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Origine http://www.journaldunet.com/itws/it_tisseron.shtml
Psychanalyste réputé pour ses études portant
sur les relations jeunes-médias-images, Serge Tisseron a
intégré dans son champ d'étude l'univers de
l'Internet. L'expert estime que l'usage du Net présente des
spécificités qui permettent aux jeunes d'en tirer
parti pour leur épanouissement. Balayant plusieurs idées
reçues, Serge Tisseron revient sur les changements qui affectent
les jeunes au contact des technologies de l'information et de la
communication.
15 septembre 2003
Dossier Les jeunes et Internet
JDN. Comment analysez-vous l'appropriation des nouvelles technologies
de communication par les jeunes ?
Serge Tisseron. Ce qui me frappe, c'est l'encouragement que les
jeunes trouvent sur Internet à adopter des identités
d'emprunt pour entrer en relation avec leurs pairs. Jusqu'ici, les
gens étaient obligés d'entrer en relation à
visage découvert. Certes, on peut cacher son statut social
ou ses intentions, mais pas son apparence. A travers la pratique
de l'Internet (chat, forums, jeux en réseau), on peut entrer
en relation en masquant son âge, son sexe, sa couleur de peau,
bref, toutes ses caractéristiques visibles. Cela explique
en grande partie cet engouement extraordinaire. Mais cela s'accompagne
aussi chez les jeunes d'une relation différente à
leur identité et leur image. Ces technologies modifient la
manière de percevoir les autres et soi-même. J'en veux
pour preuve qu'aujourd'hui, le pré-adolescent et l'enfant
ont une plus grande distance par rapport aux photographies qui les
représentent. Ils acceptent qu'une image d'eux-mêmes
ne soit rien d'autre que l'équivalent d'un avatar utilisé
pour les représenter, sans aucun souci de ressemblance.
Quel est intérêt de l'Internet dans la rencontre avec
l'autre ?
Jadis, il existait des rites de rencontre entre les sexes qui étaient
instaurés par le groupe. Par exemple, lors du conseil de
révision, les garçons se voyaient décerner
un badge "bon pour les filles" qui les incitaient à
aller ensuite tous ensemble au bordel. A notre époque, la
difficulté est de gérer seul la rencontre avec l'autre
sexe. D'où l'intérêt des rencontres anonymes
sur le Net. L'avantage est qu'il permet à chacun de se retirer
à tout moment de la relation engagée sans avoir de
compte à rendre. On apprivoise ainsi petit à petit
l'idée de la rencontre réelle. On part d'une identité
masquée, puis on réajuste au fur et à mesure
la présentation que l'on donne de soi et celle qu'on a de
l'autre, jusqu'au moment où l'on décide éventuellement
de se voir "pour de vrai". A ce moment là, on est
obligé de jouer carte sur table et de se décrire tel
qu'on est en réalité afin de pouvoir se rencontrer.
Internet permet donc à certains jeunes aujourd'hui de lutter
contre la peur de s'engager trop rapidement dans une relation dans
laquelle ils craignent de se sentir "prisonnier ", et
d'apprivoiser la relation peu à peu. Dans certains cas, il
est vrai, ces rencontres "virtuelles" peuvent aussi se
substituer aux rencontres réelles, mais c'est assez rare.
"Le Net provoque l'isolement des jeunes". Pour vous,
c'est une idée reçue ?
Oui, le passage par le Net est souvent un prélude à
la rencontre réelle. D'ailleurs, les jeunes qui participent
à des jeux en réseau ou qui se rendent dans les forums
et les chats ont envie de se rencontrer dans la réalité.
Le grand danger du Net est plutôt lié au risque de
laisser croire à des jeunes fragiles que leurs interlocuteurs
sont tels qu'ils se présentent à eux sur le réseau.
C'est sur cette naïveté que jouent les pédophiles
qui draguent par Internet. C'est pourquoi ce n'est pas en interdisant
aux jeunes l'usage du Net qu'on les mettra à l'abri, mais
bien plutôt en les aidant à mieux comprendre les règles
qui le régissent. Le Net est une vaste machine à faire
se rencontrer des avatars bien plus que des personnes réelles.
De ce point de vue, c'est un peu comme dans la vie réelle,
mais poussé beaucoup plus loin. La question de l'identité
est au coeur de la problématique de la vie sociale : un artiste
ou un homme politique se construit une image médiatique qui
ne correspond pas forcément à sa réalité.
Internet surfe sur ce désir de tromper notre entourage, mais
ne le crée pas. En plus, je trouve que les jeux en réseau
sont formidables pour comprendre ce mécanisme, et pas du
tout dangereux comme les chats, parce que le risque de confondre
le joueur avec son avatar est d'emblée écarté.
On sait bien qu'on n'a pas affaire à un sorcier ou à
un chevalier " pour de vrai " ! Ces jeux apprennent aux
plus jeunes une règle majeure du Net.
Toujours dans la lignée des faux débats, l'univers
virtuel du Net coupe-t-il les jeunes de la vie réelle ?
Non. C'est le même faux procès que l'on a fait aux
jeux de rôle. Les jeunes qui sont en crise identitaire grave
et qui confondent l'autre et eux-mêmes vont évidemment
courir le risque de se confondre aussi avec les personnages de fiction,
mais il ne faut pas généraliser. La technologie de
l'Internet est plutôt annexée par les jeunes dans leur
désir de résoudre ce malaise et de renforcer leur
repère identitaire plutôt que pour s'y perdre un peu
plus.
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Dossier Messageries instantanées
Comment expliquer le succès auprès des jeunes d'outil
de communication comme les forums, les chats ou les messageries
instantanées ?
C'est un point que j'ai évoqué dans mon ouvrage L'intimité
surexposée. Nous avons tous le désir de faire valider
par nos interlocuteurs certains aspects de nous-mêmes qui
nous paraissent importants et sur lesquelles nous nous sentons parfois
un peu seul. Par exemple, si j'aime la chasse aux papillons, je
cherche dans mon entourage proche la personne qui partage ma passion.
Sans forcément la trouver d'ailleurs. Sur Internet, on peut
faire valider ses désirs les plus intimes dans un cercle
élargi, et même par des inconnus. Du coup, aujourd'hui,
le lieu de reconnaissance est beaucoup moins la famille. Je dirais
même qu'Internet se présente comme le principal concurrent
du cercle familial. Le risque n'est pas la désocialisation
via Internet, mais la socialisation ailleurs que dans le groupe
de référence traditionnel. Il est vrai que pour certains
parents désireux de garder leur jeune proche d'eux le plus
longtemps possible, c'est vécu de la même façon.
Comment appréhender les codes spécifiques de communication
qui apparaissent dans les nouvelles technologies (smiley's, abréviations
chat, etc.) ?
A mon avis, plus les codes propres à Internet seront originaux,
plus leurs risques de propagation à d'autres domaines seront
faibles. Dans l'éducation traditionnelle, on apprend malheureusement
souvent ce qui serait une bonne manière de s'exprimer et
d'écrire sans préciser que cet usage n'est valable
que dans certaines circonstances. On ne souligne jamais assez la
relativité des langages. Internet peut permettre de comprendre
plus vite qu'il n'y a pas une "bonne" façon de
s'exprimer, mais autant de "bonnes" façons que
de lieux et d'usages. Tout est affaire d'adéquation.
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Dossier Internet et l'école
Comment promouvoir l'usage du Net dans un cadre scolaire ?
C'est une erreur d'avoir présenté Internet uniquement
sous l'angle d'une super bibliothèque de contenus, que ceux-ci
soient d'ailleurs reconnus comme valables ou non. L'accent devrait
plutôt être mis sur la manière dont Internet
permet de comprendre la fabrication des savoirs. L'enrichissement
mutuel des contributions de plusieurs participants d'un forum, qui
parviennent peu à peu à construire une pensée
cohérente, est un exemple formidable d'élaboration
de la pensée par la confrontation et les échanges.
Pour reprendre le sous-titre de l'ouvrage Les Enfants-Puce de Christine
Kerdellant et Gabriel Grésillon (1), comment Internet "fabrique
les adultes de demain" ?
Le Net introduit des changements de perception aussi importants
que ceux qui ont accompagné l'apparition du train ou de l'avion.
Il crée un rapport différent à l'espace et
à la durée. D'abord, le Net contribue au sentiment
de faire partie de la même planète chez ses utilisateurs,
et cela intervient à mon avis dans la conscience du monde
qu'ont les jeunes - on le voit par la place qu'ils prennent dans
le mouvement altermondialiste. Ensuite, le temps est réduit
: l'impatience de la réponse est incroyable dans les forums
et les messageries. Enfin, avec le Net, des inconnus me parlent
de leur intimité. N'oublions pas qu'avant l'invention du
téléphone, les gens ne parlaient de leur intimité
que lorsqu'ils se voyaient. Avec le téléphone, des
personnes que je connais me parlent de leur intimité sans
que je les voie. Mais, avec le développement de l'Internet,
on atteint un degré de plus. Des gens que je ne connaîtrai
jamais me parlent de leur intimité. Et cela donne le sentiment
que l'espace entre les personnes est bien plus court.
En général, les psychanalystes sont-ils branchés
Internet ?
Je crois qu'il n'existe pas de forum Internet dédié
à notre profession. J'ai une usage professionnel du Net limité
car je fais partie d'une génération qui a appris à
dactylographier tard et lentement. Si j'avais à ma disposition
un outil absolument fiable me permettant de retranscrire ma parole
sur mon PC, je l'adopterais sûrement.
Personnellement, comment utilisez-vous Internet ?
J'utilise beaucoup la messagerie électronique. Je joue un
peu à des jeux en réseau type Dark Age of Camelot
par fascination et curiosité pour ce mode de relation.
Quel est votre site Internet favori ?
Je préfère lire les versions papier des journaux.
J'utilise Internet essentiellement pour la recherche d'informations.
Une fois les éléments trouvés en ligne, j'en
fais une impression papier que j'emporte avec moi.
En tant qu'auteur de Tintin chez le psychanalyste (publié
en 1985), avez-vous été tenté de visiter le
site Tintin.com ?
Je vous confie que je n'y suis pas allé. Je regrette que
les héros imaginés par Hergé ne soient pas
dans le domaine public. La popularité d'un héros de
fiction se mesure à son degré d'appropriation par
son fan club. Et on peut faire beaucoup de chose avec Tintin ! Les
nouvelles technologies, c'est la liberté d'appropriation
de tout par chacun. Si cela se fait autant, c'est parce que ça
correspond à un désir et à une nécessité
psychique : nous ne nous approprions bien que ce avec quoi nous
pouvons jouer et que nous pouvons transformer. Avant, cela ne se
faisait qu'avec le langage, mais maintenant, grâce aux technologies
numériques et à l'Internet, ce même désir
passe aussi par les images. C'est pourquoi je regrette que nous
n'ayons pas la liberté de jouer avec Tintin, de modifier
son image, de la mettre en ligne, ou de le caricaturer sous peine
de poursuite.
(1) Les Enfants-Puce, Comment Internet et les jeux vidéos
fabriquent les adultes de demain. Christine Kerdellant et Gabriel
Grésillon
(2003, Editions Denoël)
Propos recueillis par Philippe Guerrier
PARCOURS
Serge Tisseron, 55 ans, est psychanalyste et psychiatre pour enfant.
En 1985, il publie "Tintin chez le psychanalyste", un
ouvrage dans lequel il décortique l'œuvre d'Hergé
à la lumière de Freud. Il s'est également penché
sur des thèmes comme la honte, les secrets de famille mais
l'image et son influence sur les jeunes. Parmi ses ouvrages, on
peut citer "Le bonheur dans l'image" (Les empêcheurs
de penser en rond, 1996), "Y a-t-il un pilote dans l'image"
(Aubier, 1998); "Nos secrets de famille" (Ramsay, 1999),
"Enfants sous influence: les écrans rendent-ils les
jeunes violents" (Armand Colin, 2000) et "Les bienfaits
des images" (Odile Jacob, 2002). Début octobre, Serge
Tisseron va publier un nouvel essai : "Comment Hitchcock m’a
guéri. Que cherchons-nous dans les images ?" aux éditions
Albin Michel.
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