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Origine : http://lmsi.net/article.php3?id_article=360
Un regard sociologique sur la "violence des jeunes"
Dans ce texte rédigé en 1998 mais toujours d’actualité,
Saïd Bouamama propose une analyse sociologique des "violences"
et "incivilités" que les pouvoirs politiques et
les grands médias ne cessent de stigmatiser : celles des
"jeunes" issus des classes populaires. Au lieu de porter
un jugement moral ou prophétique sur l’avènement
d’une "nouvelle" violence, marquée par la
démesure et l’irrationnel, il pointe l’impact
de la déstabilisation des processus de socialisation en milieu
populaire, qui entraîne une délégitimation objective
de l’autorité du père et une perte de son identité
; il met également cause la confusion entre violence et conflit
et le relativisme absolu qui imprègnent le contexte idéologique
actuel. Il montre ainsi que le comportement dissident des jeunes
peut se lire comme une recherche du conflit avec le monde adulte,
elle même analysable comme une demande de normalité
et une exigence de citoyenneté.
Les violences urbaines qui ont secoué l’Hexagone ont
été à chaque fois l’occasion d’une
demande supplémentaire de sécuritaire, de forces de
l’ordre et de fermeté dans les décisions. De
nouveau, l’exploration et la recherche d’explications
et de solutions tend à se limiter à une volonté
de saisir et de faire disparaître les symptômes, sans
s’interroger sur les causes profondes. L’enjeu est de
taille : soit nous continuerons à rechercher dans des causalités
internes à la jeunesse l’explication de ses comportements
et de ses violences et nous déboucherons inévitablement
sur une demande toujours accrue de sécuritaire et de répression
; soit nous interrogerons les fondements économiques, sociaux
et culturels de notre société et nous déboucherons
sur l’exigence d’une transformation sociale globale.
Nous pensons, en ce qui nous concerne, que la crise socio-économique
qui traverse notre société déstabilise les
processus de socialisation de base et laisse la jeunesse dans un
état de vide, état de violence symbolique par excellence,
et que la violence agie des jeunes est en grande partie une réponse
à cette violence subie.
Violences symboliques et occultation du conflit
Dans un contexte de néolibéralisme dominant, il est
devenu incongru de relier les problèmes sociaux à
des bases économiques - comme si, désormais, les comportements
sociaux de telle ou telle catégorie de la population étaient
devenus indépendants de ses conditions matérielles
d’existence. Force est, néanmoins, de constater que
la crise économique et sociale de la décennie 1970
vient bousculer et déstabiliser les processus de socialisation
des milieux populaires. Pour mettre en évidence cette affirmation,
nous exposerons brièvement ce que sont ces mécanismes
de socialisation et les modalités de légitimation
de l’autorité, du droit et de la justice qu’ils
portent. Nous pourrons alors tenter de mettre en évidence
les conséquences familiales de cette crise économique
structurelle et nous interroger sur les réponses idéologiques
qu’apporte notre société.
Les cultures populaires et leurs socialisations Nous appelons "
cultures populaires " l’ensemble des visions du monde
qui se sont structurées autour du double ancrage que constituent
les figures du " travail " et du " collectif ".
Si elles sont homogènes dans ce double fondement, elles sont
également diverses d’un secteur économique à
l’autre, d’une branche industrielle à l’autre,
d’une région géographique à l’autre.
Il n’est pas de notre propos ici de rendre compte de cette
diversité. Nous nous contenterons d’exposer les aspects
communs, en nous limitant aux dimensions de l’autorité,
du droit et de la justice.
1. Le travail et l’utilité sociale
Le travail est au centre des cultures populaires (la culture ouvrière
étant le noyau de celles-ci). Beaucoup plus qu’un simple
échange de revenus et de force de travail, il est intériorisé
comme un donneur d’identité valorisante et valorisée.
Le rapport au travail ne s’inscrit donc pas dans le cadre
d’une logique instrumentale mais est porteur d’un soubassement
identitaire puissant et donc d’une charge affective particulièrement
forte. L’origine de cette place du travail est à rechercher
dans le système de contraintes et de conditions d’existence
particulièrement dures qui ont marqué l’émergence
de ces cultures au cours du processus d’industrialisation.
Pour rendre supportables celui-ci, force à alors été
de transformer la contrainte en valorisation.
" Celui qui ne travaille pas, ne mange pas " : ce dicton,
rencontré dans une de nos enquêtes dans les mines du
Pas-de-Calais, résume à notre sens ce processus de
transformation d’une contrainte en valeur. En effet, loin
de n’être que le simple reflet de la dureté des
conditions, il exprime également une " éthique
sociale " porteuse de sens, que nous pourrions résumer
de la manière suivante : Face aux difficultés d’existence,
la participation de tous est nécessaire. Dès lors,
la figure du " fainéant " devient l’image
de l’illégitimité. Celle de l’homme au
travail devient le symbole de la légitimité.
2. Le rapport au monde et à la quotidienneté
Dans cette texture de base se construit alors le rapport au monde
et à la quotidienneté. Le rapport au monde est bâti
sur l’idée d’une division entre des " travailleurs
", producteurs de richesses, et des " possédants
" ne contribuant pas à l’utilité sociale.
L’idée d’une injustice fondamentale est donc
posée, relayée par le discours politique, syndical,
associatif et religieux. Cette injustice a une grille explicative
: la participation au travail social ou non. Elle donne une cible
sociale précise. Elle dessine un espoir social permettant
de mieux supporter les difficultés et souffrances du présent.
Elle constitue, enfin, un facteur d’identité et de
dynamique collective puissant. La violence sociale existe, certes,
mais elle est à la fois ritualisée pour ne pas affaiblir
la " communauté " et externalisée en direction
d’une cible sociale. Les remises en cause de l’injustice
du monde se pensent globalement comme remise en cause collective
du droit ; il n’est qu’à la marge qu’elles
sont contournements individuels du droit.
Le rapport à la quotidienneté se tisse, lui, autour
du travail du père. L’ensemble du système de
repères est fonction de cette activité productive.
Contentons-nous, pour illustrer cette affirmation, des repères
de temporalité. C’est à partir des rythmes de
l’entreprise et donc des horaires de travail du père
(et de la mère, mais à un degré moindre) que
se structurent les repères et les rythmes de la famille.
Les heures des repas, du repos, des loisirs, des retrouvailles familiales,
de l’accueil des amis, etc., prennent pour base la disponibilité
du père de famille. Au niveau hebdomadaire, la distinction
semaine/week-end ne prend valeur que par rapport à la présence
du père. Depuis l’instauration des congés payés,
l’importance symbolique des vacances renvoie aux mêmes
raisons. La même analyse pourrait être développée
à propos des autres repères fondamentaux - d’espace,
d’adultéïté, de légitimité,
etc.
L’ensemble de ce système de socialisation est bousculé
par la massification du chômage et de l’exclusion. Jamais,
depuis la révolution industrielle et l’exode rural
massif qu’elle a suscité, une masse aussi importante
de citoyens n’a connu de migration sociale aussi importante.
Les identités sociales sur lesquelles se construisaient les
identités individuelles sont remises en cause et les processus
de socialisation basés sur ces identités sociales
tendent à devenir inopérants. Si le processus se déploie
au sein de chaque famille, il est étroitement dépendant
du système environnant. Dans certains quartiers populaires,
l’image du travailleur est devenue si rare que même
les familles non exclues du travail sont touchées par ces
bouleversements. Abordons maintenant la question des conséquences
sur le système familial.
La déstabilisation des pères
Nous avons souligné précédemment l’ancrage
de l’identité paternelle dans le travail. La disparition
de cette base identitaire, par le chômage d’une part
et par la disparition de l’espoir de retrouver un emploi,
a des conséquences importantes sur la dynamique et les équilibres
familiaux. Nous assistons en effet à une remise en cause
complète des rôles et fonctions de chacun des acteurs.
Nous nous contenterons ici d’analyser ce qui se joue sur la
fonction paternelle. Le même type d’analyse pourrait
être mené à propos des autres acteurs familiaux
: mère, frère aîné, fille, etc.
1. L’identité blessée
L’identité masculine, avons-nous dit, est construite
autour du travail. Cela est encore plus vrai de l’identité
paternelle. Un bon père de famille est celui qui subvient
aux besoins de sa famille. En transaction de ce travail est reconnue
une autorité spontanée au père. Les processus
de socialisation primaires permettent dès la prime enfance
une intériorisation de cette autorité légitime.
Le fonctionnement quotidien du système familial permet une
reproduction permanente de la légitimité de cette
autorité. L’expérience du chômage durable
est de ce fait inévitablement une blessure narcissique et
identitaire. C’est le sens même de la légitimité,
de la fonction et de l’autorité qui est ainsi remis
en cause.
Inévitablement, la tendance à la dévalorisation
de soi se développe. Elle est d’autant plus forte que
l’ensemble du système familial partage la même
conception du monde et contribue, sans le vouloir, à accentuer
l’auto-dévalorisation. Le père de famille au
chômage se retrouve ainsi avec le sentiment d’un pouvoir
et d’une autorité illégitimes et les autres
acteurs familiaux ont tendance, progressivement, d’abord à
questionner cette autorité, puis à la remettre en
cause. Il en découle des pères aux identités
blessées, partagés entre leur " vouloir-être
" et l’illégitimité que porte leur situation.
Les réactions à ce type de situation sont diverses,
mais conduisent toutes à une accentuation de la crise des
socialisations.
La légitimité d’une place, d’une fonction
et d’une autorité pose la question de la légitimité
même de la présence et, à l’extrême,
de celle de l’existence. L’illégitimité
tend en conséquence à se traduire dans des comportements
de fuite et/ou de départ. Si le suicide est la forme extrême
du départ, l’alcoolisme en milieu populaire peut s’analyser
aussi comme processus de fuite d’une réalité
identitaire insupportable. Une autre forme prise par l’absence
se trouve dans l’abandon physique du domicile familial. Dans
l’ensemble de ces situations, la figure du manque et de l’absence
marque la dynamique familiale.
L’absence peut néanmoins prendre une forme en apparence
moins forte, mais symboliquement plus destructrice pour les enfants.
Nous parlons ici du développement quantitatif de ces pères
présents-absents, présents physiquement au sein de
la famille mais symboliquement absents. Ce qui est décrit
trop facilement par les médias et les travailleurs sociaux
comme une " démission " nous semble plutôt
être le résultat de cette impossible présence,
du fait d’une crise profonde de légitimité.
C’est d’ailleurs ce que confirme une autre tendance
en apparence opposée, celle au sur-autoritarisme. L’autorité
qui se maintient sans un donneur de légitimité partagé
par l’ensemble des acteurs tend inévitablement à
être vécue comme excessive et à le devenir effectivement.
Ce qui est de nouveau posé ici, ce n’est pas l’ampleur
des interdits et des permissions posés, mais leur légitimation.
2. Des enfants sans place
La remise en cause de la place paternelle est logiquement une confiscation
de la place des enfants. En effet, c’est dans la famille que
l’enfant fait sa première expérience du lien
social. Le lien familial est le premier lien social que vit l’enfant.
Il est constitutif du premier apprentissage de vie en société
dans lequel il s’acclimate à l’existence de l’Autre.
La présence du père est à ce niveau essentielle,
dans la mesure où l’acte de poser des limites est dans
le même temps une réelle reconnaissance, la première
forme de reconnaissance sociale que rencontre l’enfant. Bien
entendu, cela ne signifie pas que la présence physique du
père soit une nécessité ; et de nombreuses
femmes vivant seules avec leurs enfants réussissent à
poser des limites et donc une reconnaissance.
Par contre, les pères présents-absents apparaissent,
pour ces enfants, comme une véritable énigme non structurante.
Il en découle à la fois des difficultés dans
le rapport à la limite et un déficit de reconnaissance
sociale, que l’enfant cherchera à combler par tout
les moyens à sa disposition. La situation n’est pas
en elle-même problématique, elle n’est pas non
plus fondamentalement nouvelle. Si quantitativement l’absence
des pères grandit, elle a toujours existé, à
un degré moindre. Cependant, l’aspect nouveau apparaît
dans la disparition progressive des autres formes de reconnaissance
sociale donneuse de limites, du fait de la crise socio-économique.
Non reconnu dans la famille, l’enfant de nombreux quartiers
populaires se voit aussi dénier toute place au sein de l’école,
puis dans le monde du travail. Certes, il peut construire avec ses
pairs vivant la même situation des expériences donneuses
de reconnaissance dans un groupe et porteuses de limites intragroupales.
Celles-ci n’ouvrent cependant pas à une reconnaissance
sociale globale. Elles restent internes à un groupe, à
un moment où le besoin et le désir sont de prendre
une place sociale à part entière. C’est bien
la question du droit de cité - ou du doit d’être
cité -, ou encore de la citoyenneté, des enfants et
des jeunes qui est ici posée.
La négation idéologique
Les processus décrits ci-dessus se déroulent dans
un environnement idéologique sociétal particulier,
qui a accompagné le développement de la crise économique
et qui l’a en grande partie légitimée comme
nécessité souhaitable et/ou comme réalité
inévitable. Les ingrédients de cette mayonnaise idéologique
sont désormais connus : ultra-libéralisme dans sa
version négation de l’État, individualisme dans
sa version culte de l’" excellence ", relativisme
absolu, diabolisation du principe même d’autorité
censé déboucher sur l’autoritarisme, refus du
conflit et culte du consensus, etc. L’ensemble de ces facteurs
conduit à confisquer le droit au conflit, pour une génération
qui en a plus que jamais besoin. Arrêtons-nous sur quelques-uns
de ces aspects.
1. La négation du conflit
La crise que nous vivons est porteuse d’injustices et d’inégalités
croissantes. Dans le même temps où un pan entier de
la société s’appauvrit, un autre voit ses profits
en bourse exploser. Nier idéologiquement le principe même
de conflit, le présenter comme négatif, l’analyser
comme uniquement destructeur, permet de constituer dans l’opinion
une tendance à diaboliser le conflit social. C’est
là oublier que toutes situations d’oppression - réelles
ou ressenties comme telles - suscitent inévitablement le
besoin de conflit, qui est dans le même temps volonté
de compréhension et tentative de trouver une solution. Interdire
le conflit, sans supprimer son origine dans l’expérience
d’oppression, conduit à transformer le conflit en violence.
L’idéologie du consensus sans conflit conduit inévitablement
au maintien de la situation d’oppression, à l’illégitimité
d’une parole contre celle-ci, ne laissant comme seule voie
que la violence. La confusion entre conflit et violence, entre accord
après confrontation et accord avant celle-ci, entre consensus
et compromis, débouche sur une délégitimation
de la parole de ceux qui se sentent opprimés.
Une telle situation a des conséquences non négligeables
sur le rapport au monde des nouvelles générations.
Ne pouvant pas trouver sur le marché de la confrontation
sociale les conflits qui peuvent à la fois leur donner une
explication collective de leur situation, un espoir social d’en
sortir, une place sociale avec des personnes issues d’autres
générations, une cible générale permettant
d’orienter la contestation, elles vont tenter de le chercher
ailleurs et autrement. La transmutation du conflit en violence peut
dès lors se déployer.
Les formes de la transmutation sont visibles sur la scène
sociale. Elles peuvent se résumer arbitrairement en trois
catégories différenciées, signifiant toutes
un degré de souffrance sociale différent et une recherche
de place sociale. En premier lieu, nous trouvons ce que nous appellerons
la violence internalisée, c’est-à-dire la violence
retournée contre soi-même, dont la forme ultime est
le suicide. Il n’est pas inutile, à ce niveau, de rappeler
que le suicide est la première forme de mort des jeunes en
France, surtout si l’on prend également en compte,
comme relevant des même processus, les conduites suicidaires.
La seconde forme repérable est, bien entendu, la violence
externalisée avec cibles précises. Il n’est
en effet pas neutre de noter ce qui est détruit dans les
violences des jeunes, de même qu’il n’était
pas indifférent d’analyser ce qui était détruit
dans les émeutes de la classe ouvrière dans le passé,
ou dans les révoltes de la faim du tiers-monde. Enfin, nous
trouvons la violence externalisée sans cibles, c’est-à-dire
prête à exploser en tout endroit et en tout temps.
Force est de constater que notre société inégalitaire
est plus sensible à certaines violences qu’à
d’autres. Force est de remarquer que l’attention sociale
se porte plus facilement sur les jeunes qui cassent que sur les
jeunes qui se cassent.
2. De l’autorité au pouvoir
Outre la confusion entre violence et conflit, l’air du temps
idéologique en entretient une autre, celle entre autorité
et pouvoir. Cela permet une relecture des contestations passées
et présentes, pour les présenter non plus comme le
refus d’une situation d’oppression (familiale ou sociale),
c’est-à-dire comme une remise en cause du pouvoir,
mais comme une défaillance de l’autorité, ou
une remise en cause du principe même d’autorité.
L’enjeu est de taille. Il consiste tout simplement à
internaliser des causes qui sont fondamentalement sociales ou externes
à l’individu. La confusion ne peut que déboucher
sur un appel à plus de répression, à plus de
morale.
La forme prise par cette confusion peut alors se développer
sous deux formes, niant toutes deux la nécessité d’un
nouveau partage du pouvoir et donc des richesses. La première
peut - pour forcer le trait - se décrire dans le leitmotiv
suivant : " Les parents sont démissionnaires, ils ne
jouent plus leurs rôles, les jeunes n’ont pas intégré
la loi, ils n’ont plus de repères constructif, il faut
donc leur en donner en leur rappelant la loi. " Un tel raisonnement
fonctionne selon le vieux principe idéologique, de rappeler
des constats justes pour en donner des explications et des conclusions
ne touchant pas à la sphère du pouvoir. Il fonctionne
également avec une méthode éprouvée
idéologiquement, consistant à absolutiser des constats
partiels. Nous l’avons rappelé ci-dessus. Nous considérons
certes que de nombreux jeunes de milieux populaires voient se détruire
les processus et institutions du monde populaire donneurs de repères,
de sens et de consistance à leur existence. L’origine
de ces dimensions crisiques n’est cependant pas, selon nous,
dans une " démission parentale " ou dans un refus
de l’autorité par les nouvelles générations.
Elle est dans une dimension sociale de négation de toute
place sociale, tant pour les jeunes de milieu populaire que pour
leurs parents. De la même façon, les réactions
violentes d’une partie de la jeunesse peuvent se lire autrement
que comme simple déstructuration ou décomposition,
sans pour cela nier que ces dimensions existent au sein des jeunes
du monde populaire. Elles sont également des tentatives de
faire entendre une oppression et de faire avancer des aspirations,
dans les canaux qu’ils trouvent à leur disposition,
du fait de la faiblesse d’autres canaux d’espoirs sociaux.
Ce qui est alors remis en cause, c’est un pouvoir donné,
portant une autorité précise, vécue comme injuste
- ce n’est en aucun cas le principe même de loi ou d’autorité.
La seconde forme de confusion idéologique peut être
résumée dans un second leitmotiv, que nous caricaturons
à dessein : " Les jeunes sont coupés de la vie
démocratique ; ils ont désappris les règles
fondamentales de la citoyenneté, de la démocratie
et de la République ; il faut dialoguer avec eux et les intégrer
dans la citoyenneté. " Un tel raisonnement - aussi séduisant
soit-il - revient, une nouvelle fois, à occulter la question
du pouvoir. Si les constats peuvent être considérés
comme justes, la conclusion débouche une nouvelle fois sur
une internalisation des causes. Éduquer les jeunes à
la citoyenneté revient inévitablement à considérer
que la source de leurs comportements se trouve dans une carence
de savoirs et de savoir-faire démocratiques. C’est
là utiliser l’impératif moral ou la grille morale
de lecture en lieu et place d’une recherche sociale des causes.
Si les comportements des jeunes interpellent le concept de citoyenneté,
c’est justement qu’ils posent les questions de leur
place sociale et celle du partage du pouvoir. Toutes les périodes
historiques où un modèle de citoyenneté a été
questionné ont également été des moments
de luttes pour un nouveau partage du pouvoir (citoyenneté
censitaire, droit de cité pour les femmes, etc.).
3. Des certitudes au relativisme absolu
Un troisième aspect du contexte idéologique actuel
se lit dans l’émergence d’une philosophie centrée
sur le relativisme absolu. En posant que toutes les affirmations,
toutes les aspirations et toutes les valeurs se valent et sont en
conséquence légitimes, le relativisme absolu conduit
à une dépossession du monde, c’est-à-dire
à un sentiment d’impuissance sociale devant les inégalités
du réel social. Nous passons ainsi aisément d’une
attitude exigeant le regard critique sur toute réalité,
c’est-à-dire refusant les certitudes absolues, à
une autre, consistant à absolutiser la relativité,
c’est-à-dire à refuser le principe même
de certitude. La diffusion de cette grille philosophique de lecture
- outre qu’elle ouvre la voie à tous les révisionnismes
et à tous les négationnismes - ne peut, en situation
de mal-vie, que renforcer les réactions nihilistes. Le débat
et le combat collectif conflictuel pour mettre fin à une
situation jugée scandaleuse cèdent alors le pas aux
réponses individualistes.
Les logiques de la dissidence
Les comportements des jeunes ont essentiellement été
abordés, ci-dessus, sous l’angle de ce qui disparaît
comme équilibre du fait de la crise. L’autre aspect
est de tenter de saisir les logiques en œuvre dans les comportements,
c’est-à-dire ce qui tente de se reconstruire.
La recherche du conflit
De nombreux comportements et attitudes de la jeunesse de milieu
populaire indiquent une recherche de confrontation avec le monde
adulte et la société globale. Ainsi en est-il des
stratégies de visibilité sociale, amenant les jeunes
à occuper des lieux où ils ne peuvent pas passer inaperçus.
De la même façon, la provocation peut être comprise
comme comportement obligeant au contact et à la prise en
compte, même sur un mode négatif. Se sentant, à
tort ou à raison - peu importe ici -, déniés
toute place sociale, ces jeunes préfèrent en prendre
une sur le versant négatif. Avoir une place négative
vaut mieux que ne pas en avoir du tout. Au sein de la famille, la
logique peut prendre une forme similaire. Devant l’absence
de discours des parents, le passage à l’acte peut aussi
se lire comme quête de conflit permettant au jeune de se situer
dans un rapport de reconnaissance.
La question sociale qui nous est posée par ces comportements
de visibilisation sociale est celle de la capacité du monde
adulte à accepter le conflit comme élément
nécessaire à la constitution d’un lien social
et familial où chaque acteur prend une place. Cela pose une
double condition, impliquant remise en question de notre modèle
de société. En première condition, il y a la
nécessité d’un minimum de stabilité pour
pouvoir vivre sereinement un conflit et ainsi le rendre productif.
Nous avons souligné ci-dessus l’ampleur de la déstabilisation
vécue par les adultes du monde populaire et les conséquences
sur les identités parentales. Si les mères ont encore
la possibilité de se replier sur les enfants sans briser
la cohérence portée par les cultures populaires, les
pères, eux, vivent pour beaucoup une véritable crise
de légitimité. À un niveau plus global, de
nombreuses professions en contact avec les jeunes sont questionnées
sur l’efficacité et le sens de leurs actions. L’école
et le travail social, par exemple, vivent à mon sens une
véritable crise de leurs identités professionnelles.
Là aussi, les adultes sont déstabilisés et
ont tendance à fuir, à occulter ou refuser le conflit.
La seconde condition se trouve, selon nous, dans les limites du
modèle de citoyenneté que nous héritons de
l’Histoire. Celui-ci porte en effet une dimension adulto-centrique,
c’est-à-dire qu’il considère que les jeunes
n’ont pas encore acquis l’ensemble des capacités
à la citoyenneté. Le citoyen est postulé comme
ne pouvant être qu’adulte. La citoyenneté de
l’enfant et du jeune est un impensable et un impensé
du modèle français de citoyenneté, tel qu’il
a été hérité de la Révolution
française et de deux cents ans d’Histoire. L’enfant
et le jeune sont perçus comme être à éduquer
et non comme citoyen à associer aux processus de décisions.
Or, il faut souligner ici que le conflit n’a de sens positif,
progressiste et constructif, qu’à la condition que
les deux parties acceptent le principe de la négociation.
Si la question du pouvoir est éludée, nous nous retrouvons
dans un simulacre de conflit et de dialogue.
À cet égard, il faut souligner l’aspect idéologique
de nombreux discours sur la communication. Ceux-ci postulent, en
effet, que le problème, dans le rapport aux jeunes ou à
d’autres populations, se situe uniquement dans l’incompréhension.
Il suffirait de bien expliquer le réel pour déboucher
sur la disparition des problèmes, qui sont donc postulés
sans réelles bases objectives. Ce faisant, c’est le
conflit qui est une nouvelle fois dénié, au moment
où les acteurs en ont le plus besoin.
Une demande de normalité
La dissidence peut également se lire comme exigence de normalité.
Paradoxalement, en effet, les jeunes que nous avons rencontrés
au cours de nos enquêtes décrivent dans leurs discours
un souhaitable de grande conformité sociale. Nous sommes
ici loin des discours sur l’existence d’une " culture
jeune ", qui serait un rejet de la norme sociale. C’est
pour atteindre une normalité considérée comme
inaccessible autrement que de nombreux jeunes entrent en dissidence.
Devant l’absence de place sociale, trois possibilités
sont disponibles pour entrer en dissidence. Avant de décrire
ces options, rappelons qu’une des manières possibles
pour décrire une société est de la définir
comme un mode d’articulation entre des finalités légitimes
et des moyens légitimes. Pour les sociétés
industrialisées, la finalité légitime posée
est la consommation et le moyen légitime est le travail.
La carence du moyen légitime peut déboucher sur les
orientations suivantes.
En premier lieu, il y a l’attitude visant à faire
disparaître la finalité légitime. L’attirance
vers les sectes ou vers l’intégrisme religieux peut
aussi se lire comme tentative de faire disparaître une finalité
légitime inaccessible. De la même façon, le
suicide est une des formes extrêmes permettant de faire disparaître
toute finalité. La seconde orientation possible est la recherche
de moyens illégitimes pour parvenir aux finalités
sociales légitimes. Paradoxalement, la délinquance
apparaît ici comme quête de la normalité. Ce
processus est constatable pour d’autres publics, sous des
formes différentes. Ainsi, de nombreux travailleurs sociaux
ou enseignants ont pu constater la propension des familles ayant
de grosses difficultés de revenus à consommer au-dessus
de leurs moyens. Ces familles sont, par exemple, parmi les plus
demandeuses de téléphones portables. Ces comportements
peuvent se lire comme irrationalité de gestion, mais peuvent
aussi se comprendre comme exigence de normalité dans l’immédiat.
La troisième possibilité est l’action collective
pour transformer la situation. Dans ce domaine, force est de constater
que nous sommes passés d’un fort réseau associatif
revendicatif, dans les années 1980-1985, à une tendance
à un associationnisme centré sur les loisirs et la
gestion d’activités. De nouveau, par volonté
d’éluder les situations conflictuelles, cette voie
a été largement bouchée et délégitimée.
Une exigence de citoyenneté
Que ce soit dans la famille ou dans la société, les
jeunes remettent en cause notre modèle de citoyenneté.
Le débat n’est donc pas ici d’" intégrer
" les jeunes à une citoyenneté qui serait préexistante,
mais de saisir en quoi le comportement et la situation des jeunes
de milieux populaires (comme ceux d’autres populations marginalisées)
orientent à la fois vers plus de justice sociale et vers
une citoyenneté nouvelle, à définir et à
conquérir. Nous avons déjà souligné
plus haut le caractère adulto-centrique de notre modèle
de citoyenneté. Quelques autres dimensions de ce modèle
peuvent être soulignées.
1. Une citoyenneté capacitaire
Le modèle français de citoyenneté porte historiquement
en lui une logique capacitaire, posant que certains ont les capacités
à être citoyen alors que d’autres ne l’auraient
pas. Successivement, l’affirmation d’incapacité
a servi à exclure du droit de cité les travailleurs,
par la logique censitaire, les femmes par la logique sexiste. À
chaque fois, il a fallu des luttes sociales et des rapports de forces
pour faire exploser ces verrous à la citoyenneté.
Aujourd’hui, les jeunes et les immigrés sont également
globalement considérés comme incapable du droit de
cité.
2. Une citoyenneté délégataire
Le modèle français de citoyenneté est centré
sur la notion de délégation du pouvoir. Chaque citoyen
posséderait une parcelle du pouvoir de la nation, qu’il
déléguerait à des élus par le biais
d’élections démocratiques. Cette logique dépasse
de beaucoup la simple sphère des élus politiques.
Elle est présente dans le fonctionnement des institutions
(école, logement, structure sociale, etc.). Force est de
constater que ce modèle (qui a été un progrès
historique à son époque d’émergence)
dessine la figure d’un citoyen passif qui n’assume pas
les responsabilités de sa parcelle de pouvoir, mais qui la
délègue. La citoyenneté délégataire
est dans le même temps une citoyenneté individuelle,
empêchant aux collectifs d’exister comme réalité
agissante.
3. Une citoyenneté non économique
Le modèle français de citoyenneté se centre
sur la sphère politique et élimine la dimension économique.
Si l’égalité de tous est affirmée dans
le principe " Un homme - une voix " (qui devrait d’ailleurs,
dans son universalité, pousser à l’attribution
du droit de vote aux résidents étrangers), l’inégalité
dans le domaine économique n’est pas questionnée.
Or, force est de constater, avec le développement de la crise,
que l’exercice du droit de cité nécessite un
minimum de stabilité sociale, comme en témoigne la
tendance des populations exclues à déserter les urnes.
4. Un rapport méfiant au monde
D’autres caractéristiques de la citoyenneté
actuelle pourraient être déclinées. Nous nous
sommes contentés de celles qui étaient remises en
cause par l’évolution de notre société
et en particulier par la situation des jeunes de milieux populaires.
Ceux-ci développent en effet un rapport méfiant au
monde, qui rend décalés les discours qui leur sont
tenus en matière de politique, de concertation, de citoyenneté.
L’expérience de la galère, par son aspect douloureux
(même quand elle n’est pas vécue personnellement,
mais qu’elle est présente dans l’environnement
social et géographique) et l’isolement qu’elle
entraîne, produit un rapport particulier au monde et à
l’existence. Celui-ci se caractérise par une méfiance
exacerbée à l’égard des promesses et
une volonté de tout maîtriser. Dans le domaine politique,
de telles attitudes s’opposent au modèle classique
de citoyenneté, centré sur la délégation
et la représentation. Sans l’avoir voulu, les jeunes
se retrouvent en situation d’innovation, par rapport à
notre conception dominante de la délibération démocratique.
Les jeunes lascars de banlieue manifestent souvent le désir
de contrôler les décisions qui les concernent, l’exigence
d’une proximité plus grande des élus, leur volonté
d’une démocratie plus directe. De nombreuses expériences
d’associations de jeunes, qui n’ont pas tenu compte
de cet aspect, se sont conclues par des échecs. Proposer
à un groupe de jeunes de l’associer à un processus
de décision en lui demandant de désigner un représentant,
c’est souvent oublier ce rapport nouveau au politique, qui
est le résultat d’une socialisation particulière.
Conclusion
Des mutations profondes sont en cours, au sein des sociétés
industrialisées. À leur base se trouve la déstabilisation
des cultures de classes, entraînant une baisse d’efficacité
des processus de socialisation et des institutions qui les portaient.
Les conséquences intrafamiliales se concentrent en grande
partie autour de la figure du père, qui se retrouve avec
une délégitimation objective de son autorité,
une tendance à l’absence et une identité blessée.
Par voie de conséquence, les enfants ont des difficultés
à trouver une place sociale légitime, d’autant
plus que les autres institutions socialisatrices sont elles-mêmes
touchées par la déstabilisation et la délégitimation.
Les nouvelles générations ne restent cependant pas
passives devant cette déconstruction. Elles entrent en dissidence
selon les modalités encore à leur disposition. Ce
discours critique sur le monde (même si on peut remettre en
cause ses formes et ses cibles) remet en cause à la fois
les injustices sociales et notre modèle de rapport au politique.
Saïd Bouamama Avril 2004
Ce texte est paru une première fois dans la revue Ville
École Intégration en mars 1998
Saïd Bouamama est sociologue et formateur à l’Ifar
(Intervention, formation, action, recherche), Lille.
Il a publié, entre autres :
Vingt ans de marche des beurs (Desclée de Brouwer ; 1994)
De la galère à la citoyenneté) (Desclée
de Brouwer, 1996)
J’y suis j’y vote (L’esprit frappeur, 2000)
L’affaire du foulard islamique, ou La production d’un
racisme respectable (Editions du geai bleu, 2004)
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