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Sans Dieu, est-ce vraiment mieux ?
LE MONDE DES LIVRES 21.04.05

Origine : http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3260,36-641259@51-633712,0.html

On se souvient peut-être du poème de Constantin Cavafy intitulé "En attendant les barbares". Une cité antique s'apprête à l'invasion. Tous se préparent à flatter, pour survivre, les arrivants du dehors. Et rien ne vient. L'horizon demeure désert. Les derniers vers témoignent, à leur façon, d'un désarroi moderne : "Et maintenant qu'allons-nous devenir, sans barbares ? Ces gens-là, en un sens, apportaient une solution." Avec Dieu, c'est une histoire du même ordre, avec toutefois, à l'évidence, d'encore plus vastes conséquences. L'idée de Dieu ­ nul ne le conteste ­ fournissait en effet des solutions aux multiples interrogations angoissées des humains. Son existence permettait, entre autres, de comprendre pourquoi existe le monde, de savoir selon quelle règle il faut vivre, d'espérer que soit rendue, un jour, cette justice fortement absente du monde visible.

Depuis que le ciel est vide et l'homme seul, la situation est très différente. On peut se demander si elle s'est améliorée. Telle est, en bref, la question que posent, sous des angles et selon des styles dissemblables, deux livres récents. Le philosophe Rémi Brague interroge l'évolution de la notion de "loi divine" sur la très longue durée. Ses objectifs : comprendre comment s'est mise en place une conception où "l'agir humain, dans toute son ampleur, reçoit sa norme du divin", décrire son évolution entre judaïsme, christianisme et islam, et mettre en doute, finalement, l'idée que notre modernité, qui fait tout pour se dispenser de cet horizon, soit nécessairement un progrès.

Si le fond du propos est provocant par son caractère à contre-courant et résolument "inactuel", le parcours de l'enquête est classique, presque sans surprise. En philosophe savant qui sait parler clair, Rémi Brague expose avec une grande netteté les similitudes et les différences entre les conceptions de la loi divine des trois monothéismes. Fait rare, ce philosophe s'est donné les moyens d'aller réellement aux sources : il ne pratique pas seulement le grec et le latin, mais aussi l'hébreu et l'arabe. En le lisant, on mesure combien le monde prémoderne est loin du nôtre. Ses conclusions sont à discuter, aussi bien à propos du christianisme que de la modernité. Mais on redécouvre, grâce à lui, ce thème de réflexion gênant : le congé donné à Dieu dans nos affaires politiques et morales n'est pas nécessairement synonyme d'une amélioration radicale et durable.

PREUVES LOGIQUES

Tout autre est le ton de Dany-Robert Dufour ­ enjoué, proche, teinté d'humour, de gouaille, parfois d'effets de mode. Pourtant, sa préoccupation de départ est en partie la même : "On ne peut pas, sans grand dommage, écrit-il, évacuer la question de Dieu." Paradoxe : ce philosophe précise qu'il est résolument athée mais qu'il lui faut rouvrir le dossier, largement délaissé depuis deux siècles, des preuves logiques de l'existence de Dieu. Il annonce donc sa découverte d'une "preuve ultime". La voici, au plus bref : la néoténie rend Dieu inéluctable. Explication : on dénomme "néoténie", en biologie, le fait que les individus de l'espèce humaine naissent "prématurés", immatures, incapables de subvenir à leurs besoins. Leur développement physique et psychique nécessite une longue période de socialisation. Pour se développer, ajoute le philosophe, l'homme a besoin d'êtres "symboliques", appartenant à une espèce inventée. Conclusion : "L'homme, de par sa constitution, croit en Dieu comme le chien" croit "en l'homme (...). Dieu est la supposition nécessaire du néotène humain".

Parler de "preuve de l'existence de Dieu", en l'occurrence, est un abus de langage. Les démonstrations classiques prétendaient établir une existence réelle, indépendante de notre esprit, "pour de vrai", comme diraient les enfants. Affirmer que Dieu est une illusion inévitable, constitutivement liée à notre condition, est à l'évidence une autre histoire... Dany-Robert Dufour envisage ensuite, à grand renfort de références esthétiques et lacaniennes, que l'espèce humaine puisse décider d'en finir avec sa condition ancienne et devienne biologiquement autre, en échappant à la néoténie, dès qu'elle en aura les moyens. Ce serait presque déjà le cas ­ ce qui reste à établir. Cette situation serait très inquiétante ­ cela demeure à démontrer.

Pour entendre ces questions, sans doute est-ce d'Ainsi parlait Zarathoustra qu'il convient de se souvenir. Le personnage annonçant que "Dieu est mort" est "le plus malheureux des hommes". Ce n'est que bien plus tard que cette nouvelle peut occasionner une grande joie et ouvrir un océan de forces. Entretemps, la route est longue.

La loi de Dieu
Histoire philosophique d'une alliance de Rémi Brague.
Gallimard, "L'esprit de la cité", 410 p., 25 €.

On achève bien les hommes
De quelques conséquences actuelles et futures de la mort de Dieu de Dany-Robert Dufour.
Denoël, "Médiations", 354 p., 22 €.
Roger-Pol Droit
Article paru dans l'édition du 22.04.05