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Origine : http://mapage.noos.fr/revuesocialisme/s5precarite.html
Les effets des mutations du « nouveau capitalisme »
sur le monde du travail ont été durant toute une période
quasiment occultés, du fait notamment du discours médiatique
sur la fin du monde ouvrier, de la modernisation des entreprises,
du développement de la société des loisirs…
Depuis ces dernières années quelques ouvrages sociologiques
de grande qualité ont permis de mesurer l’ampleur des
transformations opérées depuis les années soixante-dix
dans les entreprises. Parmi eux citons entre autres l’enquête
de Michel Pialoux et de Stéphane Beaud sur les équipiers
automobiles de Peugeot à Sochaux-Montbéliard, Retour
sur la condition ouvrière1, l’ouvrage de Thomas Coutrot
L’entreprise néolibérale, nouvelle utopie capitaliste2
qui s’intéresse plus aux nouvelles formes de l’organisation
du travail et des nouvelles formes de « management d’entreprise
», ainsi que le travail de Luc Boltanski et d’Eve Chiapello
sur l’évolution du discours des directions d’entreprise
et des nouvelles formes de mobilisation de la force de travail,
dans Le nouvel esprit du capitalisme3.
Le dernier livre de Serge Paugam publié en 2000 constitue
aussi une enquête très importante, réalisée
sur de nombreuses années, sur ces mêmes transformations
au sein du salariat, et qui s’intéresse plus particulièrement
aux différenciations qui se sont manifestées en son
sein et au vécu de la précarité par des franges
importantes de salariés.
Serge Paugam est directeur de recherches au CNRS. Il est membre
par ailleurs de l’Observatoire national de la pauvreté
et de l’exclusion sociale. Il a déjà publié
plusieurs ouvrages sur le thème de « l’exclusion
», et notamment en 1991 La disqualification sociale. Essai
sur la nouvelle pauvreté4. Dans ce précédent
ouvrage Paugam utilise cette expression de « disqualification
sociale » pour étudier le processus de refoulement,
hors du marché, de l’emploi de franges nombreuses de
la population et les expériences vécues de la relation
d’assistance qui en accompagnent les différentes phases.
Dans Le salarié de la précarité, l’auteur
cherche à identifier ce même processus de « disqualification
sociale » mais cette fois-ci non plus chez les personnes sans
activités, en particulier les chômeurs de longue durée,
mais chez les salariés qui travaillent sous le régime
de la précarité.
Paugam veut ainsi rappeler une réalité bien souvent
ignorée : le fait d’avoir un emploi « ne met
plus forcément à l’abri ni de la pauvreté
matérielle, ni de la détresse psychologique ».
Le grand intérêt de ce livre est de donner un aperçu
global du phénomène de la précarité
: l’étude des nouvelles formes de précarité
ne se limite pas à leurs effets sur le champ professionnel,
mais concerne aussi la vie familiale, la santé, les formes
d’engagement, y compris les formes d’engagement syndical
et politique.
En plus d’une analyse très fine des situations diverses
de précarité, qui s’appuie sur des enquêtes
nationales réalisées auprès des salariés
ainsi que des entretiens approfondis avec des salariés de
huit entreprises, Serge Paugam s’interroge également
sur la fonction que remplit l’existence d’un salariat
précaire dans le système capitaliste contemporain
: « Peut-on dire que les salariés précaires
remplissent une fonction précise dans le système économique
et social, conformément non pas à un dysfonctionnement
de ce système, comme le suggérerait aujourd’hui
Durkheim, mais, au contraire, à sa logique même ? ».
Afin de comprendre ce que signifie être un salarié
précaire, Serge Paugam commence par décrire les logiques
sociales de l’intégration professionnelle. Il met en
évidence deux dimensions de cette intégration professionnelle
qui sont souvent confondues dans les autres enquêtes : le
rapport au travail et le rapport à l’emploi.
L’étude du rapport au travail permet « d’appréhender
notamment les dimensions de la satisfaction ou de l’insatisfaction
des salariés dans l’exercice de leur fonction ».
Pour approcher cette dimension, l’auteur commence par présenter
les nouvelles contraintes du travail dans les entreprises depuis
la généralisation du travail taylorisé, durant
la période de l’après-guerre, jusqu’à
aujourd’hui. Serge Paugam reprend ainsi la notion d’aliénation
qui fut fréquemment utilisée pour qualifier ce type
de travail, et s’interroge sur sa pertinence aujourd’hui.
Il revient au sens initial que donnait Marx à cette notion
:
Par l’aliénation du travail, Marx entend à
la fois le rapport de l’ouvrier au produit du travail en tant
qu’objet étranger, mais aussi le rapport de l’ouvrier
à l'acte de production en tant qu’activité étrangère
qui ne lui appartient pas. Il s’agit donc d’un double
dessaisissement : du produit du travail et de soi. Dans ces conditions,
il ne peut être question d’épanouissement, mais
au contraire de servitude.
Le travail ouvrier a connu de nombreuses mutations depuis l’époque
de Marx. La question ici est de savoir s’il existe des constances
et sous quelles formes elles se manifestent aujourd’hui :
Il ne s’agit pas ici de postuler l’inertie du monde
du travail. Il me semble toutefois possible, en référence
à la notion d’aliénation dans le travail, de
vérifier encore aujourd’hui les hypothèses que
les salariés peuvent dans certains cas : 1) ne pas disposer
d’autonomie dans le travail et se sentir étranger à
l’acte de production lui-même ; 2) éprouver des
souffrances qui empêchent toute affirmation de soi ; 3) ne
pas adhérer entièrement aux normes du groupe professionnel
auquel ils sont rattachés et se tenir à distance de
celui-ci ou même d’en être écartés.
Serge Paugam distingue trois grandes évolutions qui ont
affecté le travail salarié. Tout d’abord il
note qu’il existe une plus grande autonomie dans le travail
liée à une amélioration des qualifications
et à l’introduction de nouvelles technologies.
Cette tendance à l’accroissement de l’autonomie
touche toutes les catégories, y compris les ouvriers non
qualifiés. L’auteur s’appuie sur les résultats
des enquêtes nationales sur l’emploi réalisées
par l’INSEE pour étayer sa démonstration. Il
ajoute que c’est aussi les nouvelles politiques de gestion
des ressources humaines des entreprises, avec le développement
du « management participatif », qui est facteur de l’accroissement
de l’autonomie au travail. Mais cette autonomie est relative,
car elle exige des salariés qu’ils s’auto-contrôlent
et évaluent eux-mêmes leur travail.
Ensuite, et simultanément à cette évolution,
les salariés sont aussi « confrontés à
des contraintes plus fortes, tant dans les rythmes de travail que
dans les normes de qualité à respecter ».
Les entreprises, en cherchant à s’adapter à
la concurrence par la recherche de gains de productivité
avec le fonctionnement en flux tendus, reportent sur les salariés
tout le poids de l’incertitude marchande qui se manifeste
par les changements de rythme dans la production. La conséquence
en est l’intensification du travail, le développement
de la flexibilité des horaires, de la polyvalence, qui produisent
un effet de stress permanent sur les travailleurs.
Ces évolutions font que, selon les enquêtes de la
DARES, 60% des salariés déclarent qu’une erreur
de leur part peut entraîner des sanctions à leur égard,
des risques pour leur emploi, et une diminution de leur rémunération,
contre 46% en 1991.
Enfin la troisième évolution importante est liée
à l’augmentation des pénibilités et des
risques au travail de plus en plus mal supportés. Ainsi,
Paugam note que la proportion des salariés qui déclarent
que leur travail est répétitif est passée de
20% en 1984 à 29% en 1998 :
Même la proportion de ceux qui disent travailler sous cadence
automatique ou à la chaîne a augmenté. Elle
est passée de 12 % à 22 % parmi les ouvriers qualifiés
entre 1984 et 1998 et de 26 % à 33 % parmi les ouvriers non
qualifiés. On sait que dans les secteurs comme l’agro-alimentaire,
le travail à la chaîne s’est accru au cours des
dernières années.
Paugam note néanmoins que si les salariés sont plus
nombreux en proportion à déclarer que leurs conditions
de travail se dégradent (comme « rester plus longtemps
debout », ou « porter ou déplacer des charges
lourdes », « ne pas quitter leur travail des yeux »…),
c’est aussi parce qu’ils sont plus sensibles aujourd’hui
à ces conditions « du fait des efforts collectifs réalisés
pour en permettre l’expression et donc la prévention
», par le biais notamment de l’action syndicale.
L’étude du rapport à l’emploi permet
d’analyser la précarité en terme de stabilité
de la situation professionnelle des salariés. La stabilité
est définie par la nature de leur contrat de travail et par
la politique économique de leur entreprise selon qu’elle
envisage ou non des licenciements collectifs. Paugam constate que
« lorsque la précarité de l’emploi est
durable et contrainte, elle correspond à une forme d’exploitation
».
L’étude du rapport à l’emploi révèle
les évolutions depuis ces trente dernières années
et qui se manifestent notamment par une diversification des situations
par rapport à l’emploi, à partir d’un
double phénomène : le chômage de longue durée
(« chômage d’exclusion »), et la précarité
croissante de la relation de travail qui déstabilise les
contrats de travail stables. Les transformations du droit du travail
qui en résultent ont pour effet le développement du
droit conventionnel (les accords d’entreprise) au détriment
du droit étatique, et celui des formes atypiques d’emploi
(travail à durée déterminée, à
temps partiel, intermittent, temporaire, etc.). Serge Paugam définit
les formes particulières d’emploi comme « toutes
celles qui ne correspondent pas à l’un ou plusieurs
des trois éléments suivants : la durabilité
de la relation d’emploi, l’unicité de l’employeur,
le temps plein avec salaire correspondant à l’activité
normale et permanente dans l’entreprise ».
L’auteur décrit en premier lieu l’explosion
des emplois à statut précaire. Quatre formes d’emploi
à statut précaire sont recensées dans les enquêtes
de l’INSEE : le CDD, l’intérim, le stage et contrat
aidés et l’apprentissage. « L’évolution
du nombre de salariés concernés a été
très forte depuis le début des années 1980.
Il est en effet passé de 736.000 en 1982 à près
de 2 millions en 1998, ce qui correspond à un plus de 10%
des actifs salariés ». Plus de deux tiers des embauches
annuelles se font sous la forme d’un emploi atypique.
Paugam montre que cette évolution correspond avant tout pour
les entreprises à un moyen pour accroître leur flexibilité.
Il cite la position du patronat français telle qu’elle
a pu être exprimée par Yvon Gattaz en 1986 pour montrer
à quel point ces emplois précaires sont un enjeu essentiel
pour les entreprises, sous couvert de lutte contre le chômage
:
On a cru longtemps, que le progrès social c’était
la sécurité, la rigidité, la réglementation
et l’irréversibilité des avantages acquis. Or,
aujourd’hui, le vrai progrès social, c’est l’emploi,
pour lequel nous devons tous nous coaliser. Et cet emploi est bloqué
par les rigidités. Les salariés en général
l’ont bien compris, eux qui s’investissent de plus en
plus dans leurs entreprises, dont ils comprennent de mieux en mieux
les finalités, et qui, par ailleurs, souhaitent pour eux-mêmes
des conditions de travail de plus en plus personnalisées,
des horaires atypiques et des salaires différenciés.5
Le travail temporaire présente plusieurs avantages pour
les entreprises : en premier lieu l’avantage salarial, avec
la baisse des coûts que représente un licenciement
pour l’entreprise. Paugam note qu’on estime la sous-rémunération
horaire des intérimaires à plus de 20% en moyenne.
Ensuite un autre avantage pour l’entreprise réside
dans une meilleure utilisation du temps. L’entreprise économise
sur les temps morts en ajustant au plus près le travail rémunéré
au travail effectif. L’auteur souligne également l’ensemble
des avantages liés à l’encadrement et au contrôle
de la main d’œuvre. « Une fois l’embauche
temporaire réalisée, l’entreprise sait qu’elle
peut attendre du salarié un effort productif important puisque
celui-ci doit en quelque sorte faire ses preuves. » Enfin,
la différenciation des statuts au sein de la même entreprise
peut affaiblir l’esprit revendicatif. « De façon
presque cynique, on pourrait conclure que le recours au travail
temporaire est une arme pour assurer la paix sociale des entreprises
».
Serge Paugam souligne aussi le rôle des politiques économiques
des différents gouvernements dans le renforcement de l’accroissement
de la précarité des contrats de travail. Les aides
de l’Etat aux entreprises pour embaucher, soit en créant
de nouveaux statuts précaires d’emploi, soit en réduisant
les charges fiscales des entreprises, contribuent à pérenniser
ces emplois atypiques :
Alors que ces aides visent des publics susceptibles de se maintenir
durablement au chômage et qui nécessitent, par conséquent,
une attention particulière en termes de formation et de qualifications,
elles sont souvent utilisées, aussi bien par le secteur marchand
que par le secteur non marchand, à des fins de flexibilité
de la main-d’œuvre. En définitive, il s’agit
souvent là pour les entreprises d’une main-d’œuvre
à bon marché.
En second lieu Paugam décrit le développement du
« sous-emploi », qui concerne essentiellement les salariés
à temps partiel contraint. Il note que ces derniers sont
passés de 800.000 environ en 1990 à 1,4 million en
1997.
Paugam réserve une grande part de son enquête à
décrire les inégalités qui existent au sein
du salariat vis à vis de la précarité. Il montre
que les catégories les plus exposées à la précarité
de l’emploi et l’insatisfaction au travail sont avant
tout les femmes, les jeunes, les classes populaires (ouvriers et
employés). Paugam insiste surtout sur les inégalités
entre les hommes et les femmes. On apprend ainsi que les femmes
restent plus insatisfaites que les hommes vis-à-vis du travail
et de la liberté d’initiative. Plus surprenant, on
apprend que parmi la catégorie des ouvriers, les femmes travaillent
davantage à la chaîne que les hommes. La probabilité
qu’elles soient titulaires d’un CDD est plus forte que
pour les hommes, ainsi que la probabilité d’être
licenciées, de se retrouver au chômage durant au moins
trois mois dans leur vie professionnelle.
La stabilité de l’emploi, comme la satisfaction au
travail, sont des conditions de l’intégration professionnelle.
Paugam cherche à analyser cette intégration professionnelle
à partir d’une typologie. Le type idéal conjugue
satisfaction dans le travail et stabilité de l’emploi,
et peut être qualifié d’intégration assurée.
Il existe ensuite trois types de déviations à partir
de ce type idéal : l’intégration incertaine
(satisfaction dans le travail et instabilité de l’emploi),
l’intégration laborieuse (insatisfaction dans le travail
et stabilité de l’emploi), et l’intégration
disqualifiante (insatisfaction dans le travail et instabilité
de l’emploi). Cette typologie est conçue comme «
un instrument pour concilier une approche psychosociologique des
expériences vécues et une approche « structurelle
» des conditions économiques et sociales du développement
du capitalisme moderne ».
Tout au long de sa démonstration, Serge Paugam reste attaché
à une démarche sociologique qui se réfère
à la tradition d’Emile Durkheim. Il définit
une forme d’intégration sociale qui est « normale
» (l’intégration assurée) et à
partir de là distingue des formes d’intégration
dérivée, qui sont anormales, pathologiques. Ainsi
cette approche insiste plus sur les formes pathologiques que peut
prendre certaines manifestations du fonctionnement de la société,
et insiste moins sur le caractère pathologique du système
capitaliste lui-même. L’auteur considère pourtant
que l’aliénation du travail reste d’actualité,
même s’il emploie ce terme plus pour qualifier certaines
formes d’activité contrainte et disqualifiante, alors
qu’elle correspond en fait à la situation générale
du travail salarié : qu’il soit satisfait ou non de
son activité, le salarié est toujours étranger
au processus de production comme au produit de son travail, et il
n’exerce aucun contrôle sur son entreprise, même
s’il possède quelques responsabilités.
Alexandre Mamarbachi
NOTES
1 Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition
ouvrière, Paris, Fayard, 1999.
2 Thomas Coutrot, L'entreprise néo-libérale, nouvelle
utopie capitaliste, Paris, X, 2000.
3 Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme,
Paris, NRF, 1999.
4 Serge Paugam, La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle
pauvreté, Paris, PUF, 1991, Collection Quadrige, 2000.
5 Yvon Gattaz, L’emploi, l’emploi, l’emploi, La
Revue des entreprises, Paris, CNPF, 1986.
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