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Prostitution Quand les clients parlent
Etude de Said Bouamama
L'Express du 18/10/2004
propos recueillis par Delphine Saubaber


Origine : http://www.lexpress.fr/info/societe/dossier/prostitution/dossier.asp

Qui sont-ils, que cherchent-ils ? Adversaire résolu du commerce sexuel, le Mouvement du Nid a voulu comprendre. A sa demande, le sociologue Saïd Bouamama a dirigé une étude inédite auprès d'une centaine d'hommes, qui bouleverse nombre d'idées reçues. En avant-première pour L'Express, il en commente les résultats

C'était une gageure, pour une association abolitionniste: dans son ambition d'éradiquer la traite des femmes, le Mouvement du Nid ne s'était penché, jusqu'à présent, que sur le sort des prostituées. S'intéresser au client, le «mauvais personnage» de l'histoire ? Le projet passait pour une «révolution culturelle», comme l'indique Bernard Lemettre, président de l'association. Et pourtant, celui-ci y tenait. Il faut dire que le client, perçu comme une donnée immuable du débat, ne passionne pas grand monde: pas plus les abolitionnistes que les réglementaristes - qui veulent encadrer la prostitution, ni les politiques publiques. La loi Sarkozy contre le racolage passif ne sanctionne que les prostituées. Et, depuis 2002, la loi sur la protection des mineurs ne punit que les clients qui s'adressent à des moins de 18 ans.

Bernard Lemettre a donc ouvert une brèche en lançant, il y a deux ans, une enquête inédite en France sur le sujet - en Europe, seul un Suédois, Sven-Axel Mansson, s'y était risqué dans les années 1990. «Il fallait tenter de comprendre ces hommes sans les condamner, explique-t-il, pour mieux appréhender la prostitution et la faire disparaître, à long terme.» L'entreprise n'a pas été sans mal. «Il a fallu affronter des réticences au sein du Mouvement du Nid et il s'est avéré très difficile d'entrer en contact avec les clients.» L'association a fini par passer des annonces dans des journaux gratuits et a reçu 500 appels. «C'est la première fois qu'on s'intéresse à nous!» ont dit les clients. «Ils avaient besoin de parler, explique le président du Nid. Et ils se sont révélés plus complexes qu'on ne l'imaginait.» Voilà pourquoi il préconise la méthode douce: «Prévention plutôt que répression, car verbaliser ne résout rien.»

Finalement, 95 hommes ont accepté de s'entretenir, longuement, avec des enquêteurs formés par le sociologue Saïd Bouamama. Ce dernier a rédigé un rapport qui sera remis, le 18 octobre, à Nicole Ameline, ministre de la Parité et de l'Egalité professionnelle. En avant-première, Saïd Bouamama en révèle l'essentiel dans L'Express.

L'une des conclusions de votre étude, c'est que tout homme est un client potentiel. Est-ce que vous n'y allez pas un peu fort ?
Tous les hommes ne sont pas clients, mais tous peuvent le devenir à un moment particulier de leur vie. On associe toujours les clients à des pervers ou à des malades. Or nous n'en avons pas rencontré. En fait, leurs propos expriment un problème qui les dépasse: la dégradation des rapports entre les hommes et les femmes. Alors qu'en apparence nous vivons une époque d'égalité entre les sexes, les clients en ont une vision totalement inégalitaire. Et c'est une part enfouie de nous-mêmes et de notre sexualité qui s'exprime à travers eux.

«Prostituées et clients se ressemblent à certains égards»

Ceux qui débattent du commerce sexuel s'intéressent moins aux clients qu'aux prostituées. A tort ?

En partie, oui. Quand on évoque la prostitution, on ne parle que d'offre et on ignore la demande. La loi Sarkozy, qui punit le racolage passif, est claire: ce sont les prostituées qui aguichent! Un tel présupposé n'est pas neutre: il illustre la persistance de la domination de l'homme sur la femme.

Pourquoi ce silence sur les clients ?

Parce qu'ils sont d'un accès difficile. Et parce que la prostitution est, comme on dit, «le plus vieux métier du monde». Ce «constat» repose sur une perception biologique de la sexualité masculine et féminine. Les clients le déclarent tous: les hommes seraient dominés par des pulsions irrépressibles, en décalage avec la sexualité des épouses, qui «n'aiment pas ça». D'où notre «posture de l'impuissance»: on ne peut rien contre l'instinct masculin. La prostitution aurait même une utilité sociale: limiter les viols! C'est la position des réglementaristes, dominante en Europe.

Pour comprendre la prostitution, il faut comprendre les clients, dites-vous. Surtout aujourd'hui.

De nos jours, l'identité masculine est bousculée. De nombreux hommes sont touchés par le chômage et la précarité. Dans un contexte marqué par l'idéologie de la performance, la valorisation liée au travail est en crise, ce qui peut déboucher sur un «retour viriliste». Au cours de cette enquête, j'ai été surpris par le nombre d'hommes en panne d'estime de soi: «Est-ce que je vaux quelque chose ?» Les combats féministes ont aussi bousculé les rapports entre les sexes. C'est quoi être un homme, être une femme aujourd'hui ? Tout a bougé. Certains hommes le supportent mal.

Quel est le profil de ces clients ?

Les plus nombreux (46%) ont entre 31 et 50 ans, 64% font appel aux prostituées occasionnellement, 36% régulièrement. Mais il faut nuancer: il y a deux types d'occasionnels, ceux qui y ont goûté une fois et ceux qui y vont par accès, pendant les vacances, après une rupture...

«Ce n'est pas le fait de malades isolés : le client, c'est le Français moyen»

La majorité d'entre eux vivent seuls...

On a en effet 63% de célibataires et divorcés. Mais 71% des clients vivent ou ont déjà vécu en couple et 52% sont pères de famille. Ce ne sont donc pas tous de grands timides ni des phobiques de la femme. La plupart ont déjà connu une relation avec l'autre sexe. Et ils ont été déçus. En fait, quand ils se plaignent des prostituées, c'est de la femme en général qu'ils parlent. «Elle aurait pu être un peu tendre», soupirent-ils. Certains expliquent leur recours aux prostituées par leur peur de l'autre sexe. Quelques-uns précisent: «Les femmes d'aujourd'hui ne nous comprennent plus.»

On rencontre toutes les professions, même si les cadres et les chefs d'entreprise sont proportionnellement plus nombreux.

Parce qu'ils en ont les moyens! Les plus pauvres nous disent: si j'avais plus d'argent, j'irais plus souvent. Je pense aussi que chez les cadres, aujourd'hui, il est plus difficile d'affirmer sa virilité, du fait de la concurrence avec les femmes. D'où le besoin de réassurance...

La majorité s'est intéressée à la pornographie. Est-ce l'une des étapes sur le chemin qui mène aux prostituées ?

On peut le penser. 55% des clients ont découvert le corps de la femme à travers des films ou des revues. Or la pornographie met l'accent sur un plaisir uniquement masculin, montre des femmes toujours disponibles... Comme dans la prostitution.

Quand on évoque les sources de leur intérêt pour les prostituées, ils remontent spontanément à leur enfance et à leur adolescence...

60% d'entre eux font le lien, plus ou moins explicite, avec cette période de leur vie. Ils souffrent souvent d'une blessure narcissique, pour des motifs très divers. «Mes parents ne m'ont jamais aimé, j'étais seul...» Un des clients répétait que sa tante lui corrigeait ses fautes en lui disant: «Tu es nul!» Beaucoup évoquent un père absent et une mère sur-présente, voire hyperpossessive. D'où la difficulté de s'identifier à une image masculine. Ce que j'appelle le «clientélisme» répond à cette pathologie de la relation à l'autre, a fortiori à la femme.

Comment s'est passé leur premier contact avec la sexualité ?

70% évoquent un tabou familial: «C'était sale, on n'en parlait pas...» Ils avaient peu de contacts avec les filles. Pour les anciens, les parents, voire la religion, l'interdisaient. Pour les plus jeunes, c'est souvent l' «apartheid» entre les sexes: au quotidien, on ne se mélange pas, surtout dans les quartiers populaires. Alors ils découvrent le corps féminin avec la publicité et le porno. Et ils en parlent entre eux: «Tu n'es pas normal tant que tu ne l'as pas fait.»

Ils franchissent le pas avec une prostituée...

Un tiers des clients ont débuté leur vie sexuelle de cette façon. «Je suis devenu un homme; en sortant de là, j'ai chanté...» Cette première fois, ils en sont fiers, comme s'il avait fallu du courage. D'ailleurs, pour s'en donner, beaucoup boivent avant d'y aller et en gardent l'habitude.

On ne devient pas client par hasard, dites-vous. C'est lié à des moments de la vie...

Oui, à des moments de difficulté identitaire: découverte de la sexualité, crise professionnelle, comme le chômage, échec sentimental. 25% y vont à la suite d'une rupture. Et puis il y a des viviers, comme l'armée. Pour les anciens, c'était presque un passage obligé! Avec une injonction de jouissance: il fallait y aller, mais aussi jouir et le dire! Enfin, des cadres parlent de rites insoupçonnés: parfois, c'est le chef de service qui propose une passe en guise de récompense! Un psychanalyste explique qu'il y est allé à l'occasion de congrès. La prostitution est banalisée. D'ailleurs, le silence n'est pas total: de nombreux clients en parlent entre amis, au travail, et de manière grivoise.

Et eux, comment expliquent-ils leur «clientélisme» ?

«C'est physique», disent-ils. Et puis ils parlent de leur solitude, réelle, ou de leur sentiment de solitude. Beaucoup disent: «C'est inadmissible qu'elle aille si vite. Elle pourrait parler!» Ils lui demandent d'être accueillante. Le même peut se vanter: «J'achète une marchandise», mais répondre, quand on lui demande «Satisfait ?»: «Non, elle n'a pas pris assez de temps.»

Surprise: la grande majorité d'entre eux se disent déçus après...

En effet: «C'est frustrant», «C'est une poupée mécanique», «Il n'y a pas de tendresse»... 60% confient qu'il leur est arrivé, plusieurs fois, de ne pas concrétiser. Certains se sentent ridicules: «C'est pas glorieux.» D'autres parlent de dégoût, de honte, de culpabilité. Et tous s'interrogent: «Qu'est-ce que je viens de faire ?» Paradoxalement, si la dévalorisation de soi explique le recours aux prostituées, celui-ci la renforce. C'est un piège, car ils n'y renoncent pas.

Mais les vrais accros sont une minorité!

Oui, rares sont ceux qui affirment: «Je suis dépendant, je calcule pour y aller tel jour, comme un joueur de PMU.» Mais tous disent, à un moment: «Je ne peux pas m'empêcher d'y retourner» ou bien: «Pour l'instant, je tiens...»

Ils sont ambigus, finalement, ces clients...

Ils parlent de sexe crûment et fantasment sur les rares prostituées qui ont pris le temps de parler, rêvent de leur arracher le «baiser impossible». Même s'ils croient répondre à leur instinct, ils recherchent confusément une relation. Du coup, ils distinguent les bâcleuses des professionnelles, qui associent tendresse et acte sexuel. Quelques-uns croient même faire jouir la prostituée ou en tombent amoureux. C'est une quête de l'impossible: une relation amoureuse dans un acte marchand.

C'est une illusion ?

Tout est artifice et tout le monde ment: la prostituée fait semblant de jouir parce que c'est son métier; le client se raconte des histoires parce qu'il y trouve son intérêt et justifie son insatisfaction en disant: «Je suis mal tombé.» Il n'admet jamais: «C'est impossible.» D'ailleurs, prostituées et clients se ressemblent à certains égards: trajectoires, alcool, recherche du prince charmant pour les unes, prostituée qu'on veut sortir de là pour les autres, enfermement dans un système... Dans cette interaction, les deux acteurs se nourrissent. Il faut cesser de les séparer! C'est l'un des points aveugles de l'abolitionnisme, construit sur une dimension moralisante, qui ne s'est penché que sur la prostituée-victime.

Il y a quand même des satisfaits!

Ce sont les plus caricaturaux: «Par rapport à mon couple, c'est un très bon complément, j'ai tiré mon coup...» On a toute la gamme du «soulagement»! L'un d'eux va même jusqu'à dire que l'idéal serait que ces femmes «n'aient pas d'âme».

Ils font le distinguo entre «clients vicieux» et «bons clients», respectueux de la prostituée, et ne se classent jamais dans les premiers. Pour se déculpabiliser ?

Ils se déresponsabilisent. Pour reconstruire une image de soi «positive». L'un d'eux parle même de «prostitution éthique». Conscients qu'elles sont généralement exploitées, beaucoup tiennent à préciser qu'ils choisissent des prostituées «libres»: «Je ne prends jamais des filles de l'Est», disent-ils. Et ils réclament une répression féroce des proxénètes, des violeurs et des pédophiles! Pour eux, notre société est trop laxiste avec les vrais coupables et trop sévère avec les victimes, puisque beaucoup se présentent comme tels. Evidemment, ils sont contre la pénalisation du client et pour la réouverture des maisons closes.

Vous en arrivez à identifier cinq causes du «clientélisme», les unes n'étant pas exclusives des autres. Il y a d'abord les «isolés affectifs et sexuels»...
Ils sont célibataires, ayant ou non été en couple. Décrivent une vie sans relations. Grande solitude, repli, peur des femmes. Ce sont eux, les réguliers, qui cherchent une compensation affective, après avoir tenté les agences matrimoniales... L'aspect marchand n'est qu'un moyen. Et ils sont minoritaires.

Viennent les «décalés de l'égalité». Les divorcés sont nombreux chez eux...

Oui. Ils sont perturbés par le comportement libéré des femmes. S'ils sont clients, disent-ils, c'est la faute des femmes! «Elles veulent l'égalité et elles refusent certaines pratiques.» Un cadre dit: «Une bonne relation de couple, c'est quand la femme est notre épouse, notre maîtresse et notre pute.» Ils sont nostalgiques du passé, de ses rôles sexués précisément définis, des femmes soumises. La prostitution vient combler ce besoin de domination qu'ils n'arrivent plus à exercer sur les femmes.

Autre catégorie: les «acheteurs de marchandises», qui, par ailleurs, ont une vie de couple.

Eux cloisonnent l'affectif et le sexuel: «Ma femme n'aime pas ça, refuse la sodomie ou la fellation.» Ou alors «c'est la routine». Donc ils distinguent: les épouses pour l'affect et les «putains» pour les besoins «hygiéniques». Ce sont eux qui poussent le plus loin la chosification de la prostituée, la femme objet.

Suivent les «allergiques à l'engagement».

Ils sont mariés et ne veulent pas courir le risque de tromper leur femme, du fait de l'engagement affectif que supposerait une liaison avec une maîtresse. Il y a aussi ceux qui ont connu une déception et ne veulent plus souffrir: la prostitution leur permet des économies affectives. Et puis il y a ceux qui vivent une vie pressée, avec le mythe «je peux m'autosuffire», très présent dans nos sociétés.

Les «compulsifs de la sexualité», enfin: les vrais accros, 20% tout de même!

Eux tiennent des propos proches de la toxicomanie: «Je ne peux pas m'en passer. C'est tout de suite...» Ils sont prisonniers d'un système qui les conduit à se couper toujours plus des rencontres amoureuses.

Les clients ne parlent jamais de violence, de pratiques interdites ?

Non, et cela illustre les limites de cette enquête fondée sur la démarche de clients qui sont venus nous voir et nous ont dit ce qu'ils voulaient. Cela dit, la déception dont ils parlent peut être source de violence. Pour le reste, on ne sait pas...

Pour conclure, le recours aux prostituées ne serait pas un phénomène irréversible ?

Non, dans la mesure où ce n'est pas le fait de malades isolés mais d'une production sociale, issue de la pornographie, de l'isolement social, de l'image que l'on se fait de la sexualité masculine et féminine. Quand on écoute ces hommes, avec leur souffrance, on s'éloigne du simplisme, le méchant face à l'esclave. On comprend mieux la prostitution. Et on peut mieux s'y attaquer. Le Nid a déjà commencé en concevant une affiche à destination des clients, un site Internet, une exposition dans les lycées et collèges. Il faudrait lancer une campagne nationale, un numéro vert, un débat sur les effets de la pornographie. Travaillons en profondeur. Sinon, les clients le disent eux-mêmes, «les lois Sarkozy ne font que déplacer notre consommation, on va se cacher». Le client, c'est le Français moyen. Cela mérite que l'on s'y attarde, non ?