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Saïd Bouamama : " Combler la fracture créée va être long "

Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/1999-04-26/1999-04-26-288456

Saïd Bouamama, sociologue, spécialiste de la banlieue, auteur de différents ouvrages (1), analyse les mécanismes de l’exclusion des jeunes des cités dus à la drogue.

Comment expliquez-vous la dérive dans la violence d’une cité calme comme celle des Cosmonautes ?

Saïd Bouamama. L’ampleur de la crise sociale et ses conséquences sont bien plus vastes que ce qui est visible au premier coup d’oil. Les éruptions de violence ne sont plus contrôlables sur un plan géographique précis et les problèmes s’étendent là où on ne les attendait pas.

En quoi la drogue modifie-t-elle spécifiquement les rapports humains d’une cité ?

Saïd Bouamama. Le terme de cité me semble mal adapté, je parlerais plutôt de quartiers populaires. En créant des rapports de force internes, la toxicomanie vient casser les formes de contestation qui poussaient les gens à la communication. Elle vient aussi briser les facteurs de distinction entre le dedans et le dehors. Les dealers commencent à dealer à l’extérieur de la cité, puis dans des quartiers similaires au leur et enfin dans leur propre quartier. On n’aurait jamais vu cela avant, car il existait une vraie frontière entre le " nous " et le " eux ". On se disait : " pas touche au petit frère ".

Deuxième conséquence, la relation à la famille s’est brisée. On ne respecte plus l’autorité parentale ou familiale. Là où un grand frère aurait eu le dernier mot, il n’est plus écouté aujourd’hui. La toxicomanie fait voler en éclat la distribution des rôles et la notion même de respect. Troisième conséquence : la drogue modifie les groupes d’appartenance. Elle crée un groupe de reconnaissance transversal de quartier et non plus une bande de bons copains. Les jeunes sont liés par contrainte à des gens de l’extérieur. Ce sont de véritables réseaux identitaires de dealers avec leur lot de violence entre différents groupes.

Que dire du rapport de force entre gens du quartier et dealers ?

Saïd Bouamama. À partir du moment où l’on déplace des quartiers à la périphérie des villes, sans plus aucun lien avec le reste de la République ni avec une politique économique volontariste, on pousse le phénomène d’autodéfense interne à son extrême. On a laissé de côté les habitants, les obligeant à s’organiser séparément. Dès lors, il faut interroger la police dans son rapport aux jeunes. Non pas dans ses moyens mais dans sa façon d’entrer en contact avec eux. Il est clair que l’autodéfense d’un côté et l’ultraprotection de l’autre (à l’intérieur de la ville) ne peuvent apparaître comme une solution.

Quels moyens la société peut-elle alors mettre en ouvre ?

Saïd Bouamama. Veut-on véritablement que ces jeunes appartiennent à la République ou non ? S’il existait des signaux forts de la part des pouvoirs publics pour redonner de l’espoir, on aurait moins de problèmes. On a laissé la crise économique se développer pendant vingt ans. On s’offre des périodes de six mois pour lutter contre le fléau de la drogue dans les quartiers. Combler la fracture qu’on a laissé se créer va être bien plus long.

Propos recueillis par Karelle Ménine

(1) Familles maghrébines de France, 1996, Desclée de Brouwer. De la galère à la citoyenneté : les jeunes, la cité, la société, 1993, Desclée de Brouwer.