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Origine : http://www.reds.msh-paris.fr/publications/revue/html/ds028/ds028-04.htm
Résumé
En France, à la différence de nombreux autres pays,
la transfusion sanguine repose sur le bénévolat. Périodiquement,
les journaux et les responsables de la Santé publique s'inquiètent
du renouvellement des donneurs. Le scandale du sang contaminé
n'a fait qu'accentuer cette peur. Ces craintes reposent sur un ensemble
de prénotions concernant l'individualisme des jeunes et l'égoïsme
des comportements. Contrairement à cette opinion, une enquête
menée auprès des bénévoles montre que
le don du sang n'est pas un fait individuel répondant à
des motifs psychologiques mais un véritable fait social.
Donner son sang est une forme d'obligation sociale dont la contrepartie
est le renforcement des liens sociaux pour le groupe auquel appartient
le donneur : famille, village, grande école, entreprise.
L'intérêt du don
On collecte près de quatre millions d’unités
de sang en France par an. Une unité représente en
moyenne 400ml de sang. Les donneurs de sang représentent
environ 10 % de la population active. L'organisation de la collecte
et de la transfusion sanguine fait l'objet depuis 1952 et 1954 d'une
réglementation qui vise à exclure tout profit en ce
domaine. Le sang est donné bénévolement et
seuls les frais entraînés par les opérations
de préparation et de conservation sont facturés au
transfusé. Ce prix du sang est fixé par le ministère
concerné. La transfusion est remboursée par la Sécurité
sociale. Tel est en quelques mots le principe juridique de ce que
l'on nomme « don du sang ».
Ce principe a des conséquences sociologiques et ce sont
à celles-ci que l'on s'intéressera tout particulièrement.
En ne faisant pas du sang une marchandise comme les autres réglée
par un contrat de vente ou d'achat, on l'exclut de ce que l'on pourrait
nommer les lois habituelles du marché capitaliste. Les «
dures exigences du paiement au comptant » qui règlent
et contraignent les rapports d'homme à homme dans nos sociétés
mais en assurent aussi la régularité s'effacent ainsi
au profit d'une forme d'échange « le don » qui
ne semble avoir d'autres lois que celles du bon plaisir. «
Quand je paie une dette, écrivait Rousseau, c'est un devoir
que je remplis ; quand je fais un don, c'est un plaisir que je me
donne [1] . »
En excluant le sang de la sphère des relations strictement
économiques et objectivement compréhensibles, le droit
français laisse les responsables de la transfusion sanguine
face à un dilemme : assurer l'approvisionnement régulier
en sang sur fond de libéralité [2] . Aussi la crainte
que l'on puisse manquer de sang faute de donneurs alimente périodiquement
les médias et ce, tout particulièrement depuis la
découverte du virus du Sida et de ses conséquences
au niveau des transfusions sanguines.
Parce qu'il obéit à une logique qui n'est pas celle
de l'intérêt économique, le don du sang semble
a priori n'avoir d'autre cause que les motivations du bénévole.
Aussi, s'agissant d'expliquer et de comprendre la difficulté
de trouver de nouveaux donneurs, la tentation est grande en ce domaine
de recourir aux catégories psychologiques tels l'individualisme
ou l'égoïsme de nos contemporains voire à des
explications plus sophistiquées mêlant l'économie
et la psychanalyse : « En période difficile, on se
replie sur soi, écrit Bernard Villien ; on refuse de penser
à la mort. Or le sang fait penser à la mort [3] .
»
Ces catégories psychologiques ou du sens commun forment
la base du discours ordinaire des personnes que nous avons interrogées,
donneurs ou non-donneurs, infirmières ou médecins.
On les retrouve également à la base des études
menées par les cabinets spécialisés à
la demande du Centre national de transfusion sanguine (CNTS) ou
de certains centres régionaux (CRTS) pour comprendre les
« motivations » des donneurs et affiner ainsi les moyens
d'information et de propagande [4] en direction des non-donneurs.
Une étude réalisée par un cabinet de marketing
dresse pour les donneurs et les non-donneurs une typologie des comportements.
Les « donneurs du prochain », altruistes et judéo-chrétiens,
y côtoient les « donneurs du devoir », laïcs
et attachés au cérémonial, tout en s'opposant
aux donneurs « pervers » et aux non-donneurs «
phobiques ».
Nous inspirant largement du programme qui ouvre l'Essai sur le
don de Mauss, nous proposons de rompre avec une approche psychologique
du bénévolat — ici le don du sang — pour
en proposer une lecture plus sociologique. Mauss entend clairement
montrer que dans ces prestations libres et gratuites qui revêtent
« la forme du présent, du cadeau offert généreusement
», « il n'y a que fiction, formalisme et mensonge social
» car au fond il n'y a là « qu'obligation et
intérêt économique » [5] . On retrouve
dans le projet de Mauss les exigences de la sociologie durkheimienne
de ne pas se laisser berner par les mots et de montrer que des formes
différentes peuvent abriter les mêmes fonctions ou
encore que les mêmes formes peuvent abriter des fonctions
différentes.
Les oppositions comme intérêt/générosité,
cadeau/ marchandise, libéralité/obligation, etc. résultant
des catégories de l'entendement ordinaire ou juridique n'épuisent
pas dans leur opposition même l'univers de leur signification
: « Les termes que nous avons employés : présent,
cadeau, don, ne sont pas eux-mêmes tout à fait exacts.
Nous n'en trouvons pas d'autres, voilà tout. Ces concepts
de droit et d'économie que nous nous plaisons à opposer
: liberté et obligation, libéralité, générosité,
luxe et épargne, intérêt, utilité, il
serait bon de les remettre au creuset [6] . »
Comme souvent le sociologue est invité à entreprendre
une sorte d'archéologie du savoir pour vérifier que
derrière les catégories du don et de la libéralité
ne s'abritent pas des formes refoulées par la rationalité
marchande d'une autre rationalité aujourd'hui souterraine
mais néanmoins présente. Le programme de Mauss invite
ainsi le sociologue à se pencher sur l'intérêt
économique du don, c'est-à-dire sur des formes d'échange,
de transmission et d'accumulation du capital qui, si elles s'expriment
d'une autre façon, n'en sont pas moins efficaces parce que
largement méconnues et refoulées par le jeu même
du découpage juridique ou du sens commun.
Le marché du sang
« Les problèmes qui se posent actuellement, nous l'avons
bien ressenti à travers la commission interamicale, sont
essentiellement d'assurer l'avenir de la transfusion, le recrutement
des donneurs et surtout 1a relève dans la mesure où
le don du sang des jeunes peut poser problème » (déclaration
du docteur Anne Legendre, directrice du Poste de transfusion sanguine
de Saint-Nazaire).
La crainte manifestée par les responsables de la transfusion
sanguine, ainsi que par les associations de donneurs, que l'on puisse
« manquer de sang » faute de bénévoles
conduit à multiplier les moyens d'information auprès
du grand public. La presse est ainsi largement utilisée comme
moyen de « propagande » pour rappeler à l'occasion
de telle ou telle remise de décoration à une amicale
de donneurs de sang, de telle ou telle assemblée générale,
les besoins en nouveaux donneurs. Les jeunes sont tout particulièrement
visés : « Un appel pressant en direction des jeunes
» (Amicale de Carquefou) ; « Des jeunes réticents
» (Amicale de Saint-Nazaire) ; « Les donneurs de sang
attendent la relève » (Amicale Saint-Joseph-de-Porterie).
La terminologie employée à cette occasion par les
journaux est martiale ; on parle de « mobilisation »,
de « relève », d'« appel ».
Le problème du sang lorsqu'il est abordé du côté
du don — c'est-à-dire de la matière première
— conduit à parler en termes de renouvellement ou de
reproduction du stock des donneurs. En fait, les termes de relève
ou de reproduction ne doivent pas faire illusion. Le don du sang
qui obéit au principe du bénévolat ne prend
son sens que par rapport au système transfusionnel qui est
soumis, quant à lui, très fortement aux lois du marché
économique. En effet, les centres de transfusion sanguine
(CTS) tirent essentiellement leurs ressources financières
de la vente du sang et des produits dérivés aux hôpitaux.
Ils doivent, pour faire face aux demandes en produits thérapeutiques
sanguins émanant des centres hospitaliers, gérer au
mieux leur « stock » de donneurs.
Or, depuis quelques années les modifications intervenues
en amont, au niveau des donneurs, en aval, au niveau de la demande
compromettent l'équilibre financier et la gestion des petits
centres de transfusion sanguine. En 1989, le Centre de transfusion
sanguine d' Ille-et-Vilaine accusait un déficit de 2,3 millions
pour l'exercice passé. Au niveau des donneurs, les tests
instaurés depuis 1985 pour le dépistage du Sida mais
surtout ceux mis en place depuis 1988 pour détecter les virus
d'hépatite NON.A-NON.B (NANB) restreignent le champ des donneurs
et obligent les CTS à prospecter sans cesse auprès
de nouveaux publics et à investir dans le domaine de la «
propagande ». De plus les tests coûtent chers, 25F pour
l'hépatite C (en 1990), et leur coût vient s'ajouter
à celui des primes d'assurance qui n'ont cessé d'augmenter
depuis 1985 pour couvrir les risques transfusionnels.
Au niveau des utilisateurs, les risques liés à la
transfusion sanguine ont amené les établissements
hospitaliers à recourir de plus en plus à des produits
dérivés du plasma, albumine, immunoglobulines, facteurs
anti-hémophiliques, etc. [7] . Ces produits sont de véritables
« médicaments » qui relèvent d'un traitement
industriel ou semi-industriel. En 1990, seuls six centres régionaux
de transfusion (Bordeaux, Lille, Lyon, Montpellier, Nancy et Strasbourg)
et Paris étaient habilités par le ministère
chargé de la Santé à fractionner le plasma
humain et à fabriquer ces produits dérivés.
C'est au niveau de ces produits et en particulier l'albumine que
se posent essentiellement les problèmes de compétitivité
économique et de profit.
Les besoins en albumine, estimés au niveau mondial à
plusieurs dizaines de tonnes, et surtout de la fraction purifiée
qui en est extraite, constituent depuis l'avènement du Sida
l'essentiel du marché des produits sanguins du fait des garanties
transfusionnelles qu' offre ce dérivé plasmatique.
On évaluait il y a dix ans les besoins d'un Centre hospitalier
régional (CHR) à 100 grammes d'albumine par lit d'hospitalisation
par an. Or, on extrait moins de 4 grammes d'albumine par don de
sang (450 ml environ). Pour couvrir les besoins d'un CHR de 3000
à 3500 lits actifs, un CRTS doit prévoir une réserve
minimum et permanente de 1000 unités. Ceci implique une cession
de 200 unités de sang environ par jour, soit un nombre de
donneurs beaucoup plus important que par le passé.
Le plasma provenant de donneurs bénévoles est cependant
30 % plus cher que le plasma commercial produit par les firmes pharmaceutiques
des autres pays d'Europe. Avec l'ouverture des frontières
en 1993, ce domaine allait devenir concurrentiel. D'où les
craintes manifestées çà et là par les
associations de donneurs de sang de voir les hôpitaux s'alimenter
directement auprès des entreprises pharmaceutiques étrangères
qui rémunèrent leurs donneurs, ou certains CRTS passer
des contrats avec ces mêmes firmes pour moderniser leur appareil
de production [8] .
C'est dans ce contexte qu'il faut situer le rôle et l'action
de Michel Garetta, ancien directeur général du CNTS.
Il a représenté pour beaucoup de responsables d'associations
un tournant en privilégiant le sang médicamenteux
et en introduisant une logique marchande là où prévalait
l'esprit du bénévolat et du non-profit. En 1989, Garetta
déclarait que « dans ce marché qui va devenir
concurrentiel, il faut se doter des outils permettant de gagner.
Il faut d'abord des produits de haute qualité, correspondant
aux besoins des malades : l'innovation est un facteur clé
et justifie les investissements considérables réalisés
avec succès depuis quelques années (...). Il faut
enfin être capable de vendre ces produits, et nous nous trouvons
devant une échéance redoutable : ayant toujours privilégié
les relais de distribution non-profit, la transfusion sanguine française
n'a pas actuellement de forces commerciales et elle va devoir lutter
avec des réseaux européens déjà bien
implantés et très professionnels » (déclaration
de Michel Garetta à Hôpital-expo 1989).
Les établissements de transfusion sanguine ne reçoivent
en principe aucune subvention de l'État. Ils assurent leur
propre financement par la vente des produits sanguins. Or, les CTS
ne sont maîtres ni des prix pratiqués qui dépendent
d'arrêtés ministériels ni de l'évolution
de la demande. Ainsi la baisse après 1985 des transfusions
dites de confort et les demandes de plus en plus fréquentes
des utilisateurs pour des produits plasmatiques ont obligé
les petits centres de transfusion à sous-traiter une partie
de leur stock de sang :
« Une partie du sang des donneurs d'Ille-et-Vilaine part
ainsi à Paris. Elle est traitée et nous est revendue
sous des formes plus élaborées. C'est très
nettement insuffisant. Les hôpitaux qui peuvent aussi jouer
ce rôle de revendeur ont le droit à une marge de 15
% » (déclaration du Professeur Genetet à Ouest-France,
7 mai 1990).
Faute de pouvoir maîtriser leurs recettes, les centres de
transfusion doivent d'abord gérer leurs dépenses.
Or, en ce domaine le chemin est étroit. Certaines dépenses
sont désormais incompressibles. Il en va ainsi de tout ce
qui concerne la sécurité transfusionnelle : tests,
examens en laboratoire, interrogatoires médicaux qui sont
de plus en plus nombreux et qui reviennent chers aux CTS.
Le problème du bénévolat
Individualisme des « jeunes », égoïsme
des comportements, tous ces reproches adressés au bénévolat
et accrédités par les enquêtes financées
par le CNTS font porter la responsabilité des dysfonctionnements
du système français de transfusion sanguine sur les
difficultés à renouveler le stock des donneurs. Ces
prises de position fortement partisanes font ainsi le silence sur
les profondes modifications intervenues dans le marché des
produits sanguins. En effet, à la demande croissante en albumine
et en produits dérivés corrélative aux risques
du Sida, il faudrait ajouter celle toujours plus pressante en sang
non médicamenteux liée à l'évolution
des techniques médicales et en particulier des greffes qui
nécessitent pour certaines de grandes quantités de
sang. De 1960 à 1980, le nombre d'unités prélevées
a quasiment quadruplé ; on est passé ainsi d’un
million d'unités à quatre millions d'unités
en 20 ans.
C'est dans cette conjoncture et avant qu'éclate ce qu'on
a appelé le « scandale du sang contaminé »
que nous avons mené une recherche comparative auprès
de donneurs et de non-donneurs de la Région des Pays de la
Loire [9] . Le CRTS à qui nous avons fait part de notre enquête
aurait été désireux que nous approfondissions
l'aspect « jeune » afin de mieux cerner et cibler ce
public et ses motivations. Ouvrons ici une parenthèse pour
dire combien il est difficile pour le sociologue de répondre
à une demande dès lors qu'elle intervient dans un
contexte qu'il ne maîtrise pas faute en particulier d'un recul
historique. L'histoire du don du sang en France est trop récente
et les statistiques que l'on possède trop parcellaires pour
que l'on puisse dire en 1992 quel doit être le nombre minimum
de « jeunes » qu'il faut à chaque génération
pour reproduire les « donneurs de sang ».
En parlant de « relève » ou de « reproduction
» du stock des donneurs, tout se passe comme si, inévitablement,
il appartenait aux « jeunes » de prendre la succession
de leurs « pères » en ce domaine, en oubliant
que pour chaque âge le stock des non-donneurs est toujours
plus important que celui des donneurs. Il conviendrait en plus de
s'entendre sur le terme de jeune. Sans vouloir disserter sur cette
notion amplement débattue par les sociologues, il est évident
que selon le type de découpage en classes d'âge que
l'on adopte, les résultats varient fortement. Le découpage
adopté par les centres de transfusion est en règle
générale décennal et découpe les classes
de la manière suivante : moins de 21 ans, de 21 à
30 ans, de 31 à 40 ans, etc. Si le sexe est parfois introduit
comme variable indépendante, ce découpage interdit
de rendre compte de phénomènes tels que le mariage
ou le premier emploi ou encore la maternité qui affectent
de 20 à 30 ans très fortement la vie sociale et ce,
de manière très différente selon les classes
sociales. L'entrée dans la vie active et la stabilisation
professionnelle ne se situent pas au même moment pour le «
jeune tourneur » et le « jeune médecin »
; quant à la maternité, elle ne se situera pas au
même âge pour la « jeune coiffeuse » et
pour la « jeune agrégée » en droit.
Ces préalables épistémologiques ont conduit
à tester l'hypothèse d'une désaffection des
jeunes pour le don du sang en sept lieux différents [10]
représentant une population de 1200 donneurs. Les résultats
de l'enquête amènent à un double constat. Lorsqu'on
compare le pourcentage des jeunes donneurs âgés de
18 à 25 ans à leur part dans la population totale,
il apparaît significativement [11] différent pour cinq
localités sur sept. Les jeunes donneurs sont dans ces cinq
localités sous-représentés et semblent donner
ainsi raison aux hypothèses les plus pessimistes. Selon les
lieux, la proportion des jeunes donneurs s'échelonne de 7
% à 13 % ; leur part dans la population totale de 6 % à
22,5 %. Ainsi, à l'Immaculée, commune située
près de Saint-Nazaire, les jeunes donneurs de 18 à
25 ans représentent seulement 13 % des donneurs alors qu'au
même âge les jeunes de 18 à 25 ans constituent
plus de 20 % de la population totale de la commune.
Par contre, rapporté à la population active, le pourcentage
des jeunes donneurs de 18 à 25 ans épouse au plus
près la part des actifs au même âge dans cinq
des localités sur sept. La différence entre le pourcentage
des jeunes actifs et des jeunes donneurs n'apparaît pas significativement
différent. Ainsi, la part des jeunes actifs de 18 à
25 ans dans la population de Guéméné-Penfao
est de 11,4 %, la part des jeunes donneurs au même âge
est de 10,3 %. Ces observations amènent à conclure
au moins provisoirement que le don du sang est davantage lié
chez les jeunes à l'entrée dans la vie active qu'à
tout autre phénomène. D'ailleurs, lorsqu'on étend
la comparaison aux autres âges, la courbe des donneurs de
sang apparaît très clairement corrélée
à celle de la population active plutôt qu'à
celle de la population totale.
Le don du sang semble donc en relation directe avec l'insertion
dans la vie active. Plus l'intégration dans la vie professionnelle
se réalise tôt, plus les donneurs sont jeunes. À
Nantes, dans le quartier du Port-Boyer où le taux d'activité
des jeunes de 18 à 25 ans est de 59 %, les donneurs de moins
de 25 ans représentent 12,5 %. À Orvault, commune
de l’agglomération nantaise, où les actifs de
25 ans ne sont que 39 %, les « jeunes » représentent
seulement 8 % des donneurs.
Les données transmises par les centres de transfusion sanguine
et qui portent sur la population des donneurs de moins de 29 ans
laissent apparaître, lorsqu'elle existe, la même conformité
entre la fréquence des jeunes donneurs et celle des jeunes
dans la population active. Pourtant les résultats transmis
par les centres de transfusion sanguine [12] révèlent
un déficit beaucoup plus important des jeunes donneurs que
celui que nous avons pu constater sur le terrain. Ces statistiques
diffèrent en fait de nos observations dans la mesure où
elles ne correspondent pas à des échantillons et encore
moins à la population réelle des donneurs de sang
mais au nombre de dons de sang enregistrés durant une année.
Ces dons peuvent être le fait de la même personne revenant
plusieurs fois ou le fait de plusieurs personnes.
Ces chiffres privilégient les donneurs réguliers
plutôt que les donneurs occasionnels ou même les femmes
qui ne peuvent faire en principe que trois dons dans l'année
contre cinq pour les hommes [13] . Il s'agit d'un véritable
artefact lié au mode d'enregistrement et à sa périodicité
: le nombre de dons par année civile. Il conviendrait en
effet d'apprécier si l'on doit mesurer la régularité
des dons sur une année ou sur une période plus longue.
Selon notre enquête, la régularité du don varie
avec l'âge : seuls 37 % des donneurs de moins de 30 ans déclarent
donner leur sang régulièrement contre 62 % pour les
plus de 30 ans. Mais, si les jeunes donnent occasionnellement, ils
n'en sont pas moins fidèles puisque plus de la moitié
le donnent au moins depuis trois ans.
L'obligation de donner
Contrairement aux craintes manifestées ici ou là
dans la presse, tout semble indiquer que les jeunes d'aujourd'hui
ne sont pas moins bénévoles que ceux d'hier ou du
moins qu’ils le sont dans les mêmes proportions. Mais
l'entrée de plus en tardive dans la vie active et la précarité
attachée au statut des jeunes durant leurs premières
années de vie professionnelle, qui freinent les autres étapes
de l'insertion sociale que sont la vie maritale et le premier enfant,
semblent avoir par contre un effet sur la périodicité
des dons.
Si la relève des donneurs est un point essentiel, la régularisation
du don est aussi importante pour le maintien du système français
de bénévolat. Beaucoup de bénévoles
mais concentrés sur le premier semestre de l'année
seraient aussi pernicieux que l'absence partielle de relève.
Or, les craintes manifestées face à la « reproduction
» des donneurs sont promptes à resurgir à cette
occasion. Et beaucoup de responsables de la transfusion s'interrogent
sur les possibilités de discipliner et de rationaliser ce
qui pour eux relève d'un acte gratuit :
« Nous rentabiliserons nos installations si les donneurs
se disciplinent un peu. Il y a des jours où trop de donneurs
se présentent alors que le lendemain nous ne recevons personne.
Les industriels allemands payent les donneurs mais leur imposent
des rendez-vous. Ils rentabilisent mieux des techniques très
coûteuses » (Professeur Genetet).
Pratique d'un autre temps, le don, comme l'analyse si finement
Groethuysen, ne sied pas à l'esprit bourgeois et à
sa soif de rationalité [14] . S'il suscite crainte et défiance,
c'est que l'acte du bénévole n'est plus compris dans
sa dimension sociologique. Il apparaît tout au plus à
nos contemporains comme une sorte de lubie individuelle et non comme
un comportement social justifié, s'inscrivant dans une chaîne
de raisons. Le don n'est ni un acte isolé ni un acte libre,
comme le montre Mauss. C'est une figure à trois temps —
obligation de donner, obligation de recevoir et obligation de rendre
— qui entraînent hommes et femmes dans une sorte de
valse incessante : « (...) et, en effet, c'est comme si toutes
ces tribus (...), ces hommes et ces femmes, étaient pris
dans un cercle et suivaient autour de ce cercle, et dans le temps
et dans l'espace, un mouvement régulier [15] . » Dès
lors, l'analyse de l'obligation de donner, qui est aussi et toujours
une obligation de rendre, peut être subsumée sous l'analyse
des « mécanismes spirituels » qui obligent à
restituer le présent reçu [16] . Aussi Mauss ne fait-il
aucunement l'analyse de l'obligation de donner [17] , se contentant
d'étudier la « force présente dans la chose
» qui fait que le « donataire la rend ». C'est
bien cette logique du rendu pour un prêté qui semble
animer les donneurs de sang interrogés :
« C'est normal de donner son sang. Moi, heureusement qu'il
y en a qui avaient donné le leur quand j'ai été
opéré » (donneur, 20 ans, prépare un
CAP).
« Quand j'ai eu ma fille, quand je me suis réveillée,
d'un côté, j'avais le goutte-à-goutte, de l'autre
j'avais le sang. Mon mari a vu ça, il a dit "bon, ben
d'accord". Là, je veux dire que ça donne à
réfléchir. On est content de trouver le sang de quelqu'un
; moi, je dis qu'il faut donner son sang » (donneuse, 48 ans,
mari artisan couvreur).
« Il s'est trouvé qu'à un moment de ma vie,
j'ai dû avoir recours à des transfusions sanguines.
Dès lors, j'ai estimé que la moindre des choses était
de faire pour les autres ce que les autres avaient fait pour moi,
c'est-à-dire participer à la collecte de sang »
(donneur, 46 ans, ouvrier).
Que ce soit parce qu'ils ont bénéficié eux-mêmes
ou leurs proches d'une transfusion sanguine, que ce soit pour des
raisons religieuses ou tout simplement en reconnaissance de cette
vie transmise à la naissance, l'obligation de donner son
sang est d'abord vécue comme une obligation de rendre. Pour
répondre à la question de Mauss, cette force, le hau,
qu'il y a dans la chose qu'on donne et qui fait que le donateur
la rend, c'est en définitive la « vie même ».
Ne pas la donner ou ne pas la rendre, c'est exposer les siens à
la mort. Dans cette dialectique très particulière
du rendu pour un prêté qui anime le don du sang, il
n'y a pas de place pour l'argent. Donneurs et non-donneurs se rejoignent
d'ailleurs sur ce point :
« On nous a donné le sang gratuitement à notre
naissance, on ne doit pas donner d'argent aux donneurs » (donneuse,
51 ans, employée au chômage).
« Le sang tu ne le produis pas. C'est pas quelque chose
qui te demande du fric pour le récolter. J'suis d'accord
que l'agriculteur qui fait pousser ses patates, il les vende parce
qu'il a fait des dépenses pour les engrais et tout. Enfin,
le sang c'est en toi ! C'est ton créateur qui te l'a donné,
ça ne se vend pas, ce genre de chose » (non donneuse,
20 ans, au chômage, famille d'agriculteur).
D'ailleurs parmi ceux qui ne donnent pas leur sang pour des raisons
« militantes », ce n'est jamais la gratuité du
don qui fait problème mais plutôt l'absence de réciprocité
dans l'échange. Le fait que le sang redonné soit payant,
qu'il devienne une marchandise et puisse faire l'objet d'un commerce
entacherait la prestation en rompant le cercle du don et du contre-don.
Les donneurs apparaîtraient ainsi comme des sortes de «
gogos » à la remorque des intérêts capitalistes.
Mais cette position est par bien des aspects intenable et contradictoire
pour ceux qui la professent :
« Ce qui m'embête pour donner mon sang, c'est le prix
qu'il faut payer pour avoir du sang quand on a une opération.
C'est surtout le souvenir de mon père qui a donné
son sang, un sang assez rare, de telle sorte qu'il peut donner à
tout le monde mais il ne peut pas recevoir de tout le monde. Ce
qui m'a fait le plus mal au cœur, je crois, c'est de voir le
prix qu'on demandait pour payer le sang que des gens bénévoles
avaient donné gratuitement. J'ai eu une opération
en 80, j'ai eu besoin de sang, d'énormément de sang...
je crois que ce qui m'a fait le plus mal, c'est la facture que j'ai
reçue. Donner mon sang ? Je dirai de la main à la
main ; le sang donné d'un humain à un humain pour
sauver quelqu'un, quelle que soit sa religion ou sa race »
(non donneur, 40 ans, ouvrier métallurgiste, syndicaliste).
Ce n'est pas seulement le « prix du sang » qui arrête
certains non-donneurs, c'est également la peur que le «
sang offert » soit refusé car la logique du don est
aussi celle de l'honneur comme le souligne Mauss : « (...)
le gage non seulement oblige et lie, mais encore il engage l'honneur,
l'autorité, le « mana » de celui qui le livre.
Celui-ci reste dans une position inférieure tant qu'il ne
s'est pas libéré de son engagement-pari [18] . »
Aussi, parmi les personnes interrogées, celles dont le don
n'a pas été accepté se sentent souvent «
diminuées », « inutiles » :
« Pourquoi je ne donne pas mon sang ? C'est parce qu'une
fois je me suis présentée au don du sang avec une
amie ; c'était une fois que j'étais bien décidée.
Ce jour-là, c'était un jour de vacances et j'ai vu
une affiche. Avec une amie on a décidé d'y aller.
Elle venait pour m'accompagner et non pour donner son sang. Une
fois sur place, ils ont refusé le mien et elle, elle l'a
donné » (cuisinière dans une collectivité,
41 ans).
« J'ai donné mon sang deux ou trois fois. Et puis,
je ne l'ai plus donné parce que la dernière fois que
j'y suis allé, ils ne l'ont pas pris. J'avais eu des problèmes
de santé et ils m'ont dit d'attendre avant de le donner.
J'y suis pas revenu depuis. Ça m'avait un peu refroidi »
(exploitant agricole, 40 ans).
L'obligation de donner c'est aussi l'obligation de recevoir. La
transfusion sanguine était jusqu'à la découverte
du virus du Sida un acte médical que le transfusé
ou sa famille acceptait sans s'interroger plus amplement sur les
conditions du don et sa logique. Le danger d'accepter la chose donnée
comme un « empoisonnement » au double sens du terme
a perdu dans les consciences contemporaines la signification qu'elle
revêtait primitivement. Le mot gift, comme le rappelle Mauss,
signifie « don d'une part, poison de l'autre » [19]
. Seules certaines « sectes » contemporaines comme les
témoins de Jéhovah en refusant la transfusion retrouvent
du côté du débiteur les craintes et la défiance
manifestées par les tribus germaines face au don comme cadeau
« empoisonnant » et « empoisonné »
[20] .
« J'ai pas trop envie d'y aller car j'ai peur que cela fasse
mal. J'ai toujours peur aussi qu'une seringue soit contaminée.
On a bien vu des infirmières atteintes à la suite
d'une mauvaise manipulation. Je pense qu'il y a plus de risques
en recevant qu'en donnant, mais on ne sait jamais » (étudiant
en droit, 21 ans).
La logique du don n'est pas sa signification
Si spontanément donneurs et non-donneurs semblent retrouver
les mêmes affects et les mêmes représentations
que les trobriandais pratiquant le kula ou les indiens le potlach,
c'est sans doute que dans notre société marchande,
à côté de la logique proprement « économique
» qui règle le commerce de tous les jours, persistent
des formes d'intérêt qui trouvent à s'exprimer
dans cette dialectique primitive du défi et de l'honneur
qu'est le don : « Le don est un défi qui honore celui
à qui il s'adresse, tout en mettant à l'épreuve
son point d'honneur (nif ) ; par suite, de même que celui
qui offense un homme incapable de riposter se déshonore lui-même,
de même celui qui fait un don excessif, excluant la possibilité
d'un contre-don [21] . »
Les bénévoles du sang dans leurs actes et dans leurs
propos viennent en quelque sorte réactiver une sémiologie
de l'honneur dont les signifiants se prêtent parfaitement
à en exprimer la morale. La logique du don qui définit
les « règles du jeu » entre celui qui offre et
celui qui reçoit tout en circonscrivant leurs rapports n'indique
rien cependant sur les fonctions sociales que remplissent ces pratiques.
Les chaînes de raison qui unissent le donateur au récipiendaire
et qui assurent l'efficacité symbolique [22] du geste n'en
livrent pas pour autant sa signification sociologique.
En déplaçant l'objet de son étude de l'échange
comme « fait total » à l'« obligation de
recevoir », Mauss se fait, selon Lévi-Strauss, mystifier
[23] . En effet, s'agissant de l'obligation et de l'intérêt
qu'il y a à donner, Mauss ne dit rien ou presque rien si
ce n'est qu'il n'y a pas de milieu : « (...) se confier entièrement
ou se défier entièrement ; déposer ses armes
et renoncer à sa magie, ou donner tout : depuis l'hospitalité
fugace jusqu'aux filles et aux biens [24] . » Mauss, comme
l'indigène, se fait prendre à l'efficacité
symbolique du hau : « Le hau n'est pas la raison dernière
de l'échange : c'est la forme consciente sous laquelle des
hommes d'une société déterminée, où
le problème avait une importance particulière, ont
appréhendé une nécessité inconsciente
dont la raison est ailleurs [25]. »
De fait, Mauss donne continuellement l'impression que l'on n'échappe
pas au don. Il ne dit rien des villages qui ne donnent pas, qui
refusent ou qui oublient de rendre. Il ne s'agit pas seulement en
effet d'expliquer quelle force pousse les gens ordinaires à
donner leur sang gratuitement mais pourquoi tel ou tel quartier,
telle ou telle commune, tel ou tel individu ne s'y sent pas «
obligé » ? Si les donneurs interrogés se placent
si volontiers sur le terrain de l'honneur, c'est qu'ils trouvent
là un langage qui leur permet de ne pas dire autrement que
sous une forme désintéressée tout l'intérêt
qu'ils portent au don [26] . Car la raison que l'on donne d'un acte
n'en est pas pour autant la cause. Mauss, il faut bien l'avouer,
n'aimait guère l'idée de « contrainte extérieure
» que Durkheim prêtait aux faits sociaux. Pourtant,
il y a dans le don du sang comme dans le suicide quelque chose d'irrémédiable.
On ne se contente pas en effet de rester sur le bord de la rive,
mais on se jette à l'eau.
C'est le premier geste qu'il faut interroger, c'est le premier
don. Le rendu reste encore du domaine du probable, il viendra plus
tard ou il ne viendra jamais, mais le geste est là. Après,
le don deviendra une habitude, une « coutume », cette
« seconde nature » qui, selon Pascal, « entraîne
l'esprit sans qu'il y pense » [27] . Il s'imposera de lui-même
au donateur et cela quelles que soient les « cordes d'imagination
» et les raisons individuelles comme l'intérêt,
le devoir, le sentiment religieux ou tout autre motif que le donateur
voudra bien produire à la demande de celui qui l'interroge.
D'ailleurs, le don du sang est compatible avec un grand nombre de
motivations qui vont de l'altruisme à l'individualisme, de
la demi-journée d'absence accordée par certaines administrations
à la convivialité. Même un chantre de l'individualisme
comme Rousseau éprouvait quelque plaisir à faire l'aumône
dès lors que cela ne devenait pas une habitude et que son
obligé ne se tînt par pour tel [28] .
« J'y vais d'abord, c'est vrai, pour donner mon sang, parce
que je me dis, si un jour j'en ai besoin, que j'ai un accident et
qu'on me donne du sang, ben !... c'est ma première motivation.
Parfois, c'est parce ce jour-là il fait mauvais temps et
que ça nous arrange d'y aller et puis ça en emmerde
certains » (jardinier municipal, 35 ans).
« La première fois, je travaillais à l'usine.
Il y avait un camion qui est passé, mon frère en donnait
et c'est venu comme ça. Une fois qu'on a commencé
à donner, après, on vient par habitude. Les gens viennent,
ils ne se posent même plus la question » (ouvrier, 35
ans).
Suicide et don du sang : les deux faces d'une même monnaie
sociale
Comme le suicide, la régularité et la constance statistique
du don du sang révèlent un fait social ayant sa nature
propre et indépendant des motivations individuelles qui s'y
expriment. De donner son sang à un moment donné de
son existence dépend non seulement de prédispositions
« spirituelles » socialement constituées mais
également de la rencontre avec un « ordre légitime
» qui s'impose de l'extérieur par un espace délimité
et réservé à cet usage. Comme pour la foi,
il faut que l'intérieur puisse se joindre à l'extérieur,
c'est-à-dire que l'appréhension devienne préhension
[29] et cela dans un cadre autorisé, l'église pour
le chrétien ou le centre de transfusion pour le donneur.
Le social c'est un peu comme la mayonnaise, il ne suffit pas que
tous les ingrédients soient réunis pour que cela prenne,
il faut pouvoir accomplir le bon geste au bon moment, avoir le tour
de main : « L'enfant, l'adulte, imite des actes qui ont réussi
et qu'il a vu réussir par des personnes en qui il a confiance
et qui ont autorité sur lui [30] . »
Si on excepte l'« altruisme » au sens où l'emploie
Durkheim [31] , les prédispositions qui amènent un
individu à se suicider ou à donner son sang sont l'avers
et le revers d'une même médaille : le « lien
social ». À âge et à classe sociale égale,
les donneurs semblent socialement mieux intégrés que
ne le sont les non-donneurs.
Au niveau du civisme, les donneurs assurent plus souvent des responsabilités
dans une association que les non-donneurs ; ils sont également
plus « policés » : ils ne rouspètent pas
dans les files d'attente, n'essaient pas de se faufiler et 38 %
ont passé leur brevet de secourisme. Plus pratiquants que
les non-donneurs, ils sont aussi plus souvent favorables au service
qu'il soit militaire ou civil, ils font plus souvent l'aumône
et donnent plus souvent aux œuvres.
Du côté de l'ajustement social, ils semblent là
aussi que nos donneurs soient mieux « réglés
» et moins « anomiques » que les non-donneurs,
ayant connu moins de ruptures avec leur environnement. Ils vivent
dans la même commune ou à proximité de leur
parentèle. Ils ont plus souvent que les non-donneurs le même
capital culturel que leurs parents. Au niveau de la sociabilité,
68 % des donneurs ont connu les associations dès leur enfance
et 60 % continuent à y adhérer. Ils invitent leurs
voisins à prendre l'apéritif assez régulièrement
et n'hésitent pas à prendre des auto-stoppeurs. Au
niveau familial, les donneurs sont plus souvent mariés que
les non-donneurs ; ils sont aussi plus souvent issus de «
grande famille » dont ils s'éloignent peu.
Don individuel et don collectif
Le don du sang se présente par bien des aspects comme une
sorte d'avers social au suicide. Cependant, le donneur doit comme
le suicidé trouver son style en utilisant le moyen le plus
approprié à son ethos. En effet, le don n'existe pas
indépendamment du système de collecte qui contribue
pour sa part à construire ou à constituer le style
tout autant que la typologie des donneurs.
Tout d'abord, les dons faits aux postes fixes du centre de transfusion
sanguine (CTS) ; ce sont des dons individuels résultant le
plus souvent d'une convocation notamment lorsqu'il s'agit de plasmaphérèse
ou de cytaphérèse. Certains donneurs sont d'ailleurs
plus ou moins cooptés en raison des propriétés
de leur sang. Il en va ainsi pour le personnel médical qui
intervient dans des services où l'on soigne certaines maladies
infectieuses et qui développent par rapport à ces
maladies une certaine immunité.
En personnalisant la relation donneur/corps médical par
le biais du rendez-vous, ce système de collecte qui ne passe
pas par une amicale ou une collectivité préserve davantage
l'anonymat du donneur. Cela fait moins « usine ». Par
ailleurs, les finalités du don y sont clairement expliquées
voire détaillées par le personnel en place mais aussi
à l'aide de petits fascicules remis à jour périodiquement.
L'adjonction morale « il faut donner », propre le plus
souvent aux associations qui utilisent à cet effet des tracts
où le rouge vif domine, est remplacée au centre de
transfusion par un autre discours. Plus technique et moins émotionnel,
plus aseptisé aussi, ce discours médical est à
l'image du bleu pastel qui illustre les documents qui servent à
la propagande des centres de transfusion. Les collectes au CTS sont
tout à fait propices à une rationalisation du comportement
et cela, quelles que soient les finalités du donneur : affectives,
éthiques, pratiques, etc.
« Je vais au CTS trois fois par an. C'est tous les trois
mois, à peu près. J'y vais à chaque fois qu'on
me convoque... que le centre de transfusion d'Angers me le demande.
C'est bien. C'est personnalisé. Il y a des horaires ; on
me donne un rendez-vous et j'y vais seule » (secrétaire,
23 ans).
« Au niveau quartier, c'est un peu l'industrie au niveau
du don, les infirmières, elles arrivent, elles te piquent...
et puis, on discute pas trop. Le milieu n'est pas vraiment sympa,
je trouve que c'est un peu massif. Les cabines indépendantes,
c'est mieux, c'est plus sympa » (donneur, 31 ans, technico-commercial).
« Pour les dons de plasma, c'est tous les deux mois. C'est
moins fatiguant. On me l'a proposé parce que j'avais un plasma
intéressant pour les femmes enceintes et certaines maladies.
J'ai tout ça dans un fascicule à la maison »
(étudiante 20 ans, origine ouvrière).
À côté de ces dons, il y a ceux qui sont faits
dans des institutions et qui engagent le plus souvent une solidarité
de type mécanique [32] . Toutes les institutions ne sont
pas promptes à susciter ce genre de don. Ainsi les grandes
écoles y sont-elles plus enclines que les facultés
des lettres, les grandes entreprises publiques plus que les entreprises
moyennes, les lycées d'enseignement professionnel plus que
les lycées d'enseignement généraux. 67 % des
donneurs que nous avons interrogés ont de fait commencé
à donner leur sang dans le cadre d'une institution totale
: école, entreprise, armée mais aussi en famille [33]
, entre 18 ans et 21 ans, c'est-à-dire à l'âge
où l'on quitte l'adolescence pour le monde adulte. À
l'âge de la maturité, c'est le don comme acte gratuit
et solitaire s'inscrivant dans une démarche personnelle qui
prédomine.
Le premier don
On donne le plus souvent son sang parce qu'on est entraîné
par ses semblables, ses proches et qu'on ne peut pas se dérober.
« La première fois, ça c'est très bien
passé ; je n'avais pas eu trop peur. Enfin, c'était
un don dans une administration. Eh ben, j'ai suivi le mouvement
quoi ! J'ai fait comme les autres, on était ensemble »
(contrôleur PTT, 53 ans).
« La première fois, c'était à l'école
d'infirmière. Il y avait un camion qui passait, j'y suis
allée. J'étais en fait avec des camarades qui y allaient
et donc tous ensemble... Les autres y allaient et donc j'y allais
aussi. Et puis, je trouvais ça bien de donner son sang »
(infirmière, 33 ans).
« Je l'ai donné pour la première fois au lycée
professionnel. En fait, ma meilleure amie du lycée y allait.
Toute ma famille proche donnait. Je me suis fait entraîner.
J'appréhendais, c'est sûr. Mais je n'étais pas
seule. Je me suis forcée » (coiffeuse, 25 ans).
« Mes motivations ? Et bien, j'ai suivi mes parents. À
la maison, on trouve cela normal de donner son sang ; alors, quand
je me suis senti capable, j'y suis allé » (instituteur,
31 ans).
Les dons faits dans ces institutions sont très souvent vécus
par les donneurs comme de véritables rites initiatiques.
L'appréhension fait ici partie intégrante de l'épreuve
dont doit triompher l'initié qui se lie ainsi par son sang
aux autres ( adultes, membres d'une organisation ou d'une institution)
: « C'est comme une épreuve de Bac ou le permis ; il
y a plein de gens qui l'ont déjà fait avant toi, mais
tu as l'appréhension. » Souvent, après ces premiers
dons, il y a une période de latence pendant laquelle le jeune
arrête de donner pour reprendre ensuite une fois qu'il est
« installé » c'est-à-dire qu'il est marié
et qu'il a son emploi. Ce phénomène, difficile à
mesurer, ressort à la fois des entretiens que l'on a eu avec
les donneurs, mais également des propos des responsables
d'Amicale.
Le don associatif
Les dons les plus nombreux sont faits dans le cadre des collectivités
locales. Les collectes sont organisées par les amicales de
donneurs. Ces associations s'occupent de l'affichage ainsi que d'envoyer
des convocations aux personnes répertoriées. Les amicales
organisent les conditions matérielles de la collecte ainsi
que la collation qui « récompense » habituellement
celui qui vient de faire son don. À cela s'ajoutent les réunions
pour la remise des médailles aux donneurs les plus valeureux
ainsi que les repas ou les voyages de fin d'année.
La composition du conseil d'administration de ces associations
est fort variable d'un lieu à un autre, même si elle
reflète le plus souvent la composition sociale de la localité.
On y trouve souvent au poste de président des « notables
locaux » : médecin, pharmacien, secrétaire de
mairie, etc., et pour tenir les postes de secrétariat ou
de trésorier des employé(e)s ou des femmes d'artisan.
Mais les classes populaires (ouvriers, artisans, etc.) sont aussi
très présentes et souvent majoritaires dans ces amicales
et ce, contrairement à d'autres associations (culturelles,
défense de la nature, etc.).
En France, le don du sang est essentiellement fonction de ce réseau
associatif. Là où il est faible et peu développé,
les dons sont peu nombreux. Là où il est fort et bien
implanté, les dons sont plus nombreux. Dans les Pays de la
Loire, le réseau associatif est très fortement corrélé
avec la carte scolaire du privé et du public. Les associations
en Loire-Atlantique et en Vendée se concentrent dans les
zones où domine l'enseignement privé c'est-à-dire
le clissonais, le bocage vendéen, le pays de Retz et le plateau
nantais. Dans ces zones, on compte au moins une association par
canton et certaines communes ont même leur propre amicale.
Si le don du sang recoupe si souvent la carte des pratiques religieuses,
c'est que le réseau des bénévoles s'est constitué
à la fin des années cinquante [34] à partir
ou autour des mouvements qui existaient alors : mouvements mutualistes
dans les entreprises ou les administrations et mouvements de la
jeunesse catholique dans les collectivités territoriales.
« La première fois c'était en 1962, dans le
cadre de la mutualité. Un papier est passé et j'aime
bien participer. Il y avait une ambiance particulière, c'était
dans le sous-sol de la clinique mutualiste, place Mellinet. C'était
comme les premiers chrétiens dans les catacombes. »
« J'étais scout et on a fait appel à nous.
J'ai été aussi volontaire pour le secours catholique.
Pour les scouts, c'était parce que tous mes copains y allaient
alors je voulais être avec eux, c'est tout simple »
(architecte, 35 ans).
Mais, si les mouvements catholiques ou autres ont pu servir à
fixer les réseaux associatifs de donneurs, d'autres considérations
entrent aujourd'hui en jeu pour le maintien ou la disparition de
ces amicales. Ainsi, la Vendée « catholique »
est l'un des départements des Pays de la Loire où
le prélèvement est le moins important : cinq unités
pour 100 habitants contre huit pour la Loire-Atlantique et six pour
les autres départements. De fait, les amicales vendéennes
traversent depuis trois ans une crise. On ne compte au niveau des
fédérations que 26 amicales pour 282 communes en Vendée
contre 76 pour 221 communes en Loire-Atlantique. Un certain nombre
d'amicales ont disparu et tout particulièrement au sud et
au centre du département. La disparition du réseau
des amicales a entraîné dans son sillage la disparition
du don en le coupant du contexte où il prenait un sens :
la communauté villageoise ou du quartier et ses pratiques.
« Dans les années 70, tout le monde y allait. C'était
de la rigolade. On se retrouvait entre gens de connaissance. Maintenant,
on en entend plus parler. L'association des donneurs de sang de
la Roche-sur-Yon n'existe plus. À Saint-Florent, il n'y avait
pas d'association, c'était trop proche de La Roche. Maintenant,
je crois que dans les communes environnantes, les associations ont
disparu. Il faut aller au centre de transfusion maintenant. C'est
trop loin » (agriculteur, 44 ans).
« Le problème de la Vendée, c'est que c'est
le seul département qui n'est pas affilié à
la fédération, c'est un peu comme les bretons, ils
ont leur propre fédération. Certaines amicales ont
disparu parce qu'ils avaient à la tête de leur fédération
une femme qui disait « c'est moi » et les autres s'écrasaient.
Maintenant, ils ont des jeunes donneurs qui veulent ruer dans les
brancards. Ils vont nous rejoindre » (entretien avec le président
de l'Union départementale des Amicales de donneurs de sang
bénévoles).
On ne peut expliquer la disparition de certaines associations qu'en
prenant en compte les enjeux qui gouvernent ces amicales et les
profits « symboliques » ainsi que le pouvoir qu'elles
retirent du bénévolat. Parce qu'elles interviennent
dans un domaine « noble », les amicales sont souvent
des « vitrines » pour les personnalités politiques
en place. Que ce soit lors du banquet annuel de l'amicale ou lors
d'une remise de médailles aux donneurs méritants,
les personnalités politiques locales ne manquent pas de s'afficher
aux côtés des donneurs de sang. Il suffit d'ouvrir
un quotidien régional pour constater ce phénomène.
Les commentaires en la matière se suffisent à eux-mêmes
« bonne santé de l'Amicale des donneurs à Vigneux
», le tout accompagné d'une photographie du maire remettant
les médailles du mérite.
La solidarité sociale dont font preuve les donneurs d'une
commune doit rejaillir sur la municipalité. Pour ce faire,
il faut qu'il y ait des collectes dans la commune et qu'elles aient
lieu un jour où il y aura affluence. C'est ici que commence
le marchandage. Car les jours et les heures de collecte sont décidés
par le centre de transfusion. Or, le centre ne se déplace
plus dans une commune ou dans une entreprise quand les dons cessent
d'être suffisants pour justifier le déplacement de
l'équipe médicale.
Le CTS a besoin de 150 à 200 unités de sang par jour.
À partir de là, certaines communes sont mises à
l'écart ou en réserve ou encore voient le nombre de
leurs collectes diminuées. C'est l'association qui est alors
compromise ne pouvant plus en quelque sorte produire des «
médaillés ».
Il faut en effet 20 dons pour un insigne d'or, 50 pour un insigne
d'or avec étoile et 100 pour un insigne avec deux étoiles.
Si la commune n'a que deux collectes par an, il lui faudra 25 ans
pour produire quelques donneurs bénévoles avec étoile.
La simple arithmétique montre que les « médaillés
» ont intérêt à diversifier leur stratégie
en donnant dans les communes avoisinantes voire dans leurs entreprises.
Il y a dans le domaine du don un prosélytisme inévitable.
Ceux qui « concourent » pour la médaille —
ce ne sont pas les plus nombreux — doivent faire un effort
permanent dans leur entreprise ou dans leur village pour entretenir
le don.
« Oui, j'ai été médaillée. Je
pense que c'est une bonne chose même si les gens ne le font
pas pour la médaille. Mais je pense que c'est bien que ce
soit reconnu. J'ai toujours été donneur et même
donneur d'urgence puisque j'étais appelée tard le
soir pour des nouveaux-nés, par exemple. Quand j'étais
à Ancenis, c'est moi qui organisais les collectes de sang
au sein de ma boîte. Le centre de transfusion nous avait contactés
pour organiser la collecte à la subdivision d'Ancenis, vu
qu'ils venaient déjà dans les différents services
de Nantes. Il fallait qu'on s'arrange pour avoir assez de donneurs
puisqu'ils déplaçaient le camion uniquement pour nous.
Donc je recrutais, j'entraînais les gens surtout les hommes
parce que les hommes, ils avaient peur » (secrétaire
de direction régionale EDF, 64 ans).
Depuis 1985, même s'il reste important en « volume
», le sang total est moins recherché par les centres
de transfusion qui encouragent les plasmaphérèses
et les cytaphérèses. Les collectes de ce fait tendent
à diminuer. Dans ces circonstances, on comprend le poids
des fédérations qui négocient et servent d'arbitre
entre les amicales et le centre de transfusion pour modifier les
dates ou le nombre des collectes.
« Nous à l'Union départementale, on peut également
servir d'avocat. L'organisation des collectes, c'est le centre qui
s'en occupe avec notre assentiment. On fait le lien entre le centre
et les amicales. Il y a certaines amicales qui préfèrent
traiter directement avec le centre. Mais, quand il y un problème,
des ennuis avec la collecte, on sait bien venir nous trouver pour
dire « voilà, on nous a enlevé une collecte
parce qu'il y avait ceci ou cela » ou « ils en ont mis
une autre à côté, faites donc quelque chose
». Nous, on va discuter, il y a toujours moyen de s'arranger
» (entretien avec le président de l'Union départementale).
La justification sociale du don
Michel Garetta à l'époque où il était
encore directeur général du CNTS déclarait
qu'il n'existait probablement « aucune sorte de justification
économique du bénévolat en transfusion sanguine
» (déclaration à Hôpital expo 89). Dans
beaucoup de pays, il existe un système mixte : des donneurs
bénévoles et des donneurs rémunérés.
Si l'intérêt médical de la transfusion n'est
pas à démontrer, les formes que peut prendre le prélèvement
d'unités de sang sont en fait relativement indifférentes
pour le corps médical.
Du côté de la société civile, l'aspect
médical du don s'efface au profit de fonctions plus proprement
sociologiques. Que ce soit dans les collectivités locales
où il sert les intérêts politiques des notables,
dans les entreprises ou les grandes écoles où il entretient
le réseau des solidarités par l'aspect coercitif et
initiatique qu'il déploie, le don du sang apparaît
comme un de ces rouages qui facilitent les cohésions sociales.
Du côté de ces fonctions sociologiques, le don du sang
est un rite d'allégeance sociale. Elle est l'expression de
la solidarité organique ou mécanique qui attache les
membres d'une collectivité entre eux. Si cela semble évident
en ce qui concerne les institutions totales, il en va de même
pour les collectivités territoriales. C'est d'ailleurs ce
qui explique qu'au niveau des classes sociales, les statistiques
dont on dispose semblent indiquer une égale contribution
de celles-ci au don.
Que ce soit l'instituteur, le prêtre ou le pharmacien, cette
trilogie de nos villages peut difficilement se dérober aux
dons du sang. Il en va de même pour tous les notables de la
commune : le maire, le médecin, le vétérinaire
mais également les artisans et les employeurs du canton.
Il faut être vu et être là. La fréquentation
de l'église aux grands moments de la liturgie joue un rôle
identique. Le médecin peut mettre ses enfants à l'école
publique, mais il sera au premier rang des fidèles à
la messe de Noël.
En fait, la collecte de sang est d'abord un lieu où l'on
s'affiche. C'est aussi un espace de socialisation où l'on
se retrouve ensemble pour boire un coup pour parler de la pluie
ou du beau temps mais aussi des terres qui vont se libérer,
des filles ou des fils à marier, des emplois possibles, des
mouvements affectant tel ou tel service. Le don du sang, comme le
match de football du dimanche après-midi, la messe ou le
marché du samedi matin, n'est pas indépendant des
intérêts et des enjeux qui guident la vie de tous les
jours au sein des espaces sociaux.
Mais ces fonctions ne pourraient opérer si elles ne trouvaient
déjà dans les individus au niveau de leurs affects,
de leur éthique mais aussi de leur culture, le terrain favorable
à leur accomplissement. Il y a bien sûr les intérêts
immédiats telle la demi-journée de repos parfois cumulable
ou tout simplement la pause que le don permet de s'accorder durant
une journée de travail. Il y a également tous les
petits profits liés à la médicalisation du
don : tests gratuits, surveillance médicale, groupe sanguin,
etc. Mais ces profits immédiats, lorsqu'ils deviennent trop
visibles ou encombrants, peuvent conduire à la disparition
de la collecte.
C'est du côté des profits les moins visibles qu'il
faut chercher l'intérêt que peut trouver le donneur
à son acte. Sous ses trois aspects éthologique, idéologique
et psychologique, le don satisfait pleinement à la représentation
que le donneur se fait de lui-même en tant qu'individu : ce
« moi » au sens où l'entend Mauss dans son bel
article sur la « notion de personne » [35] . Dans nos
sociétés occidentales où domine la catégorie
de « sujet », la « personne » est une unité
corporelle et spirituelle dont le fractionnement ne peut se faire
que, par la volonté, sous la forme du don. Le droit français
légitime cette représentation de l'individu en excluant
le « corps » de tout commerce.
En fait, chaque société, par l'éducation,
assigne au corps et à la personne ses limites et ses marges
[36] . Les ongles, les cheveux, la sueur n'ont pas dans nos sociétés
le même rendement symbolique que le sang. « Chaque culture,
écrit Mary Douglas, a ses risques et ses problèmes
spécifiques. Elle attribue un pouvoir à telle ou telle
marge du corps, selon la situation dont le corps est le miroir [37]
. » L'appréhension que manifeste le donneur à
se séparer de cette partie de lui-même est à
chercher dans la valeur symbolique que notre éducation accorde
au sang comme signe de la personne même. Le refus de toute
transfusion sanguine mais aussi du don que l'on rencontre chez les
témoins de Jéhovah et chez certains non-donneurs n'est
là que pour rappeler tout le danger qu'il y a à mêler
son sang et son essence à ceux des autres.
Là où il y a danger, il y a également rite.
Le don du sang est un rituel avec son espace et ses temps forts.
D'abord c'est l'interrogatoire et l'examen médical qui testent
si l'initié a les dispositions physiques mais aussi morales
qui conviennent au don. Ainsi, une de nos étudiantes a craqué
dès l'interrogatoire médical. Elle n'a pas supporté
qu'on l'interroge sur sa vie intime. Puis c'est le moment de la
piqûre et enfin celui de la collation. Il faut que le futur
initié se prépare à la fois physiquement et
moralement. Le don du sang par ces aspects évoque un rite
négatif et implique chez le donneur une certaine hygiène
de vie. Beaucoup de donneurs viennent à jeun à la
collecte, même s'ils savent que ce n'est pas utile. Nombreux
sont ceux qui se font accompagner par un ami ou un proche ou s'y
rendent en groupe (57 %). Quasiment tous ceux que nous avons interrogés
et même de très vieux donneurs appréhendent
le moment de la piqûre. Il y a la peur de s'évanouir,
de ne pas être à la hauteur. L'observation directe
du don montre que chacun déploie sa propre stratégie
lorsque le moment est venu d'y « passer » : on lit son
journal, on regarde ailleurs, on parle avec l'infirmière
pour décompresser.
Une fois que le donneur a accompli son acte et qu'il se retrouve
dehors, il se sent soulagé et euphorique. Le don du sang
est une expérience qui, par son rythme, les émotions
qu'elle met en jeu, permet à celui qui la vit de s'y retrouver.
Le rite est rythme de vie. Après le premier don, l'interpellation
est permanente. L'affiche faisant appel au donneur fera sens les
fois suivantes, liant le donneur à son passé en revivant
les émotions d'hier mais également les affects sociaux
qui y sont liés. Le don du sang réactualise en permanence
en les gratifiant les principes qui guident la vie du donneur et
qui s'expriment dans son exis. Le don du sang est ainsi une technique
du corps au sens où l'entend Mauss. Les enfants qui accompagnent
leurs parents s'imprègnent très vite des gestes, des
postures et des contrôles corporels qui interviennent tout
au long du don. Le jeune fait une expérience à propos
de son corps et éprouve des sensations physiques et morales
nouvelles. Cette technique s'inscrit elle-même dans un complexe
d'autres techniques du corps qu'elle prolonge et qui sont ainsi
mis à contribution : du port d'un préservatif à
la non-utilisation de seringues contaminées. Comme toute
technique corporelle le don du sang est aussi une morale et une
discipline. C'est aussi ce qui donne une valeur marchande au sang
des donneurs. L'hygiène de vie, la capacité à
se préserver dès le plus jeune âge peuvent devenir
demain un capital qui sera rémunéré comme tel
chez le donneur.
Par les représentations et les affects qu'il suscite mais
également par les fonctions qu'il remplit en tant que réseau
d'inter-connaissance, le bénévolat en matière
de transfusion sanguine n'est sans doute pas à la veille
de disparaître. La crise qu'a traversée la transfusion
sanguine en a cependant révélé les limites
dans un système où prédominent désormais
les impératifs du système marchand. La logique du
don renvoie à des temporalités de production, d'entretien
et de reproduction des réseaux fonctionnant comme capital
social qui ne sont pas celles du capital économique dont
le taux de rotation est toujours plus rapide. Et puis, le bénévolat
implique des transactions, des arbitrages avec les associations
pour organiser les collectes là où il suffit d'un
fax ou d'un ordre pour procéder à une vente de produits
sanguins. Au fur et à mesure que le sang est devenu une marchandise
comme les autres, le décalage entre les deux temporalités,
celle du don et celle du marché, s'est accentué conduisant
à une gestion irrationnelle des stocks dont on mesure aujourd'hui
pleinement les conséquences. Cette hystérésis
se retrouve très certainement à d'autres niveaux de
la vie sociale faisant intervenir cette forme d'accumulation primitive
du capital qu'est la sociabilité. Il en va ainsi en matière
d'accès à l'emploi où le temps de chômage
est souvent proportionnel au temps mis par les individus pour se
constituer et activer un ensemble de réseaux d'inter-connaissance.
L’auteur
Maître de conférences à l’Université
de Nantes, Faculté des lettres et sciences humaines, département
de sociologie. Directeur du Centre associé régional
au CEREQ (Centre d’études et de recherches sur l’emploi
et les qualifications). Il participe également en tant que
chercheur au laboratoire « Droit et Changement social »,
unité associée au CNRS.
Parmi ses publications :
— Les prud'hommes, juges ou arbitres ?, Paris, Presses de
la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), 1981 ;
— Les dédales du droit social (avec A. Supiot, R.
Dribek, J.-N. Retière et R. Dhoquois), Paris, Presses de
la FNSP, 1986.
* CRA-CEREQ
Université de Nantes,
Ensemble Lettres,
Chemin de la Censive du Tertre,
F-44036 Nantes cedex 01.
1. Jean-Jacques Rousseau, Les rêveries d'un promeneur solitaire,
Paris, Gallimard, 1972, sixième promenade.
2. La relation contractuelle appartient à la sphère
des comportements sociaux que l'on peut objectivement comprendre
et juger d'un point de vue extérieur. Elle est à la
base de maintes constructions juridiques et constitue la toile de
fond du système capitaliste dans la mesure où elle
permet de comptabiliser et de prévoir les actions et les
réactions des agents économiques. La libéralité
au contraire parce qu'elle semble relever de la subjectivité
des individus, de l'affectif ou de l'irrationnel est tenue en suspicion
et étroitement encadrée dans les domaines où
elle touche au « capital » comme l'héritage.
3. Déclaration de B. Villien, in Ça m'intéresse,
décembre 1985, périodique médical, p. 7
4. Le Centre national de transfusion sanguine possède un
service chargé de la communication et doté d'un budget
propre. Ce service est chargé de la « propagande »
visant à recruter de nouveaux donneurs. Cette information
utilise tous les médias : spots à la télévision,
affichages, placards publicitaires dans les journaux, etc. Chaque
année le CNTS lance une nouvelle campagne, particulièrement
par voie d'affiches qui sont vendues par la suite aux centres départementaux
pour assurer leur propre propagande. Le CNTS utilise pour ce faire
des agences de publicité et de marketing. Certains centres
régionaux sont également dotés de tels services
de communication. C'est le cas par exemple à Bordeaux où
le CRTS dispose d'un secrétariat de « propagande »
comprenant deux responsables et deux secrétaires. Les cibles
principales de ces services sont les lycées, les établissements
universitaires, les entreprises et les administrations.
5. Marcel Mauss, « Essai sur le don », in du même
auteur, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 4e éd.,
1968, p. 147.
6. M. Mauss, Sociologie et anthropologie, op. cit., p. 267.
7. L'albumine extrait du plasma sert à soigner entre autres
les grands brûlés ; les facteurs de coagulation comme
le facteur VIII servent au traitement des hémophiles et les
immunoglobulines à la prévention des maladies infectieuses
ou liées aux rhésus comme la maladie hémolytique
du nouveau-né. De 1985 à 1988, la production d'albumine
a augmenté de 147,8 % et les concentrés de facteur
VIII de 168,5 % alors que dans le même temps les produits
traditionnels employés en transfusion comme le sang total
diminuaient de 85 %.
8. Dans le Sud-Ouest, un conflit a opposé les amicales de
donneurs et certains CTS au CRTS de Bordeaux qui envisageait une
association avec la société autrichienne Immuno présentée
comme le numéro deux mondial des produits de fractionnement
de plasma humain. Cette association aurait permis au CRTS de Bordeaux
de moderniser et d'étendre son propre centre de fractionnement.
Voir le journal Le Monde du 24 avril 1990, p. 12.
9. Dans le cadre de cette enquête, nous avons procédé
à des observations directes et interrogé 300 donneurs
(100 appartenant aux classes supérieures, 100 appartenant
aux classes moyennes, 100 aux classes populaires) par questionnaire.
Nous avons également interrogé selon la même
procédure et les mêmes quotas 300 non-donneurs. L'échantillon
a été également stratifié par âge.
Pour chaque classe nous avons interrogé 50 personnes de moins
de 30 ans et 50 personnes de plus de 30 ans. Ce sont d'abord les
lieux de collecte qui ont déterminé les procédures
de collecte des données. En choisissant 20 lieux de collecte
(10 en zone urbaine et 10 en zone rurale), il nous suffisait d'interroger
à chaque fois 15 donneurs et 15 non-donneurs selon les quotas
fixés préalablement. Il nous a semblé plus
pertinent de mener une enquête comparative en stratifiant
préalablement notre population afin de ne pas avoir une sous-représentation
de certaines classes. En menant l'enquête dans les villages
et les quartiers plutôt qu'au CTS, dans les entreprises ou
encore les écoles, nous étions assurés d'éviter
certains biais liés aux particularités de ces lieux
(dons spontanés ou convoqués par les CTS) ou de leurs
populations inégalement distribuées selon le sexe,
l'âge ou la catégorie socio-professionnelle. Il faut
savoir qu'en Loire-Atlantique les administrations (SNCF, P&T,
etc.), les entreprises (Chantiers de l'Atlantique, SNIAS, etc.)
et les établissements scolaires (lycées professionnels,
écoles normales d'instituteurs ) représentent près
de 30 % des dons, la cabine du CTS 7 % et les communes 63 %.
10. Ces sept lieux de collecte : Vallet (44), Chantenay (quartier
de Nantes), Port-Boyer (quartier de Nantes), Guéméné-Penfao
(44), l'Immaculée (agglomération de Saint-Nazaire),
La Baule (44), Orvault (44) sont les seuls pour lesquels nous avons
pu disposer des dates de naissance des donneurs. En raison des règles
d'anonymat, les associations n'ont pas toujours pu nous communiquer
l'âge des donneurs. Pour tester l'atypicalité de la
fréquence des jeunes de 18 à 25 ans par rapport à
une fréquence parente (population active ou population totale
de la ville considérée) nous avons utilisé
un test approché en ajustant la distribution d'échantillonnage
par une distribution normale de même moyenne et de même
variance (sur cette procédure voir Henry Rouanet, Jean-Marc
Bernard, Brigitte Le Roux, Analyse inductive des données,
Paris, Bordas, 1990, p. 147-149).
11. Le seuil critique retenu pour les différents tests est
de 0.05. Les âges sont ceux des donneurs et de la population
au 31/12/90.
12. Sur six communes dont nous avions les statistiques : Luçon,
Scaër, Nevez, Angers, Quimper, La Roche-sur-Yon, deux communes,
Angers et Scaër, avaient un pourcentage de jeunes donneurs
conforme aux populations parentes ; deux autres, Quimper et Nevez
présentaient un écart faible mais néanmoins
significatif avec la distribution de la population active correspondante
; enfin, les deux dernières communes présentaient
un déficit important de jeunes donneurs.
13. Dans les statistiques fournies par les CTS, le nombre de donneurs
féminins varie de 35 % à 50 % selon les communes.
Le nombre de séances de don par commune peut varier de 3
à 5 par an. Un donneur homme peut toujours se rendre dans
une commune limitrophe pour atteindre 5 dons s'il le désire.
Un petit calcul montrera facilement que les donneurs occasionnels
et les femmes sont désavantagés par le mode d'enregistrement
statistique des CTS. Ainsi, si les cent mêmes femmes donnent
trois fois leur sang dans l'année et les cent mêmes
hommes, cinq fois, statistiquement le don des femmes ne représentera
que 37,5 % des dons.
14. Groethuysen, Origines de l'esprit bourgeois en France, Paris,
Gallimard, 1927.
15. M. Mauss,op. cit., p. 176.
16. M. Mauss,op. cit., p. 153.
17. Comme le souligne Gasché, « l'obligation de donner,
dont Mauss ne fait pas la théorie, reste dans l'ombre d'une
décision individuelle qui aussi bien ne pourrait avoir lieu
». Rodolphe Gasché, « L'échange héliocentrique
», in Marcel Mauss, Paris, l'ARC, Librairie Duponchelle, p.
80.
18. M. Mauss, op. cit., p. 254.
19. M. Mauss, op. cit., p. 255.
20. Accepter le don c'est d'une certaine manière accepter
l'Autre car comme le rappelle Mauss : « La chose ainsi transmise
est, en effet, toute chargée de l'individualité du
donateur » (Mauss, op. cit., p. 254). Or, cette acceptation
est antinomique avec l'effort des sectes et sans doute des élites
à se fonder en se coupant des autres. Il n'en va pas de même
pour le don. Si la transfusion est refusée par les témoins
de Jéhovah, les avis sont partagés sur le don lui-même.
L'obligation de donner et l'obligation de rendre tout en formant
un système pour celui qui l'observe de l'extérieur
ne sont jamais appréhendées par les individus ou les
groupes que sous un seul des aspects : donner ou recevoir. Or si
accepter le don oblige, le geste du bénévole au contraire
honore tout en constituant une forme de défi ou de provocation
vis-à-vis des autres : « Throw the gage équivaut
à throw the gauntlet » (Mauss, op. cit., p. 255).
21. Pierre Bourdieu, « Le sens de l'honneur », in Esquisse
d'une théorie de la pratique, Genève, Librairie Droz,
1972, p. 23.
22. Claude Lévi-Strauss, « L'efficacité symbolique
», in Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 205
et suiv.
23. C. Lévi-Strauss, « Introduction à l'œuvre
de Marcel Mauss », in M. Mauss, Sociologie et anthropologie,
op. cit., p. XXXIlI et XXXIX.
24. M. Mauss, op. cit., p. 277.
25. C. Lévi-Strauss, in M. Mauss, Sociologie et antropologie,
op. cit., p. XXXIX.
26. Voir P. Bourdieu, op. cit., p. 43.
27. Pascal, Pensées, Paris, Gallimard, 1936, « L'automate
et la volonté ».
28. Rousseau, op. cit., p. 106 et suiv.
29. Voir B. Pascal, « L’automate et la volonté
», op. cit. : « Il faut que l'extérieur soit
joint à l'intérieur pour obtenir Dieu, c'est-à-dire
que l'on se mette à genoux, prie des lèvres, etc.
».
30. M. Mauss, « Notion de technique du corps », in
Sociologie et anthropologie, op. cit., p. 369.
31. L'armée comme la prison sont des lieux de dons et de
suicides : « Les suicides militaires, écrit Durkheim,
doivent donc dépendre (...) d'une individuation faible ou
de ce que nous avons appelé l'état d'altruisme »
(E. Durkheim, Le suicide, Paris, PUF, 1960, p. 257).
32. Sur la solidarité mécanique et organique, voir
E. Durkheim, De la division du travail social, Paris, Presses Universitaires
de France, 7e éd., 1960.
33. Les étudiants ont ainsi pu observer des parents amenant
leur garçon ou leur fille de 18 ans pour leur premier don.
Mais, dans les villages, c'est aussi l'instituteur qui emmène
le samedi matin ses élèves voir comment se déroule
une collecte.
34. De 1956 à 1960, on est passé de 478.842 dons
à 1.014.807 en 1960 et 2.7 millions en 1969.
35. M. Mauss, « Une catégorie de l'esprit humain :
la notion de personne », in Sociologie et anthropologie, op.
cit.
36. Mary Douglas, De la souillure, Paris, Maspero, 1971.
37. Mary Douglas, op.cit., p. 137.
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