identifient à
d’étranges subcultures ou à des clans, illes
se voient en tant que 'nous' opposé au 'elleux' sous lequel
est regroupé le reste du monde.
Isolement
Le rôle d’activiste est un isolement volontaire par
rapport à touTes les genTes avec lesquelles nous devrions
communiquer. Endosser le rôle de l’activiste vous sépare
du reste du genre humain, comme quelqu’un de spécial
ou de différent. Les genTes ont tendance à penser
leur propre personne au pluriel (à qui te réfères-tu
quand tu dis 'nous'?), en se référant à une
communauté d’activistes plutôt qu’à
une classe. Par exemple, il est à la mode depuis quelque
temps dans le milieu activiste d’argumenter en faveur de 'moins
de thèmes sectoriels' et de l’importance de 'créer
des liens'. Cependant, pour la plupart, il s’agit de 'faire
des liens' avec d’autres activistes et d’autres groupes
de lutte. Le 18 juin l’a assez bien démontré,
l’idée étant de rassembler touTes les représentantEs
de toutes les différentes causes ou questions dans le même
lieu au même moment, en nous reléguant volontairement
dans le ghetto des bonnes causes.
De la même manière, les divers forums qui ont récemment
proliféré à travers tout le pays — Rebel
Alliance à Brighton, NASA à Nottingham, Riotous Assembly
à Manchester, London Underground, etc. — ont un but
similaire : amener tous les groupes activistes de la région
à parler ensemble. Je ne dénigre pas cela, c’est
un préliminaire essentiel à toute action, mais cela
devrait être reconnu comme une forme extrêmement limitée
pour 'créer des liens'. Il est aussi intéressant de
noter que ce que les groupes qui participent à ces rencontres
ont en commun, c’est d’être des groupes activistes
— ce dont ils s’occupent en fait semble être secondaire.
Il ne suffit pas de chercher à lier tous les activistes
du monde entier, pas plus qu’il ne suffit de chercher à
transformer plus de genTes en activistes. Contrairement à
ce que certainEs peuvent penser, nous ne serons pas plus proches
d’une révolution si énormément de genTes
deviennent des activistes. CertainEs semblent avoir l’étrange
idée qu’il faut que chacunE soit d’une façon
ou d’une autre convaincuE de devenir unE activiste, et alors
nous aurons une révolution. Vaneigem dit : 'La révolution
est faite chaque jour en opposition à, et malgré,
les spécialistes de la révolution'ª.
Lae militantE ou l’activiste est unE spécialiste du
changement social ou de la révolution. Lae spécialiste
recrute dans sa minuscule zone spécialisée pour augmenter
son propre pouvoir et ainsi combattre sa propre impuissance. 'Le
spécialiste... s’enrôle pour enrôler les
autres'«. Selon le principe de la pyramide, la hiérarchie
se réplique — vous êtes recrutéE et pour
ne pas être en bas de la pyramide, vous devez recruter plus
de genTes qui soient en dessous de vous, qui à leur tour
font exactement la même chose. La reproduction de la société
aliénée des rôles s’accomplit à
travers les spécialistes.
Jacques Camatte, dans son essai Sur l’organisation (1969)µ,
souligne judicieusement que les groupements politiques finissent
souvent comme des 'gangs' qui se définissent par l’exclusion
— la loyauté des membres du groupe va à ce dernier
plutôt qu’à la lutte. Sa critique s’adresse
particulièrement à la myriade de sectes gauchistes
et de groupuscules, mais s’applique aussi, bien que moins
profondément, à la mentalité activiste.
Le groupe politique ou parti se substitue au prolétariat
; sa propre survie et sa reproduction deviennent la valeur suprême
— l’activité révolutionnaire devient synonyme
de 'construire le parti' et recruter des membres. Le groupe se considère
lui-même comme l’unique détenteur de la vérité
et celleux qui sont hors du groupe sont traitéEs comme des
idiotEs devant être éduquéEs par cette avant-garde.
Au lieu d’un débat équitable entre camarades,
on obtient une séparation entre la théorie et la propagande,
où le groupe a sa propre théorie qui est presque gardée
secrète dans l’idée que les autres, les arriéréEs
mentaLaux, doivent être attiréEs dans l’organisation
par une stratégie populiste avant que la politique surgisse
devant elleux par surprise. La façon malhonnête de
traiter avec celleux qui sont hors du groupe est semblable à
un culte religieux — dans lequel on ne dit jamais en face
de quoi il s’agit.
Nous pouvons trouver des similitudes avec l’activisme, en
cela que le milieu activiste agit comme une secte gauchiste. L’activisme
dans son entier a certaines caractéristiques propres à
un 'gang'. Les gangs d’activistes peuvent souvent se révéler
être des alliances ignorant les classes sociales, et incluent
toutes sortes de réformistes libéraLaux parce qu’elleux
aussi sont des 'activistes'. Les genTes se pensent d’abord
comme activistes et leur loyauté première va à
la communauté d’activistes et non à la lutte
elle-même. Le 'gang' est une communauté illusoire qui
nous détourne de la création d’une plus large
communauté de résistance. L’essence de la critique
de Camatte est une attaque contre la création d’une
division interne/externe entre le groupe et la classe sociale. Nous
en arrivons à nous considérer comme des activistes,
en cela séparéEs et ayant des intérêts
divergents par rapport à la masse des prolétaires.
Notre activité devrait être l’expression immédiate
d’une lutte réelle et non pas l’affirmation du
caractère séparé et distinct d’un groupe
particulier. Dans les groupes marxistes, la possession de la 'théorie'
est ce qui détermine le pouvoir — c’est différent
dans le milieu activiste, mais pas si différent : le savoir,
l’expérience, les contacts, l’équipement,
etc. sont ce qui détermine le pouvoir.
L’activisme reproduit la structure de cette société
dans ses opérations : 'Quand lae rebelle commence à
croire qu’ille combat pour un bien supérieur, le principe
autoritaire revient'. Ceci n’est pas un sujet trivial, mais
est à la base des relations sociales capitalistes. Le capital
est une relation sociale entre des genTes médiatiséEs
par des choses — le principe de base de l’aliénation
est de vivre sa vie au service d’une chose qu’on a soi-même
créée. Si nous reproduisons cette structure au nom
d’une politique qui se déclare anticapitaliste, nous
avons perdu avant d’avoir commencé. On ne peut combattre
l’aliénation avec des moyens aliénés.
Une modeste proposition
La modeste proposition est que nous devrions développer
des moyens d’agir qui sont en rapport avec nos idées
radicales. Cette tâche ne sera pas facile et l’auteurEuse
de ce texte n’a pas d’aperçu plus clair que quiconque
sur la façon dont nous devrions nous y prendre. Je ne dis
pas que l’initiative du J18 aurait dû être abandonnée
ou attaquée, en fait ce fut une tentative courageuse de repousser
nos limites et de créer quelque chose de mieux que ce que
nous avons déjà. Cependant, dans ses tentatives de
rompre avec les manières antiques d’agir, elle a éclairci
les liens qui nous rattachent encore au passé. Mes critiques
de l’activisme, ci-dessus, ne s’appliquent pas toutes
au 18 juin. Mais il y a un certain paradigme de l’activisme
qui au pire inclut tout ce que j’ai souligné là,
et le 18 juin partage ce paradigme dans une certaine mesure. C’est
à chacunE de déterminer dans quelle mesure.
L’activisme est une forme en partie obligée par notre
faiblesse. Comme l’action commune menée par Reclaim
the streets et les dockerEuses de Liverpool — nous vivons
une époque dans laquelle les politiques radicales sont souvent
le produit de faiblesses mutuelles et d’isolation. Si tel
est le cas, il ne nous est peut être même pas possible
de nous débarrasser de ce rôle d’activiste. Il
se peut que dans des temps d’affaiblissement de la lutte,
celleux qui continuent à travailler à la révolution
sociale soient marginaliséEs et en viennent à être
perçuEs (et à se percevoir eux-mêmes) comme
un groupe séparé des genTes. Il est possible aussi
que ce phénomène ne puisse être inversé
que par un déferlement général de la lutte,
lorsque nous ne serons plus considéréEs comme des
freaks et des weirdos (ndt des semi-clochardEs et des marginaLaux),
nous serons l’expression des idées de toutE unE chacunE.
Cependant, pour travailler à intensifier la lutte, il sera
nécessaire de rompre avec le rôle d’activistes
dans toute la mesure du possible — d’essayer constament
de passer au-delà des frontières de nos limites et
contraintes.
Historiquement, ces mouvements qui ont réussi à déstabiliser,
supprimer ou à dépasser le capitalisme n’ont
pas tous pris la forme de l’activisme. L’activisme est
essentiellement une forme politique et une méthode d’action
adaptée à un réformisme libéral poussé
au-delà de ses propres limites et utilisé à
des fins révolutionnaires. Le rôle de l’activiste,
en soi, devrait être problématique pour touTes celleux
qui désirent la révolution sociale.
Andrew X.
SDEF ! - c/o Prior House - Tilbury Place - Brighton BN2 2GY - Royaume
Uni
Ce texte a pour titre original 'Give up activism'. Il est paru
après le carnaval anticapitaliste du 18 juin 1999 à
Londres qui a viré à l’émeute, dans une
brochure intitulée 'Reflections on J18 'éditée
en octobre 1999 par Reclaim the Street.
'Give up activism' est disponible sur: http://www.infoshop.org/octo/j18_reflections.html
Disponible en français (avec ses rapports de genre) sur
http://cettesemaine.free.fr
De la nécessité et de l'impossibilité
d’abandonner l’activisme
Pour ma part, je ne pense pas qu’il y ait une seule solution
aux problèmes sociaux mais un millier de solutions différentes
et en constante évolution, de la même manière
que l’existence sociale est différente et variée
dans le temps et l’espace.
Errico Malatesta ,1924
La révolution c’est la communisation de la société
mais ce processus est plus qu’une somme d’actions directes.
Gilles Dauvé 1973
Cet article répond aux problèmes soulevés
dans 'Abandonnez l’activisme', une critique des protestations
du J18 [18 juin 1999] écrite par Andrew X. Il a récemment
suscité de l’intérêt de ce coté-ci
de l ‘Atlantique (ndt : les USA) : l'éditeurIce des
Red and Black Notes a attiré mon attention sur cet article,
peu après qu’il ait été envoyé
sur la page web qui recueille les critiques et les infos sur le
J18. Il fut aussi réimprimé dans les dernières
Collective Action Notes•.
Il y a à mon avis deux raisons principales qui font que
l’article arrive au bon moment. La première est le
sentiment de perte de vitesse qui a résulté des actions
qui suivirent celles de Seattle, de l’A16 à Washington
[16 avril 2000, réunions du FMI et de la Banque Mondiale],
aux conventions nationales des partis démocrate et républicain,
à Philadelphie et à Los Angeles. Actuellement, on
a le sentiment que les événements de Seattle sont
peut-être en train de vieillir et de passer — et ce,
sans parler du fait que ce type d’actions est maintenant minutieusement
anticipé par l’appareil répressif de l’état
capitaliste. La deuxième raison qui est plus pertinente tient
à la formation de la fédération Anarcho-communiste
des pays du Nord-Est, NEFAC, qui opère sur le mode plus ou
moins conventionnel de l’action directe. Est-ce que les tentatives
du type NEFAC seront en mesure d’offrir quelque chose d’utile
à celleux qui sont en lutte, ou de tels efforts ne conduisent
ils qu’à l’impasse de l’activisme pour
l’activisme et au spectacle du militantisme?
Andrew X présente 'Abandonnez l’activisme', je cite,
'dans le but d’inspirer une réflexion sur les combats
qui nous attendent si nous sommes vraiment sérieuXes dans
nos intentions de nous débarrasser du mode de production
capitaliste'. C’est une tentative d’ouvrir le débat
et pas une prise de position définitive, et c’est dans
ce même esprit que je présente les remarques qui suivent.
Il est sûr que certainEs lecteurIces trouveront mes positions
ambivalentes et qu’il en résultera un sentiment de
frustration, mais j’espère que ce ne sera pas uniquement
le résultat de ma propre confusion mentale. Je pense plutôt
qu’un degré élevé d’ambivalence
et la capacité de vivre avec la tension de contradictions
apparemment insolubles est essentielle à la formulation d’un
'anti-activisme' et d’une 'anti-politique'. En bref, il me
semble qu’il nous faut considérer à la fois
la nécessité et l’impossibilité 'd’abandonner
l’activisme'.
Les limites de l’activisme
Il y beaucoup de choses intéressantes dans les critiques
d’Andrew X, et plus particulièrement les points soulevés
dans la partie forme et contenu. Dans cette partie, l’auteur
fait voir les limites de l’activisme conventionnel lorsqu’il
est appliqué en dehors du contexte d’une campagne qui
vise un problème particulier. Un tel activisme, écrit
Andrew X, est complètement inutile à la destruction
du capitalisme en tant que totalité. 'L’activisme peut
ruiner une entreprise avec beaucoup de succès, mais détruire
le capitalisme requiert beaucoup plus que de simplement étendre
ce genre de méthode à chaque entreprise dans chaque
secteur'. Autrement dit, le capitalisme ne sera pas détruit
par la simple addition quantitative d’ 'actions' ou du nombre
d’activistes, une forme de transformation qualitative est
nécessaire.
Andrew X. montre aussi comment les 'succès' de campagnes
qui visent un problème particulier sont ouvertes à
une récupération par le capitalisme. Par exemple en
aidant les dirigeantEs à imaginer de meilleures méthodes
pour étouffer l’opposition, ou en renforçant
'les règles du marché' et en poussant à la
faillite des entreprises moins puissantes. La conclusion de cette
partie mérite une citation complète :
'La forme de l’activisme a été conservée
alors que le contenu de son activité s’est transformé
au-delà de la forme qui le contenait. Nous continuons à
penser en termes d’ 'activistes' faisant une 'campagne' sur
un 'thème', et parce que nous sommes des activistes pratiquant
l’ 'action directe', nous allons 'faire une action' contre
notre cible. La méthode de campagne contre des développements
spécifiques ou des entreprises isolées a été
transplantée telle quelle sur ce nouvel objet qu’est
l’attaque du capitalisme. Nous tentons d’attaquer le
capitalisme et de conceptualiser ce que nous faisons dans des termes
complètement inappropriés, en utilisant des méthodes
qui sont celles du réformisme libéral. On a ainsi
le spectacle bizarre de 'faire une action' contre le capitalisme
— une pratique profondément inadéquate'.
Dans l’ensemble cependant, 'Abandonnez l’activisme'
est constitué d’une critique de ce que l’auteur
étiquette sous le nom de 'mentalité d’activiste'
et c’est là que se trouvent les plus grandes faiblesses
de son argumentation. A mon avis, l’activisme a à la
fois une dimension 'objective' et une dimension 'subjective', et
les deux doivent être prises en compte. Andrew X reconnaît
le coté 'objectif' de l’activisme au début de
sa critique lorsqu’il fait les remarques suivantes :
'L’activisme, comme tout rôle d’expertE, est
basé sur la division du travail — c’est une tâche
séparée et spécialisée. La division
du travail est le fondement de la société de classes,
la division fondamentale étant celle entre le travail manuel
et le travail intellectuel. La division du travail est par exemple
présente dans la médecine et l’éducation
: guérir et élever des enfantEs, au lieu d’être
des savoirs communs et des tâches auxquelles chacunE participe,
deviennent la propriété spécialisée
de médecinEs et d’enseignantEs — des expertEs
sur lesquelles nous devons nous reposer et qui effectuent ces choses
pour nous. Les expertEs gardent jalousement les capacités
qu’illes ont et les mystifient. Cela maintient les genTes
séparéEs et dépossédéEs de leur
pouvoir, tout en renforçant la société de classes
hiérarchisée'.
Cependant, après ce passage, la face objective de l’activisme
en tant que phénomène concret social et historique
est reléguée à l’arrière plan
(au moins jusqu’à ce que l’auteur s’y retrouve
à nouveau confronté dans les paragraphes de conclusion),
et la partie subjective, l’état d’esprit, les
attitudes et les croyances de 'l’individuE activiste', la
mentalité de l’activiste, se retrouvent sur le devant
de la scène.
Going Mental
L’activiste d’après Andrew X. 's’identifie
à ses actions et les conçoit comme le rôle qu’ille
doit jouer dans la vie, comme un travail ou une carrière...
cela devient une part essentielle de son image'. De l’avis
de l’auteur, cette image mentale que l’activiste a d'ellui-même
est tellement spécialisée qu’elle porte en elle
l’idée de 'se considérer comme privilégiéE
ou plus avancéE que les autres dans l’appréciation
du besoin de changement social et de la manière d’y
parvenir; se considérer comme l’avant-garde de la lutte
concrète pour créer ce changement'.
Plus loin, l’auteur écrit que le plus grand problème
auquel l’activiste doit faire face 'c’est ce sentiment
de séparation du reste des genTes 'ordinaires' que l’activisme
implique. Les genTes s’identifient à d’étranges
subcultures ou à des clans, ilLes se voient en tant que 'nous'
opposé au 'elleux' sous laequelle est regroupé le
reste du monde'. Il poursuit, 'le rôle d’activiste est
un isolement volontaire par rapport à touTes les genTes avec
lesquelles nous devrions communiquer. Endosser le rôle de
l’activiste vous sépare du reste du genre humain, comme
quelqu’unE de spécialE ou de différentE'.
L’auteur semble plus s’intéresser à comment
les individuEs activistes se voient et se représentent, qu’à
la position qu’illes occupent réellement dans la société.
Les activistes souffrent de se sentir différentEs, illes
s’identifient à des clans, leur isolement est volontaire,
ils jouent un rôle etc. Cette rhétorique continue tout
au long de la critique, et en constitue le point de vue prédominant.
Andrew X parle des conséquences de telles attitudes, comme
la tendance au recrutement intéressé, pour monter
en grade à l’intérieur du groupe, la reproduction
à l’intérieur du groupe des structures d’oppression
propres aux plus grandes sociétés, à l’isolement
des activistes de la communauté plus large des oppriméEs,
et finalement de la récupération des luttes dans des
relations sociales capitalistes. Mais vu le poids que l’auteur
accorde au coté subjectif de l’équation, ces
conséquences se comprennent comme l’effet secondaire
d’une cause première : des individuEs qui jouent de
manière stéréotypée et élitiste
le rôle d’ 'activistes'.
La faiblesse principale de la critique réside dans l’emphase
qui est mise sur le coté 'subjectif' du phénomène
social de l’activisme. Cette emphase amène une conclusion
évidente et implicite tout au long de l’argumentation
d’Andrew X : si l’activisme est une attitude mentale
ou un 'rôle', il peut être changé de la même
manière qu’il est possible de changer d’avis,
voire enlevé comme un masque ou un costume. L’auteur
nous prévient que 'plus nous nous accrochons à un
rôle et à la notion de ce que nous sommes, plus nous
empêchons en fait le changement que nous désirons'.
Les implications en sont claires : arrêtons de nous accrocher,
laissons le rôle, 'abandonnons l’activisme', et une
barrière sera levée sur la route qui mène au
changement désiré.
Cette emphase subjective conduit l’auteur à avancer
des formulations plutôt douteuses, en particulier les suivantes
: 'Le rôle de l’activiste est un rôle que nous
adoptons tout comme cellui duLa policierE, duLa parentE ou duLa
prêtreSse — une forme psychologique étrange que
nous utilisons pour nous définir et pour définir notre
relation à l’autre'. Je ne doute pas que faire partie
du bras armé de l’Etat bourgeois porte en soi un 'rôle'
psychologique auquel l’individuE policierE s’ 'identifie',
mais ceci reste une considération triviale si l’on
se place dans la perspective sérieuse où l’on
veut se débarrasser des fliQues et de l’Etat. L’auteur
a dérapé ici sur une manière bourgeoise et
individualiste de voir la question, dans laquelle les différents
groupes sociaux comme les parentEs, les policierEs ou les curéEs
existeraient simplement parce que des agrégats d’individuEs
auraient 'décidé' de devenir des parentEs, des policierEs
ou des curéEs (dans le 'libre marché des rôles',
sans aucun doute).
Se heurter aux murs
Ce sont des processus sociaux complexes qui génèrent
les groupes sociaux quels qu’ils soient — fliQues, curéEs,
parentEs ou anarchistes et activistes. Il y a un élément
puissant de nécessité historique dans l’existence
des fliQues (tout les Etats ont besoin de police, seule une société
sans Etat n’en aurait pas besoin). Le 'choix' individuel joue
un rôle dans ces processus, mais ces choix sont toujours faits
dans des circonstances hautement contraignantes, et soumises à
de multiples conditions. On ne peut pas se débarrasser des
fliQues en faisant un appel moral, en demandant aux policierEs d’abandonner
leurs 'rôles' de policierEs.
Je suis convaincu qu’Andrew X ne croit pas que cela fonctionnerait
pour la police ; je pense qu’il perd ce fait de vue lorsqu’il
parle de l’activisme et des activistes. J’ai aussi bien
compris qu’Andrew X, n’affirme pas naïvement que
tous les problèmes de l’activisme seront résolus
comme par magie par un simple 'changement de point de vue'. En effet,
vers la fin de son article, Andrew X reconnaît les difficultés
objectives liées au point de vue qu’il défend,
mais d’une manière qui n’est tout simplement
pas en accord avec l’argumentation 'subjectiviste' qui était
au cœur de son discours jusque là.
Dans les paragraphes qui concluent l’auteur émet
les spéculations suivantes :
'Nous vivons une époque dans laquelle les politiques radicales
sont souvent le produit de faiblesses mutuelles et d’isolation.
Si tel est le cas , il ne nous est peut être même pas
possible de nous débarrasser de ce rôle d’activiste.
Il se peut que dans des temps d’affaiblissement de la lutte,
celleux qui continuent à travailler à la révolution
sociale soient marginaliséEs et en viennent à être
perçuEs (et à se percevoir eux-mêmes) comme
un groupe séparé des genTes. Il est possible aussi
que ce phénomène ne puisse être inversé
que par un déferlement général de la lutte,
lorsque nous ne serons plus considéréEs comme des
freaks et des weirdos (des semi-clochardEs et des marginaLaux),
nous serons l’expression des idées de toutE unE chacunE'.
Ici je pense que le 'peut-être' n’est pas de mise et
que les groupes qui épousent des politiques 'révolutionnaires'
se retrouvent bien évidemment marginalisés dans les
périodes où la marée est basse en matière
de lutte des classes. C’est quelque chose que l’on peut
prévoir et aborder sans trop d’états d’âmes
et sans trop tourner autour du pot.
Telle a été par exemple la position de nombreuXes
communistes des conseils et de communistes de gauche [ndt : ultra-gauche
germano-hollandaise de Rühle, Gorter ou Pannekoek], qui reconnaissaient
le caractère nécessairement minoritaire de leur existence
durant les décennies du milieu de ce siècle. Un article
publié par Sam Moss qui a pour titre 'L’impotence du
groupe révolutionnaire' et publié dans l’International
Council Correspondence dans les années 30, est représentatif
de ce point de vue. Dans cet article, Moss écrit :
'La classe ouvrière à elle seule peut lancer la lutte
révolutionnaire, tout comme aujourd’hui elle démarre
seule la lutte des classes non révolutionnaire, et la raison
pour laquelle les travailleurEuses conscientEs de la lutte des classes
se réunissent dans des sphères extérieures
à celle de la véritable lutte des classes, est qu’il
n’y a pas encore de mouvement révolutionnaire. Leur
existence en tant que petit groupe reflète non pas une situation
révolutionnaire mais plutôt une situation non révolutionnaire.
Lorsque viendra la révolution, leur nombre sera submergé
par la masse, et illes le seront non pas en tant qu’organisations
en fonctionnement, mais en tant que travailleurEuses individuellement'.
Des lunettes à rayons X
Reste néanmoins la question de savoir quelles sont ces choses
qui constituent 'la lutte'. D’un point de vue 'activiste',
des événements plus grands et avec plus de chahut
que le 'carnaval contre le capital', et des manifestations publiques
plus militantes et théâtrales sont des exemples de
ce qu’Andrew X appelle des 'extensions généralisées
de la lutte'. Mais ce point de vue ne prend pas en considération
toute une série de formes 'quotidiennes' de résistance
— du travail au ralenti en passant par l’absentéisme
et le sabotage, le counter-planning et d’autres formes organisées
'non officielles' et autonomes — que les activistes conventionnelles
et les gauchistes (sans oublier la plupart des anarchistes) ont
du mal à reconnaître. Sans parler non plus de ces modes
de lutte qui se déroulent en dehors des lieux de travail,
comme les formes variées que peuvent prendre les révolutions
sexuelle et culturelle. Peut-être est-ce dans ces lieux que
nous pouvons trouver les bases de la puissance et de la solidarité
de classe qui explosent durant ces 'extensions généralisées
de la lutte'.
De plus, pour différents groupes de travailleurEuses, il
existe des formes d’organisation autonome et de résistance
'quotidienne' qui sont en relation étroite avec la manière
spécifique dont la plus value est extraite de leur travail.
Peut être, alors, que le premier pas vers un anti-activisme
consisterait à se tourner vers ces luttes quotidiennes et
spécifiques. De quelle manière les travailleurEuses
'ordinaires' résistent-illes au capitalisme aujourd’hui?
Quelles opportunités existent déjà dans ces
luttes concrètes? Quels réseaux ont déjà
été créés grâce à ces efforts?
L’adoption d’un tel point de vue qui reconnaîtrait
ces formes de lutte et qui s’orienterait dans cette direction
nécessiterait quelque chose qui n’est presque pas mentionné
dans l’article d’Andrew X: la nécessité
d’une théorie pour accompagner la pratique, une théorie
qui penserait simultanément le 'subjectif' et l’ 'objectif',
en voyant comment l’un et l’autre s’articulent
et s’influencent mutuellement. Tout au long de sa critique
du J18 , Andrew X ne semble jamais prendre en compte le fait que
son inadéquation puisse être attribuée en partie
ou totalement à la faiblesse (ou à l’absence
totale) de l’analyse¸.
Nous savons touTes que l’une des caractéristiques
des activistes traditionnelles est leur mépris de la théorie
— ce n’est quand même pas pour rien qu’on
les appelle des activistes. Nous avons touTes entendu la voix de
celleux qui veulent 'agir', et 'construire quelque chose', ou 'faire
quelque chose' plutôt que de perdre leur temps à se
creuser la cervelle et à couper les cheveux en quatre sur
quelque chose d’aussi stupide que la théorie. C’est
une position qui est particulièrement prévalante aux
Etats-Unis où l’anti-intellectualisme de tradition
(une force idéologique profondément ancrée
dans la société) fait croire aux activistes qu’illes
vont avoir l’air élitistes ou de petitEs bourgeoisEs
lettréEs s’illes s’engagent dans la réflexion
théorique et dans le débat. Et puis, de toute manière,
les travailleurEuses 'ordinaires' ne théorisent pas, n’est-
ce pas ?
C’est du moins l’idée que les activistes se
font des travailleurEuses. Mais Marx fut content lorsqu’il
apprit que la première traduction française du Capital
allait être publiée sous forme de feuilleton parce
qu'il pensait que cela allait le rendre plus abordable pour les
travailleurEuses 'ordinaires' qui auraient donc ainsi plus de chances
de le lire. A l’évidence, Marx ne pensait pas que cela
dépasserait leurs capacités de compréhension,
ni que son contenu n’avait aucun rapport avec leurs luttes
quotidiennes.
Peut être que l’incapacité d’Andrew X
à identifier la théorie comme le réel point
faible du mouvement activiste donne la mesure de sa propre incapacité
à s’échapper de la 'mentalité activiste'.
Cette timidité par rapport à la théorie est
un boulet caché de l’activisme qui se transpose et
qui continue à affliger beaucoup de celleux qui essayent
de se libérer de l’activisme.
Le genre de théorie que j’ai en tête se trouve
par exemple dans des exemples divers d’analyse de 'composition
des classes' qui incluent les travaux de Sergio Bologna, les premiers
travaux de Tony Negri, ceux du collectif Midnight Notes, le Remaking
of the U.S. Working Class de Loren Golner ou plus récemment
les enquêtes de Kolinko sur les centres d’appels (ndt
: call centers) en Allemagne et l’article de Curtis Price
Fragile Prosperity? Fragile Social Peace? Notes on the U.S. (les
deux derniers sont publiés dans Collective Action Notes)
¹. Un des premiers exemples de théorie sur la 'composition
des classes' a peut être été La condition de
la classe ouvrière en Angleterre en 1845 par Friedrich Engels.
On ne peut faire exploser un lien social
Ces analyses sont loin du déterminisme économique
de la 'théorie' marxiste. Et c’est en prenant le point
de vue de cette analyse de la composition des classes que je parle
de la 'nécessité historique' qui conditionne l’existence
des groupes sociaux. Cette nécessité est en dernière
instance générée par l’humainE, mais
elle apparaît sous une forme aliénée parce qu’elle
est court-circuitée par le système de production capitaliste
des marchandises. Nous ne sommes pas les esclaves de forces impersonnelles
— l’économie ou que sais-je encore. Mais pourtant
la dynamique humaine collective par laquelle les groupes sociaux
et les professions (fliQues, curéEs, activistes) émergent
de la division du travail ne peut être niée ou renversée
par des actes de volonté individuelle, ce qui correspond
au niveau auquel Andrew X situe le problème.
Je crois entièrement en la capacité que les genTes
ont de changer collectivement leurs conditions de vie de manière
radicale. Mais l’abolition des groupes sociaux spécifiques
comme les activistes nécessite de sérieuses tentatives
à la fois sur le plan théorique et sur le plan pratique
de s’attaquer et d’intervenir dans les processus qui
sont à l’origine de leurs existence; il ne suffit pas
de dire aux activistes qu’il est urgent de laisser tomber
leurs rôles. Le travail collectif des oppriméEs agissant
dans leur propre intérêt permettra que les fliQues,
les curéEs, les intellectuelles et les activistes cessent
d’exister comme groupes sociaux. Les 'activistes' peuvent
aider ou freiner ce processus à divers degrés (mais
il ne faut ni surestimer leurs capacités à faire l’un
ou l’autre), néanmoins ce qu’illes ne peuvent
pas faire c’est de simplement décréter ou souhaiter
ne pas former une catégorie sociale.
Le 'rôle' de l’activiste n’est pas seulement
'auto-imposé', il est aussi socialement imposé. La
société capitaliste produit les activistes tout comme
elle produit d’autres spécialistes comme ceTte cousinE
germainE de l’activiste, l’intellectuelLe. Les efforts
d’unE individuE activiste pour se défaire de son rôle
n’ouvriront pas une brèche importante dans l’existence
des activistes en tant que groupe social. Tout au long de sa démonstration
Andrew X revient à plusieurs reprises à l’idée
centrale qui affirme que le capital est une relation sociale. Et
comme quelqu’unE l’a dit un jour, on ne peut pas faire
exploser avec des bombes une relation sociale. Et si on ne peut
pas la faire exploser, on ne peut pas non plus la faire disparaître
avec de simples souhaits ou par une simple volonté. Les activistes
comme les autres spécialistes ne disparaîtront pas
de la société avant que la division du travail n’ait
elle même disparue.
Je ne suis pas en train de dire que nous devrions juste nous asseoir
sagement et attendre 'l’après révolution'. Un
tel 'objectivisme' ne serait rien de plus que le revers du subjectivisme
d’Andrew X. Il n’entraînerait que le fatalisme
et la passivité, l’attente de l’aube de la révolution
pour pouvoir espérer accéder à la moindre parcelle
de dignité humaine, et la nécessité de supporter
toute la gamme des saloperies aliénantes jusqu’à
cette révolution (qui par voie de conséquence n’arriverait
jamais).
Au lieu de cela, je pense que nous devons essayer de dépasser
les 'objectivismes' et les 'subjectivismes' simplistes. Je crois
qu’il est nécessaire de garder à l’esprit
les deux pôles de ce problème et de supporter la contradiction
(c.a.d. de vivre avec cette contradiction dans toute son ambiguïté
et son antagonisme quels que douloureux qu’ils soient) plutôt
que de supprimer unilatéralement l’un ou l’autre
lorsque nous nous engageons dans des activités théoriques
ou pratiques.
Personne d’autre ici à part nous les travailleurEuses
?
Je pense que l’approche volontariste d’Andrew X pour
l’abandon de l’activisme (faire disparaître par
'la volonté / le souhait' une relation sociale) mène
à un faux débat qui oppose l’activisme 'non
authentique' à une forme imaginaire d’authenticité
— fantasme de non aliénation — qui porte en lui
une dimension élitiste. Ce n’est en fait rien d’autre
qu’une revanche que celleux qui subissent la répression
essayent de reprendre sur l’élitisme qu’Andrew
X essayait d’exorciser au départ.
Si cela n’était qu’un 'tic' de l’auteur
il n’y aurait aucune raison de se faire du souci. Mais la
prise de position anti-théorique ou au moins a-théorique
de beaucoup d’anti-activistes va de pair avec ce concept sentimentaliste
de la 'véritable vie populaire', une croyance déplacée
que quelque part, de l’autre coté du grand fossé,
les vrais travailleurEuses vivent d’une manière ou
d’une autre des vies moins aliénées et plus
authentiques.
La démonstration d’Andrew X repose sur cette dichotomie
entre les genTes 'réelles' ou 'ordinaires' d’un coté,
et les activistes 'aliénéEs' de l’autre. Il
écrit : 'notre activité devrait être l’expression
immédiate de la vraie lutte, pas l’affirmation de notre
existence en tant que groupe distinct et séparé'.
Citant Raoul Vaneigem, Andrew X affirme qu’ 'en tant qu’acteurIce
jouant un rôle nous vivons dans l’inauthenticité'.
Plus loin il adapte une des idées centrales des situationnistes
: 'On ne peut combattre l’aliénation avec des moyens
aliénés'.
Beaucoup de ce qu’il dit provient de la critique situationniste
des militantEs prêtEs au sacrifice. Placé dans le contexte
adéquat, cet aspect du travail des situationnistes a une
grande valeur. Cela critique utilement les résidus de christianisme
que l’on retrouve dans une grande partie de la gauche, le
syndrome duLa martyrE qui crée en l’autre un sentiment
de culpabilité qui l’incite à devenir unE mouton
passiVe. La critique inclut un refus de l’éthique du
travail dans lequel le moi est auto-renié et tente de formuler
(nécessairement avec un succès limité) une
forme de résistance à la spécialisation, la
séparation, et l’aliénation qui sont endémiques
dans la société du spectacle.
Il m’apparaît comme certain que les personnes engagées
dans la lutte pour mettre à bas le capitalisme ne 'devraient'
pas agir par devoir, comme s’illes devaient remplir 'une mission',
ni non plus 'pour le bien d’autrui'. Illes devraient s’engager
dans ce combat surtout et d’abord pour elleux mêmes,
pour leur propre plaisir radical, et comme une manière d’exprimer
leur amour et leur rage.
Je voudrais ajouter deux remarques sur cet aspect de la théorie
situationniste. La première est que cette partie était
un des éléments d’une critique et d’une
pratique totale (et totalisante), qui respectait l’unité
de la théorie et de l’action et la nécessité
de la théorie en même temps que de la pratique (avec
laquelle elle était en constante interaction)º. La deuxième
est que lorsque sorti de ce contexte que je nomme 'critique totale',
le refus de Vaneigem du rôle de militantE aliénéE
peut devenir puéril et élitiste (c’est d’ailleurs
ce que Vaneigem est devenu).
Je voudrais attirer l’attention des lecteurs sur quelque
chose que Vaneigem a écrit dans Basic banalities (I) (Internationale
situationniste #7,1962) plusieurs années avant la publication
de Revolution in Everyday Life. Dans ce passage ('thèse'
#12), Vaneigem parle de l’aliénation et de la fausseté
de la 'vie privée' des individuEs dans les sociétés
capitalistes:
'La vie 'privée' se définit avant tout dans un contexte
formel. Certes, elle prend naissance dans les rapports sociaux nés
de l’appropriation privative, mais c’est l’expression
de ces rapports qui lui donne sa forme essentielle. Universelle,
incontestable et à chaque instant contestée, une telle
forme fait de l’appropriation un droit reconnu à touTes
et dont chacunE est excluE, un droit auquel on n’accède
qu’en y renonçant. Pour autant qu’il ne brise
pas le contexte où il se trouve emprisonné (rupture
qui a nom révolution), le vécu le plus authentique
n’est pris en conscience, exprimé et communiqué
que par un mouvement d’inversion de signe où sa contradiction
fondamentale se dissimule. En d’autres termes, s’il
renonce à prolonger une praxis de bouleversement radical
des conditions de vie — conditions qui, sous toutes leurs
formes, sont celles de l’appropriation privative, —
un projet positif n’a pas la moindre occasion d’échapper
à une prise en charge par la négativité qui
règne sur l’expression des rapports sociaux; il est
récupéré comme l’image dans le miroir,
en sens inverse.'
Je voudrais souligner plus particulièrement l’importance
de cette dernière phrase. Si l’on ne réussit
pas à renverser 'les conditions de l’appropriation
privée', toutes les tentatives d’existence 'authentique'
et 'non-aliénée' deviendront juste une autre partie
du spectacle. Nos 'projets positifs' — pour utiliser les termes
de Vaneigem — doivent 'contenir une praxis de bouleversement
radical des conditions de vie', sous peine de ne pas pouvoir échapper
à l’aliénation. La 'rupture' qui permettra à
chacun de s’emparer de son moi authentique n’est donc
pas conditionné par l’ 'abandon de l’activisme',
c’est au contraire 'une rupture qui a nom révolution'
— et qui est nécessairement un projet collectif des
oppriméEs. L’activisme ne peut être 'abandonné'
par l’individuE; il doit se diluer dans le processus collectif
de renversement du capitalisme et d’instauration du communisme.
Dans sa meilleure version, l’ 'anti-activisme' situationniste
était intégré dans une perspective holistique
de révolution globale. Vaneigem s’est de plus en plus
écarté de cette perspective intégrée
pour se rapprocher de quelque chose qui ressemble à l’anarchisme
individualiste (ce qui explique pourquoi ses travaux coupés
de leur contexte ont pris le statut d’écritures sacrées
dans des publications comme Anarchy! Journal of the Desire Armed).
Critique de la critique
C’est pour cette raison que les critiques de l’Internationale
Situationniste (IS) les plus clairvoyantEs ont vu dans la critique
duLa militantE un des aspects les plus faibles de l’ensemble
de la théorie situationniste. Gilles Dauvé, dans sa
Critique de l’Internationale Situationniste est particulièrement
sensible à l’élitisme implicite de la critique
duLa militantE par l’IS. Dans The Revolution in Everyday Life,
écrit Dauvé, Vaneigem a produit 'un traité
qui explique comment vivre différemment dans le monde actuel
tout en mettant en avant ce que les relations sociales pourraient
être. C’est un manuel qui explique comment violer les
lois du marché et le système de rétribution
à chaque fois qu’on peut réussir à le
faire'. Mais de l’avis de Dauvé ce point de vue se
transforme en une forme de moralisme.
'Le livre de Vaneigem est une œuvre qui fut difficile à
produire parce qu'elle ne peut être réalisée,
menacée qu’elle est , d’un côté
de tomber dans un possible marginal, et de l’autre dans un
impératif irréalisable et par là-même
moral. Ou l’on s’immisce dans les fissures de la société
bourgeoise, ou alors on y oppose sans cesse un autre mode de vie
que seule la révolution pourrait transformer en réalité.
L’IS a mis le pire d’elle même dans le pire de
ses textes, celui qui révèle toutes ses faiblesses.
L’utopie positive est révolutionnaire en tant qu’exigence
et en tant que tension, parce qu'elle ne peut être réalisée
dans notre société : elle devient dérisoire
lorsqu’on essaye de la vivre aujourd’hui'.
Au lieu de la critique révolutionnaire, observe Dauvé,
Vaneigem verse dans le moralisme et 'comme toute les autres morales,
la position de Vaneigem se devait d’exploser lors de son premier
contact avec la réalité'.
Dauvé énumère les causes et les conséquences
de ce moralisme. La première cause c’est que le point
de vue situationniste s’est petit à petit limité
au domaine des apparences et de la consommation au dépend
du domaine de la production. Dans sa théorisation du mouvement
révolutionnaire, nous dit Dauvé, 'l’IS part
bien des conditions réelles d’existence, mais les réduit
à des relations intersubjectives. C’est le point de
vue duLa sujette qui essaye de se redécouvrir, pas un point
de vue qui prendrait en compte à la fois l’objet et
lae sujette'. Je pense que c’est précisément
le problème de la critique de l’activiste par Andrew
X, qui elle aussi adopte 'le point de vue duLa sujette qui se redécouvre'
plutôt que de considérer lae sujette dans le contexte
complexe des médiations sociales objectives.
De l’avis de Dauvé les conséquences de ce point
de vue exclusivement subjectif ont conduit l’IS a soutenir
l’individualisme jusqu’à en devenir élitistes.
'Contre le moralisme militant' écrit Dauvé, 'l’IS
a dressé une autre forme de moralité: celle de l’autonomie
des individuEs par rapport aux groupes sociaux et révolutionnaires.
Aujourd’hui seule une activité intégrée
dans le mouvement social permet une véritable pratique autonome'.
Ce que je retiens de la position de Dauvé c’est que
dans notre société actuelle, 'l’utopie positive'
peut rester révolutionnaire 'en tant que tension ou en tant
qu’exigence'. Pour moi, cela signifie qu’il est encore
possible de 'vivre différemment' sans avoir à attendre
'les lendemains de la révolution', et qu’il est possible
de ne pas se résigner à 'combattre l’aliénation
avec des moyens aliénés'». Ainsi nous ne devons
pas nous contenter de lever le poing et de jouer le rôle de
l’activiste conventionnelle, ni non plus avaler toutes les
couleuvres et devenir des cadres de la Workers Revolutionary Communist
Vanguard League of Bolshevik- Leninist Internationalists [la Ligue
de l’avant-guarde communiste révolutionnaire des travailleurEuses
bolchéviks-léninistes internationalistes] !
Il faut continuer d’essayer de vivre différemment,
de fonctionner différemment de manière 'non aliénée'
et de façon anti-hiérarchique dans la pratique. Mais
il faut le faire pour créer 'une tension' en préfiguration,
comme un essai, tout en acceptant l’impossibilité de
réussir à le faire exactement comme on le souhaiterait
au présent, sans 'aucune aliénation'.
En d’autres termes, je pense que nous avons beaucoup à
apprendre en nous jetant, encore et encore, contre les barreaux
de notre cage. C’est dans nos nécessaires échecs
et dans nos succès partiels, modestes et fragiles, que nous
apprenons comment la société nous a renduEs infirmes,
et comment elle nous ôte notre dignité sans nous permettre
de réaliser nos désirs. Mais nous ne devons pas prétendre
être libéréEs alors que nous ne le sommes pas,
ce qui nous transformerait en une aristocratie puante 'authentique
et non aliénée'.
Le fait est que même les genTes des groupes variés
qui essayent de développer une approche de la révolution
anticapitaliste 'anti-activiste' et 'anti-politique' — que
ce soit le collectif KK à Faribadad en Inde, ou le collectif
Insubordinate de Baltimore — sont à la fois des travailleurEuses
et des 'non-travailleurEuses', des 'activistes', et — oh !
horreur ! — des intellectuelles. Et la chose la plus dangereuse
pour les genTes qui se retrouvent dans cette position, ce serait
de perdre de vue leur nature fondamentalement clivée, leur
existence sociale 'duelle', et de prétendre qu’illes
sont 'uniquement' des travailleurEuses. Parce qu’alors, illes
n’arriveront plus à retenir les dérives élitistes
vers lesquelles illes auraient alors tendance à se tourner.
A ce moment illes commenceraient à constituer une nouvelle
couche de l’élite sociale que l’on regrouperait
sous l’étiquette d’ 'anti-activistes', d’
'authentiques', de 'non-aliénéEs' et de 'vraiEs' prolétaires.
Et tout recommencerait, les vieilles conneries remonteraient à
la surface.
J Kellstadt
Article disponible en anglais sur : http://www.infoshop.org/rants/antiactivism.html
Disponible en français (avec ses rapports de genre) sur
http://cettesemaine.free.fr
Y Il semble que la «bataille» de Seattle ait été
majoritairement caractérisée par une extrême
brutalité policière et par des pacifistes protégeant
violemment (!) la propriété, plutôt que par
la destruction de la propriété et des attaques contre
les fliQues. C’est difficilement ce qu’on pourrait appeler
une «bataille».
$ Comme en jardinant dans un cimetière : il y a quelques
fleurs, mais elles sont plantées dans la mort et la pourriture.
J On peut trouver une analyse/critique plus générale
sur le mouvement anti-routes dans Aufheben n°3, 1994, «
Can We Slay the Roads Monster ? ».
F Les évolutions récentes dans le milieu de l’action
directe montrent un oubli de ses aspects les plus importants : plutôt
que d’aller vers une tentative intelligente de comprendre
et de poursuivre à partir du J18 et de Euston (N30), la tendance
est au retour à l’agenda écologiste (la guérilla
jardinière) et aux conférences anarchistes.
V On en trouvera un exemple parfait dans Do or Die n°8, «
War is the health of the State : An Open Letter to the Direct Action
Movement ».
W Beaucoup d’activistes, par exemple, refusent de prendre
part aux luttes contre les diminutions des allocations pour les
chômeurEuses, bien qu’illes soient pour beaucoup au
chômage eux-mêmes. Ces luttes ne sont d’évidence
pas aussi « séduisantes et inspirées »
que d’occuper les bureaux de Shell pour un après-midi
ou de se déguiser en tortue à travers les rues de
Seattle.
X L’internationale situationniste a produit une critique
très précise de cette tendance contre-révolutionnaire.
Pour des attaques plus récentes contre le rôle du militant,
voir la critique utile, bien qu’un peu hésitante, dans
Reflections on June 18th, « Give up activism » [«
Abandonnez l’activisme »].
^ Bien que parler du « pacifisme comme pathologie »
manque vraiment l’objectif (voir Do or Die n°8, article
« Pacifism as Pathology »). En fait, les remèdes
proposés contre cela sont tout aussi « pathologiques
» que la « maladie » à « guérir
».
a Le problème n’est pas la nature « anti-démocratique
» du Réseau d’action directe. Si la majorité
des personnes suivent des règlements, cela signifie qu’il
y avait tout de même un accord avec leur contenu. Dire que
ce sont ces « règlements et guides » qui ont
empêché les gens d’utiliser la violence est évidement
faux.
b Il a été à la fois extrêmement triste
et drôle de voir de quelle manière 50-60 anarchistes
ont passé une heure de leur mini-conférence pour exclure
un membre du Parti (trotskyste) des travailleurs, une mesure qui
fut justifiée ensuite par l’argument que «on
ne veut pas se faire tirer dessus comme des perdrix ». Evidement,
pour les anarchistes, c’était une éventualité
certaine lors du 1er Mai...
1 Squatting up to the Square Mile : A Rough Guide to the City of
London, J18 Publications (UK), 1999, p. 8
2 Voir « Direct Action : Six Years Down the Road »,
Do or Die n°7, p. 3
3 Raoul Vaneigem, The Revolution of Everyday Life, traduction Donald
Nicholson-Smith (Left Bank Books/Rebel Press, 1994) - première
publication en 1967, pp. 131-3. [Traité de savoir-vivre à
l’usage des jeunes générations; nous avons rétabli
dans les citations le texte original chaque fois que nous l’avons
retrouvé].
4 Voir 'The Day they Drove Twyford Down', Do or Die n°1, p.
11
5 Voir 'Personality Politics : The Spectacularisation of Fairmile',
Do or Die n°7, p. 35
~Voir « Direct Action : Six Years Down the Road »,
Do or Die n°7, p. 128
¡Voir « Direct Action : Six Years Down the Road »,
Do or Die n°7, p. 107
§Voir 'Direct Action : Six Years Down the Road', Do or Die
n°7, p. 109
¨Voir 'Direct Action : Six Years Down the Road', Do or Die
n°7, p. 108
©Voir 'Direct Action : Six Years Down the Road', Do or Die
n°7, p. 109
ªVoir 'Direct Action : Six Years Down the Road', Do or Die
n°7, p. 111
«Voir 'Direct Action : Six Years Down the Road', Do or Die
n°7, p. 143
µJacques Camatte — 'On Organization'(1969) dans This
World We Must Leave and Other Essays (New York, Autonomedia, 1995)
Voir 'Direct Action : Six Years Down the Road', Do or Die n°7,
p. 110
•Le texte 'Give up activism 'est disponible sur internet
à : http://www.infoshop.org/octo/j18_reflections.html
¸Cela a été décrit dans un bon texte,
'Practice and Ideology in the Direct Action Movement'.
¹NDT : Le texte de Curtis Price, 'Fragile prospérité,
fragile paix sociale. Notes sur les Etats-Unis' est désormais
disponible sous forme de brochure éditée en février
2001 par Échanges et mouvement. Kolinko (Kollectiv in kommunistischer
Bewegung — c/o Archiv Am Förderturm 27 — 46049
Oberhausen — Allemagne) est un groupe allemand qui a lancé
une étude sur les centres d’appel téléphoniques
en rédigeant un questionnaire envoyé aux employés
de ces entreprises. L’article cité de Loren Goldner
date de 1981 et a été remanié en 1999, on peut
le trouver sur son site, placé en lien à celui de
Collective Action Notes (http://www.geocities.com/CapitolHill/Lobby/2379).
ºCi-git une note zappée par les traducteurIces sur
(dixit) 'la question de penser la 'totalité''
»Ci-git une note zappée par les traducteurIces qui
était (dixit) 'une citation de la préface de la première
édition texte de Dauvé, 'Eclipse et ré-émergence
du mouvement communiste'. Par ailleurs, nous n’ignorons pas
la polémique sur Dauvé à propos de la question
du révisionisme, ce qui ne nous a pas empêché
de traduire le présent texte qui se réfère
aux positions de cet auteur issu de l’ultra-gauche à
propos de l’IS [positions que nous ne partageons d’ailleurs
pas]'
Origine Reseau Sans Titre
http://www.under.ch/SansTitre/Textes/Activisme/BrochureSpecialActivisme10b.html#Ideologie
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