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Le salarié de la précarité
Serge Paugam
Présentation par Alexandre Mamarbachi

Origine : http://mapage.noos.fr/revuesocialisme/s5precarite.html

Les effets des mutations du « nouveau capitalisme » sur le monde du travail ont été durant toute une période quasiment occultés, du fait notamment du discours médiatique sur la fin du monde ouvrier, de la modernisation des entreprises, du développement de la société des loisirs… Depuis ces dernières années quelques ouvrages sociologiques de grande qualité ont permis de mesurer l’ampleur des transformations opérées depuis les années soixante-dix dans les entreprises. Parmi eux citons entre autres l’enquête de Michel Pialoux et de Stéphane Beaud sur les équipiers automobiles de Peugeot à Sochaux-Montbéliard, Retour sur la condition ouvrière1, l’ouvrage de Thomas Coutrot L’entreprise néolibérale, nouvelle utopie capitaliste2 qui s’intéresse plus aux nouvelles formes de l’organisation du travail et des nouvelles formes de « management d’entreprise », ainsi que le travail de Luc Boltanski et d’Eve Chiapello sur l’évolution du discours des directions d’entreprise et des nouvelles formes de mobilisation de la force de travail, dans Le nouvel esprit du capitalisme3.
Le dernier livre de Serge Paugam publié en 2000 constitue aussi une enquête très importante, réalisée sur de nombreuses années, sur ces mêmes transformations au sein du salariat, et qui s’intéresse plus particulièrement aux différenciations qui se sont manifestées en son sein et au vécu de la précarité par des franges importantes de salariés.

Serge Paugam est directeur de recherches au CNRS. Il est membre par ailleurs de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale. Il a déjà publié plusieurs ouvrages sur le thème de « l’exclusion », et notamment en 1991 La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté4. Dans ce précédent ouvrage Paugam utilise cette expression de « disqualification sociale » pour étudier le processus de refoulement, hors du marché, de l’emploi de franges nombreuses de la population et les expériences vécues de la relation d’assistance qui en accompagnent les différentes phases. Dans Le salarié de la précarité, l’auteur cherche à identifier ce même processus de « disqualification sociale » mais cette fois-ci non plus chez les personnes sans activités, en particulier les chômeurs de longue durée, mais chez les salariés qui travaillent sous le régime de la précarité.

Paugam veut ainsi rappeler une réalité bien souvent ignorée : le fait d’avoir un emploi « ne met plus forcément à l’abri ni de la pauvreté matérielle, ni de la détresse psychologique ».
Le grand intérêt de ce livre est de donner un aperçu global du phénomène de la précarité : l’étude des nouvelles formes de précarité ne se limite pas à leurs effets sur le champ professionnel, mais concerne aussi la vie familiale, la santé, les formes d’engagement, y compris les formes d’engagement syndical et politique.

En plus d’une analyse très fine des situations diverses de précarité, qui s’appuie sur des enquêtes nationales réalisées auprès des salariés ainsi que des entretiens approfondis avec des salariés de huit entreprises, Serge Paugam s’interroge également sur la fonction que remplit l’existence d’un salariat précaire dans le système capitaliste contemporain : « Peut-on dire que les salariés précaires remplissent une fonction précise dans le système économique et social, conformément non pas à un dysfonctionnement de ce système, comme le suggérerait aujourd’hui Durkheim, mais, au contraire, à sa logique même ? ».

Afin de comprendre ce que signifie être un salarié précaire, Serge Paugam commence par décrire les logiques sociales de l’intégration professionnelle. Il met en évidence deux dimensions de cette intégration professionnelle qui sont souvent confondues dans les autres enquêtes : le rapport au travail et le rapport à l’emploi.

L’étude du rapport au travail permet « d’appréhender notamment les dimensions de la satisfaction ou de l’insatisfaction des salariés dans l’exercice de leur fonction ». Pour approcher cette dimension, l’auteur commence par présenter les nouvelles contraintes du travail dans les entreprises depuis la généralisation du travail taylorisé, durant la période de l’après-guerre, jusqu’à aujourd’hui. Serge Paugam reprend ainsi la notion d’aliénation qui fut fréquemment utilisée pour qualifier ce type de travail, et s’interroge sur sa pertinence aujourd’hui. Il revient au sens initial que donnait Marx à cette notion :

Par l’aliénation du travail, Marx entend à la fois le rapport de l’ouvrier au produit du travail en tant qu’objet étranger, mais aussi le rapport de l’ouvrier à l'acte de production en tant qu’activité étrangère qui ne lui appartient pas. Il s’agit donc d’un double dessaisissement : du produit du travail et de soi. Dans ces conditions, il ne peut être question d’épanouissement, mais au contraire de servitude.
Le travail ouvrier a connu de nombreuses mutations depuis l’époque de Marx. La question ici est de savoir s’il existe des constances et sous quelles formes elles se manifestent aujourd’hui :
Il ne s’agit pas ici de postuler l’inertie du monde du travail. Il me semble toutefois possible, en référence à la notion d’aliénation dans le travail, de vérifier encore aujourd’hui les hypothèses que les salariés peuvent dans certains cas : 1) ne pas disposer d’autonomie dans le travail et se sentir étranger à l’acte de production lui-même ; 2) éprouver des souffrances qui empêchent toute affirmation de soi ; 3) ne pas adhérer entièrement aux normes du groupe professionnel auquel ils sont rattachés et se tenir à distance de celui-ci ou même d’en être écartés.

Serge Paugam distingue trois grandes évolutions qui ont affecté le travail salarié. Tout d’abord il note qu’il existe une plus grande autonomie dans le travail liée à une amélioration des qualifications et à l’introduction de nouvelles technologies.

Cette tendance à l’accroissement de l’autonomie touche toutes les catégories, y compris les ouvriers non qualifiés. L’auteur s’appuie sur les résultats des enquêtes nationales sur l’emploi réalisées par l’INSEE pour étayer sa démonstration. Il ajoute que c’est aussi les nouvelles politiques de gestion des ressources humaines des entreprises, avec le développement du « management participatif », qui est facteur de l’accroissement de l’autonomie au travail. Mais cette autonomie est relative, car elle exige des salariés qu’ils s’auto-contrôlent et évaluent eux-mêmes leur travail.
Ensuite, et simultanément à cette évolution, les salariés sont aussi « confrontés à des contraintes plus fortes, tant dans les rythmes de travail que dans les normes de qualité à respecter ».

Les entreprises, en cherchant à s’adapter à la concurrence par la recherche de gains de productivité avec le fonctionnement en flux tendus, reportent sur les salariés tout le poids de l’incertitude marchande qui se manifeste par les changements de rythme dans la production. La conséquence en est l’intensification du travail, le développement de la flexibilité des horaires, de la polyvalence, qui produisent un effet de stress permanent sur les travailleurs.

Ces évolutions font que, selon les enquêtes de la DARES, 60% des salariés déclarent qu’une erreur de leur part peut entraîner des sanctions à leur égard, des risques pour leur emploi, et une diminution de leur rémunération, contre 46% en 1991.

Enfin la troisième évolution importante est liée à l’augmentation des pénibilités et des risques au travail de plus en plus mal supportés. Ainsi, Paugam note que la proportion des salariés qui déclarent que leur travail est répétitif est passée de 20% en 1984 à 29% en 1998 :
Même la proportion de ceux qui disent travailler sous cadence automatique ou à la chaîne a augmenté. Elle est passée de 12 % à 22 % parmi les ouvriers qualifiés entre 1984 et 1998 et de 26 % à 33 % parmi les ouvriers non qualifiés. On sait que dans les secteurs comme l’agro-alimentaire, le travail à la chaîne s’est accru au cours des dernières années.
Paugam note néanmoins que si les salariés sont plus nombreux en proportion à déclarer que leurs conditions de travail se dégradent (comme « rester plus longtemps debout », ou « porter ou déplacer des charges lourdes », « ne pas quitter leur travail des yeux »…), c’est aussi parce qu’ils sont plus sensibles aujourd’hui à ces conditions « du fait des efforts collectifs réalisés pour en permettre l’expression et donc la prévention », par le biais notamment de l’action syndicale.

L’étude du rapport à l’emploi permet d’analyser la précarité en terme de stabilité de la situation professionnelle des salariés. La stabilité est définie par la nature de leur contrat de travail et par la politique économique de leur entreprise selon qu’elle envisage ou non des licenciements collectifs. Paugam constate que « lorsque la précarité de l’emploi est durable et contrainte, elle correspond à une forme d’exploitation ».
L’étude du rapport à l’emploi révèle les évolutions depuis ces trente dernières années et qui se manifestent notamment par une diversification des situations par rapport à l’emploi, à partir d’un double phénomène : le chômage de longue durée (« chômage d’exclusion »), et la précarité croissante de la relation de travail qui déstabilise les contrats de travail stables. Les transformations du droit du travail qui en résultent ont pour effet le développement du droit conventionnel (les accords d’entreprise) au détriment du droit étatique, et celui des formes atypiques d’emploi (travail à durée déterminée, à temps partiel, intermittent, temporaire, etc.). Serge Paugam définit les formes particulières d’emploi comme « toutes celles qui ne correspondent pas à l’un ou plusieurs des trois éléments suivants : la durabilité de la relation d’emploi, l’unicité de l’employeur, le temps plein avec salaire correspondant à l’activité normale et permanente dans l’entreprise ».

L’auteur décrit en premier lieu l’explosion des emplois à statut précaire. Quatre formes d’emploi à statut précaire sont recensées dans les enquêtes de l’INSEE : le CDD, l’intérim, le stage et contrat aidés et l’apprentissage. « L’évolution du nombre de salariés concernés a été très forte depuis le début des années 1980. Il est en effet passé de 736.000 en 1982 à près de 2 millions en 1998, ce qui correspond à un plus de 10% des actifs salariés ». Plus de deux tiers des embauches annuelles se font sous la forme d’un emploi atypique.
Paugam montre que cette évolution correspond avant tout pour les entreprises à un moyen pour accroître leur flexibilité. Il cite la position du patronat français telle qu’elle a pu être exprimée par Yvon Gattaz en 1986 pour montrer à quel point ces emplois précaires sont un enjeu essentiel pour les entreprises, sous couvert de lutte contre le chômage :

On a cru longtemps, que le progrès social c’était la sécurité, la rigidité, la réglementation et l’irréversibilité des avantages acquis. Or, aujourd’hui, le vrai progrès social, c’est l’emploi, pour lequel nous devons tous nous coaliser. Et cet emploi est bloqué par les rigidités. Les salariés en général l’ont bien compris, eux qui s’investissent de plus en plus dans leurs entreprises, dont ils comprennent de mieux en mieux les finalités, et qui, par ailleurs, souhaitent pour eux-mêmes des conditions de travail de plus en plus personnalisées, des horaires atypiques et des salaires différenciés.5

Le travail temporaire présente plusieurs avantages pour les entreprises : en premier lieu l’avantage salarial, avec la baisse des coûts que représente un licenciement pour l’entreprise. Paugam note qu’on estime la sous-rémunération horaire des intérimaires à plus de 20% en moyenne. Ensuite un autre avantage pour l’entreprise réside dans une meilleure utilisation du temps. L’entreprise économise sur les temps morts en ajustant au plus près le travail rémunéré au travail effectif. L’auteur souligne également l’ensemble des avantages liés à l’encadrement et au contrôle de la main d’œuvre. « Une fois l’embauche temporaire réalisée, l’entreprise sait qu’elle peut attendre du salarié un effort productif important puisque celui-ci doit en quelque sorte faire ses preuves. » Enfin, la différenciation des statuts au sein de la même entreprise peut affaiblir l’esprit revendicatif. « De façon presque cynique, on pourrait conclure que le recours au travail temporaire est une arme pour assurer la paix sociale des entreprises ».

Serge Paugam souligne aussi le rôle des politiques économiques des différents gouvernements dans le renforcement de l’accroissement de la précarité des contrats de travail. Les aides de l’Etat aux entreprises pour embaucher, soit en créant de nouveaux statuts précaires d’emploi, soit en réduisant les charges fiscales des entreprises, contribuent à pérenniser ces emplois atypiques :
Alors que ces aides visent des publics susceptibles de se maintenir durablement au chômage et qui nécessitent, par conséquent, une attention particulière en termes de formation et de qualifications, elles sont souvent utilisées, aussi bien par le secteur marchand que par le secteur non marchand, à des fins de flexibilité de la main-d’œuvre. En définitive, il s’agit souvent là pour les entreprises d’une main-d’œuvre à bon marché.

En second lieu Paugam décrit le développement du « sous-emploi », qui concerne essentiellement les salariés à temps partiel contraint. Il note que ces derniers sont passés de 800.000 environ en 1990 à 1,4 million en 1997.
Paugam réserve une grande part de son enquête à décrire les inégalités qui existent au sein du salariat vis à vis de la précarité. Il montre que les catégories les plus exposées à la précarité de l’emploi et l’insatisfaction au travail sont avant tout les femmes, les jeunes, les classes populaires (ouvriers et employés). Paugam insiste surtout sur les inégalités entre les hommes et les femmes. On apprend ainsi que les femmes restent plus insatisfaites que les hommes vis-à-vis du travail et de la liberté d’initiative. Plus surprenant, on apprend que parmi la catégorie des ouvriers, les femmes travaillent davantage à la chaîne que les hommes. La probabilité qu’elles soient titulaires d’un CDD est plus forte que pour les hommes, ainsi que la probabilité d’être licenciées, de se retrouver au chômage durant au moins trois mois dans leur vie professionnelle.

La stabilité de l’emploi, comme la satisfaction au travail, sont des conditions de l’intégration professionnelle. Paugam cherche à analyser cette intégration professionnelle à partir d’une typologie. Le type idéal conjugue satisfaction dans le travail et stabilité de l’emploi, et peut être qualifié d’intégration assurée. Il existe ensuite trois types de déviations à partir de ce type idéal : l’intégration incertaine (satisfaction dans le travail et instabilité de l’emploi), l’intégration laborieuse (insatisfaction dans le travail et stabilité de l’emploi), et l’intégration disqualifiante (insatisfaction dans le travail et instabilité de l’emploi). Cette typologie est conçue comme « un instrument pour concilier une approche psychosociologique des expériences vécues et une approche « structurelle » des conditions économiques et sociales du développement du capitalisme moderne ».

Tout au long de sa démonstration, Serge Paugam reste attaché à une démarche sociologique qui se réfère à la tradition d’Emile Durkheim. Il définit une forme d’intégration sociale qui est « normale » (l’intégration assurée) et à partir de là distingue des formes d’intégration dérivée, qui sont anormales, pathologiques. Ainsi cette approche insiste plus sur les formes pathologiques que peut prendre certaines manifestations du fonctionnement de la société, et insiste moins sur le caractère pathologique du système capitaliste lui-même. L’auteur considère pourtant que l’aliénation du travail reste d’actualité, même s’il emploie ce terme plus pour qualifier certaines formes d’activité contrainte et disqualifiante, alors qu’elle correspond en fait à la situation générale du travail salarié : qu’il soit satisfait ou non de son activité, le salarié est toujours étranger au processus de production comme au produit de son travail, et il n’exerce aucun contrôle sur son entreprise, même s’il possède quelques responsabilités.

Alexandre Mamarbachi


NOTES

1 Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard, 1999.
2 Thomas Coutrot, L'entreprise néo-libérale, nouvelle utopie capitaliste, Paris, X, 2000.
3 Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, NRF, 1999.
4 Serge Paugam, La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, PUF, 1991, Collection Quadrige, 2000.
5 Yvon Gattaz, L’emploi, l’emploi, l’emploi, La Revue des entreprises, Paris, CNPF, 1986.