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PAUGAM Serge
La Disqualification sociale : essai sur la nouvelle pauvreté

Origine : http://www.cndp.fr/TR_exclusion/bf_paug.html

La Disqualification sociale : essai sur la nouvelle pauvreté
Serge Paugam
PUF 2000

I / La pauvreté : une prénotion

Depuis que notre pays est entré dans une période de forte récession économique entraînant une augmentation massive du chômage, on ne cesse de développer le discours d'une France duale et de découvrir de nouvelles formes de pauvreté qui étonnent ou font scandale1. En période de prospérité économique, au cours des « trente glorieuses », on parlait des clochards ou des mendiants en marge de la société ou encore des « familles lourdes » tout à la fois déracinées et surencadrées par les services d'action sociale. La pauvreté existait évidemment dans les taudis, bidonvilles ou cités de transit mais on en parlait épisodiquement, laissant aux travailleurs sociaux ou aux courageux bénévoles le soin d'aider ou de défendre « ces gens-là » à la limite de l'exclusion sociale. Le discours dominant était celui de l'inadaptation renvoyant à des aptitudes individuelles et, partant, à des handicaps sociaux. Aujourd'hui, force est de constater que le phénomène est beaucoup plus complexe, multiforme et qu'il inquiète les institutions et les élus locaux confrontés au risque de dérive des populations et des territoires dont ils ont la responsabilité.

Les chercheurs en sciences humaines, et notamment les sociologues, ont essayé à plusieurs reprises de définir les traits distinctifs des figures traditionnelles et nouvelles de la pauvreté. En partant le plus souvent de définitions courantes, et donc, du sens commun, ils ont tenté de mesurer le phénomène et d'établir pour cela un « seuil de pauvreté ». Le travail a donc consisté à désigner les pauvres à partir de critères quantitatifs2. Plusieurs techniques de mesure ont été proposées, certaines s'en tenant à un ou plusieurs critères absolus pour déterminer à partir de quel moment l'existence biologique est menacée. Il existe, certes, un point limite à partir duquel les besoins de subsistance (alimentation, logement, habillement) sont insatisfaits. Établir un minimum vital pose, néanmoins, de nombreuses difficultés car les normes qui permettent de le définir sont relatives. Elles varient en fonction des modèles d'existence évoluant dans l'histoire. La pauvreté au Moyen Âge est sans commune mesure avec celle que l'on rencontre dans les sociétés modernes. Elles varient aussi en fonction de l'environnement, des habitudes culturelles et des modes de vie, à tel point qu'il est toujours difficile de comparer la pauvreté dans des sociétés qui n'ont pas atteint le même stade de développement économique et, parfois même, au sein d'un même pays, de comparer la pauvreté dans des régions dont les conditions géographiques sont dissemblables.

Dans les sociétés modernes, il est clair que la pauvreté se définit non en elle-même mais par rapport à un seuil de revenus qui augmente avec l'augmentation de la richesse. De ce fait « elle a chance à se perpétuer en un régime où la répartition des revenus reste déterminée avant tout par le rendement du travail et les revenus du capital3 ». La notion de pauvreté qui renvoie à la faiblesse des revenus — « est pauvre celui qui n'a pas le nécessaire ou qui ne l'a qu'à peine » (Littré) — présente donc un caractère équivoque et relatif4. On peut évidemment prendre en considération les implications extramatérielles de cette condition sociale inférieure liée à la faiblesse des revenus telles que, par exemple, l'accès à l'éducation, la possibilité réduite de transmettre aux enfants un capital culturel permettant une réelle intégration sociale et professionnelle, mais il est toujours difficile d'échapper totalement à la relativité des critères retenus selon les lieux et les époques. Il y a bien là un paradoxe : les chercheurs en sciences humaines ne parviennent pas à mesurer de façon satisfaisante un phénomène dont la définition semble claire à l'opinion publique et qui, de surcroît, mobilise l'énergie de nombreuses institutions et d'associations confrontées en permanence aux multiples difficultés de populations défavorisées.

L'analyse de la littérature sociologique permet également de constater que les tentatives de constitution d'un objet d'études reposant sur la notion de pauvreté ont abouti à de faibles résultats ou tout au moins à des résultats non totalement dénués d'ambiguïté. Sur le thème de la reproduction des comportements jugés caractéristiques des pauvres, deux théories ont été développées, la thèse de la « culture de la pauvreté », ou plus exactement de la « sous-culture des pauvres », et la thèse adverse que l'on pourrait appeler « structurelle » dans la mesure où elle préconise l'étude des causes externes.

Dans les tenants de l'interprétation culturelle, il convient de citer en premier lieu Oscar Lewis qui considère que « la culture de la pauvreté est tout à la fois une adaptation et une réaction des pauvres à leur position marginale dans une société à classes stratifiées, hautement individualisée et capitaliste. Elle représente un effort pour faire face aux sentiments de désespoir qui naissent quand les pauvres comprennent à quel point il est improbable qu'ils parviennent à la réussite telle qu'elle se conçoit d'après les valeurs et les objectifs de la société au sein de laquelle ils vivent ». Et il ajoute : « ...la culture de la pauvreté n'est pas seulement une adaptation à un ensemble de conditions objectives de la société dans son ensemble. Une fois qu'elle existe, elle a tendance à se perpétuer de génération en génération en raison de l'effet qu'elle a sur les enfants. Lorsque les enfants des taudis ont atteint l'âge de six ou sept ans, ils ont en général assimilé les valeurs fondamentales et les habitudes de leur subculture et ne sont pas psychologiquement équipés pour profiter pleinement de l'évolution ou des progrès susceptibles de se produire durant leur vie »5. L'approche culturaliste de la pauvreté permet d'atteindre les formes de pensée et les structures de comportements incorporés à l'expérience vécue et admet l'hypothèse que cette sous-culture présente un côté positif dans la mesure où elle repose sur un système de rationalisation et d'autodéfense sans lequel les pauvres ne pourraient guère survivre6.

Les tenants de la thèse adverse contestent l'existence d'une culture spécifique ayant une logique propre et surtout l'explication de la reproduction de la pauvreté par des causes internes ou, en d'autres termes, par des déficiences individuelles transmises de génération en génération. Anthony Leeds, par exemple, propose au contraire de prendre en considération les contraintes structurelles qui pèsent sur l'environnement des pauvres et qui leur échappent totalement ou presque7. Les comportements décrits par Oscar Lewis ne seraient donc qu'une conséquence — et non la cause — des obstacles à la participation directe des populations défavorisées au système d'organisation économique et sociale, et du statut inférieur que la société leur accorde. La thèse « structurelle » procède par conséquent à un changement de perspective : si les plus démunis sont écartés temporairement et définitivement du marché du travail et des institutions officielles, ce n'est pas parce qu'ils se désintéressent des valeurs de la société globale, c'est parce que, faute de revenu stable, de pouvoir et d'instruction, ils savent leurs chances de promotion sociale compromises et qu'ils sont condamnés à vivre à plus ou moins long terme dans un cadre culturel à la limite de l'exclusion sociale.

Ces deux théories, dont les connotations idéologiques renforcent encore l'antagonisme et rendent difficile leur articulation8, ont au moins permis d'expliquer la reproduction de la pauvreté par deux types de facteurs : internes et externes. Les monographies de familles ou les études approfondies des couches défavorisées dans les pays riches ou pauvres — sur lesquelles ces théories s'appuient — restent évidemment des documents de référence pour toute recherche sociologique approchant directement ou indirectement la notion de pauvreté. II n'en reste pas moins que ces théories ont été, l'une et l'autre, élaborées au prix d'une dissociation discutable de l'univers des pauvres du reste de la société. Peut-on en effet isoler sans ambiguïté la culture de la pauvreté de l'ensemble du système social ? Les pauvres forment-ils un groupe réel homogène aux frontières bien délimitées ? Dans la mesure où il n'existe pas de seuil objectif de la pauvreté, une approche théorique de cette notion équivoque est condamnée à figer et à valider des catégorisations qui, dans la réalité, sont toujours arbitraires et inévitablement fluctuantes9. Pour expliquer la reproduction de la pauvreté, ces théories doivent préalablement désigner les pauvres et leur attribuer une distance aux normes de la société globale. Autrement dit, elles admettent d'emblée pour véritable et authentique un découpage de la réalité qui repose en fait sur une perception socio-éthique des notions de réussite et d'échecs matériels variable, on l'a vu, selon les lieux et les époques. Au lieu d'analyser le processus qui conduit à la désignation et à l'étiquetage des populations défavorisées dans une société ou un environnement donné, c'est-à-dire au lieu d'expliquer les mécanismes qui participent à la construction sociale de la pauvreté, elles ne font que légitimer sur le plan intellectuel des définitions et des interprétations du sens commun.

Reposant sur une dichotomisation induite d'un raisonnement en termes binaires — caractéristiques des pauvres ; caractéristiques du reste de la société — ces théories sont finalement l'expression d'une réalité qui reste à découvrir. Cela ne signifie pas que les pauvres n'existent pas, cela implique qu'il faut prendre de la distance par rapport aux représentations schématiques et sommaires dont on se sert pour les usages courants de la vie. II apparaît clairement en effet que la pauvreté n'est qu'une prénotion au sens durkheimien. « II faut donc que le sociologue, soit au moment où il détermine l'objet de ses recherches, soit dans le cours de ses démonstrations, s'interdise résolument l'emploi de ces concepts qui se sont formés en dehors de la science et pour des besoins qui n'ont rien de scientifique. Il faut qu'il s'affranchisse de ces fausses évidences qui dominent l'esprit du vulgaire, qu'il secoue, une fois pour toutes, le joug de ces catégories empiriques qu'une longue accoutumance finit souvent par rendre tyranniques. » 10

Il est possible toutefois de déplacer l'objet. Les sociologues admettent aujourd'hui le caractère relatif de la pauvreté. On peut étudier bien entendu la constitution de groupes spécifiques et la reproduction de leurs conditions d'existence — le sous-prolétariat en Algérie, par exemple, à un moment de son histoire11 — ou analyser les processus sociaux qui créent l'exclusion et les mécanismes qui maintiennent les inégalités dans une société donnée en se fondant sur une approche tout à la fois économique et sociologique12, mais l'hypothèse d'une approche théorique globale et à prétention universelle de la pauvreté est contestable et à écarter systématiquement.

Georg Simmel avait déjà posé le problème de l'ambiguïté de la notion de pauvreté comme catégorie sociologique. Il se demande quel est le « contenu positif » de ce groupe hétérogène que l'on désigne et qualifie de pauvre et tente d'apporter une solution : « Le fait que quelqu'un soit pauvre ne veut pas dire qu'il appartienne à la catégorie sociale spécifique des pauvres. Il peut être un commerçant, un artiste ou un employé pauvre, mais il demeure dans la catégorie (commerçant, artiste ou employé), qui est définie par une activité ou une position spécifique, Dans cette catégorie, il est possible qu'il occupe, à cause de sa pauvreté, une position qui se modifie au fur et à mesure ; mais les individus qui, sous différents statuts et occupations, sont dans une telle position ne sont pas regroupés de quelque manière dans un tout sociologique particulier, différent de la couche sociale à laquelle ils appartiennent. Ce n'est qu'à partir du moment où ils sont assistés — ou peut-être dès que leur situation globale aurait dû exiger assistance, bien qu'elle n'ait pas encore été donnée — qu'ils deviennent membres d'un groupe caractérisé par la pauvreté. Ce groupe ne demeure pas uni par l'interaction de ses membres, mais par l'attitude collective que la société, en tant que tout, adopte à son égard. »13

La sociologie de la pauvreté telle que la conçoit Simmel renvoie, par conséquent, à l'analyse approfondie d'un groupe réel à qui la société reconnaît un statut social spécifique, en l'occurrence celui d'assisté.

L'avantage de ce changement de perspective est qu'il permet d'opérer une distance sociologique à l'égard d'une notion trop équivoque pour en faire un objet d'études. Ce qui est sociologiquement pertinent, ce n'est pas la pauvreté en tant que telle mais les formes institutionnelles que prend ce phénomène dans une société ou un environnement donné. Autrement dit, il peut être heuristiquement fécond d'étudier la « pauvreté » comme condition socialement reconnue et les « pauvres » comme un ensemble de personnes dont le statut social est défini, pour une part, par des institutions spécialisées de l'action sociale qui les désignent comme tels.

La pauvreté est, certes, une catégorie fluctuante, relative et arbitraire mais elle constitue toutefois une propriété de la structure sociale des sociétés modernes dans la mesure où celles-ci considèrent ce phénomène de façon uniquement négative et désirent le combattre ou, tout au moins, apporter une assistance à ceux qui le méritent ou plutôt à ceux dont elles pensent que l'assistance est légitime. Dans le prolongement de l'étude de Simmel, il me paraît judicieux de relever la pluralité des catégorisations institutionnelles de la « pauvreté » et d'analyser tout à la fois les « clientèles » auxquelles la législation reconnaît le droit d'être aidées ou assistées et les populations qui, tout en étant en relation avec des services d'action sociale, se situent à l'écart du dispositif officiel d'assistance et pour lesquelles les réponses institutionnelles sont limitées.

De même, pour marquer une rupture avec l'idée fausse de l'unité de la catégorie des pauvres, il me semble préférable de parler de populations « reconnues » en situation de précarité économique et sociale. Les raisons qui peuvent expliquer le recours ponctuel ou régulier aux services d'action sociale sont diverses car la population appartenant aux couches inférieures de la société éprouve des difficultés parfois dissemblables. Entre un ménage touché récemment par le chômage et dont le revenu rend difficile l'équilibre du budget, un ménage écarté définitivement du marché du travail en raison d'un cumul de handicaps et un ménage à la limite de la désocialisation et de la survie, il existe des différences objectives que le sociologue doit prendre en considération.

En réalité, la constitution d'un objet d'études n'était possible qu'après avoir reconnu les limites et déconstruit la notion de pauvreté.


1. M.-A. Barthe, Les formes de la pauvreté dans la société française, Revue française des Affaires sociales, 2, 1987, p. 113-125.

2. Plusieurs travaux ont porté sur le problème de la mesure de la pauvreté. On peut citer par exemple : S. Mencher, The Problem of Measuring Poverty, The British Journal of Sociology, XVIII (1), 1967, p. 1-12 ; M. Rein, Problems in the Definition and Measurement of Poverty, in P. Townsend (ed.). The Concept of Poverty, London, Heinemann Educational Books, 1970, p. 43-63 ; L. Beeghley, Illusion and reality in the measurement of poverty, Social Problems, vol. 31, 3,1984, p. 322-333.

3. R. Aron, Les Désillusions du progrès. Essai sur la dialectique de la modernité, Paris, Calmann-Lévy, 1969, p. 34.

4. A plusieurs reprises, les limites des analyses en termes de revenus pour définir les populations pauvres ont été soulignées. On lira, par exemple, le rapport présenté à la Commission des Communautés européennes, Pauvreté et paupérisation : la situation de la France, Paris, FORS, Recherche sociale, 82-83, 1982. Cela ne diminue pas le mérite des recherches statistiques qui portent sur les bas revenus. On peut citer à ce propos l’enquête intéressante de G. Hatchuel, Caractéristiques des ménages à bas revenus. Enquête CNAF-CREDOC 1979, Consommation, 4, 1985/1986, p. 49-68.

5. 0. Lewis, La Vida. Une famille portoricaine dans une culture de pauvreté : San Juan et New York, première édition en anglais : 1965, Paris, Gallimard, « Témoins ». 1969, p. 802. On lira aussi un autre ouvrage du même auteur, Les Enfants de Sanchez. Autobiographie d'une famille mexicaine, première édition en anglais : 1961, Paris, Gallimard, « Tel », 1981.

Il convient d'évoquer également le nom d'un autre tenant de l'interprétation culturelle de la reproduction de la pauvreté : M. Harrington, L'Autre Amérique. La pauvreté aux États-Unis, première édition en anglais : 1964, Paris, Gallimard, 1967.

6. Cf. Les Enfants de Sanchez, op . cit., p. 29.

7. A. Leeds, The Concept of the « Culture of Poverty » : Conceptual, Logical, and Empirical Problems, with Perspectives from Brazil and Peru, in E. B. Leacock (ed.), The Culture of Poverty : A Critique, New York, Simon and Schuster, 1971, p. 226-284. En France, dans les tenants de cette interprétation, on peut citer J. Labbens, Sociologie de la pauvreté. Le Tiers Monde et le Quart Monde. Paris, Gallimard, « Idées », 1978, 322 p.

8. Les contraintes imposées par ces deux types d'interprétation sont également présentes dans le domaine de la sociologie des cultures populaires, quoique d'une façon différente. C. Grignon et J.-C. Passeron ont examiné les difficultés d’articulation de l'analyse culturelle — relativisme — et de l'analyse idéologique — théorie de la légitimité —, la première souvent imprégnée de « populisme », la seconde de « misérabilisme », Sociologie de la culture et sociologie des cultures populaires, Séminaires de l’EHESS, documents du GIDES, 4, 1982.

9. Dans le cadre d'une observation réalisée à Tel-Aviv-Yaffo en lsraël, Ruwen Ogien a décrit les mécanismes de la construction sociale de la pauvreté en montrant notamment comment l'univers institutionnel parvient à maîtriser les fluctuations des catégorisations, Théories ordinaires de la pauvreté, Paris, PUF, « Le Sociologue », 1983.

10. E. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, première édition&nbsp: 1895, Paris, PUF, 20e éd. 1981, p. 32.

11. P. Bourdieu, Algérie 60. Structures économiques et structures temporelles, Paris, Éditions de Minuit, « Le sens commun », 1977.

12. A. Lion et P. Maclouf (sous la dir. de), L’Insécurité sociale. Paupérisation et solidarité, Paris, Éditions Ouvrières, « Politique sociale », 1982.

13. G. Simmel, Les Pauvres (1re édition en allemand, 1908), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1998, p. 98.


Texte mis en ligne par le CNDP

Lycée / La table ronde pédagogique « L'exclusion existe-t-elle ? »