Origine :
http://lmsi.net/article.php3?id_article=266
http://www.motive-e-s.org/le_site/article.php3?id_article=1001
http://islamlaicite.org/article234.html
À propos de son dernier livre : L’affaire du voile
ou la production d’un racisme respectable
Saïd Bouamama est tout à la fois sociologue, natif
des quartiers " rouges " de Roubaix, enseignant universitaire
et militant au sein de la coordination nationale des sans-papiers.
Son dernier livre est un cinglant réquisitoire contre l’orchestration
politique qui a conduit à la nouvelle " loi sur la laïcité
". Et aussi une occasion, à partir d’un état
des lieux des conditions d’existence au sein des quartiers
populaires, de dégager des pistes pour la résistance
à opposer, dans un contexte de liquidation sociale et de
précarisation généralisées.
Tu qualifies la récente loi sur la " laïcité
" de loi d’exception. Pourquoi ?
Saïd Bouamama : Cette loi est le résultat d’une
opération idéologique qui vise à stigmatiser
une partie de la population de France en la présentant comme
porteuse de dangers pour la République et la démocratie.
Elle vise à produire un " ennemi de l’intérieur
" permettant de diviser ceux qui devraient être unis,
et d’unir ceux qui devraient être divisés. Elle
est de fait une loi raciste et xénophobe dans la mesure où
elle traite différemment une personne en fonction de son
appartenance à une croyance.
L’hypocrisie consistant à la présenter comme
loi contre tous les signes religieux cache la réalité
: il s’agit d’une loi contre le foulard. Personnellement,
je suis opposé à la fois au foulard et à la
loi. Mais cette position n’a pas de place dans le débat
actuel, qui veut nous obliger à deux positions et à
deux seules : être pour le foulard ou être pour la loi.
Ce que l’on oublie, c’est d’une part que le foulard
a de multiples significations et d’autre part que l’on
n’émancipe jamais personne par la contrainte.
En réalité, cette loi aura pour seul résultat
de mettre une nouvelle fois l’immigration au centre du débat
politique, sous un angle accusateur. Elle encouragera les vrais
intégristes qui pourront se présenter comme seuls
représentants d’une identité bafouée.
C’est d’ailleurs ce que souhaite le pouvoir qui préfère
avoir une " communauté " sous surveillance, des
" imams " coloniaux patentés qu’une lutte
de cette " communauté " pour ses droits. En réalité,
le communautarisme est un choix de gestion qui permet de renvoyer
aux concernés ce qui a été produit consciemment
par le gouvernement. Cela porte un nom : l’islam colonial
comme extincteur des révoltes sociales.
Pourtant, les partisans de cette loi disent ne vouloir défendre
que l’égalité des sexes et la neutralité
de l’école républicaine. Contre les obscurantismes
religieux, ils invoquent l’esprit des Lumières...
La question de légalité des sexes ne peut pas se
réduire à la question du foulard. C’est le même
gouvernement qui attaque le droit des femmes par sa politique économique
libérale et qui prétend le défendre à
propos du foulard. Il faut dans ce domaine appeler un chat un chat.
Le droit des femmes est une question centrale de nos sociétés,
mais elle se pose d’abord à un double niveau : celui
du combat contre les bases économiques de l’oppression
et celui d’un combat durable contre la mentalité patriarcale,
qui est loin de se limiter à l’immigration.
Concernant les Lumières, de quoi s’agit-il
en réalité ?
C’est un mouvement contradictoire qui invente la démocratie
tout en posant l’Occident comme supérieur au reste
du monde. C’est la raison pour laquelle les Lumières
ont servi à justifier la colonisation, censée "
émanciper " ces " sauvages ".
Quant à l’argument des obscurantismes religieux, il
faut être sérieux. Le communautarisme, les obscurantismes
et l’intégrisme sont les produits d’une société
inégalitaire.. Il est inadmissible de présenter une
conséquence comme une cause. C’est le symbole même
d’une domination : les conditions de vie de l’immigration
poussent les gens au repli et on leur reproche ce que la domination
a elle même fabriqué.
Comment expliques-tu qu’à partir d ?une poignée
de fillettes voilées le " débat " soit monté
en puissance au point de devenir un enjeu politique national de
premier ordre ?
Nous sommes devant une gestion coloniale de l’immigration
et des Français qui en sont issus. Derrière se cache
un choix économique stratégique : faire jouer à
l’immigration et à ses enfants le rôle de dérégulateurs
du marché du travail. Pour cela, il faut les mettre sur la
défensive. En réalité, les sans-papiers, les
immigrés " réguliers " et les Français
issus de l’immigration représentent d ?ores et déjà
près de 30 % du monde ouvrier. Les couper du reste de la
population ouvrière, c’est se garantir le succès
de l’opération consistant à remettre en cause
l’ensemble des acquis sociaux. On n’hésite donc
pas à revigorer des idées coloniales qui n’ont
jamais été éradiquées dans cette société.
L’enjeu du débat est fondamental : soit nous réussirons
à éviter la division dans le peuple de ce pays, et
le combat aura lieu contre notre ennemi commun, soit la division
raciste l’emportera pour le plus grand bénéfice
des dominants. Voilà pourquoi ces derniers ont mis tant d’ardeur
à cette manipulation idéologique.
Tu publies un livre sur " l’affaire du voile
". Peux-tu nous en dire quelques mots ?
C’est une dénonciation du traitement politique et
médiatique des jeunes issus de la colonisation. Ce traitement
s’appuie sur trois figures clés : la masse des jeunes,
présentés comme dangereux, intégristes, violents
et sexistes ; les élites, présentées comme
intégrées, reconnaissantes et plus royalistes que
le roi ; et le religieux de service, visant à assurer la
paix sociale et à empêcher les prises de conscience.
L’essai tente de montrer comment les mises en scène
de l’insécurité, puis de l’association
Ni putes Ni soumises, puis de l’affaire du foulard, etc, ne
sont que des éléments d ?une vaste offensive idéologique
destinée à faire intérioriser par tous la grille
de lecture de la " guerre des civilisations " et à
empêcher les grilles de lecture sociales de se développer.
Vingt ans après la marche pour l’égalité,
qu’est-ce que la jeunesse des quartiers populaires a gagné
? Qu’a-t-elle perdu ?
Les jeunes issus de la colonisation ont gagné une visibilité
sociale désormais incontournable.
Reste que l’absence de mémoire et de transmission
rend chaque victoire fragile et oblige à reprendre sans cesse
les mêmes luttes. Depuis la marche, une diversification sociale
s’est opérée entre une masse de jeunes issus
de la colonisation qui s’est paupérisée et une
petite minorité qui prétend à l’embourgeoisement.
Tant qu’il n’y aura pas une dénonciation forte
de cette " beurgeoisie ", elle prétendra nous représenter
et sera mise en avant dans ce but. Le flambeau de la marche, aujourd’hui,
c’est de reprendre le combat pour une expression politique
de ce prolétariat issu de la colonisation, même si
beaucoup rejettent ce terme.
Quels sont les défis en matière de lutte
sociale et d’émancipation qui se posent à la
jeunesse des quartiers ?
L’enjeu essentiel se trouve dans le rôle économique,
politique et idéologique que l’on veut lui faire jouer.
Au niveau économique, il s’agit de l’utiliser
pour organiser un second marché du travail sans aucune garantie,
hyperflexible et hyperprécarisé afin de pouvoir le
généraliser à l’ensemble du monde du
travail.
Au niveau politique, il s’agit de construire un " communautarisme
" par en haut que l’on reprochera ensuite aux populations
issues de la colonisation.
Au niveau idéologique, enfin, il s’agit de construire
un " ennemi de l’intérieur " pour légitimer
un consensus blanc entre classes sociales et éviter la remise
en cause des politiques réactionnaires actuelles.
Bref, plus que jamais les jeunes issus de la colonisation et leurs
parents manquent d ?une expression politique et d’une convergence
avec le reste du monde du travail. La tâche est immense, mais
comme disait l’antifasciste Gramsci : pessimisme de l’intelligence
et optimisme de la volonté.
1er juillet 2004
Hamé est membre du groupe La Rumeur
Cet entretien est paru le 15 mai 2004 dans le numéro 12
de l’excellent mensuel CQFD [1] .
Bibliographie sélective de Saïd Bouamama
- Dix ans de marche des beurs, chronique d’un mouvement avorté
(Desclée de Brouwer, 1994)
- Familles maghrébines en France, avec Hadjila Sad Saoud
(D. de Brouwer, 1995)
J’y suis, j’y vote (Esprit Frappeur, 2000)
- De la galère à la citoyenneté (Desclée
de Brouwer, 1997)
- Jeunes Manosquins issus de l’immigration : les héritiers
involontaires de la guerre d’Algérie (éditions
du CREOPS, 2003)
[1] www.cequilfautdetruire.org
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