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N°10 : Religiosités comtemporaines
Socio-Anthropologie | N°10 : Religiosités comtemporaines
Sophie Wahnich :
Des installations d’art civique pour penser l’incorporation
du territoire1
Table des matières
Un territoire devenu si intime
Penser le marquage artistique du territoire
Déployer les polysémies intimes du territoire
L’interstice
Ritualiser la subjectivation
Zim-zum
Le paysage ment
Texte intégral
En avril 2000, la galerie du kibboutz Nahshon présente une
exposition d’Ilana Salama Ortar, artiste israélienne
qui se réclame de l’“ art civique ”. Une
vidéo, une installation plastique et des dessins encadrés
forment ce que l’on appelle une installation artistique.
Un territoire devenu si intime
La vidéo présente un paysage et une voix. La voix,
israélienne, druze et masculine, décrit le paysage
que l’on voit à travers les vitres d’une voiture
qui roule. On reconnaît des eucalyptus, des montagnes, des
rochers : on est au nord d’Israël. Cette voix s’adresse
au spectateur et à une interlocutrice, elle-même spectatrice.
Cette voix sans visage explique que la terre des jardins et des
champs israéliens, à la frontière du Liban
Sud, a été rapportée du no man’s land
avec la complaisance des autorités israéliennes. Une
construction de pierre que l’on appelle une “ pierre
de frontière ” fournit une butte témoin. Pierre
de niveau, elle permet de mesurer la quantité de sol arable
qui a ainsi été déplacée. Le niveau
de la terre est descendu d’environ un mètre depuis
qu’on vient y prélever de la terre arable pour construire
le territoire israélien.
L’installation au sol présente un cadre carré
de bois qui délimite un autre territoire, territoire de terre
friable très claire, poudre de grain très fin qui
de temps à autre s’agrège en une petite motte
plus résistante. Sur ce territoire et occupant tout l’espace
disponible dans ce carré, un cercle de bouteilles emboîtées,
bleues. On retrouve ici la forme que l’artiste avait mise
en valeur dans un travail sur la mémoire du camp du Grand
Arénas à Marseille : les fusées céramiques
des tuileries de Marseille, mais ici ce sont des fusées de
verre, fragiles et gracieuses. Mémoire fragile et friable.
Au mur sont accrochés des dessins de facture proche des
“ traces urbaines ” réalisées cinq ans
plus tôt dans le cadre d’un travail sur Haïfa,
où l’on retrouve à l’évidence la
question de l’effacement et une forme repère, celle
du “ zim-zum ”, une espèce de vrille spatiale
qui devient aussi une vrille temporelle.
Dans ce kibboutz on est dans un espace qui hésite entre
espace privé et espace public puisque le kibboutz n’a
jamais été à proprement parler un lieu public,
mais sa galerie d’art est ouverte au public. On est enfin
dans un lieu spéculaire car cette installation interroge
la notion même de territoire israélien. Or le kibboutz
est à la fois un mythe et un emblème du territoire
en Israël. L’interrogation menée par Salama Ortar
sur le territoire s’effectue dans un lieu de mémoire
du territoire, à la frontière de l’espace public
et de l’espace intime plutôt que privé, car le
rapport du kibboutz au territoire est un rapport d’intimité.
La déconstruction du territoire est ainsi proposée
en son sein pour qu’elle travaille de l’intérieur
des strates matérielles et mémorielles d’un
corps israélien toujours en conflit.
Cette exposition propose un cheminement. Celui de la subjectivation
de l’artiste par la procédure artistique, celui de
la subjectivation espéré du kibboutznik qui viendra
ici regarder avec d’autres cette exposition.
Artiste israélienne de culture juive, Ilana Salama Ortar
porte en elle le poids collectif du territoire : territoires d’exil,
territoires effacés, territoires imaginés, territoires
perdus, territoires occupés. Pour elle, le discours du territoire,
réel ou métaphorique, a accompagné le peuple
juif depuis son origine ; la notion de territoire ouvre un univers
contradictoire. D’un côté le territoire renvoie
à ce qui est durable, fixe, permanent, solide, stable, tenace,
statique, dominant. De l’autre, d’une manière
intime, le rapport au territoire c’est aussi un vécu
fugace, passager, fluide, temporaire, périssable, un univers
éphémère de secousses et de traces.
C’est dans cette tension qu’elle vit le territoire,
ici en Israël. Cette tension est redoublée par la coupure
passé/présent. La diaspora a voulu croire qu’elle
avait fondé une culture sans ancrage territorial, la question
de la terre n’était pas une question juive, la mémoire
collective de la diaspora est celle de l’absence d’ancrage,
classiquement de l’errance. Or, aujourd’hui en Israël,
personne ne peut échapper à un présent collectif
qui s’accroche au territoire.
Penser le marquage artistique du territoire
En 1989, pour la première fois et après avoir été
une peintre plutôt “ classique ”, Ilana Ortar
prend à bras-le-corps cette question du territoire en tant
que question géopolitique dans un projet à la fois
très théorique et très situé. Elle avait
réfléchi sur la manière dont un objet –
un objet pour ne pas dire une statue ou un monument qui sont déjà
des nominations surdéterminées par l’histoire
de l’art et l’histoire de la fabrique de la mémoire
– comment donc un objet situé à Tel-Hay pouvait
être “ consommé ”. Tel-Hay est en soi ce
que l’on appellerait en France un lieu de mémoire.
C’est le site au nord d’Israël où sept villageois
juifs sont morts en 1920 en défendant leur territoire, une
petite implantation juive face à des soldats arabes venus
d’Iraq. La dernière phrase du commandant Joseph Trumpeldor
est restée célèbre car il aurait dit : “
C’est bon de mourir pour la patrie ! ” C’est sur
ce site, emblématique de l’héroïsme juif,
que le premier monument de la “ nation israélienne
en route ” a été bâti en 1934.
Ilana Salama Ortar a conçu un objet qui devait en lui-même
ne porter aucune signification. Cette signification surgirait des
contraintes de la situation pour le spectateur-consommateur. Elle
choisit alors une pyramide étêtée dont la particularité
était de se présenter sans variation quel que fût
l’angle d’approche. Si les lois de la perspective changent
de fait les dimensions de l’objet, ses proportions doivent
rester stables. Cependant les contraintes physiques empêchaient
que l’on puisse observer le sommet de l’objet et les
contraintes géopolitiques, sa face nord. Elle en conclut
alors que le site géopolitique nuit à un rapport complet
et vrai à l’objet. Pour obtenir ce rapport vrai il
fallait représenter l’objet, le projeter. Ce projet,
à la fois très conceptuel et limité à
la sémiologie du signe, est une manière pour elle
de s’autoriser à réfléchir sur cette
question du territoire conflictuel et sur la remise en question
des modes monumentaux de commémoration. Il ne s’agit
plus d’installer sur le territoire un ouvrage d’architecture
ou de sculpture qui aurait une valeur symbolique ou religieuse pour
perpétuer le souvenir d’un événement.
Elle propose plutôt de réfléchir à une
signalétique capable d’inviter à un travail
mémoriel. Pour que la mémoire ne soit pas figée
il ne faut pas la monumentaliser mais signaler un site conflictuel
pour qu’une conscience intime et collective se rouvre. Il
s’agit non pas de présenter l’événement
mais de tenter d’expérimenter une situation.
Ce projet avait l’ambition d’unifier trois notions
: la visualisation, la commémoration et la consommation.
Mais il ne faisait qu’amorcer la réflexion sur les
manières d’ouvrir la mémoire du territoire.
En n’ayant pas réfléchi à la place de
la parole, le risque majeur était la perte de sens symbolique.
Le corps peut réagir à une signalétique, la
voir, la consommer mais pourquoi et comment prétendre que
cette consommation-visualisation ouvre l’accès à
la mémoire ?
Déployer les polysémies intimes du territoire
Dans la vidéo de l’exposition, la petite construction
de pierre, la pierre de frontière, offre cette signalétique.
Elle déclenche l’imaginaire, puis vient la parole…
Cette parole est alors le matériau de la vidéo de
l’installation au kibboutz Nahshon. Le travail d’Ilana
Salama Ortar réfléchit alors à la place que
peut occuper la parole dans son dispositif artistique.
L’artiste affirme qu’elle n’est pas une personne
de l’écrit. Pour expliciter une entreprise personnelle,
il lui faut de la parole, de l’échange, retrouver des
bordures avec l’autre. Figer trop vite le travail en un texte
complètement écrit est contraire à sa méthode
actuelle de penser. La parole est alors une méthode pour
penser avec les autres… Mais l’art n’est pas pour
autant un moyen de communication. La parole de l’autre c’est
l’incursion du social dans un travail réputé
solitaire, subjectif, singulier, individuel, l’incursion de
la mémoire sociale. Elle aime récolter des paroles
et rester sur le site du travail, rencontrer effectivement les spectateurs,
apprendre avec eux ce qui se joue dans ses tentatives, finalement
continuer le travail avec eux. Cette présence, elle la voit
comme une part de l’engagement pris. La parole rompt avec
la figure de l’artiste romantique.
La parole dans le travail d’Ilana Salama Ortar, ce peut être
aussi bien le “ ça parle ” du discours social
que des paroles singulières qui émergent, des énoncés.
La voix, dans la vidéo, croise ces deux dimensions en proposant
un témoignage. Ces paroles sont entrées dans son travail,
petit à petit, par tâtonnements successifs.
Dans une première installation dans le centre commercial
de Haïfa, immense bâtiment qui s’appelle la “
tour des prophètes ”, Ortar a commencé par du
discours social. Deux maquettes étaient juxtaposées
dans les vitrines des magasins. D’un coté, la maquette
du centre commercial avec ses vitres miroirs, de l’autre,
la maquette de la villa K’houry, la plus ancienne villa palestinienne
de Haïfa, celle où l’on a mené les derniers
combats pendant la guerre de 1948, celle qui demeurait murée
mais qui était toujours présente sur le site lorsque
l’on a construit le centre commercial. Ces deux maquettes
étaient présentées comme de la marchandise,
chacun pouvait opter pour la part du discours social de son choix.
En achetant ce produit, soit on s’identifiait au vainqueur
et l’on glorifiait le bâtiment moderniste du centre
commercial, soit on s’identifiait au vaincu et on achetait
la maquette de la villa avec nostalgie. On pouvait encore acheter
les deux et, sur un mode ludique, cesser de refouler la question
de l’autre. Mais ces maquettes pouvaient tout aussi bien constituer,
dans l’univers de la marchandise, des gadgets délaissés
aussitôt achetés. Ilana Salama Ortar refusait de disqualifier
les lieux de consommation, en choisissait un pour faire travailler
une relation entre des objets montrés, un site et le travail
d’appropriation des deux. Ce travail était alors une
mise en tension entre un simple geste de consommation et autre chose
de plus difficile à nommer. A l’heure de la mondialisation,
un centre commercial c’est le “ non-lieu ” par
excellence. Or, dans un “ non-lieu ”, Ilana Salama Ortar
espérait finalement commémorer l’inscription
territoriale autrement.
C’est alors qu’elle a commencé à parler
d’art civique en affirmant que ce ne sont pas les seuls énoncés
originaux qui devaient être pris en compte. Sa première
hypothèse de travail consistait même à considérer
que c’était la parole la plus ordinaire peut-être
la plus aliénée, qui devait intervenir dans l’espace
le plus commun, d’une certaine manière le plus neutre
comme pouvait l’être son objet de signalétique
de Tel-Hay. Ce lieu public le plus commun a été alors
pour elle celui de la consommation, un “ non-lieu ”
donc qui appartient à tout le monde et où finalement,
d’une manière étrange, on peut observer des
relations d’équivalence qui n’existent pas ailleurs.
Dans un centre commercial qu’on soit israélien, palestinien,
immigrant, touriste, on est d’abord un consommateur. Le centre
commercial établit la plus efficace des tables rases. On
est dans un contexte où le patrimoine individuel comme la
mémoire collective deviennent a priori non signifiants. Le
centre commercial apparaît ainsi comme un espace public neutre,
ou plutôt neutralisé par un “ voile d’ignorance
”. Pour inventer des lieux d’ “ art civique ”,
Ilana cherche des sites tels que ce centre commercial où,
d’une manière souterraine ou enfouie, la mémoire
du territoire travaille sous ce voile. Il s’agit de territoires
conflictuels mais où la conflictualité n’est
plus immédiatement visible, où elle est brouillée,
gommée.
Il ne s’agit pourtant pas d’une simple inversion du
site commémoratif classique. Certes là où l’on
glorifiait le visible, il s’agit de questionner l’invisible,
mais un invisible qui peut facilement ressurgir. C’est ce
qu’elle appelle un interstice. Le kibboutz est tel.
L’interstice
L’interstice est, selon ses termes, un “ lieu d’intersection
entre le hors lieu et le hors temps ”. Son “ hors temps
” serait comme une sortie de la ligne continue du temps. Ce
pourrait être un passé éternellement présent,
ou un présent continué qui rend prudent à l’égard
de l’avenir. Un “ hors temps ”, c’est dans
une certaine mesure un rapport de temporalité qui efface
les rapports passé/présent/futur. Un “ non-lieu
” temporel, une bulle.
L’interstice fonctionne alors comme un événement
interrupteur du temps et de l’espace. Il existe au niveau
de la signalisation dans l’espace et dans le temps, et fait
travailler le vide d’un intervalle. C’est d’une
part un espace libre, perméable, prêt à accueillir
la présence corporelle et mentale de l’autre, et d’autre
part c’est un espace où le site existe et peut être
remis en question. Un interstice entrouvre un possible fugitif,
celui du questionnement de ce site. Ce questionnement est produit
par l’artiste, le visiteur, le spectateur, l’interlocuteur-consommateur.
L’objectif est de faire travailler la mémoire intime
des visiteurs, de la faire travailler parfois presque à leur
insu par effets d’associations, ou du fait d’un trouble
lié à l’intrigue produit par une installation.
Le rôle de l’artiste est de produire le dispositif qui
déclenche ce travail personnel, d’inventer une signalétique
sensible dans les interstices. Dans ce cas la mémoire n’est
ni institutionnalisée ni patrimonialisée, mais son
caractère vif est affaire de travail individuel, singulier,
impossible à prévoir. On ne peut alors que parier
sur une proposition d’engagement qui incite des sujets singuliers
à s’engager à leur tour dans ce travail. Ilana
Salama Ortar joue alors la figure du pari ludique, impossible dans
des institutions commémoratives officielles. Ces dernières
font rarement le choix de l’incertain et du subjectif, et
ne laissent pas ouverts les différents possibles de l’appropriation
mémorielle du territoire propre à l’interstice.
L’objectif de l’artiste est alors de susciter un engagement,
une quête personnelle, comme une fouille archéologique
dans la mémoire collective, dans une mémoire familiale
ou personnelle, au moins d’ouvrir une parole, qu’elle
soit singulière ou non, qu’elle constitue témoignage
ou pas.
Il y a des strates dans ce travail. La signalétique joue
comme une secousse qui laisse des traces à retravailler.
Puis vient l’enquête où l’on peut accumuler
des informations sur l’histoire du conflit en relation à
sa propre mémoire. Mais il y a aussi un travail du corps,
la mémoire du corps comme métaphore de la mémoire
du territoire. Le travail mémoriel peut alors devenir un
accomplissement pratique, on se fabrique ses cartes visibles et
invisibles, on les porte et on les traverse dans un quotidien. Ce
qui est finalement proposé aux spectateurs c’est de
mettre leurs pas dans ceux de l’artiste afin qu’ils
trouvent ou élaborent leur propre carte du territoire. Les
traces urbaines sont les traces de secousses vécues dans
un premier accomplissement pratique de la mémoire : les traversées
de la ville haute vers la ville basse de Haïfa effectuées
comme une quête. C’est à partir de cette descente
instructive dans des quartiers qui n’étaient pas les
siens que Ilana a ensuite menée son enquête personnelle
dans les archives de la ville pour comprendre pourquoi et comment
un quartier avait disparu, pourquoi des maisons étaient murées,
pourquoi un centre commercial avait surgi, etc.
Dans une certaine mesure, elle essaie d’inventer des dispositifs
qui rendent ce trajet disponible dans l’espace public. Mais
à partir de ces dispositifs, la mémoire ou les sentiments
enfouis qui réémergent sont ceux de chacun...
La signalétique est alors un point d’ouverture de
l’interstice, un levier.
Ritualiser la subjectivation
Mais le non-lieu appelle autre chose. Il appelle des rites laïcs,
des rites du quotidien qui ne supposent pas une attitude volontaire
et décidée du spectateur sollicité. Certes
dans le travail qui a pris place dans le jardin de la mémoire
de Haïfa, elle demandait aux “ joueurs ” de répondre
à des questions. Entre autres de raconter un récit
intime lié au site qu’ils avaient sélectionné
parmi les photos présentées. Ces récits intimes
juxtaposés constituaient une histoire autre de la ville,
une histoire intime et subjective réalisée avec des
“ volontaires ”. Mais l’accomplissement pratique
pouvait exister pour ceux qui tous les jours traversent le jardin
de la mémoire ou passent dans la rue centrale de la ville
basse. Un matin ils ont vu les petits kiosques d’information
installés là, ils pouvaient s’y arrêter
ou passer leur chemin mais, quelque mois plus tard, elle y a installé
un “ objet en moins ” de Pistoletto. Ici encore l’accomplissement
était pratique puisqu’il s’agissait de prendre
place à une table pour, à nouveau, évoquer
des lieux et des récits intimes. On retrouvait dans la répétition
un geste analogue. Et puis le spectateur-visiteur-consommateur était
sollicité d’une manière ordinaire, avec des
cartes, des photos, des maquettes, des choses vues et entendues.
Dans une installation d’art civique, la mémoire ne
repose pas sur un effort de remémoration mais se constitue
effectivement comme un accomplissement pratique, comme un rite.
C’est pour cette raison qu’elle donne tant d’importance
aux objets ou aux trajets qui doivent faire signe dans la répétition.
Le travail sur les traces urbaines constitue ce rite accompli dans
son geste quotidien d’artiste. Délaissé un moment,
il a été repris et présenté dans le
kibboutz Nahshon. Ce ne sont plus seulement les traces de ses traversées
de la ville mais les traces de la traversée accomplie plus
métaphoriquement avec son travail. Il s’agit toujours
de lutter contre ce qui est arasé, ce qui devient invisible
ou effectivement, avec le “ Zim-zum ”, trop visible
en un retour violent. C’est ainsi que le signal de la petite
borne témoin dans la vidéo s’inscrit avec les
dessins encadrés sur les murs de l’installation.
Zim-zum
“ Zim-zum ” est un terme de la Kabbale. Trois processus
se manifestent en Dieu : Zim-zum, Shvirah et Tiqqun. Zim-zum est
le processus de réduction de la Lumière divine, qui
au début remplissait tout. Or, au moment de la Création,
Dieu ramasse sa Lumière afin que l’espace soit libre
pour la Création. C’est un mouvement de Dieu en intériorité,
il retourne alors à un point initial. L’acte de Création
et la Révélation impliquent ce retour à son
point initial. Mais, pendant la création, la profusion de
Lumière divine a brisé les instruments qui accueillaient
cette Lumière. Elle est alors retournée au Ciel, mais,
des étincelles de Lumière se sont accrochées
aux fragments des instruments et ont été dérobés
par Satan. C’est Shvirah. Le peuple d'Israël a pour but
de rendre ces fragments de Lumière à Dieu, et ainsi
de détruire le mal. C’est Tiqqun.
Avec Zim-zum, la commémoration est une opération
double, un rituel qui suppose deux moments, celui du déchiffrement
comme on déchiffre un texte et celui du travail individuel.
C’est sur le déchiffrement que l’artiste intervient
en proposant, par la répétition de gestes, de formes,
de retrouver des événements. On est alors dans la
logique du zakhor. Il ne s’agit pas de retenir des dates,
il s’agit plutôt d’accomplir les gestes qui rendent
la signification de l’événement lisible. Si
d’autres événements qui adviennent ont la même
signification, alors il s’agira d’accomplir le même
rituel.
Pour cette raison, dans chacune de ses installations, qui ont toutes
partie liée avec le territoire conflictuel en Israël,
ce que l’on pourrait nommer un “ impossible paysage
”, Ilana Salama Ortar prend le soin de toujours laisser une
trace du travail précédent, ce qu’elle affirme
être “ sa manière de travailler sur le temps
et le corps ”. Et effectivement ces objets sont incorporés.
Par exemple lorsqu’elle a travaillé sur le camp du
Grand Arénas à Marseille, les bouteilles d’argile
Fusées céramique ont constitué un point de
départ. Ces bouteilles étaient destinées à
des constructions antisismiques et finalement elles ont servi à
construire les baraques de ce camp. Le matériau a déterminé
la forme des baraques, des sortes de demi-tonneaux ou de voûtes.
Ces baraques ont hébergé toutes les migrations de
passage à Marseille. Les corps des migrants en ont nécessairement
gardé la mémoire. Pour elle, cet objet, la bouteille,
est devenu un signe qui représente à la fois la mémoire,
mais aussi le corps qui porte cette mémoire. Elle les a fait
reproduire en verre bleu par un artisan de Hébron. Alors
cette bouteille est devenue aussi un témoin, comme on parle
du passage du témoin dans une course de relais.
Dans l’installation au kibboutz Nahshon, le cercle de ces
bouteilles dépourvues de fonds créent, dit-on, une
structure géométrique, complète, harmonieuse
: des proportions humaines, corporelles, la section d’or.
Mais ces bouteilles sont aussi des fragments, des créations
manuelles, et c’est la raison pour laquelle elles ne sont
pas “ complètes ”, elles ne sont pas identiques.
Alors elles parlent aussi des situations de passage, des migrations,
des traces, de refuge, de mémoires effacées, interdites
de territoire, de transmission de la mémoire. Les fragments
se recomposent dans un dynamisme perpétuel du passage, du
barrage, mais aussi de la transmission. Le corps devient le territoire.
Dans cette installation, il s’agit effectivement de déchiffrer
le titre du film vidéo. Il s’appelle “ Terres
”, Adamot en hébreu. Adama signifie “ terre ”,
mais “ adam ” est un homme, un être humain, “
dam ” c’est le sang et “ mot ” un mort.
Adamot est une condensation qui permet de mettre en relation d’équivalence
le territoire et le corps humain. L’installation s’appelle
Body memory, mémoire du corps. Il s’agit alors de tous
les corps qui ont peuplé le paysage qu’elle met en
scène. Ce qu’elle souhaite faire avec cette installation,
où l’on regarde le film Adamot, une table d’orientation
et des dessins, c’est déconstruire les conventions
sur le territoire, la terre, les morts qui sont ancrées dans
la culture israélienne. Le film se déroule à
Metulah, c’est-à-dire sur le territoire de l’un
des premiers villages coopératifs du nord d’Israël.
Les paysans de Metulah symbolisent l’ancrage du sionisme dans
la terre d’Eretz Israël depuis le début du siècle.
Les Israéliens aiment le paysage du nord du pays. On y vient
depuis l’enfance pour admirer la chute d’eau qui s’appelle
le Tanour, pour voir le monument de Tel-Hay, pour voir la frontière
avec le Liban.
Avec l’installation, on s’aperçoit que ce paysage
connu et admiré a menti, a trahi. C’est un paysage
faux. Là où on avait toujours visité un paysage
paisible et apaisant, on retrouve du territoire conflictuel. C’est
ce que montre le film. Pour un Israélien ce peut être
bouleversant, comme lorsque l’on dévoile une vérité
cachée sur ses origines. Le paysage devient étrange,
étranger. On se demande si tout est faux. On peut vouloir
continuer à croire à la terre, mais tout peut s’écrouler.
La terre ment.
Quelque chose de ce qui fait tenir la société israélienne,
le mythe de la terre, mythe collectif très puissamment incorporé,
s’effrite. Ce mythe avait donné aux Israéliens
des certitudes et une stabilité impossible à trouver
en diaspora.
Ce qu’Ilana Salama Ortar déconstruit pour Israël,
c’est finalement la valeur ou la possibilité de l’enracinement.
Son travail acquiert alors une dimension de questionnement universel,
le public visé n’est plus le seul public israélien.
Le paysage ment
En effet, il s’agit bien de parler des liens affectifs entretenus
avec un paysage, qui est à la fois construit d’une
manière intime comme chez Proust, mais qui est aussi construit
d’une manière collective comme sous la Troisième
République en France. Un paysage donc qui fonde l’identité
collective parce qu’il appartient à chacun. Elle affirme
qu’elle comprend vraiment que l’on en ait besoin. Là
où ce lien “ tranquille ” est impossible, il
y a de la souffrance, une douleur lancinante, une plainte qui reste
sans réponse. La question du territoire rejoint finalement
la question de la perte et de la douleur de la perte.
Ce qui est douloureux reste toujours confus. Avec le territoire,
il peut y avoir toutes sortes de souffrances. On peut souffrir parce
que le vol de la terre arable au Liban peut s’apparenter à
un viol dont on porte une part de responsabilité. Sur un
mode apparemment mineur, la guerre du Liban n’est pas loin.
Il ne faut pas méconnaître cette souffrance morale.
On peut aussi souffrir parce que l’intégrité
du paysage est une partie de notre intégrité. La douleur
est celle produite par un démembrement mental, le paysage
connu, repère stable désormais arraché, comme
on arrache un membre d’une partie de son corps. Quelle est
la signification de cette douleur ? Savoir que l’on fait passer
de la terre par la frontière israélienne est-ce une
soufffrance ? La pierre de frontière qui fonctionne comme
une signalétique, met en question l’évidence
absolue de l’appartenance de la terre. Le site devient un
site archéologique qui découvre des strates de passé
négligées. Le témoin nous explique que là
où l’on voit de l’herbe, le territoire n’a
pas été touché et que là où l’on
voit la terre découverte, nue, rasée, la terre a été
“ délocalisée ”. Il faudra des années
avant que l’herbe ne repousse. La pierre de niveau informe
sur une vraie plaie qui doit devenir cicatrice.
On n’a pas besoin d’être antisioniste pour trouver
que cette “ délocalisation ” de la terre est
éthiquement irrecevable et douloureusement perturbante. Les
spectateurs-visiteurs israéliens ont littéralement
mal à Eretz Israël. Ce sont les plus sincères
des sionistes qui peuvent être les plus bouleversés.
Car savoir que la terre n’est pas la terre, que le paysage
n’est pas le paysage procure une perte terrible de repères.
Il faut tout réinventer. Ce savoir remet violemment en question
l’histoire du pays et les mythes qui la structurent. Ce savoir
fait vraiment violence car il touche à la question de l’identité
collective et individuelle. C’est pourquoi la cicatrice évoquée
concerne aussi bien la terre que le corps humain.
C’est alors seulement avec le blanc que l’on peut écrire
et dire ce paysage. Parce qu’il est devenu impossible à
lire et qu’il rend les Israéliens étrangers
à eux-mêmes. Dans la “ table d’orientation
” la terre est sans couleur, elle est blanche, comme on parle
d’une voix blanche, quand on reste sans voix. Cette terre
blanche renvoie encore à un mot : “ K’hallal
”. C’est une véritable capsule concentrée
pour entendre ce qui se joue pour l’artiste avec la notion
“ d’interstice ”. “ K’hallal ”
signifie à la fois un mort pendant une bataille, un soldat
mort, un espace vide, un vide et espace, d’une manière
générale. Ce mot renferme, pour elle, les termes qui
lui permettent d’élaborer la notion d’interstice
: bulle, vide, disparition des corps, disparition de la terre, passage
de la terre.
La mémoire du corps humain devient aussi celle du territoire
qui est aussi la surface des dessins.
Notes de bas de page numériques :
1 La matière de cet article a été produite
dans le cadre d’un entretien réalisé avec Ilana
Salama Ortar, en avril 2000, peu de temps après la visite
de l’exposition.
Sophie Wahnich “ Des installations d’art civique pour
penser l’incorporation du territoire1 ”, Socio-Anthropologie
; N°10 Religiosités comtemporaines.
CNRS-LAIOS
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