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Le sang : un don sans contre-don ?
Pierre Cam *
Droit & Société N° 28/1994

Origine : http://www.reds.msh-paris.fr/publications/revue/html/ds028/ds028-04.htm


Résumé

En France, à la différence de nombreux autres pays, la transfusion sanguine repose sur le bénévolat. Périodiquement, les journaux et les responsables de la Santé publique s'inquiètent du renouvellement des donneurs. Le scandale du sang contaminé n'a fait qu'accentuer cette peur. Ces craintes reposent sur un ensemble de prénotions concernant l'individualisme des jeunes et l'égoïsme des comportements. Contrairement à cette opinion, une enquête menée auprès des bénévoles montre que le don du sang n'est pas un fait individuel répondant à des motifs psychologiques mais un véritable fait social. Donner son sang est une forme d'obligation sociale dont la contrepartie est le renforcement des liens sociaux pour le groupe auquel appartient le donneur : famille, village, grande école, entreprise.

L'intérêt du don

On collecte près de quatre millions d’unités de sang en France par an. Une unité représente en moyenne 400ml de sang. Les donneurs de sang représentent environ 10 % de la population active. L'organisation de la collecte et de la transfusion sanguine fait l'objet depuis 1952 et 1954 d'une réglementation qui vise à exclure tout profit en ce domaine. Le sang est donné bénévolement et seuls les frais entraînés par les opérations de préparation et de conservation sont facturés au transfusé. Ce prix du sang est fixé par le ministère concerné. La transfusion est remboursée par la Sécurité sociale. Tel est en quelques mots le principe juridique de ce que l'on nomme « don du sang ».

Ce principe a des conséquences sociologiques et ce sont à celles-ci que l'on s'intéressera tout particulièrement. En ne faisant pas du sang une marchandise comme les autres réglée par un contrat de vente ou d'achat, on l'exclut de ce que l'on pourrait nommer les lois habituelles du marché capitaliste. Les « dures exigences du paiement au comptant » qui règlent et contraignent les rapports d'homme à homme dans nos sociétés mais en assurent aussi la régularité s'effacent ainsi au profit d'une forme d'échange « le don » qui ne semble avoir d'autres lois que celles du bon plaisir. « Quand je paie une dette, écrivait Rousseau, c'est un devoir que je remplis ; quand je fais un don, c'est un plaisir que je me donne [1] . »

En excluant le sang de la sphère des relations strictement économiques et objectivement compréhensibles, le droit français laisse les responsables de la transfusion sanguine face à un dilemme : assurer l'approvisionnement régulier en sang sur fond de libéralité [2] . Aussi la crainte que l'on puisse manquer de sang faute de donneurs alimente périodiquement les médias et ce, tout particulièrement depuis la découverte du virus du Sida et de ses conséquences au niveau des transfusions sanguines.

Parce qu'il obéit à une logique qui n'est pas celle de l'intérêt économique, le don du sang semble a priori n'avoir d'autre cause que les motivations du bénévole. Aussi, s'agissant d'expliquer et de comprendre la difficulté de trouver de nouveaux donneurs, la tentation est grande en ce domaine de recourir aux catégories psychologiques tels l'individualisme ou l'égoïsme de nos contemporains voire à des explications plus sophistiquées mêlant l'économie et la psychanalyse : « En période difficile, on se replie sur soi, écrit Bernard Villien ; on refuse de penser à la mort. Or le sang fait penser à la mort [3] . »

Ces catégories psychologiques ou du sens commun forment la base du discours ordinaire des personnes que nous avons interrogées, donneurs ou non-donneurs, infirmières ou médecins. On les retrouve également à la base des études menées par les cabinets spécialisés à la demande du Centre national de transfusion sanguine (CNTS) ou de certains centres régionaux (CRTS) pour comprendre les « motivations » des donneurs et affiner ainsi les moyens d'information et de propagande [4] en direction des non-donneurs. Une étude réalisée par un cabinet de marketing dresse pour les donneurs et les non-donneurs une typologie des comportements. Les « donneurs du prochain », altruistes et judéo-chrétiens, y côtoient les « donneurs du devoir », laïcs et attachés au cérémonial, tout en s'opposant aux donneurs « pervers » et aux non-donneurs « phobiques ».

Nous inspirant largement du programme qui ouvre l'Essai sur le don de Mauss, nous proposons de rompre avec une approche psychologique du bénévolat — ici le don du sang — pour en proposer une lecture plus sociologique. Mauss entend clairement montrer que dans ces prestations libres et gratuites qui revêtent « la forme du présent, du cadeau offert généreusement », « il n'y a que fiction, formalisme et mensonge social » car au fond il n'y a là « qu'obligation et intérêt économique » [5] . On retrouve dans le projet de Mauss les exigences de la sociologie durkheimienne de ne pas se laisser berner par les mots et de montrer que des formes différentes peuvent abriter les mêmes fonctions ou encore que les mêmes formes peuvent abriter des fonctions différentes.

Les oppositions comme intérêt/générosité, cadeau/ marchandise, libéralité/obligation, etc. résultant des catégories de l'entendement ordinaire ou juridique n'épuisent pas dans leur opposition même l'univers de leur signification : « Les termes que nous avons employés : présent, cadeau, don, ne sont pas eux-mêmes tout à fait exacts. Nous n'en trouvons pas d'autres, voilà tout. Ces concepts de droit et d'économie que nous nous plaisons à opposer : liberté et obligation, libéralité, générosité, luxe et épargne, intérêt, utilité, il serait bon de les remettre au creuset [6] . »

Comme souvent le sociologue est invité à entreprendre une sorte d'archéologie du savoir pour vérifier que derrière les catégories du don et de la libéralité ne s'abritent pas des formes refoulées par la rationalité marchande d'une autre rationalité aujourd'hui souterraine mais néanmoins présente. Le programme de Mauss invite ainsi le sociologue à se pencher sur l'intérêt économique du don, c'est-à-dire sur des formes d'échange, de transmission et d'accumulation du capital qui, si elles s'expriment d'une autre façon, n'en sont pas moins efficaces parce que largement méconnues et refoulées par le jeu même du découpage juridique ou du sens commun.
Le marché du sang

« Les problèmes qui se posent actuellement, nous l'avons bien ressenti à travers la commission interamicale, sont essentiellement d'assurer l'avenir de la transfusion, le recrutement des donneurs et surtout 1a relève dans la mesure où le don du sang des jeunes peut poser problème » (déclaration du docteur Anne Legendre, directrice du Poste de transfusion sanguine de Saint-Nazaire).

La crainte manifestée par les responsables de la transfusion sanguine, ainsi que par les associations de donneurs, que l'on puisse « manquer de sang » faute de bénévoles conduit à multiplier les moyens d'information auprès du grand public. La presse est ainsi largement utilisée comme moyen de « propagande » pour rappeler à l'occasion de telle ou telle remise de décoration à une amicale de donneurs de sang, de telle ou telle assemblée générale, les besoins en nouveaux donneurs. Les jeunes sont tout particulièrement visés : « Un appel pressant en direction des jeunes » (Amicale de Carquefou) ; « Des jeunes réticents » (Amicale de Saint-Nazaire) ; « Les donneurs de sang attendent la relève » (Amicale Saint-Joseph-de-Porterie). La terminologie employée à cette occasion par les journaux est martiale ; on parle de « mobilisation », de « relève », d'« appel ».

Le problème du sang lorsqu'il est abordé du côté du don — c'est-à-dire de la matière première — conduit à parler en termes de renouvellement ou de reproduction du stock des donneurs. En fait, les termes de relève ou de reproduction ne doivent pas faire illusion. Le don du sang qui obéit au principe du bénévolat ne prend son sens que par rapport au système transfusionnel qui est soumis, quant à lui, très fortement aux lois du marché économique. En effet, les centres de transfusion sanguine (CTS) tirent essentiellement leurs ressources financières de la vente du sang et des produits dérivés aux hôpitaux. Ils doivent, pour faire face aux demandes en produits thérapeutiques sanguins émanant des centres hospitaliers, gérer au mieux leur « stock » de donneurs.

Or, depuis quelques années les modifications intervenues en amont, au niveau des donneurs, en aval, au niveau de la demande compromettent l'équilibre financier et la gestion des petits centres de transfusion sanguine. En 1989, le Centre de transfusion sanguine d' Ille-et-Vilaine accusait un déficit de 2,3 millions pour l'exercice passé. Au niveau des donneurs, les tests instaurés depuis 1985 pour le dépistage du Sida mais surtout ceux mis en place depuis 1988 pour détecter les virus d'hépatite NON.A-NON.B (NANB) restreignent le champ des donneurs et obligent les CTS à prospecter sans cesse auprès de nouveaux publics et à investir dans le domaine de la « propagande ». De plus les tests coûtent chers, 25F pour l'hépatite C (en 1990), et leur coût vient s'ajouter à celui des primes d'assurance qui n'ont cessé d'augmenter depuis 1985 pour couvrir les risques transfusionnels.

Au niveau des utilisateurs, les risques liés à la transfusion sanguine ont amené les établissements hospitaliers à recourir de plus en plus à des produits dérivés du plasma, albumine, immunoglobulines, facteurs anti-hémophiliques, etc. [7] . Ces produits sont de véritables « médicaments » qui relèvent d'un traitement industriel ou semi-industriel. En 1990, seuls six centres régionaux de transfusion (Bordeaux, Lille, Lyon, Montpellier, Nancy et Strasbourg) et Paris étaient habilités par le ministère chargé de la Santé à fractionner le plasma humain et à fabriquer ces produits dérivés. C'est au niveau de ces produits et en particulier l'albumine que se posent essentiellement les problèmes de compétitivité économique et de profit.

Les besoins en albumine, estimés au niveau mondial à plusieurs dizaines de tonnes, et surtout de la fraction purifiée qui en est extraite, constituent depuis l'avènement du Sida l'essentiel du marché des produits sanguins du fait des garanties transfusionnelles qu' offre ce dérivé plasmatique. On évaluait il y a dix ans les besoins d'un Centre hospitalier régional (CHR) à 100 grammes d'albumine par lit d'hospitalisation par an. Or, on extrait moins de 4 grammes d'albumine par don de sang (450 ml environ). Pour couvrir les besoins d'un CHR de 3000 à 3500 lits actifs, un CRTS doit prévoir une réserve minimum et permanente de 1000 unités. Ceci implique une cession de 200 unités de sang environ par jour, soit un nombre de donneurs beaucoup plus important que par le passé.

Le plasma provenant de donneurs bénévoles est cependant 30 % plus cher que le plasma commercial produit par les firmes pharmaceutiques des autres pays d'Europe. Avec l'ouverture des frontières en 1993, ce domaine allait devenir concurrentiel. D'où les craintes manifestées çà et là par les associations de donneurs de sang de voir les hôpitaux s'alimenter directement auprès des entreprises pharmaceutiques étrangères qui rémunèrent leurs donneurs, ou certains CRTS passer des contrats avec ces mêmes firmes pour moderniser leur appareil de production [8] .

C'est dans ce contexte qu'il faut situer le rôle et l'action de Michel Garetta, ancien directeur général du CNTS. Il a représenté pour beaucoup de responsables d'associations un tournant en privilégiant le sang médicamenteux et en introduisant une logique marchande là où prévalait l'esprit du bénévolat et du non-profit. En 1989, Garetta déclarait que « dans ce marché qui va devenir concurrentiel, il faut se doter des outils permettant de gagner. Il faut d'abord des produits de haute qualité, correspondant aux besoins des malades : l'innovation est un facteur clé et justifie les investissements considérables réalisés avec succès depuis quelques années (...). Il faut enfin être capable de vendre ces produits, et nous nous trouvons devant une échéance redoutable : ayant toujours privilégié les relais de distribution non-profit, la transfusion sanguine française n'a pas actuellement de forces commerciales et elle va devoir lutter avec des réseaux européens déjà bien implantés et très professionnels » (déclaration de Michel Garetta à Hôpital-expo 1989).

Les établissements de transfusion sanguine ne reçoivent en principe aucune subvention de l'État. Ils assurent leur propre financement par la vente des produits sanguins. Or, les CTS ne sont maîtres ni des prix pratiqués qui dépendent d'arrêtés ministériels ni de l'évolution de la demande. Ainsi la baisse après 1985 des transfusions dites de confort et les demandes de plus en plus fréquentes des utilisateurs pour des produits plasmatiques ont obligé les petits centres de transfusion à sous-traiter une partie de leur stock de sang :

« Une partie du sang des donneurs d'Ille-et-Vilaine part ainsi à Paris. Elle est traitée et nous est revendue sous des formes plus élaborées. C'est très nettement insuffisant. Les hôpitaux qui peuvent aussi jouer ce rôle de revendeur ont le droit à une marge de 15 % » (déclaration du Professeur Genetet à Ouest-France, 7 mai 1990).

Faute de pouvoir maîtriser leurs recettes, les centres de transfusion doivent d'abord gérer leurs dépenses. Or, en ce domaine le chemin est étroit. Certaines dépenses sont désormais incompressibles. Il en va ainsi de tout ce qui concerne la sécurité transfusionnelle : tests, examens en laboratoire, interrogatoires médicaux qui sont de plus en plus nombreux et qui reviennent chers aux CTS.
Le problème du bénévolat

Individualisme des « jeunes », égoïsme des comportements, tous ces reproches adressés au bénévolat et accrédités par les enquêtes financées par le CNTS font porter la responsabilité des dysfonctionnements du système français de transfusion sanguine sur les difficultés à renouveler le stock des donneurs. Ces prises de position fortement partisanes font ainsi le silence sur les profondes modifications intervenues dans le marché des produits sanguins. En effet, à la demande croissante en albumine et en produits dérivés corrélative aux risques du Sida, il faudrait ajouter celle toujours plus pressante en sang non médicamenteux liée à l'évolution des techniques médicales et en particulier des greffes qui nécessitent pour certaines de grandes quantités de sang. De 1960 à 1980, le nombre d'unités prélevées a quasiment quadruplé ; on est passé ainsi d’un million d'unités à quatre millions d'unités en 20 ans.

C'est dans cette conjoncture et avant qu'éclate ce qu'on a appelé le « scandale du sang contaminé » que nous avons mené une recherche comparative auprès de donneurs et de non-donneurs de la Région des Pays de la Loire [9] . Le CRTS à qui nous avons fait part de notre enquête aurait été désireux que nous approfondissions l'aspect « jeune » afin de mieux cerner et cibler ce public et ses motivations. Ouvrons ici une parenthèse pour dire combien il est difficile pour le sociologue de répondre à une demande dès lors qu'elle intervient dans un contexte qu'il ne maîtrise pas faute en particulier d'un recul historique. L'histoire du don du sang en France est trop récente et les statistiques que l'on possède trop parcellaires pour que l'on puisse dire en 1992 quel doit être le nombre minimum de « jeunes » qu'il faut à chaque génération pour reproduire les « donneurs de sang ».

En parlant de « relève » ou de « reproduction » du stock des donneurs, tout se passe comme si, inévitablement, il appartenait aux « jeunes » de prendre la succession de leurs « pères » en ce domaine, en oubliant que pour chaque âge le stock des non-donneurs est toujours plus important que celui des donneurs. Il conviendrait en plus de s'entendre sur le terme de jeune. Sans vouloir disserter sur cette notion amplement débattue par les sociologues, il est évident que selon le type de découpage en classes d'âge que l'on adopte, les résultats varient fortement. Le découpage adopté par les centres de transfusion est en règle générale décennal et découpe les classes de la manière suivante : moins de 21 ans, de 21 à 30 ans, de 31 à 40 ans, etc. Si le sexe est parfois introduit comme variable indépendante, ce découpage interdit de rendre compte de phénomènes tels que le mariage ou le premier emploi ou encore la maternité qui affectent de 20 à 30 ans très fortement la vie sociale et ce, de manière très différente selon les classes sociales. L'entrée dans la vie active et la stabilisation professionnelle ne se situent pas au même moment pour le « jeune tourneur » et le « jeune médecin » ; quant à la maternité, elle ne se situera pas au même âge pour la « jeune coiffeuse » et pour la « jeune agrégée » en droit.

Ces préalables épistémologiques ont conduit à tester l'hypothèse d'une désaffection des jeunes pour le don du sang en sept lieux différents [10] représentant une population de 1200 donneurs. Les résultats de l'enquête amènent à un double constat. Lorsqu'on compare le pourcentage des jeunes donneurs âgés de 18 à 25 ans à leur part dans la population totale, il apparaît significativement [11] différent pour cinq localités sur sept. Les jeunes donneurs sont dans ces cinq localités sous-représentés et semblent donner ainsi raison aux hypothèses les plus pessimistes. Selon les lieux, la proportion des jeunes donneurs s'échelonne de 7 % à 13 % ; leur part dans la population totale de 6 % à 22,5 %. Ainsi, à l'Immaculée, commune située près de Saint-Nazaire, les jeunes donneurs de 18 à 25 ans représentent seulement 13 % des donneurs alors qu'au même âge les jeunes de 18 à 25 ans constituent plus de 20 % de la population totale de la commune.

Par contre, rapporté à la population active, le pourcentage des jeunes donneurs de 18 à 25 ans épouse au plus près la part des actifs au même âge dans cinq des localités sur sept. La différence entre le pourcentage des jeunes actifs et des jeunes donneurs n'apparaît pas significativement différent. Ainsi, la part des jeunes actifs de 18 à 25 ans dans la population de Guéméné-Penfao est de 11,4 %, la part des jeunes donneurs au même âge est de 10,3 %. Ces observations amènent à conclure au moins provisoirement que le don du sang est davantage lié chez les jeunes à l'entrée dans la vie active qu'à tout autre phénomène. D'ailleurs, lorsqu'on étend la comparaison aux autres âges, la courbe des donneurs de sang apparaît très clairement corrélée à celle de la population active plutôt qu'à celle de la population totale.

Le don du sang semble donc en relation directe avec l'insertion dans la vie active. Plus l'intégration dans la vie professionnelle se réalise tôt, plus les donneurs sont jeunes. À Nantes, dans le quartier du Port-Boyer où le taux d'activité des jeunes de 18 à 25 ans est de 59 %, les donneurs de moins de 25 ans représentent 12,5 %. À Orvault, commune de l’agglomération nantaise, où les actifs de 25 ans ne sont que 39 %, les « jeunes » représentent seulement 8 % des donneurs.

Les données transmises par les centres de transfusion sanguine et qui portent sur la population des donneurs de moins de 29 ans laissent apparaître, lorsqu'elle existe, la même conformité entre la fréquence des jeunes donneurs et celle des jeunes dans la population active. Pourtant les résultats transmis par les centres de transfusion sanguine [12] révèlent un déficit beaucoup plus important des jeunes donneurs que celui que nous avons pu constater sur le terrain. Ces statistiques diffèrent en fait de nos observations dans la mesure où elles ne correspondent pas à des échantillons et encore moins à la population réelle des donneurs de sang mais au nombre de dons de sang enregistrés durant une année. Ces dons peuvent être le fait de la même personne revenant plusieurs fois ou le fait de plusieurs personnes.

Ces chiffres privilégient les donneurs réguliers plutôt que les donneurs occasionnels ou même les femmes qui ne peuvent faire en principe que trois dons dans l'année contre cinq pour les hommes [13] . Il s'agit d'un véritable artefact lié au mode d'enregistrement et à sa périodicité : le nombre de dons par année civile. Il conviendrait en effet d'apprécier si l'on doit mesurer la régularité des dons sur une année ou sur une période plus longue. Selon notre enquête, la régularité du don varie avec l'âge : seuls 37 % des donneurs de moins de 30 ans déclarent donner leur sang régulièrement contre 62 % pour les plus de 30 ans. Mais, si les jeunes donnent occasionnellement, ils n'en sont pas moins fidèles puisque plus de la moitié le donnent au moins depuis trois ans.
L'obligation de donner

Contrairement aux craintes manifestées ici ou là dans la presse, tout semble indiquer que les jeunes d'aujourd'hui ne sont pas moins bénévoles que ceux d'hier ou du moins qu’ils le sont dans les mêmes proportions. Mais l'entrée de plus en tardive dans la vie active et la précarité attachée au statut des jeunes durant leurs premières années de vie professionnelle, qui freinent les autres étapes de l'insertion sociale que sont la vie maritale et le premier enfant, semblent avoir par contre un effet sur la périodicité des dons.

Si la relève des donneurs est un point essentiel, la régularisation du don est aussi importante pour le maintien du système français de bénévolat. Beaucoup de bénévoles mais concentrés sur le premier semestre de l'année seraient aussi pernicieux que l'absence partielle de relève. Or, les craintes manifestées face à la « reproduction » des donneurs sont promptes à resurgir à cette occasion. Et beaucoup de responsables de la transfusion s'interrogent sur les possibilités de discipliner et de rationaliser ce qui pour eux relève d'un acte gratuit :

« Nous rentabiliserons nos installations si les donneurs se disciplinent un peu. Il y a des jours où trop de donneurs se présentent alors que le lendemain nous ne recevons personne. Les industriels allemands payent les donneurs mais leur imposent des rendez-vous. Ils rentabilisent mieux des techniques très coûteuses » (Professeur Genetet).

Pratique d'un autre temps, le don, comme l'analyse si finement Groethuysen, ne sied pas à l'esprit bourgeois et à sa soif de rationalité [14] . S'il suscite crainte et défiance, c'est que l'acte du bénévole n'est plus compris dans sa dimension sociologique. Il apparaît tout au plus à nos contemporains comme une sorte de lubie individuelle et non comme un comportement social justifié, s'inscrivant dans une chaîne de raisons. Le don n'est ni un acte isolé ni un acte libre, comme le montre Mauss. C'est une figure à trois temps — obligation de donner, obligation de recevoir et obligation de rendre — qui entraînent hommes et femmes dans une sorte de valse incessante : « (...) et, en effet, c'est comme si toutes ces tribus (...), ces hommes et ces femmes, étaient pris dans un cercle et suivaient autour de ce cercle, et dans le temps et dans l'espace, un mouvement régulier [15] . » Dès lors, l'analyse de l'obligation de donner, qui est aussi et toujours une obligation de rendre, peut être subsumée sous l'analyse des « mécanismes spirituels » qui obligent à restituer le présent reçu [16] . Aussi Mauss ne fait-il aucunement l'analyse de l'obligation de donner [17] , se contentant d'étudier la « force présente dans la chose » qui fait que le « donataire la rend ». C'est bien cette logique du rendu pour un prêté qui semble animer les donneurs de sang interrogés :

« C'est normal de donner son sang. Moi, heureusement qu'il y en a qui avaient donné le leur quand j'ai été opéré » (donneur, 20 ans, prépare un CAP).

« Quand j'ai eu ma fille, quand je me suis réveillée, d'un côté, j'avais le goutte-à-goutte, de l'autre j'avais le sang. Mon mari a vu ça, il a dit "bon, ben d'accord". Là, je veux dire que ça donne à réfléchir. On est content de trouver le sang de quelqu'un ; moi, je dis qu'il faut donner son sang » (donneuse, 48 ans, mari artisan couvreur).

« Il s'est trouvé qu'à un moment de ma vie, j'ai dû avoir recours à des transfusions sanguines. Dès lors, j'ai estimé que la moindre des choses était de faire pour les autres ce que les autres avaient fait pour moi, c'est-à-dire participer à la collecte de sang » (donneur, 46 ans, ouvrier).

Que ce soit parce qu'ils ont bénéficié eux-mêmes ou leurs proches d'une transfusion sanguine, que ce soit pour des raisons religieuses ou tout simplement en reconnaissance de cette vie transmise à la naissance, l'obligation de donner son sang est d'abord vécue comme une obligation de rendre. Pour répondre à la question de Mauss, cette force, le hau, qu'il y a dans la chose qu'on donne et qui fait que le donateur la rend, c'est en définitive la « vie même ». Ne pas la donner ou ne pas la rendre, c'est exposer les siens à la mort. Dans cette dialectique très particulière du rendu pour un prêté qui anime le don du sang, il n'y a pas de place pour l'argent. Donneurs et non-donneurs se rejoignent d'ailleurs sur ce point :

« On nous a donné le sang gratuitement à notre naissance, on ne doit pas donner d'argent aux donneurs » (donneuse, 51 ans, employée au chômage).

« Le sang tu ne le produis pas. C'est pas quelque chose qui te demande du fric pour le récolter. J'suis d'accord que l'agriculteur qui fait pousser ses patates, il les vende parce qu'il a fait des dépenses pour les engrais et tout. Enfin, le sang c'est en toi ! C'est ton créateur qui te l'a donné, ça ne se vend pas, ce genre de chose » (non donneuse, 20 ans, au chômage, famille d'agriculteur).

D'ailleurs parmi ceux qui ne donnent pas leur sang pour des raisons « militantes », ce n'est jamais la gratuité du don qui fait problème mais plutôt l'absence de réciprocité dans l'échange. Le fait que le sang redonné soit payant, qu'il devienne une marchandise et puisse faire l'objet d'un commerce entacherait la prestation en rompant le cercle du don et du contre-don. Les donneurs apparaîtraient ainsi comme des sortes de « gogos » à la remorque des intérêts capitalistes. Mais cette position est par bien des aspects intenable et contradictoire pour ceux qui la professent :

« Ce qui m'embête pour donner mon sang, c'est le prix qu'il faut payer pour avoir du sang quand on a une opération. C'est surtout le souvenir de mon père qui a donné son sang, un sang assez rare, de telle sorte qu'il peut donner à tout le monde mais il ne peut pas recevoir de tout le monde. Ce qui m'a fait le plus mal au cœur, je crois, c'est de voir le prix qu'on demandait pour payer le sang que des gens bénévoles avaient donné gratuitement. J'ai eu une opération en 80, j'ai eu besoin de sang, d'énormément de sang... je crois que ce qui m'a fait le plus mal, c'est la facture que j'ai reçue. Donner mon sang ? Je dirai de la main à la main ; le sang donné d'un humain à un humain pour sauver quelqu'un, quelle que soit sa religion ou sa race » (non donneur, 40 ans, ouvrier métallurgiste, syndicaliste).

Ce n'est pas seulement le « prix du sang » qui arrête certains non-donneurs, c'est également la peur que le « sang offert » soit refusé car la logique du don est aussi celle de l'honneur comme le souligne Mauss : « (...) le gage non seulement oblige et lie, mais encore il engage l'honneur, l'autorité, le « mana » de celui qui le livre. Celui-ci reste dans une position inférieure tant qu'il ne s'est pas libéré de son engagement-pari [18] . » Aussi, parmi les personnes interrogées, celles dont le don n'a pas été accepté se sentent souvent « diminuées », « inutiles » :

« Pourquoi je ne donne pas mon sang ? C'est parce qu'une fois je me suis présentée au don du sang avec une amie ; c'était une fois que j'étais bien décidée. Ce jour-là, c'était un jour de vacances et j'ai vu une affiche. Avec une amie on a décidé d'y aller. Elle venait pour m'accompagner et non pour donner son sang. Une fois sur place, ils ont refusé le mien et elle, elle l'a donné » (cuisinière dans une collectivité, 41 ans).

« J'ai donné mon sang deux ou trois fois. Et puis, je ne l'ai plus donné parce que la dernière fois que j'y suis allé, ils ne l'ont pas pris. J'avais eu des problèmes de santé et ils m'ont dit d'attendre avant de le donner. J'y suis pas revenu depuis. Ça m'avait un peu refroidi » (exploitant agricole, 40 ans).

L'obligation de donner c'est aussi l'obligation de recevoir. La transfusion sanguine était jusqu'à la découverte du virus du Sida un acte médical que le transfusé ou sa famille acceptait sans s'interroger plus amplement sur les conditions du don et sa logique. Le danger d'accepter la chose donnée comme un « empoisonnement » au double sens du terme a perdu dans les consciences contemporaines la signification qu'elle revêtait primitivement. Le mot gift, comme le rappelle Mauss, signifie « don d'une part, poison de l'autre » [19] . Seules certaines « sectes » contemporaines comme les témoins de Jéhovah en refusant la transfusion retrouvent du côté du débiteur les craintes et la défiance manifestées par les tribus germaines face au don comme cadeau « empoisonnant » et « empoisonné » [20] .

« J'ai pas trop envie d'y aller car j'ai peur que cela fasse mal. J'ai toujours peur aussi qu'une seringue soit contaminée. On a bien vu des infirmières atteintes à la suite d'une mauvaise manipulation. Je pense qu'il y a plus de risques en recevant qu'en donnant, mais on ne sait jamais » (étudiant en droit, 21 ans).

La logique du don n'est pas sa signification

Si spontanément donneurs et non-donneurs semblent retrouver les mêmes affects et les mêmes représentations que les trobriandais pratiquant le kula ou les indiens le potlach, c'est sans doute que dans notre société marchande, à côté de la logique proprement « économique » qui règle le commerce de tous les jours, persistent des formes d'intérêt qui trouvent à s'exprimer dans cette dialectique primitive du défi et de l'honneur qu'est le don : « Le don est un défi qui honore celui à qui il s'adresse, tout en mettant à l'épreuve son point d'honneur (nif ) ; par suite, de même que celui qui offense un homme incapable de riposter se déshonore lui-même, de même celui qui fait un don excessif, excluant la possibilité d'un contre-don [21] . »

Les bénévoles du sang dans leurs actes et dans leurs propos viennent en quelque sorte réactiver une sémiologie de l'honneur dont les signifiants se prêtent parfaitement à en exprimer la morale. La logique du don qui définit les « règles du jeu » entre celui qui offre et celui qui reçoit tout en circonscrivant leurs rapports n'indique rien cependant sur les fonctions sociales que remplissent ces pratiques. Les chaînes de raison qui unissent le donateur au récipiendaire et qui assurent l'efficacité symbolique [22] du geste n'en livrent pas pour autant sa signification sociologique.

En déplaçant l'objet de son étude de l'échange comme « fait total » à l'« obligation de recevoir », Mauss se fait, selon Lévi-Strauss, mystifier [23] . En effet, s'agissant de l'obligation et de l'intérêt qu'il y a à donner, Mauss ne dit rien ou presque rien si ce n'est qu'il n'y a pas de milieu : « (...) se confier entièrement ou se défier entièrement ; déposer ses armes et renoncer à sa magie, ou donner tout : depuis l'hospitalité fugace jusqu'aux filles et aux biens [24] . » Mauss, comme l'indigène, se fait prendre à l'efficacité symbolique du hau : « Le hau n'est pas la raison dernière de l'échange : c'est la forme consciente sous laquelle des hommes d'une société déterminée, où le problème avait une importance particulière, ont appréhendé une nécessité inconsciente dont la raison est ailleurs [25]. »

De fait, Mauss donne continuellement l'impression que l'on n'échappe pas au don. Il ne dit rien des villages qui ne donnent pas, qui refusent ou qui oublient de rendre. Il ne s'agit pas seulement en effet d'expliquer quelle force pousse les gens ordinaires à donner leur sang gratuitement mais pourquoi tel ou tel quartier, telle ou telle commune, tel ou tel individu ne s'y sent pas « obligé » ? Si les donneurs interrogés se placent si volontiers sur le terrain de l'honneur, c'est qu'ils trouvent là un langage qui leur permet de ne pas dire autrement que sous une forme désintéressée tout l'intérêt qu'ils portent au don [26] . Car la raison que l'on donne d'un acte n'en est pas pour autant la cause. Mauss, il faut bien l'avouer, n'aimait guère l'idée de « contrainte extérieure » que Durkheim prêtait aux faits sociaux. Pourtant, il y a dans le don du sang comme dans le suicide quelque chose d'irrémédiable. On ne se contente pas en effet de rester sur le bord de la rive, mais on se jette à l'eau.

C'est le premier geste qu'il faut interroger, c'est le premier don. Le rendu reste encore du domaine du probable, il viendra plus tard ou il ne viendra jamais, mais le geste est là. Après, le don deviendra une habitude, une « coutume », cette « seconde nature » qui, selon Pascal, « entraîne l'esprit sans qu'il y pense » [27] . Il s'imposera de lui-même au donateur et cela quelles que soient les « cordes d'imagination » et les raisons individuelles comme l'intérêt, le devoir, le sentiment religieux ou tout autre motif que le donateur voudra bien produire à la demande de celui qui l'interroge. D'ailleurs, le don du sang est compatible avec un grand nombre de motivations qui vont de l'altruisme à l'individualisme, de la demi-journée d'absence accordée par certaines administrations à la convivialité. Même un chantre de l'individualisme comme Rousseau éprouvait quelque plaisir à faire l'aumône dès lors que cela ne devenait pas une habitude et que son obligé ne se tînt par pour tel [28] .

« J'y vais d'abord, c'est vrai, pour donner mon sang, parce que je me dis, si un jour j'en ai besoin, que j'ai un accident et qu'on me donne du sang, ben !... c'est ma première motivation. Parfois, c'est parce ce jour-là il fait mauvais temps et que ça nous arrange d'y aller et puis ça en emmerde certains » (jardinier municipal, 35 ans).

« La première fois, je travaillais à l'usine. Il y avait un camion qui est passé, mon frère en donnait et c'est venu comme ça. Une fois qu'on a commencé à donner, après, on vient par habitude. Les gens viennent, ils ne se posent même plus la question » (ouvrier, 35 ans).

Suicide et don du sang : les deux faces d'une même monnaie sociale

Comme le suicide, la régularité et la constance statistique du don du sang révèlent un fait social ayant sa nature propre et indépendant des motivations individuelles qui s'y expriment. De donner son sang à un moment donné de son existence dépend non seulement de prédispositions « spirituelles » socialement constituées mais également de la rencontre avec un « ordre légitime » qui s'impose de l'extérieur par un espace délimité et réservé à cet usage. Comme pour la foi, il faut que l'intérieur puisse se joindre à l'extérieur, c'est-à-dire que l'appréhension devienne préhension [29] et cela dans un cadre autorisé, l'église pour le chrétien ou le centre de transfusion pour le donneur. Le social c'est un peu comme la mayonnaise, il ne suffit pas que tous les ingrédients soient réunis pour que cela prenne, il faut pouvoir accomplir le bon geste au bon moment, avoir le tour de main : « L'enfant, l'adulte, imite des actes qui ont réussi et qu'il a vu réussir par des personnes en qui il a confiance et qui ont autorité sur lui [30] . »

Si on excepte l'« altruisme » au sens où l'emploie Durkheim [31] , les prédispositions qui amènent un individu à se suicider ou à donner son sang sont l'avers et le revers d'une même médaille : le « lien social ». À âge et à classe sociale égale, les donneurs semblent socialement mieux intégrés que ne le sont les non-donneurs.

Au niveau du civisme, les donneurs assurent plus souvent des responsabilités dans une association que les non-donneurs ; ils sont également plus « policés » : ils ne rouspètent pas dans les files d'attente, n'essaient pas de se faufiler et 38 % ont passé leur brevet de secourisme. Plus pratiquants que les non-donneurs, ils sont aussi plus souvent favorables au service qu'il soit militaire ou civil, ils font plus souvent l'aumône et donnent plus souvent aux œuvres.

Du côté de l'ajustement social, ils semblent là aussi que nos donneurs soient mieux « réglés » et moins « anomiques » que les non-donneurs, ayant connu moins de ruptures avec leur environnement. Ils vivent dans la même commune ou à proximité de leur parentèle. Ils ont plus souvent que les non-donneurs le même capital culturel que leurs parents. Au niveau de la sociabilité, 68 % des donneurs ont connu les associations dès leur enfance et 60 % continuent à y adhérer. Ils invitent leurs voisins à prendre l'apéritif assez régulièrement et n'hésitent pas à prendre des auto-stoppeurs. Au niveau familial, les donneurs sont plus souvent mariés que les non-donneurs ; ils sont aussi plus souvent issus de « grande famille » dont ils s'éloignent peu.

Don individuel et don collectif

Le don du sang se présente par bien des aspects comme une sorte d'avers social au suicide. Cependant, le donneur doit comme le suicidé trouver son style en utilisant le moyen le plus approprié à son ethos. En effet, le don n'existe pas indépendamment du système de collecte qui contribue pour sa part à construire ou à constituer le style tout autant que la typologie des donneurs.

Tout d'abord, les dons faits aux postes fixes du centre de transfusion sanguine (CTS) ; ce sont des dons individuels résultant le plus souvent d'une convocation notamment lorsqu'il s'agit de plasmaphérèse ou de cytaphérèse. Certains donneurs sont d'ailleurs plus ou moins cooptés en raison des propriétés de leur sang. Il en va ainsi pour le personnel médical qui intervient dans des services où l'on soigne certaines maladies infectieuses et qui développent par rapport à ces maladies une certaine immunité.

En personnalisant la relation donneur/corps médical par le biais du rendez-vous, ce système de collecte qui ne passe pas par une amicale ou une collectivité préserve davantage l'anonymat du donneur. Cela fait moins « usine ». Par ailleurs, les finalités du don y sont clairement expliquées voire détaillées par le personnel en place mais aussi à l'aide de petits fascicules remis à jour périodiquement. L'adjonction morale « il faut donner », propre le plus souvent aux associations qui utilisent à cet effet des tracts où le rouge vif domine, est remplacée au centre de transfusion par un autre discours. Plus technique et moins émotionnel, plus aseptisé aussi, ce discours médical est à l'image du bleu pastel qui illustre les documents qui servent à la propagande des centres de transfusion. Les collectes au CTS sont tout à fait propices à une rationalisation du comportement et cela, quelles que soient les finalités du donneur : affectives, éthiques, pratiques, etc.

« Je vais au CTS trois fois par an. C'est tous les trois mois, à peu près. J'y vais à chaque fois qu'on me convoque... que le centre de transfusion d'Angers me le demande. C'est bien. C'est personnalisé. Il y a des horaires ; on me donne un rendez-vous et j'y vais seule » (secrétaire, 23 ans).

« Au niveau quartier, c'est un peu l'industrie au niveau du don, les infirmières, elles arrivent, elles te piquent... et puis, on discute pas trop. Le milieu n'est pas vraiment sympa, je trouve que c'est un peu massif. Les cabines indépendantes, c'est mieux, c'est plus sympa » (donneur, 31 ans, technico-commercial).

« Pour les dons de plasma, c'est tous les deux mois. C'est moins fatiguant. On me l'a proposé parce que j'avais un plasma intéressant pour les femmes enceintes et certaines maladies. J'ai tout ça dans un fascicule à la maison » (étudiante 20 ans, origine ouvrière).

À côté de ces dons, il y a ceux qui sont faits dans des institutions et qui engagent le plus souvent une solidarité de type mécanique [32] . Toutes les institutions ne sont pas promptes à susciter ce genre de don. Ainsi les grandes écoles y sont-elles plus enclines que les facultés des lettres, les grandes entreprises publiques plus que les entreprises moyennes, les lycées d'enseignement professionnel plus que les lycées d'enseignement généraux. 67 % des donneurs que nous avons interrogés ont de fait commencé à donner leur sang dans le cadre d'une institution totale : école, entreprise, armée mais aussi en famille [33] , entre 18 ans et 21 ans, c'est-à-dire à l'âge où l'on quitte l'adolescence pour le monde adulte. À l'âge de la maturité, c'est le don comme acte gratuit et solitaire s'inscrivant dans une démarche personnelle qui prédomine.

Le premier don

On donne le plus souvent son sang parce qu'on est entraîné par ses semblables, ses proches et qu'on ne peut pas se dérober.

« La première fois, ça c'est très bien passé ; je n'avais pas eu trop peur. Enfin, c'était un don dans une administration. Eh ben, j'ai suivi le mouvement quoi ! J'ai fait comme les autres, on était ensemble » (contrôleur PTT, 53 ans).

« La première fois, c'était à l'école d'infirmière. Il y avait un camion qui passait, j'y suis allée. J'étais en fait avec des camarades qui y allaient et donc tous ensemble... Les autres y allaient et donc j'y allais aussi. Et puis, je trouvais ça bien de donner son sang » (infirmière, 33 ans).

« Je l'ai donné pour la première fois au lycée professionnel. En fait, ma meilleure amie du lycée y allait. Toute ma famille proche donnait. Je me suis fait entraîner. J'appréhendais, c'est sûr. Mais je n'étais pas seule. Je me suis forcée » (coiffeuse, 25 ans).

« Mes motivations ? Et bien, j'ai suivi mes parents. À la maison, on trouve cela normal de donner son sang ; alors, quand je me suis senti capable, j'y suis allé » (instituteur, 31 ans).

Les dons faits dans ces institutions sont très souvent vécus par les donneurs comme de véritables rites initiatiques. L'appréhension fait ici partie intégrante de l'épreuve dont doit triompher l'initié qui se lie ainsi par son sang aux autres ( adultes, membres d'une organisation ou d'une institution) : « C'est comme une épreuve de Bac ou le permis ; il y a plein de gens qui l'ont déjà fait avant toi, mais tu as l'appréhension. » Souvent, après ces premiers dons, il y a une période de latence pendant laquelle le jeune arrête de donner pour reprendre ensuite une fois qu'il est « installé » c'est-à-dire qu'il est marié et qu'il a son emploi. Ce phénomène, difficile à mesurer, ressort à la fois des entretiens que l'on a eu avec les donneurs, mais également des propos des responsables d'Amicale.
Le don associatif

Les dons les plus nombreux sont faits dans le cadre des collectivités locales. Les collectes sont organisées par les amicales de donneurs. Ces associations s'occupent de l'affichage ainsi que d'envoyer des convocations aux personnes répertoriées. Les amicales organisent les conditions matérielles de la collecte ainsi que la collation qui « récompense » habituellement celui qui vient de faire son don. À cela s'ajoutent les réunions pour la remise des médailles aux donneurs les plus valeureux ainsi que les repas ou les voyages de fin d'année.

La composition du conseil d'administration de ces associations est fort variable d'un lieu à un autre, même si elle reflète le plus souvent la composition sociale de la localité. On y trouve souvent au poste de président des « notables locaux » : médecin, pharmacien, secrétaire de mairie, etc., et pour tenir les postes de secrétariat ou de trésorier des employé(e)s ou des femmes d'artisan. Mais les classes populaires (ouvriers, artisans, etc.) sont aussi très présentes et souvent majoritaires dans ces amicales et ce, contrairement à d'autres associations (culturelles, défense de la nature, etc.).

En France, le don du sang est essentiellement fonction de ce réseau associatif. Là où il est faible et peu développé, les dons sont peu nombreux. Là où il est fort et bien implanté, les dons sont plus nombreux. Dans les Pays de la Loire, le réseau associatif est très fortement corrélé avec la carte scolaire du privé et du public. Les associations en Loire-Atlantique et en Vendée se concentrent dans les zones où domine l'enseignement privé c'est-à-dire le clissonais, le bocage vendéen, le pays de Retz et le plateau nantais. Dans ces zones, on compte au moins une association par canton et certaines communes ont même leur propre amicale.

Si le don du sang recoupe si souvent la carte des pratiques religieuses, c'est que le réseau des bénévoles s'est constitué à la fin des années cinquante [34] à partir ou autour des mouvements qui existaient alors : mouvements mutualistes dans les entreprises ou les administrations et mouvements de la jeunesse catholique dans les collectivités territoriales.

« La première fois c'était en 1962, dans le cadre de la mutualité. Un papier est passé et j'aime bien participer. Il y avait une ambiance particulière, c'était dans le sous-sol de la clinique mutualiste, place Mellinet. C'était comme les premiers chrétiens dans les catacombes. »

« J'étais scout et on a fait appel à nous. J'ai été aussi volontaire pour le secours catholique. Pour les scouts, c'était parce que tous mes copains y allaient alors je voulais être avec eux, c'est tout simple » (architecte, 35 ans).

Mais, si les mouvements catholiques ou autres ont pu servir à fixer les réseaux associatifs de donneurs, d'autres considérations entrent aujourd'hui en jeu pour le maintien ou la disparition de ces amicales. Ainsi, la Vendée « catholique » est l'un des départements des Pays de la Loire où le prélèvement est le moins important : cinq unités pour 100 habitants contre huit pour la Loire-Atlantique et six pour les autres départements. De fait, les amicales vendéennes traversent depuis trois ans une crise. On ne compte au niveau des fédérations que 26 amicales pour 282 communes en Vendée contre 76 pour 221 communes en Loire-Atlantique. Un certain nombre d'amicales ont disparu et tout particulièrement au sud et au centre du département. La disparition du réseau des amicales a entraîné dans son sillage la disparition du don en le coupant du contexte où il prenait un sens : la communauté villageoise ou du quartier et ses pratiques.

« Dans les années 70, tout le monde y allait. C'était de la rigolade. On se retrouvait entre gens de connaissance. Maintenant, on en entend plus parler. L'association des donneurs de sang de la Roche-sur-Yon n'existe plus. À Saint-Florent, il n'y avait pas d'association, c'était trop proche de La Roche. Maintenant, je crois que dans les communes environnantes, les associations ont disparu. Il faut aller au centre de transfusion maintenant. C'est trop loin » (agriculteur, 44 ans).

« Le problème de la Vendée, c'est que c'est le seul département qui n'est pas affilié à la fédération, c'est un peu comme les bretons, ils ont leur propre fédération. Certaines amicales ont disparu parce qu'ils avaient à la tête de leur fédération une femme qui disait « c'est moi » et les autres s'écrasaient. Maintenant, ils ont des jeunes donneurs qui veulent ruer dans les brancards. Ils vont nous rejoindre » (entretien avec le président de l'Union départementale des Amicales de donneurs de sang bénévoles).

On ne peut expliquer la disparition de certaines associations qu'en prenant en compte les enjeux qui gouvernent ces amicales et les profits « symboliques » ainsi que le pouvoir qu'elles retirent du bénévolat. Parce qu'elles interviennent dans un domaine « noble », les amicales sont souvent des « vitrines » pour les personnalités politiques en place. Que ce soit lors du banquet annuel de l'amicale ou lors d'une remise de médailles aux donneurs méritants, les personnalités politiques locales ne manquent pas de s'afficher aux côtés des donneurs de sang. Il suffit d'ouvrir un quotidien régional pour constater ce phénomène. Les commentaires en la matière se suffisent à eux-mêmes « bonne santé de l'Amicale des donneurs à Vigneux », le tout accompagné d'une photographie du maire remettant les médailles du mérite.

La solidarité sociale dont font preuve les donneurs d'une commune doit rejaillir sur la municipalité. Pour ce faire, il faut qu'il y ait des collectes dans la commune et qu'elles aient lieu un jour où il y aura affluence. C'est ici que commence le marchandage. Car les jours et les heures de collecte sont décidés par le centre de transfusion. Or, le centre ne se déplace plus dans une commune ou dans une entreprise quand les dons cessent d'être suffisants pour justifier le déplacement de l'équipe médicale.

Le CTS a besoin de 150 à 200 unités de sang par jour. À partir de là, certaines communes sont mises à l'écart ou en réserve ou encore voient le nombre de leurs collectes diminuées. C'est l'association qui est alors compromise ne pouvant plus en quelque sorte produire des « médaillés ».

Il faut en effet 20 dons pour un insigne d'or, 50 pour un insigne d'or avec étoile et 100 pour un insigne avec deux étoiles. Si la commune n'a que deux collectes par an, il lui faudra 25 ans pour produire quelques donneurs bénévoles avec étoile. La simple arithmétique montre que les « médaillés » ont intérêt à diversifier leur stratégie en donnant dans les communes avoisinantes voire dans leurs entreprises. Il y a dans le domaine du don un prosélytisme inévitable. Ceux qui « concourent » pour la médaille — ce ne sont pas les plus nombreux — doivent faire un effort permanent dans leur entreprise ou dans leur village pour entretenir le don.

« Oui, j'ai été médaillée. Je pense que c'est une bonne chose même si les gens ne le font pas pour la médaille. Mais je pense que c'est bien que ce soit reconnu. J'ai toujours été donneur et même donneur d'urgence puisque j'étais appelée tard le soir pour des nouveaux-nés, par exemple. Quand j'étais à Ancenis, c'est moi qui organisais les collectes de sang au sein de ma boîte. Le centre de transfusion nous avait contactés pour organiser la collecte à la subdivision d'Ancenis, vu qu'ils venaient déjà dans les différents services de Nantes. Il fallait qu'on s'arrange pour avoir assez de donneurs puisqu'ils déplaçaient le camion uniquement pour nous. Donc je recrutais, j'entraînais les gens surtout les hommes parce que les hommes, ils avaient peur » (secrétaire de direction régionale EDF, 64 ans).

Depuis 1985, même s'il reste important en « volume », le sang total est moins recherché par les centres de transfusion qui encouragent les plasmaphérèses et les cytaphérèses. Les collectes de ce fait tendent à diminuer. Dans ces circonstances, on comprend le poids des fédérations qui négocient et servent d'arbitre entre les amicales et le centre de transfusion pour modifier les dates ou le nombre des collectes.

« Nous à l'Union départementale, on peut également servir d'avocat. L'organisation des collectes, c'est le centre qui s'en occupe avec notre assentiment. On fait le lien entre le centre et les amicales. Il y a certaines amicales qui préfèrent traiter directement avec le centre. Mais, quand il y un problème, des ennuis avec la collecte, on sait bien venir nous trouver pour dire « voilà, on nous a enlevé une collecte parce qu'il y avait ceci ou cela » ou « ils en ont mis une autre à côté, faites donc quelque chose ». Nous, on va discuter, il y a toujours moyen de s'arranger » (entretien avec le président de l'Union départementale).

La justification sociale du don

Michel Garetta à l'époque où il était encore directeur général du CNTS déclarait qu'il n'existait probablement « aucune sorte de justification économique du bénévolat en transfusion sanguine » (déclaration à Hôpital expo 89). Dans beaucoup de pays, il existe un système mixte : des donneurs bénévoles et des donneurs rémunérés. Si l'intérêt médical de la transfusion n'est pas à démontrer, les formes que peut prendre le prélèvement d'unités de sang sont en fait relativement indifférentes pour le corps médical.

Du côté de la société civile, l'aspect médical du don s'efface au profit de fonctions plus proprement sociologiques. Que ce soit dans les collectivités locales où il sert les intérêts politiques des notables, dans les entreprises ou les grandes écoles où il entretient le réseau des solidarités par l'aspect coercitif et initiatique qu'il déploie, le don du sang apparaît comme un de ces rouages qui facilitent les cohésions sociales. Du côté de ces fonctions sociologiques, le don du sang est un rite d'allégeance sociale. Elle est l'expression de la solidarité organique ou mécanique qui attache les membres d'une collectivité entre eux. Si cela semble évident en ce qui concerne les institutions totales, il en va de même pour les collectivités territoriales. C'est d'ailleurs ce qui explique qu'au niveau des classes sociales, les statistiques dont on dispose semblent indiquer une égale contribution de celles-ci au don.

Que ce soit l'instituteur, le prêtre ou le pharmacien, cette trilogie de nos villages peut difficilement se dérober aux dons du sang. Il en va de même pour tous les notables de la commune : le maire, le médecin, le vétérinaire mais également les artisans et les employeurs du canton. Il faut être vu et être là. La fréquentation de l'église aux grands moments de la liturgie joue un rôle identique. Le médecin peut mettre ses enfants à l'école publique, mais il sera au premier rang des fidèles à la messe de Noël.

En fait, la collecte de sang est d'abord un lieu où l'on s'affiche. C'est aussi un espace de socialisation où l'on se retrouve ensemble pour boire un coup pour parler de la pluie ou du beau temps mais aussi des terres qui vont se libérer, des filles ou des fils à marier, des emplois possibles, des mouvements affectant tel ou tel service. Le don du sang, comme le match de football du dimanche après-midi, la messe ou le marché du samedi matin, n'est pas indépendant des intérêts et des enjeux qui guident la vie de tous les jours au sein des espaces sociaux.

Mais ces fonctions ne pourraient opérer si elles ne trouvaient déjà dans les individus au niveau de leurs affects, de leur éthique mais aussi de leur culture, le terrain favorable à leur accomplissement. Il y a bien sûr les intérêts immédiats telle la demi-journée de repos parfois cumulable ou tout simplement la pause que le don permet de s'accorder durant une journée de travail. Il y a également tous les petits profits liés à la médicalisation du don : tests gratuits, surveillance médicale, groupe sanguin, etc. Mais ces profits immédiats, lorsqu'ils deviennent trop visibles ou encombrants, peuvent conduire à la disparition de la collecte.

C'est du côté des profits les moins visibles qu'il faut chercher l'intérêt que peut trouver le donneur à son acte. Sous ses trois aspects éthologique, idéologique et psychologique, le don satisfait pleinement à la représentation que le donneur se fait de lui-même en tant qu'individu : ce « moi » au sens où l'entend Mauss dans son bel article sur la « notion de personne » [35] . Dans nos sociétés occidentales où domine la catégorie de « sujet », la « personne » est une unité corporelle et spirituelle dont le fractionnement ne peut se faire que, par la volonté, sous la forme du don. Le droit français légitime cette représentation de l'individu en excluant le « corps » de tout commerce.

En fait, chaque société, par l'éducation, assigne au corps et à la personne ses limites et ses marges [36] . Les ongles, les cheveux, la sueur n'ont pas dans nos sociétés le même rendement symbolique que le sang. « Chaque culture, écrit Mary Douglas, a ses risques et ses problèmes spécifiques. Elle attribue un pouvoir à telle ou telle marge du corps, selon la situation dont le corps est le miroir [37] . » L'appréhension que manifeste le donneur à se séparer de cette partie de lui-même est à chercher dans la valeur symbolique que notre éducation accorde au sang comme signe de la personne même. Le refus de toute transfusion sanguine mais aussi du don que l'on rencontre chez les témoins de Jéhovah et chez certains non-donneurs n'est là que pour rappeler tout le danger qu'il y a à mêler son sang et son essence à ceux des autres.

Là où il y a danger, il y a également rite. Le don du sang est un rituel avec son espace et ses temps forts. D'abord c'est l'interrogatoire et l'examen médical qui testent si l'initié a les dispositions physiques mais aussi morales qui conviennent au don. Ainsi, une de nos étudiantes a craqué dès l'interrogatoire médical. Elle n'a pas supporté qu'on l'interroge sur sa vie intime. Puis c'est le moment de la piqûre et enfin celui de la collation. Il faut que le futur initié se prépare à la fois physiquement et moralement. Le don du sang par ces aspects évoque un rite négatif et implique chez le donneur une certaine hygiène de vie. Beaucoup de donneurs viennent à jeun à la collecte, même s'ils savent que ce n'est pas utile. Nombreux sont ceux qui se font accompagner par un ami ou un proche ou s'y rendent en groupe (57 %). Quasiment tous ceux que nous avons interrogés et même de très vieux donneurs appréhendent le moment de la piqûre. Il y a la peur de s'évanouir, de ne pas être à la hauteur. L'observation directe du don montre que chacun déploie sa propre stratégie lorsque le moment est venu d'y « passer » : on lit son journal, on regarde ailleurs, on parle avec l'infirmière pour décompresser.

Une fois que le donneur a accompli son acte et qu'il se retrouve dehors, il se sent soulagé et euphorique. Le don du sang est une expérience qui, par son rythme, les émotions qu'elle met en jeu, permet à celui qui la vit de s'y retrouver. Le rite est rythme de vie. Après le premier don, l'interpellation est permanente. L'affiche faisant appel au donneur fera sens les fois suivantes, liant le donneur à son passé en revivant les émotions d'hier mais également les affects sociaux qui y sont liés. Le don du sang réactualise en permanence en les gratifiant les principes qui guident la vie du donneur et qui s'expriment dans son exis. Le don du sang est ainsi une technique du corps au sens où l'entend Mauss. Les enfants qui accompagnent leurs parents s'imprègnent très vite des gestes, des postures et des contrôles corporels qui interviennent tout au long du don. Le jeune fait une expérience à propos de son corps et éprouve des sensations physiques et morales nouvelles. Cette technique s'inscrit elle-même dans un complexe d'autres techniques du corps qu'elle prolonge et qui sont ainsi mis à contribution : du port d'un préservatif à la non-utilisation de seringues contaminées. Comme toute technique corporelle le don du sang est aussi une morale et une discipline. C'est aussi ce qui donne une valeur marchande au sang des donneurs. L'hygiène de vie, la capacité à se préserver dès le plus jeune âge peuvent devenir demain un capital qui sera rémunéré comme tel chez le donneur.

Par les représentations et les affects qu'il suscite mais également par les fonctions qu'il remplit en tant que réseau d'inter-connaissance, le bénévolat en matière de transfusion sanguine n'est sans doute pas à la veille de disparaître. La crise qu'a traversée la transfusion sanguine en a cependant révélé les limites dans un système où prédominent désormais les impératifs du système marchand. La logique du don renvoie à des temporalités de production, d'entretien et de reproduction des réseaux fonctionnant comme capital social qui ne sont pas celles du capital économique dont le taux de rotation est toujours plus rapide. Et puis, le bénévolat implique des transactions, des arbitrages avec les associations pour organiser les collectes là où il suffit d'un fax ou d'un ordre pour procéder à une vente de produits sanguins. Au fur et à mesure que le sang est devenu une marchandise comme les autres, le décalage entre les deux temporalités, celle du don et celle du marché, s'est accentué conduisant à une gestion irrationnelle des stocks dont on mesure aujourd'hui pleinement les conséquences. Cette hystérésis se retrouve très certainement à d'autres niveaux de la vie sociale faisant intervenir cette forme d'accumulation primitive du capital qu'est la sociabilité. Il en va ainsi en matière d'accès à l'emploi où le temps de chômage est souvent proportionnel au temps mis par les individus pour se constituer et activer un ensemble de réseaux d'inter-connaissance.



L’auteur

Maître de conférences à l’Université de Nantes, Faculté des lettres et sciences humaines, département de sociologie. Directeur du Centre associé régional au CEREQ (Centre d’études et de recherches sur l’emploi et les qualifications). Il participe également en tant que chercheur au laboratoire « Droit et Changement social », unité associée au CNRS.
Parmi ses publications :

— Les prud'hommes, juges ou arbitres ?, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), 1981 ;

— Les dédales du droit social (avec A. Supiot, R. Dribek, J.-N. Retière et R. Dhoquois), Paris, Presses de la FNSP, 1986.

* CRA-CEREQ
Université de Nantes,
Ensemble Lettres,
Chemin de la Censive du Tertre,
F-44036 Nantes cedex 01.


1. Jean-Jacques Rousseau, Les rêveries d'un promeneur solitaire, Paris, Gallimard, 1972, sixième promenade.

2. La relation contractuelle appartient à la sphère des comportements sociaux que l'on peut objectivement comprendre et juger d'un point de vue extérieur. Elle est à la base de maintes constructions juridiques et constitue la toile de fond du système capitaliste dans la mesure où elle permet de comptabiliser et de prévoir les actions et les réactions des agents économiques. La libéralité au contraire parce qu'elle semble relever de la subjectivité des individus, de l'affectif ou de l'irrationnel est tenue en suspicion et étroitement encadrée dans les domaines où elle touche au « capital » comme l'héritage.

3. Déclaration de B. Villien, in Ça m'intéresse, décembre 1985, périodique médical, p. 7

4. Le Centre national de transfusion sanguine possède un service chargé de la communication et doté d'un budget propre. Ce service est chargé de la « propagande » visant à recruter de nouveaux donneurs. Cette information utilise tous les médias : spots à la télévision, affichages, placards publicitaires dans les journaux, etc. Chaque année le CNTS lance une nouvelle campagne, particulièrement par voie d'affiches qui sont vendues par la suite aux centres départementaux pour assurer leur propre propagande. Le CNTS utilise pour ce faire des agences de publicité et de marketing. Certains centres régionaux sont également dotés de tels services de communication. C'est le cas par exemple à Bordeaux où le CRTS dispose d'un secrétariat de « propagande » comprenant deux responsables et deux secrétaires. Les cibles principales de ces services sont les lycées, les établissements universitaires, les entreprises et les administrations.

5. Marcel Mauss, « Essai sur le don », in du même auteur, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 4e éd., 1968, p. 147.

6. M. Mauss, Sociologie et anthropologie, op. cit., p. 267.

7. L'albumine extrait du plasma sert à soigner entre autres les grands brûlés ; les facteurs de coagulation comme le facteur VIII servent au traitement des hémophiles et les immunoglobulines à la prévention des maladies infectieuses ou liées aux rhésus comme la maladie hémolytique du nouveau-né. De 1985 à 1988, la production d'albumine a augmenté de 147,8 % et les concentrés de facteur VIII de 168,5 % alors que dans le même temps les produits traditionnels employés en transfusion comme le sang total diminuaient de 85 %.

8. Dans le Sud-Ouest, un conflit a opposé les amicales de donneurs et certains CTS au CRTS de Bordeaux qui envisageait une association avec la société autrichienne Immuno présentée comme le numéro deux mondial des produits de fractionnement de plasma humain. Cette association aurait permis au CRTS de Bordeaux de moderniser et d'étendre son propre centre de fractionnement. Voir le journal Le Monde du 24 avril 1990, p. 12.

9. Dans le cadre de cette enquête, nous avons procédé à des observations directes et interrogé 300 donneurs (100 appartenant aux classes supérieures, 100 appartenant aux classes moyennes, 100 aux classes populaires) par questionnaire. Nous avons également interrogé selon la même procédure et les mêmes quotas 300 non-donneurs. L'échantillon a été également stratifié par âge. Pour chaque classe nous avons interrogé 50 personnes de moins de 30 ans et 50 personnes de plus de 30 ans. Ce sont d'abord les lieux de collecte qui ont déterminé les procédures de collecte des données. En choisissant 20 lieux de collecte (10 en zone urbaine et 10 en zone rurale), il nous suffisait d'interroger à chaque fois 15 donneurs et 15 non-donneurs selon les quotas fixés préalablement. Il nous a semblé plus pertinent de mener une enquête comparative en stratifiant préalablement notre population afin de ne pas avoir une sous-représentation de certaines classes. En menant l'enquête dans les villages et les quartiers plutôt qu'au CTS, dans les entreprises ou encore les écoles, nous étions assurés d'éviter certains biais liés aux particularités de ces lieux (dons spontanés ou convoqués par les CTS) ou de leurs populations inégalement distribuées selon le sexe, l'âge ou la catégorie socio-professionnelle. Il faut savoir qu'en Loire-Atlantique les administrations (SNCF, P&T, etc.), les entreprises (Chantiers de l'Atlantique, SNIAS, etc.) et les établissements scolaires (lycées professionnels, écoles normales d'instituteurs ) représentent près de 30 % des dons, la cabine du CTS 7 % et les communes 63 %.

10. Ces sept lieux de collecte : Vallet (44), Chantenay (quartier de Nantes), Port-Boyer (quartier de Nantes), Guéméné-Penfao (44), l'Immaculée (agglomération de Saint-Nazaire), La Baule (44), Orvault (44) sont les seuls pour lesquels nous avons pu disposer des dates de naissance des donneurs. En raison des règles d'anonymat, les associations n'ont pas toujours pu nous communiquer l'âge des donneurs. Pour tester l'atypicalité de la fréquence des jeunes de 18 à 25 ans par rapport à une fréquence parente (population active ou population totale de la ville considérée) nous avons utilisé un test approché en ajustant la distribution d'échantillonnage par une distribution normale de même moyenne et de même variance (sur cette procédure voir Henry Rouanet, Jean-Marc Bernard, Brigitte Le Roux, Analyse inductive des données, Paris, Bordas, 1990, p. 147-149).

11. Le seuil critique retenu pour les différents tests est de 0.05. Les âges sont ceux des donneurs et de la population au 31/12/90.

12. Sur six communes dont nous avions les statistiques : Luçon, Scaër, Nevez, Angers, Quimper, La Roche-sur-Yon, deux communes, Angers et Scaër, avaient un pourcentage de jeunes donneurs conforme aux populations parentes ; deux autres, Quimper et Nevez présentaient un écart faible mais néanmoins significatif avec la distribution de la population active correspondante ; enfin, les deux dernières communes présentaient un déficit important de jeunes donneurs.

13. Dans les statistiques fournies par les CTS, le nombre de donneurs féminins varie de 35 % à 50 % selon les communes. Le nombre de séances de don par commune peut varier de 3 à 5 par an. Un donneur homme peut toujours se rendre dans une commune limitrophe pour atteindre 5 dons s'il le désire. Un petit calcul montrera facilement que les donneurs occasionnels et les femmes sont désavantagés par le mode d'enregistrement statistique des CTS. Ainsi, si les cent mêmes femmes donnent trois fois leur sang dans l'année et les cent mêmes hommes, cinq fois, statistiquement le don des femmes ne représentera que 37,5 % des dons.

14. Groethuysen, Origines de l'esprit bourgeois en France, Paris, Gallimard, 1927.

15. M. Mauss,op. cit., p. 176.

16. M. Mauss,op. cit., p. 153.

17. Comme le souligne Gasché, « l'obligation de donner, dont Mauss ne fait pas la théorie, reste dans l'ombre d'une décision individuelle qui aussi bien ne pourrait avoir lieu ». Rodolphe Gasché, « L'échange héliocentrique », in Marcel Mauss, Paris, l'ARC, Librairie Duponchelle, p. 80.

18. M. Mauss, op. cit., p. 254.

19. M. Mauss, op. cit., p. 255.

20. Accepter le don c'est d'une certaine manière accepter l'Autre car comme le rappelle Mauss : « La chose ainsi transmise est, en effet, toute chargée de l'individualité du donateur » (Mauss, op. cit., p. 254). Or, cette acceptation est antinomique avec l'effort des sectes et sans doute des élites à se fonder en se coupant des autres. Il n'en va pas de même pour le don. Si la transfusion est refusée par les témoins de Jéhovah, les avis sont partagés sur le don lui-même. L'obligation de donner et l'obligation de rendre tout en formant un système pour celui qui l'observe de l'extérieur ne sont jamais appréhendées par les individus ou les groupes que sous un seul des aspects : donner ou recevoir. Or si accepter le don oblige, le geste du bénévole au contraire honore tout en constituant une forme de défi ou de provocation vis-à-vis des autres : « Throw the gage équivaut à throw the gauntlet » (Mauss, op. cit., p. 255).

21. Pierre Bourdieu, « Le sens de l'honneur », in Esquisse d'une théorie de la pratique, Genève, Librairie Droz, 1972, p. 23.

22. Claude Lévi-Strauss, « L'efficacité symbolique », in Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 205 et suiv.

23. C. Lévi-Strauss, « Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss », in M. Mauss, Sociologie et anthropologie, op. cit., p. XXXIlI et XXXIX.

24. M. Mauss, op. cit., p. 277.

25. C. Lévi-Strauss, in M. Mauss, Sociologie et antropologie, op. cit., p. XXXIX.

26. Voir P. Bourdieu, op. cit., p. 43.

27. Pascal, Pensées, Paris, Gallimard, 1936, « L'automate et la volonté ».

28. Rousseau, op. cit., p. 106 et suiv.

29. Voir B. Pascal, « L’automate et la volonté », op. cit. : « Il faut que l'extérieur soit joint à l'intérieur pour obtenir Dieu, c'est-à-dire que l'on se mette à genoux, prie des lèvres, etc. ».

30. M. Mauss, « Notion de technique du corps », in Sociologie et anthropologie, op. cit., p. 369.

31. L'armée comme la prison sont des lieux de dons et de suicides : « Les suicides militaires, écrit Durkheim, doivent donc dépendre (...) d'une individuation faible ou de ce que nous avons appelé l'état d'altruisme » (E. Durkheim, Le suicide, Paris, PUF, 1960, p. 257).

32. Sur la solidarité mécanique et organique, voir E. Durkheim, De la division du travail social, Paris, Presses Universitaires de France, 7e éd., 1960.

33. Les étudiants ont ainsi pu observer des parents amenant leur garçon ou leur fille de 18 ans pour leur premier don. Mais, dans les villages, c'est aussi l'instituteur qui emmène le samedi matin ses élèves voir comment se déroule une collecte.

34. De 1956 à 1960, on est passé de 478.842 dons à 1.014.807 en 1960 et 2.7 millions en 1969.

35. M. Mauss, « Une catégorie de l'esprit humain : la notion de personne », in Sociologie et anthropologie, op. cit.

36. Mary Douglas, De la souillure, Paris, Maspero, 1971.

37. Mary Douglas, op.cit., p. 137.