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L’intégrisme, une révolte dévoyée
Saïd Bouamama

Origine http://pourinfo.ouvaton.org/revuepour/dossier/bouamama.htm

L’intégrisme islamiste est, comme l’ensemble des intégrismes, une révolte dévoyée. Il ne s’agit pas ici de parler de religion, mais de l’idéologie qui se couvre du masque de l’islam à des fins politiques. Mon propos vise à saisir les processus économiques, sociaux, politiques et identitaires qui transforment un citoyen quelconque en porteur d’un discours idéologique total et totalitaire. Selon les cas et les hasards d’une trajectoire, cette conception réactionnaire du monde peut le conduire à une pratique de violence et de banditisme.

Soulignons d’emblée que l’intégrisme est largement minoritaire au sein des populations issues de l’immigration. Quels sont donc les processus qui peuvent pousser certains vers l’idéologie intégriste ?

A moins de postuler l’existence d’un gène de la barbarie, force est de revenir à cette vieille réflexion sociologique, selon laquelle l’homme est une construction sociale, une production sociale. Il faut rompre avec des généralisations intellectuelles trop hâtives, qui considèrent par exemple que l’oppression mène quasi systématiquement à la régression identitaire et à sa manipulation. Il s’agit également de rompre avec des caricatures d’explications malheureusement trop fréquentes, telles que celles qui affirment que l’intégrisme est plus fréquent en islam, parce qu’il n’y aurait pas séparation du temporel et du spirituel. Pour un grand nombre de personnes, elle est présentée comme indiscutable, alors qu’elle n’est qu’une affirmation idéologique permettant de mettre en suspicion la seconde religion de France. Je m’intéresserai essentiellement aux jeunes issus de l’immigration. L’essentiel de mes travaux et de ma pratique militante aa porté sur cette partie de la population.


Jeunes issus de l’immigration

Les jeunes issus de l’immigration ne peuvent pas être compris en eux-mêmes. Beaucoup d’éléments de leur rapport au monde et à la société ne sont compréhensibles que si l’on prend en compte la place et les interactions avec le reste de la société française. Nous sommes en conséquence amenés à questionner l’histoire de cette société en général et, en particulier, celle de la gauche française dans son rapport aux inégalités qui touchent les jeunes issus de l’immigration. Ensuite, je tenterai de formaliser quelques étapes qui poussent un jeune homme à devenir un intégriste ou une jeune femme qui n’a jamais porté le voile à vouloir le porter. Bien entendu, tout cela n’a d’intérêt que pour dessiner quelques pistes de mobilisation.

Avant l’analyse, il faut prendre en compte la suridéologisation des débats que nous avons depuis hier matin, liée au fait que nous ne parlons pas de n’importe quoi. Nous ne parlons pas du rapport entre les musulmans et la société française, entre les intégristes et la société française, entre les Maghrébins et la société française. Nous parlons du rapport entre Algériens et Français, avec tout le poids d’une guerre, qui est la guerre d’Algérie. Toute analyse qui occulterait ce soubassement historique conduirait, à mon sens, à une impasse de la compréhension.

Bases historiques

Le vocabulaire est souvent un révélateur des mécanismes en œuvre. Le poids de l’histoire s’y révèle fréquemment. Il n’est pas anodin que le discours raciste ne parle pas de Maghrébins mais de Maghrébiens. Cette confusion indique bien que derrière Ma-ghrébin, c’est bien à Algérien qu’on pense. Le Tunisien, le Marocain et même le Turc sont appréhendés comme des Algériens, tant le poids de l’histoire est grand. Comment s’étonner qu’il y ait une dimension idéologique aussi importante, quand on a en tête le nombre de Français touchés par cette guerre d’Algérie ?

Si on cumule les enfants de migrants de-venus Français qui ont une histoire avec l’Algérie, les enfants de harkis qui ont également une histoire avec l’Algérie, ceux qui ont été dans les réseaux de soutien à l’Indépendance et qui ont des enfant, ceux qui ont été amenés à faire leur service militaire là-bas et qui ont des enfants, ceux qui ont été dans l’armée et ont torturé : une partie non négligeable des Français d’aujourd’hui ont quelque part, même de manière lointaine, un bout d’histoire avec l’Algérie. La passion, dans ce contexte, est inévitable. Pour la dépasser, il faudrait que la France accepte de reconnaître cette page sombre de son histoire, que nos enfants puissent apprendre de manière dépassionnée, mais non désincarnées, la colonisation et la décolonisation.

Sans la prise en compte de ce soubassement historique, les deux dérives touchant les débats sur l’immigration et/ou l’islam sont incompréhensibles. La première dérive consiste en la pratique de l’amalgame, ce qui m’amène à parler d’” islamalgame “. Premier amalgame, la confusion entre islam et islamisme. Dès qu’un musulman revendique le droit de pratiquer son culte, la suspicion d’intégrisme a tendance à se déployer. Un autre exemple d’” islamalgame “ se trouve dans les titres de certaines commissions européennes. Dans les mêmes commissions et dans les mêmes titres peuvent se côtoyer les termes immigration et terrorisme.

La seconde dérive est exactement inverse. Elle a pour nom “ relativisme culturel “. Cela consiste à tout accepter au prétexte qu’il faudrait respecter les cultures. Celles-ci sont ainsi présentées comme figées et non contradictoires. La dimension d’universalité est ainsi niée. Nous sommes ainsi en présence d’un véritable cercle vicieux, c’est-à-dire que ces deux dérives s’entraînent l’une l’autre et s’entretiennent mutuellement.

L’offre et la demande

Pour éviter ces deux dérives, interrogeons la place des jeunes issus de l’immigration dans la société française. Dans un de mes articles intitulé “ Khaled Khelkal made in France “, je tente de souligner le danger d’une analyse centrée uniquement sur l’idée de manipulation pour comprendre le devenir tragique de ce jeune. De nombreuses analyses se sont contentées de répéter le leitmotiv qui veut que Khaled Khelkal ait été manipulé par les intégristes. Il est vrai qu’il l’a été. Mais, selon moi, la question réelle ne peut cependant pas se réduire à l’aspect “ manipulation “, aussi important soit-il.

Nous pourrions prendre l’image du marché pour comprendre la trajectoire de jeunes comme Khelkal. Sur ce marché existent une offre et une demande d’intégrisme. A partir de cette image, la question qui nous est posée pourrait se formuler ainsi : qu’est-ce qui fait qu’un jeune qui a toujours grandi ici, comme Khaled Khelkal, soit en demande d’intégrisme ? Telle est, selon moi, la question réelle. L’offre existe, certes, mais pourquoi y a-t-il une demande ?

Pour avancer dans la réflexion, j’interrogerai d’abord l’inconscient collectif politique français. L’histoire de France est l’histoire d’une République qui s’est construite dans la souffrance. La toute jeune République de 1789 a dû affronter l’ensemble des monarchies européennes pour exister. Pendant près d’une décennie, elle a incarné le progrès et les droits démocratiques face à une Europe monarchiste et réactionnaire.

Deux conséquences du contexte historique d’émergence de la République sont repérables. La première est la ten-dance à attribuer au “ génie “ français ce qui résulte des rapports de forces entre classes sociales à un moment donné de l’histoire. La France serait ainsi le pays par excellence de la démocratie et du progrès, non pas du fait de la Révolution, mais par sa culture. Le processus démocratique consisterait en l’extension et en l’expansion de la France. La colonisation trouvera là une de ses justifications. L’idée dominante s’installe alors durablement, d’un “ génie français “, seul porteur d’une dimension universelle.

La seconde conséquence consiste en la négation de la diversité culturelle française de l’époque. La volonté de ce “ génie français “ va conduire très vite à une guerre contre toutes les diversités culturelles du pays. Les cultures régionales et leurs langues seront, dans le discours officiel, référées au passé et à la réaction. La troisième République et l’école laïque joueront un rôle essentiel en ce domaine. Reconnaître cette dimension n’est pas nier les aspects progressistes de l’école laïque et de la laïcité, mais analyser les limites qu’il convient de dépasser et les dérives à combattre. L’école laïque a contribué à la tentative de destruction des langues bretonne, occitane, flamande, basque. La construction nationale française s’est bâtie sur la négation de la diversité et de l’altérité. Elle a contribué à imposer une confusion entre deux questions fondamentalement différentes : l’unité politique de la nation et l’unicité culturelle de celle-ci. La diversité culturelle est, dans cette logique, considérée comme incompatible avec l’unité nationale. La logique assimilationniste était née. Elle est encore en œuvre aujourd’hui, à propos de l’immigration et de ses enfants, tant à gauche qu’à droite.

Bien entendu, une telle négation du réel et de sa diversité a un coût que nous payons encore aujourd’hui. Ce qui a été brimé n’est pas une réalité secondaire, mais les langues maternelles de millions de Français. Or, comme le souligne Mouloud Mammeri, la langue maternelle s’apprend en même temps que l’ensemble des aspects affectifs qui nous guident dans notre avenir, dans notre rapport au monde et dans notre rapport à l’autre. Le résultat en a été un rapport perturbé à l’altérité : l’étrange, l’étranger, l’autre font peur. Il n’est de bon étranger que celui qui accepte de s’assimiler. Cette idée est dominante non seulement à droite, mais également à gauche. Nous avons là une des formes du racisme les plus pernicieuses.

Le racisme de rejet est connu et combattu, quoique insuffisamment, tandis que le racisme d’engloutissement et d’assimilation peut encore facilement voisiner avec une bonne conscience, même de gauche. Nous avons souligné précédemment le caractère spécifique de la colonisation française. Pourtant, l’ensemble des termes utilisés pour l’immigration a d’abord été utilisé au cours de la colonisation pour parler de l’Algérie : politique “ d’assimilation “, puis “ d’intégration “, et enfin “ ouverture à la citoyenneté “. Même l’ordre de succession chronologique est identique. Cette similitude n’est pas due au hasard. Elle est issue du fait que le rapport à l’immigration demeure un rapport de type colonial, tant sur l’aspect économique que sur l’aspect assimilationniste.

L’escalator en panne

Pour l’immigration, ce modèle a fonctionné, ce qui ne veut pas dire qu’il soit souhaitable. Nous sommes ici au cœur de ce qu’il est désormais convenu d’appeler le “ modèle français d’intégration “. Les raisons de ce succès, tant pour les petits Bretons que pour les petits Portugais, résident dans la réunion d’un certain nombre de conditions aujourd’hui en crise. Le modèle français est en fait un “ deal “ : vous acceptez de disparaître comme différence et en échange vous avez une promotion sociale. Les petits Bretons étaient promus par l’école laïque, par la Sncf, par les hôpitaux publics. Les petits Martiniquais ont été promus par les mêmes institutions. Tant que le fonctionnement économique français permettait effectivement d’offrir aux nouvelles immigrations les possibilités d’une ascension sociale, l’abandon identitaire n’était pas vécu comme reniement dramatique.

Pour saisir ce modèle, je pourrais prendre l’image de l’escalator, qui a également fonctionné pour le monde ouvrier français. Celui-ci a accepté de s’intégrer dans la société française pour les mêmes raisons. Une génération d’ouvriers ou d’immigrés supporte les difficultés et les injustices du présent dans l’espoir d’une ascension pour ses enfants. Or, pour la première fois dans l’histoire de l’immigration, on se trouve avec des enfants ayant une place sociale identique ou même inférieure à celle de leurs parents, qui étaient certes des ouvriers spécialisés ou des ouvriers qualifiés. Les statistiques montrent que l’essentiel des jeunes issus de l’immigration est aujourd’hui dans le sous-prolétariat précarisé. On comprend mieux, dès lors, certaines réactions virulentes des jeunes sur des termes comme celui d’” intégration “ ou de “ réussite “. La mise en spectacle à des fins politiques d’une minorité de “ beurgeois “ est insupportable pour des milliers de jeunes des cités et des quartiers populaires.

Une seconde condition du passé est également en crise. Il s’agit de l’existence de cultures sociales et d’alternatives politiques porteuses d’espoir social. On ne soulignera jamais assez que la gauche française, et en particulier le parti communiste dans les banlieues, a été un lieu de socialisation énorme pour les différentes migrations. En réalité, il n’y a jamais eu d’intégration des Portugais en France, il y a eu intégration des Portugais dans la classe ouvrière et dans ses organisations multiples. Malheureusement, nos petits frères doivent grandir avec la disparition de ces canaux d’espoirs sociaux. Il n’y a plus d’espoir social dans les banlieues. Tel est le vrai drame. On se retrouvons avec des jeunes rejetés culturellement, marginalisés économiquement et qui, en plus, n’ont pas d’espace d’organisation et d’espoir social.

Je disais de manière caricaturale dans l’un de mes articles que, dans les années soixante, Khaled Khelkal aurait été au parti communiste. Toute sa révolte, il l’aurait posée là. Dans les années soi-xante-dix, il aurait été à l’extrême gauche, chez les maos ou les trotskistes, il aurait recherché l’issue à ses souffrances dans ces organisations. Dans les années quatre-vingt, il aurait été avec moi dans les mouvements desdits “ beurs “, croyant encore en la possibilité de la transformation par les luttes sociales. Dans la décennie quatre-vingt dix, cette révolte contre l’injustice est en manque de canaux d’expression et de mobilisation. Elle va aller se poser effectivement là où on vient lui proposer un espoir social, même s’il est dévoyé. Je pense qu’il faut avoir en tête que nous vivons la plus grande mutation sociale depuis la grande révolution industrielle, c’est-à-dire depuis l’exode rural. Ça veut dire que c’est la première fois dans la société française, depuis un siècle et demi, qu’autant de personnes sont bousculées dans leur identité sociale et dans leurs conditions d’existences.

Révolte dévoyée

Ce processus de déqualification sociale est en œuvre non seulement pour l’immigration, mais pour l’ensemble du monde ouvrier. Pour l’immigration, on arrive à la troisième génération se sentant opprimée, niée et précarisée. Les enfants des immigrations maghrébine et d’Afrique noire tendent ainsi à constituer un sous-prolétariat s’autoreproduisant au profit d’une économie de la précarité. Telle est, à mon sens, la cause de l’existence d’une demande d’intégrisme. Il y a donc des besoins sociaux réels, porteurs de souffrances qui ne sont pas couverts aujourd’hui.

Premièrement, un certain nombre de jeunes issus de l’immigration se sentent isolées dans leurs difficultés et dans leurs souffrances. Il en découle un besoin de trouver un groupe d’appartenance. Deuxièmement, des individus se sentent opprimés, mais sans perspectives d’en sortir. Il y a, chez eux, un besoin d’espoir social. Troisièmement, des personnes sont niées culturellement et ressentent un besoin d’affirmation identitaire. Les intégristes jouent sur ces besoins pour récupérer cette révolte des jeunes et la dévoyer. Le processus est le même pour les jeunes Français de milieux populaires. Le développement des sectes est aussi une réponse dévoyée au vrai besoin de groupes d’appartenance, d’espoir et d’affirmation identitaire. Si on compare l’augmentation des sectes pour les jeunes Français de milieux populaires et celle de l’intégrisme pour des jeunes issus de l’immigration, il n’y a rien de spécifique. Dans les deux cas, il s’agit du processus de dévoiement d’une révolte légitime. D’autres jeunes choisissent une troisième voie, qui n’est pas plus positive : l’autodestruction par la toxicomanie, le suicide, etc. Face à une révolte dévoyée, la réponse ne peut pas être la négation des injustices et la légitimité de la révolte. Il faut pourtant constater qu’une partie dominante de la gauche convertie au libéralisme et à ses relais (y compris dans la “ “beurgeoisie) se contente d’appeler à la paix sociale en niant la légitimité de la révolte.

Les étapes du processus

Qu’il s’agisse d’intégrisme islamiste ou sectaire, le processus produisant la demande se résume, dans une première étape, à une oppression objective. C’est encore le cas des jeunes issus de l’immigration qui tendent à devenir la figure du sous-prolétariat précarisé. Seconde étape, un sentiment de négation. Le cumul de ces deux étapes suscite la recherche d’un canal d’expression et d’une grille de lecture pour comprendre les difficultés, les souffrances et l’oppression. Si, en face, on a un vide organisationnel et politique, on retrouve chez chacun la mobilisation de tous les référents disponibles pour exister. Pour les jeunes Français, c’est le référent “ secte “ qui sera mobilisé. Pour d’autres Français issus de l’immigration, le référent “ islam “ occupera cette place, qui peut, par endroits heureusement largement minoritaires, devenir de l’intégrisme, par la manipulation de certains jeunes. Si on ajoute à ces aspects un contexte de suspicion rappelant en permanence à ces jeunes Français qu’ils ne le sont pas tout à fait aux yeux de l’opinion publique et de la classe politique, on peut mieux comprendre le processus de production d’une demande d’intégrisme.

Perspectives

Abordons maintenant la question des perspectives. Sans être exhaustif, les mobilisations suivantes me semblent essentielles :

- agir pour une réelle égalité des cultes dans la société française. Le culte musulman doit cesser d’être un culte caché, qu’on ne tolère qu’à la condition qu’il soit invisible. Nous ne pourrons être radicaux dans l’anti-intégrisme que si nous le sommes dans le droit au culte musulman. Aujourd’hui, l’islam est la seconde religion de France. On ne peut pas dire qu’elle soit traitée au même titre que la troisième ou la quatrième, et encore moins que la première. Quelles que soient nos opinions, que l’on soit croyant ou pas, je pense que le combat pour l’égalité entre les cultes est un combat essentiel, sinon on laisse la porte ouverte à toutes les récupérations.

- développer l’organisation et les luttes contre les injustices. Dans l’immédiat, il est extrêmement important de créer des espaces où les jeunes pourront s’organiser et reprendre de l’espoir social. Pour tous ceux qui se sentent progressistes, il y a une véritable bataille à engager pour reconquérir les quartiers populaires. J’ai beaucoup parlé des jeunes issus de l’immigration, mais le même processus mène au Front national. La question posée et qu’il faut résoudre est celle de la construction de canaux d’expression progressistes pour une révolte légitime.

Il est impossible de supprimer un mal en le refoulant ou en n’agissant que sur ses symptômes. Il n’y aura pas de victoire sur les processus qui produisent les intégrismes, tous les intégrismes, si nous ne sommes pas capables de redévelopper des luttes fortes et des alternatives pour l’égalité.

Saïd Bouamama