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Origine : http://www.lexpress.fr/info/societe/dossier/prostitution/dossier.asp
Qui sont-ils, que cherchent-ils ? Adversaire résolu du commerce
sexuel, le Mouvement du Nid a voulu comprendre. A sa demande, le
sociologue Saïd Bouamama a dirigé une étude inédite
auprès d'une centaine d'hommes, qui bouleverse nombre d'idées
reçues. En avant-première pour L'Express, il en commente
les résultats
C'était une gageure, pour une association abolitionniste:
dans son ambition d'éradiquer la traite des femmes, le Mouvement
du Nid ne s'était penché, jusqu'à présent,
que sur le sort des prostituées. S'intéresser au client,
le «mauvais personnage» de l'histoire ? Le projet passait
pour une «révolution culturelle», comme l'indique
Bernard Lemettre, président de l'association. Et pourtant,
celui-ci y tenait. Il faut dire que le client, perçu comme
une donnée immuable du débat, ne passionne pas grand
monde: pas plus les abolitionnistes que les réglementaristes
- qui veulent encadrer la prostitution, ni les politiques publiques.
La loi Sarkozy contre le racolage passif ne sanctionne que les prostituées.
Et, depuis 2002, la loi sur la protection des mineurs ne punit que
les clients qui s'adressent à des moins de 18 ans.
Bernard Lemettre a donc ouvert une brèche en lançant,
il y a deux ans, une enquête inédite en France sur
le sujet - en Europe, seul un Suédois, Sven-Axel Mansson,
s'y était risqué dans les années 1990. «Il
fallait tenter de comprendre ces hommes sans les condamner, explique-t-il,
pour mieux appréhender la prostitution et la faire disparaître,
à long terme.» L'entreprise n'a pas été
sans mal. «Il a fallu affronter des réticences au sein
du Mouvement du Nid et il s'est avéré très
difficile d'entrer en contact avec les clients.» L'association
a fini par passer des annonces dans des journaux gratuits et a reçu
500 appels. «C'est la première fois qu'on s'intéresse
à nous!» ont dit les clients. «Ils avaient besoin
de parler, explique le président du Nid. Et ils se sont révélés
plus complexes qu'on ne l'imaginait.» Voilà pourquoi
il préconise la méthode douce: «Prévention
plutôt que répression, car verbaliser ne résout
rien.»
Finalement, 95 hommes ont accepté de s'entretenir, longuement,
avec des enquêteurs formés par le sociologue Saïd
Bouamama. Ce dernier a rédigé un rapport qui sera
remis, le 18 octobre, à Nicole Ameline, ministre de la Parité
et de l'Egalité professionnelle. En avant-première,
Saïd Bouamama en révèle l'essentiel dans L'Express.
L'une des conclusions de votre étude, c'est que tout homme
est un client potentiel. Est-ce que vous n'y allez pas un peu fort ?
Tous les hommes ne sont pas clients, mais tous peuvent le devenir
à un moment particulier de leur vie. On associe toujours
les clients à des pervers ou à des malades. Or nous
n'en avons pas rencontré. En fait, leurs propos expriment
un problème qui les dépasse: la dégradation
des rapports entre les hommes et les femmes. Alors qu'en apparence
nous vivons une époque d'égalité entre les
sexes, les clients en ont une vision totalement inégalitaire.
Et c'est une part enfouie de nous-mêmes et de notre sexualité
qui s'exprime à travers eux.
«Prostituées et clients se ressemblent à certains
égards»
Ceux qui débattent du commerce sexuel s'intéressent
moins aux clients qu'aux prostituées. A tort ?
En partie, oui. Quand on évoque la prostitution, on ne parle
que d'offre et on ignore la demande. La loi Sarkozy, qui punit le
racolage passif, est claire: ce sont les prostituées qui
aguichent! Un tel présupposé n'est pas neutre: il
illustre la persistance de la domination de l'homme sur la femme.
Pourquoi ce silence sur les clients ?
Parce qu'ils sont d'un accès difficile. Et parce que la prostitution
est, comme on dit, «le plus vieux métier du monde».
Ce «constat» repose sur une perception biologique de
la sexualité masculine et féminine. Les clients le
déclarent tous: les hommes seraient dominés par des
pulsions irrépressibles, en décalage avec la sexualité
des épouses, qui «n'aiment pas ça». D'où
notre «posture de l'impuissance»: on ne peut rien contre
l'instinct masculin. La prostitution aurait même une utilité
sociale: limiter les viols! C'est la position des réglementaristes,
dominante en Europe.
Pour comprendre la prostitution, il faut comprendre les
clients, dites-vous. Surtout aujourd'hui.
De nos jours, l'identité masculine est bousculée.
De nombreux hommes sont touchés par le chômage et la
précarité. Dans un contexte marqué par l'idéologie
de la performance, la valorisation liée au travail est en
crise, ce qui peut déboucher sur un «retour viriliste».
Au cours de cette enquête, j'ai été surpris
par le nombre d'hommes en panne d'estime de soi: «Est-ce que
je vaux quelque chose ?» Les combats féministes ont
aussi bousculé les rapports entre les sexes. C'est quoi être
un homme, être une femme aujourd'hui ? Tout a bougé.
Certains hommes le supportent mal.
Quel est le profil de ces clients ?
Les plus nombreux (46%) ont entre 31 et 50 ans, 64% font appel aux
prostituées occasionnellement, 36% régulièrement.
Mais il faut nuancer: il y a deux types d'occasionnels, ceux qui
y ont goûté une fois et ceux qui y vont par accès,
pendant les vacances, après une rupture...
«Ce n'est pas le fait de malades isolés
: le client, c'est le Français moyen»
La majorité d'entre eux vivent seuls...
On a en effet 63% de célibataires et divorcés. Mais
71% des clients vivent ou ont déjà vécu en
couple et 52% sont pères de famille. Ce ne sont donc pas
tous de grands timides ni des phobiques de la femme. La plupart
ont déjà connu une relation avec l'autre sexe. Et
ils ont été déçus. En fait, quand ils
se plaignent des prostituées, c'est de la femme en général
qu'ils parlent. «Elle aurait pu être un peu tendre»,
soupirent-ils. Certains expliquent leur recours aux prostituées
par leur peur de l'autre sexe. Quelques-uns précisent: «Les
femmes d'aujourd'hui ne nous comprennent plus.»
On rencontre toutes les professions, même si les cadres et
les chefs d'entreprise sont proportionnellement plus nombreux.
Parce qu'ils en ont les moyens! Les plus pauvres nous disent: si
j'avais plus d'argent, j'irais plus souvent. Je pense aussi que
chez les cadres, aujourd'hui, il est plus difficile d'affirmer sa
virilité, du fait de la concurrence avec les femmes. D'où
le besoin de réassurance...
La majorité s'est intéressée à
la pornographie. Est-ce l'une des étapes sur le chemin qui
mène aux prostituées ?
On peut le penser. 55% des clients ont découvert le corps
de la femme à travers des films ou des revues. Or la pornographie
met l'accent sur un plaisir uniquement masculin, montre des femmes
toujours disponibles... Comme dans la prostitution.
Quand on évoque les sources de leur intérêt
pour les prostituées, ils remontent spontanément à
leur enfance et à leur adolescence...
60% d'entre eux font le lien, plus ou moins explicite, avec cette
période de leur vie. Ils souffrent souvent d'une blessure
narcissique, pour des motifs très divers. «Mes parents
ne m'ont jamais aimé, j'étais seul...» Un des
clients répétait que sa tante lui corrigeait ses fautes
en lui disant: «Tu es nul!» Beaucoup évoquent
un père absent et une mère sur-présente, voire
hyperpossessive. D'où la difficulté de s'identifier
à une image masculine. Ce que j'appelle le «clientélisme»
répond à cette pathologie de la relation à
l'autre, a fortiori à la femme.
Comment s'est passé leur premier contact avec la
sexualité ?
70% évoquent un tabou familial: «C'était sale,
on n'en parlait pas...» Ils avaient peu de contacts avec les
filles. Pour les anciens, les parents, voire la religion, l'interdisaient.
Pour les plus jeunes, c'est souvent l' «apartheid» entre
les sexes: au quotidien, on ne se mélange pas, surtout dans
les quartiers populaires. Alors ils découvrent le corps féminin
avec la publicité et le porno. Et ils en parlent entre eux:
«Tu n'es pas normal tant que tu ne l'as pas fait.»
Ils franchissent le pas avec une prostituée...
Un tiers des clients ont débuté leur vie sexuelle
de cette façon. «Je suis devenu un homme; en sortant
de là, j'ai chanté...» Cette première
fois, ils en sont fiers, comme s'il avait fallu du courage. D'ailleurs,
pour s'en donner, beaucoup boivent avant d'y aller et en gardent
l'habitude.
On ne devient pas client par hasard, dites-vous. C'est
lié à des moments de la vie...
Oui, à des moments de difficulté identitaire: découverte
de la sexualité, crise professionnelle, comme le chômage,
échec sentimental. 25% y vont à la suite d'une rupture.
Et puis il y a des viviers, comme l'armée. Pour les anciens,
c'était presque un passage obligé! Avec une injonction
de jouissance: il fallait y aller, mais aussi jouir et le dire!
Enfin, des cadres parlent de rites insoupçonnés: parfois,
c'est le chef de service qui propose une passe en guise de récompense!
Un psychanalyste explique qu'il y est allé à l'occasion
de congrès. La prostitution est banalisée. D'ailleurs,
le silence n'est pas total: de nombreux clients en parlent entre
amis, au travail, et de manière grivoise.
Et eux, comment expliquent-ils leur «clientélisme» ?
«C'est physique», disent-ils. Et puis ils parlent de
leur solitude, réelle, ou de leur sentiment de solitude.
Beaucoup disent: «C'est inadmissible qu'elle aille si vite.
Elle pourrait parler!» Ils lui demandent d'être accueillante.
Le même peut se vanter: «J'achète une marchandise»,
mais répondre, quand on lui demande «Satisfait ?»:
«Non, elle n'a pas pris assez de temps.»
Surprise: la grande majorité d'entre eux se disent
déçus après...
En effet: «C'est frustrant», «C'est une poupée
mécanique», «Il n'y a pas de tendresse»...
60% confient qu'il leur est arrivé, plusieurs fois, de ne
pas concrétiser. Certains se sentent ridicules: «C'est
pas glorieux.» D'autres parlent de dégoût, de
honte, de culpabilité. Et tous s'interrogent: «Qu'est-ce
que je viens de faire ?» Paradoxalement, si la dévalorisation
de soi explique le recours aux prostituées, celui-ci la renforce.
C'est un piège, car ils n'y renoncent pas.
Mais les vrais accros sont une minorité!
Oui, rares sont ceux qui affirment: «Je suis dépendant,
je calcule pour y aller tel jour, comme un joueur de PMU.»
Mais tous disent, à un moment: «Je ne peux pas m'empêcher
d'y retourner» ou bien: «Pour l'instant, je tiens...»
Ils sont ambigus, finalement, ces clients...
Ils parlent de sexe crûment et fantasment sur les rares prostituées
qui ont pris le temps de parler, rêvent de leur arracher le
«baiser impossible». Même s'ils croient répondre
à leur instinct, ils recherchent confusément une relation.
Du coup, ils distinguent les bâcleuses des professionnelles,
qui associent tendresse et acte sexuel. Quelques-uns croient même
faire jouir la prostituée ou en tombent amoureux. C'est une
quête de l'impossible: une relation amoureuse dans un acte
marchand.
C'est une illusion ?
Tout est artifice et tout le monde ment: la prostituée fait
semblant de jouir parce que c'est son métier; le client se
raconte des histoires parce qu'il y trouve son intérêt
et justifie son insatisfaction en disant: «Je suis mal tombé.»
Il n'admet jamais: «C'est impossible.» D'ailleurs, prostituées
et clients se ressemblent à certains égards: trajectoires,
alcool, recherche du prince charmant pour les unes, prostituée
qu'on veut sortir de là pour les autres, enfermement dans
un système... Dans cette interaction, les deux acteurs se
nourrissent. Il faut cesser de les séparer! C'est l'un des
points aveugles de l'abolitionnisme, construit sur une dimension
moralisante, qui ne s'est penché que sur la prostituée-victime.
Il y a quand même des satisfaits!
Ce sont les plus caricaturaux: «Par rapport à mon couple,
c'est un très bon complément, j'ai tiré mon
coup...» On a toute la gamme du «soulagement»!
L'un d'eux va même jusqu'à dire que l'idéal
serait que ces femmes «n'aient pas d'âme».
Ils font le distinguo entre «clients vicieux»
et «bons clients», respectueux de la prostituée,
et ne se classent jamais dans les premiers. Pour se déculpabiliser ?
Ils se déresponsabilisent. Pour reconstruire une image de
soi «positive». L'un d'eux parle même de «prostitution
éthique». Conscients qu'elles sont généralement
exploitées, beaucoup tiennent à préciser qu'ils
choisissent des prostituées «libres»: «Je
ne prends jamais des filles de l'Est», disent-ils. Et ils
réclament une répression féroce des proxénètes,
des violeurs et des pédophiles! Pour eux, notre société
est trop laxiste avec les vrais coupables et trop sévère
avec les victimes, puisque beaucoup se présentent comme tels.
Evidemment, ils sont contre la pénalisation du client et
pour la réouverture des maisons closes.
Vous en arrivez à identifier cinq causes du «clientélisme»,
les unes n'étant pas exclusives des autres. Il y a d'abord
les «isolés affectifs et sexuels»...
Ils sont célibataires, ayant ou non été en
couple. Décrivent une vie sans relations. Grande solitude,
repli, peur des femmes. Ce sont eux, les réguliers, qui cherchent
une compensation affective, après avoir tenté les
agences matrimoniales... L'aspect marchand n'est qu'un moyen. Et
ils sont minoritaires.
Viennent les «décalés de l'égalité».
Les divorcés sont nombreux chez eux...
Oui. Ils sont perturbés par le comportement libéré
des femmes. S'ils sont clients, disent-ils, c'est la faute des femmes!
«Elles veulent l'égalité et elles refusent certaines
pratiques.» Un cadre dit: «Une bonne relation de couple,
c'est quand la femme est notre épouse, notre maîtresse
et notre pute.» Ils sont nostalgiques du passé, de
ses rôles sexués précisément définis,
des femmes soumises. La prostitution vient combler ce besoin de
domination qu'ils n'arrivent plus à exercer sur les femmes.
Autre catégorie: les «acheteurs de marchandises»,
qui, par ailleurs, ont une vie de couple.
Eux cloisonnent l'affectif et le sexuel: «Ma femme n'aime
pas ça, refuse la sodomie ou la fellation.» Ou alors
«c'est la routine». Donc ils distinguent: les épouses
pour l'affect et les «putains» pour les besoins «hygiéniques».
Ce sont eux qui poussent le plus loin la chosification de la prostituée,
la femme objet.
Suivent les «allergiques à l'engagement».
Ils sont mariés et ne veulent pas courir le risque de tromper
leur femme, du fait de l'engagement affectif que supposerait une
liaison avec une maîtresse. Il y a aussi ceux qui ont connu
une déception et ne veulent plus souffrir: la prostitution
leur permet des économies affectives. Et puis il y a ceux
qui vivent une vie pressée, avec le mythe «je peux
m'autosuffire», très présent dans nos sociétés.
Les «compulsifs de la sexualité», enfin: les
vrais accros, 20% tout de même!
Eux tiennent des propos proches de la toxicomanie: «Je ne
peux pas m'en passer. C'est tout de suite...» Ils sont prisonniers
d'un système qui les conduit à se couper toujours
plus des rencontres amoureuses.
Les clients ne parlent jamais de violence, de pratiques
interdites ?
Non, et cela illustre les limites de cette enquête fondée
sur la démarche de clients qui sont venus nous voir et nous
ont dit ce qu'ils voulaient. Cela dit, la déception dont
ils parlent peut être source de violence. Pour le reste, on
ne sait pas...
Pour conclure, le recours aux prostituées ne serait
pas un phénomène irréversible ?
Non, dans la mesure où ce n'est pas le fait de malades isolés
mais d'une production sociale, issue de la pornographie, de l'isolement
social, de l'image que l'on se fait de la sexualité masculine
et féminine. Quand on écoute ces hommes, avec leur
souffrance, on s'éloigne du simplisme, le méchant
face à l'esclave. On comprend mieux la prostitution. Et on
peut mieux s'y attaquer. Le Nid a déjà commencé
en concevant une affiche à destination des clients, un site
Internet, une exposition dans les lycées et collèges.
Il faudrait lancer une campagne nationale, un numéro vert,
un débat sur les effets de la pornographie. Travaillons en
profondeur. Sinon, les clients le disent eux-mêmes, «les
lois Sarkozy ne font que déplacer notre consommation, on
va se cacher». Le client, c'est le Français moyen.
Cela mérite que l'on s'y attarde, non ?
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