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Origine :
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3260,36-641259@51-633712,0.html
On se souvient peut-être du poème de Constantin Cavafy
intitulé "En attendant les barbares". Une cité
antique s'apprête à l'invasion. Tous se préparent
à flatter, pour survivre, les arrivants du dehors. Et rien
ne vient. L'horizon demeure désert. Les derniers vers témoignent,
à leur façon, d'un désarroi moderne : "Et
maintenant qu'allons-nous devenir, sans barbares ? Ces gens-là,
en un sens, apportaient une solution." Avec Dieu, c'est une histoire
du même ordre, avec toutefois, à l'évidence, d'encore
plus vastes conséquences. L'idée de Dieu nul ne
le conteste fournissait en effet des solutions aux multiples
interrogations angoissées des humains. Son existence permettait,
entre autres, de comprendre pourquoi existe le monde, de savoir selon
quelle règle il faut vivre, d'espérer que soit rendue,
un jour, cette justice fortement absente du monde visible.
Depuis que le ciel est vide et l'homme seul, la situation est très
différente. On peut se demander si elle s'est améliorée.
Telle est, en bref, la question que posent, sous des angles et selon
des styles dissemblables, deux livres récents. Le philosophe
Rémi Brague interroge l'évolution de la notion de
"loi divine" sur la très longue durée. Ses
objectifs : comprendre comment s'est mise en place une conception
où "l'agir humain, dans toute son ampleur, reçoit
sa norme du divin", décrire son évolution entre
judaïsme, christianisme et islam, et mettre en doute, finalement,
l'idée que notre modernité, qui fait tout pour se
dispenser de cet horizon, soit nécessairement un progrès.
Si le fond du propos est provocant par son caractère à
contre-courant et résolument "inactuel", le parcours
de l'enquête est classique, presque sans surprise. En philosophe
savant qui sait parler clair, Rémi Brague expose avec une
grande netteté les similitudes et les différences
entre les conceptions de la loi divine des trois monothéismes.
Fait rare, ce philosophe s'est donné les moyens d'aller réellement
aux sources : il ne pratique pas seulement le grec et le latin,
mais aussi l'hébreu et l'arabe. En le lisant, on mesure combien
le monde prémoderne est loin du nôtre. Ses conclusions
sont à discuter, aussi bien à propos du christianisme
que de la modernité. Mais on redécouvre, grâce
à lui, ce thème de réflexion gênant :
le congé donné à Dieu dans nos affaires politiques
et morales n'est pas nécessairement synonyme d'une amélioration
radicale et durable.
PREUVES LOGIQUES
Tout autre est le ton de Dany-Robert Dufour enjoué,
proche, teinté d'humour, de gouaille, parfois d'effets de
mode. Pourtant, sa préoccupation de départ est en
partie la même : "On ne peut pas, sans grand dommage,
écrit-il, évacuer la question de Dieu." Paradoxe
: ce philosophe précise qu'il est résolument athée
mais qu'il lui faut rouvrir le dossier, largement délaissé
depuis deux siècles, des preuves logiques de l'existence
de Dieu. Il annonce donc sa découverte d'une "preuve
ultime". La voici, au plus bref : la néoténie
rend Dieu inéluctable. Explication : on dénomme "néoténie",
en biologie, le fait que les individus de l'espèce humaine
naissent "prématurés", immatures, incapables
de subvenir à leurs besoins. Leur développement physique
et psychique nécessite une longue période de socialisation.
Pour se développer, ajoute le philosophe, l'homme a besoin
d'êtres "symboliques", appartenant à une
espèce inventée. Conclusion : "L'homme, de par
sa constitution, croit en Dieu comme le chien" croit "en
l'homme (...). Dieu est la supposition nécessaire du néotène
humain".
Parler de "preuve de l'existence de Dieu", en l'occurrence,
est un abus de langage. Les démonstrations classiques prétendaient
établir une existence réelle, indépendante
de notre esprit, "pour de vrai", comme diraient les enfants.
Affirmer que Dieu est une illusion inévitable, constitutivement
liée à notre condition, est à l'évidence
une autre histoire... Dany-Robert Dufour envisage ensuite, à
grand renfort de références esthétiques et
lacaniennes, que l'espèce humaine puisse décider d'en
finir avec sa condition ancienne et devienne biologiquement autre,
en échappant à la néoténie, dès
qu'elle en aura les moyens. Ce serait presque déjà
le cas ce qui reste à établir. Cette situation
serait très inquiétante cela demeure à
démontrer.
Pour entendre ces questions, sans doute est-ce d'Ainsi parlait
Zarathoustra qu'il convient de se souvenir. Le personnage annonçant
que "Dieu est mort" est "le plus malheureux des hommes".
Ce n'est que bien plus tard que cette nouvelle peut occasionner
une grande joie et ouvrir un océan de forces. Entretemps,
la route est longue.
La loi de Dieu
Histoire philosophique d'une alliance de Rémi Brague.
Gallimard, "L'esprit de la cité", 410 p., 25 €.
On achève bien les hommes
De quelques conséquences actuelles et futures de la mort
de Dieu de Dany-Robert Dufour.
Denoël, "Médiations", 354 p., 22 €.
Roger-Pol Droit
Article paru dans l'édition du 22.04.05
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