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Exclusion, pauvreté : les réponses de Serge Paugam

Origine : http://www.cndp.fr/TR_exclusion/rep_paug.html

L’exclusion est une notion couramment utilisée aujourd’hui. Quel est, selon vous, l’apport des sciences sociales à la compréhension de cette question ?

Comme le paupérisme a pu l’être au XIXe siècle, la notion d’exclusion est aujourd’hui au cœur du débat social et politique, en particulier en Europe, mais son usage est si varié et si imprécis qu’elle reste souvent floue et parfois équivoque. De ce fait, elle correspond davantage à un paradigme social qu’à un véritable concept sociologique1.

Néanmoins, sur des sujets aussi sensibles que l’exclusion, les sciences sociales et en particulier la sociologie, sont toujours partie prenante du débat social. La notion d’exclusion ne s’est pas constituée dans le champ de l’action politique indépendamment des recherches menées en sciences sociales. Que ce soit au milieu des années 1960 où elle fit son apparition2, dans les années 1970 où elle connut une première période de forte diffusion3 ou dans la dernière décennie du XXe siècle où elle est devenue une catégorie hégémonique de la pensée sociale, la notion d’exclusion a toujours été utilisée à la fois comme catégorie de réflexion et d’action publique et comme objet de recherche. À chacune de ces phases, au moins de façon implicite, des travaux ont été menés en référence à cette notion, soit pour attirer l’attention sur une réalité qui restait méconnue4, soit pour en étudier de façon plus approfondie les mécanismes, éventuellement à l’aide de concepts plus élaborés5. C’est dans ce sens que l’exclusion est en quelque sorte un concept-horizon. Sans être directement une catégorie de la pensée scientifique, elle contribue à structurer de nombreuses recherches. Elle correspond à un foyer virtuel qui permet de dire un certain nombre de choses et autour duquel s’organise une partie du savoir des sciences sociales.

Ce concept-horizon suscite aujourd’hui plusieurs préoccupations théoriques au coeur de la tradition sociologique, en particulier celle de la reproduction des inégalités, celle du relâchement des liens sociaux et de la crise des identités.

Se référer à la notion d’exclusion conduit à mettre l’accent sur les spécificités actuelles des inégalités6. Tout en se reproduisant, ces dernières, ainsi que les formes diverses de ségrégation, deviennent plus complexes et nécessitent, par conséquent, d’autres instruments d’analyse. Les situations d’instabilité, qu’elles soient d’ordre professionnel (précarité du statut de l’emploi, chômage), familial (rupture conjugale, recomposition des familles) ou social (difficultés d’accès au logement...), se sont diffusées. La difficulté consiste alors à analyser les inégalités, non plus de façon statique, c’est-à-dire en identifiant les groupes défavorisés et en recherchant pourquoi leur condition sociale n’évolue pas, mais, au contraire, à repérer dans des trajectoires diverses, les processus qui conduisent certains individus à un cumul de handicaps et d’autres à un cumul d’avantages, à l’origine d’une nouvelle forme de fragmentation sociale.

L’idée qui préside à de nombreux travaux menés en référence à la notion d’exclusion est également que les liens sociaux se relâchent. Cette idée n’est pas nouvelle. Elle était déjà, on le sait, au centre des préoccupations de Durkheim. Le relâchement des liens sociaux qui se manifeste dans différentes sphères de la vie collective (le travail, la famille, le quartier, l’école) correspond aux ratés des processus de socialisation, lesquels peuvent se traduire par une remise en question au moins partielle des identités individuelles et collectives. L’absence de perspectives d’emploi stable et le chômage menacent de détruire l’identité professionnelle, le divorce ou la séparation fragilise souvent l’identité familiale et provoque parfois un isolement durable.

Par ailleurs, si les liens sociaux se relâchent, c’est aussi paradoxalement parce que la société devient, du moins en apparence, plus démocratique. Si les inégalités se renouvellent, les frontières entre les groupes sociaux apparaissent aujourd’hui moins visibles qu’au début du siècle ou qu’au milieu de celui-ci. Les aspirations peuvent être, de ce fait, plus grandes, d’autant que le niveau global d’éducation et de formation ne cesse de s’élever et que la société dans son ensemble continue à s’enrichir. Le sentiment que certaines barrières sociales s’estompent et le brouillage plus ou moins volontaire des statuts sociaux créés par l’État-providence provoquent une fluidité des identités et, par là même, une difficulté plus grande à organiser son existence en fonction des attentes collectives de groupes sociaux déterminés. Dès lors, le problème essentiel pour de nombreux individus est celui de la menace de perdre la place qu’ils occupent dans la société, c’est-à-dire le lien fragile qui les relie aux autres.

En définitive, tout en cherchant à s’affranchir de l’usage courant de la notion d’exclusion et à affirmer la spécificité de leur raisonnement, les chercheurs contribuent à répondre aux questions à la fois sociales et sociologiques qui en sont à l’origine.

Voulez-vous, à la manière de Durkheim, traiter ce « fait social comme une chose », de l’extérieur, ou pensez-vous que cet objet se prête mieux à une approche « compréhensive » prenant en compte la subjectivité et l’expérience des acteurs ?

L’exclusion, comme la pauvreté, est une notion relative et donc complexe, voire équivoque, dès que l’on essaie de la mesurer de façon positiviste ou substantialiste. Pour certains, la difficulté à définir ainsi cette notion serait une preuve de son caractère inadapté, ce qui conduirait même à mettre en doute la réalité à laquelle elle serait censée renvoyer. Il s’agirait plutôt des effets d’une hallucination collective dont les chercheurs misérabilistes seraient victimes. Pour pouvoir en parler, il faudrait avoir défini au préalable toutes les caractéristiques objectives du phénomène en question. Procéder ainsi, c’est se tromper sur l’objet lui-même. Sans remettre en question bien entendu la nécessité de définitions et de concepts, ne faut-il pas admettre en effet comme postulat que toute société définit de façon particulière ses « pauvres » et ses « exclus » et que l’objet sociologique de la pauvreté et de l’exclusion est d’analyser de façon comparative à la fois les formes sociales et les expériences vécues de ces phénomènes ? Construire l’objet autour d’une définition substantialiste conduirait à une impasse épistémologique puisqu’elle occulterait la question fondamentale de l’élaboration sociale de ces notions qui appartiennent au sens commun et à nier par avance la diversité des processus qui les caractérisent. C’est en ce sens qu’une approche « compréhensive » prenant en compte les expériences vécues et leur évolution dans l’histoire me semble plus féconde.

Sur des questions aussi sensibles socialement ou politiquement que l’exclusion ou la pauvreté, les chercheurs doivent tout d’abord reconnaître qu’il ne peut exister de définitions absolues. Ce sont des notions relatives, variables selon les époques et les lieux. Il est déraisonnable de prétendre trouver une définition scientifique juste, objective – et distincte du débat social – sans tomber dans le piège de la catégorisation de populations spécifiques dont on sait pertinemment par ailleurs que les frontières qui les distinguent des autres groupes sociaux ne sont jamais claires et valables une fois pour toutes. Vouloir définir le « pauvre » ou « l’exclu » en fonction de critères précis, jugés scientifiques, conduit, en réalité, à réifier des catégories sociales nouvelles ou similaires à celles qui ont été construites socialement et à laisser entendre qu’il peut exister une science de la pauvreté ou de l’exclusion indépendante du contexte culturel spécifique de chaque société.

En raison d’une part de la pluralité actuelle des usages sociaux et institutionnels de ces notions et, d’autre part des idées reçues qu’elles véhiculent presque inévitablement, il me paraît heuristiquement fécond de marquer une rupture avec elles. L’exclusion, tout comme l’underclass aux États-Unis ou la marginalidad en Amérique latine7, doit donc être considérée comme une prénotion, au sens de Durkheim, même si des connaissances ont pu être accumulées en référence à elle lorsqu’elle ne jouissait pas encore de son statut actuel. Il est prudent, en effet, de distinguer l’usage scientifique de l’usage social, d’autant que le second peut se révéler un réel obstacle à la clarté du premier ainsi qu’à l’élaboration théorique elle-même.

Cette rupture sera d’autant plus féconde qu’elle sera maîtrisée. Pour cela, deux conditions sont nécessaires. Premièrement, marquer une rupture avec l’usage que l’on fait des termes de pauvreté ou d’exclusion dans le débat social ne signifie pas qu’il faut les oublier ou faire comme s’ils n’existaient pas. Comme le rappelle François Isambert, il est impossible de se soustraire entièrement aux prénotions, car, « au départ, les choses sociales ne nous sont pas données dans la perception, mais indiquées par la langue commune en tant que notions vulgaires ». « Leur identité première, sans doute révisable, mais nullement négligeable, est dans cette désignation8. » Par conséquent, vouloir rejeter systématiquement la référence à la pauvreté ou à l’exclusion en raison de leur caractère vague n’a pas de sens, en particulier lorsque l’on a expliqué pourquoi il en est ainsi et que l’on s’est efforcé d’élaborer des concepts plus précis. Le rôle des chercheurs est d’éclairer ces notions en les dépassant. Pour cela, il faut commencer par les déconstruire, puis procéder à la reconstruction d’un objet qui tout en en étant proche s’en distingue pourtant. Le savoir en sciences sociales est à ce prix.

Deuxièmement, cela ne signifie pas non plus que le chercheur doit renoncer absolument à utiliser des outils empiriques, des indicateurs statistiques par exemple, pour mesurer l’ampleur de ces phénomènes indiquées par la langue commune. La comparaison d’un seuil de pauvreté, par exemple, même si celui-ci reste arbitraire, a le mérite de mettre l’accent sur les différences de niveaux de vie qui peuvent exister entre les différents groupes sociaux et entre les régions ou les pays. Dans le même esprit, on peut tenter de comparer des indicateurs non monétaires, comme les liens sociaux par exemple (solidarités familiales, participation à la vie associative, réseau d’aide privée, etc.) et les croiser avec des indicateurs économiques pour étudier les cumuls de handicaps et, par là même, les populations les plus désavantagées. Cette approche sera d’autant plus féconde que le chercheur saura faire la critique des instruments qu’il utilise. Tout en y ayant recours, il pourra rappeler, par exemple, que le sens des indicateurs comparés est variable selon le contexte culturel de chacune des sociétés. Il pourra alors s’efforcer de les rapporter aux représentations collectives, à l’histoire des institutions et des modes d’intervention dans le domaine de la lutte contre la pauvreté ou l’exclusion, lesquels dépendent aussi, au moins partiellement, des réalités du développement économique et du marché du travail.

Georg Simmel soulignait déjà au début du siècle le caractère ambigu de la notion de pauvreté comme catégorie sociologique. Cela ne l’a pas empêché d’étudier la pauvreté sous l’angle de la relation d’assistance et donc du lien social. Il n’a pas évacué la question sociale de la pauvreté, ni celle de l’exclusion à laquelle il se référait aussi. Il est au contraire parti de ces notions pour concevoir une sociologie de la pauvreté. Pour lui, « le fait que quelqu’un soit pauvre ne signifie pas encore qu’il appartienne à la catégorie des "pauvres". Il peut, disait-il, être un pauvre commerçant, un pauvre artiste, ou un pauvre employé, mais il reste situé dans une catégorie définie par une activité spécifique ou une position. » Et il concluait ainsi : « C’est à partir du moment où ils sont assistés, peut-être même lorsque leur situation pourrait normalement donner droit à l’assistance, même si elle n’a pas encore été octroyée, qu’ils deviennent partie d’un groupe caractérisé par la pauvreté. Ce groupe ne reste pas unifié par l’interaction entre ses membres, mais par l’attitude collective que la société comme totalité adopte à son égard9. » Cette approche que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de « constructiviste » est essentielle pour appréhender la question de la pauvreté ou de l’exclusion. Elle a plusieurs implications théoriques. La première est que ce qui est sociologiquement pertinent, ce n’est pas la pauvreté ou l’exclusion en tant que telle, mais les formes sociales institutionnelles que ces deux notions prennent dans une société donnée à un moment spécifique de son histoire. La seconde est que ces formes ne sont pas données une fois pour toutes, elles sont le produit d’un processus social. La troisième est que le statut des pauvres et des exclus dépend à la fois du sens que prennent, dans chaque société, des critères comme, par exemple, le niveau de vie ou le degré de participation à la vie économique et sociale et du rapport que les populations désignées comme « pauvres » ou « exclues » entretiennent avec ceux qui les désignent ainsi.

La réflexion sociologique doit contribuer à la compréhension du rapport social à la pauvreté et à l’exclusion. Pour y parvenir, je propose d’étudier ce que j’appelle les formes élémentaires de la pauvreté qui correspondent à différents types de relation d’interdépendance entre une population désignée comme pauvre ou exclue en fonction de sa dépendance à l’égard des services sociaux et le reste de la société. Cette définition s’écarte bien entendu d’une approche substantialiste des pauvres ou des exclus. Elle suggère de penser la pauvreté en fonction de sa place dans la structure sociale et les institutions d’assistance envers les « pauvres » et les « exclus » comme un instrument de régulation de la société dans son ensemble – c’est-à-dire considérée comme un tout. Une forme élémentaire de la pauvreté caractérise en cela, d’une part le rapport de la société à l’égard de la frange de la population qu’elle considère devoir relever de l’assistance et, d’autre part, réciproquement, le rapport de cette frange ainsi désignée à l’égard du reste de la société. Ainsi la condition de ceux que l’on appelle les « pauvres » ou les « exclus » et leurs expériences vécues seront analysées en fonction de cette relation d’interdépendance. Or, celle-ci varie dans l’histoire et selon les contextes socioculturels.

Pour définir cette relation d’interdépendance à partir de laquelle se constitue historiquement une forme élémentaire de la pauvreté, je propose de prendre en compte deux dimensions. La première est d’ordre macro-sociologique, elle renvoie aux représentations collectives et sociétales de ce phénomène et à l’élaboration sociale des catégories considérées comme « pauvres » ou « exclues ». Elle peut être appréhendée, au moins partiellement, à partir de l’analyse des formes institutionnelles des interventions sociales auprès de ces populations, puisqu’elles traduisent à la fois la perception sociale de la « pauvreté » et de « l’exclusion », l’importance que les sociétés accordent à ces questions et la manière dont elles entendent les traiter.

La seconde dimension est d’ordre micro-sociologique : elle concerne à la fois le sens que donnent les populations ainsi définies à leurs expériences vécues, les comportements qu’elles adoptent à l’égard de ceux qui les désignent comme tels et les modes d’adaptation aux différentes situations auxquelles elles sont confrontées. Si la population des « pauvres » ou des « exclus » n’est pas définie et prise en charge de façon identique dans les sociétés européennes, elle n’est pas non plus a fortiori homogène d’un pays à l’autre dans ses expériences et ses comportements. À niveau de vie équivalent, être assisté à l’âge d’activité n’a pas, pour un individu donné, le même sens et ne se traduit pas par les mêmes attitudes, lorsqu’il réside dans un pays où le chômage est limité et la pression communautaire sur les comportements déviants forte, et lorsqu’il vit, au contraire, dans une société où le chômage est structurel et l’économie parallèle développée. Dans le premier cas, l’individu est minoritaire et risque d’être fortement stigmatisé en éprouvant le sentiment de ne pas être à la hauteur des attentes collectives ; dans le second cas, il est moins marginalisé et a plus de chances de pouvoir retourner le sens de son statut social par les ressources matérielles et symboliques que peut lui procurer facilement l’économie souterraine.

On peut considérer que l’élaboration sociale de la « pauvreté » dans chaque pays contribue à définir globalement le statut social des populations dites « pauvres », puisque les modes de désignation qui les constituent et les formes d’intervention sociale dont elles font l’objet traduisent les attentes collectives à leur égard. De même, les expériences vécues et les modes d’adaptation de ces populations à leur environnement social peuvent avoir un effet sur les attitudes que les différentes sociétés dans lesquelles elles vivent, et en particulier les institutions d’action sociale qui les prennent en charge, adoptent par rapport à elles. Ainsi, dans un pays donné, on pourra estimer, sur la base d’observations diverses, que les « pauvres » sont rendus passifs par l’assistance qu’ils reçoivent et prévoir en conséquence une réduction du montant de leurs allocations. Dans un autre, on conviendra qu’il est inutile de les aider davantage en raison du maintien des solidarités de proximité. D’une façon plus générale, le groupe des personnes reconnues comme « pauvres » ou « exclues » dans une société donnée sera plus ou moins homogène et plus ou moins stigmatisé selon que la combinaison, nationale ou régionale, de plusieurs variables économiques, politiques et sociales.

Votre conception de l’exclusion a-t-elle évolué au cours de vos travaux ? De quelle façon ?

Mes premières réflexions sur ce thème ont été fondées sur une enquête réalisée à Saint-Brieuc dans les Côtes d’Armor auprès des populations en situation de précarité économique et sociale s’adressant aux services sociaux pour obtenir des aides diverses. Cette recherche, qui fut la base de ma thèse de doctorat, soutenue à l’École des hautes études en sciences sociales, en 1988, s’intitulait « La disqualification sociale ». Selon ma définition de l’époque, ce concept correspondait au processus de refoulement hors du marché de l’emploi de nombreuses franges de la population et les expériences vécues de la relation d’assistance qui en accompagnaient les différentes phases. Il présentait pour moi l’intérêt de mettre l’accent à la fois sur le caractère multidimensionnel, dynamique et évolutif de la pauvreté et sur le statut social des pauvres pris en charge au titre de l’assistance. Ainsi, j’ai élaboré ce concept dans une période où la notion d’exclusion commençait à peine à être utilisée par les acteurs sociaux. C’est en effet à partir du début des années 1990 que cette notion s’est rapidement répandue dans la vie économique, sociale et politique.

Si le concept de disqualification sociale, tel que je l’avais élaboré, était proche de la définition sommaire de l’exclusion qui a été donnée ensuite en 1993 par la Commission européenne pour susciter des travaux de recherche comparative sur les processus dynamiques et multidimensionnels de la pauvreté et pour promouvoir également la mise en place du Panel européen des ménages, les travaux empiriques que j’ai menés au cours des années 1990 m’ont conduit à approfondir l’analyse conceptuelle sur ce thème. Au fur et à mesure que se généralisait la notion d’exclusion dans le débat social et politique, j’ai éprouvé le besoin de qualifier davantage les différentes dimensions du concept de disqualification sociale. Il s’agissait en réalité de marquer davantage une rupture entre la notion d’exclusion devenue familière et le concept sociologique de disqualification sociale.

Aujourd’hui, je définis le processus de disqualification sociale comme l’une des formes possibles de la relation d’interdépendance entre une population désignée comme pauvre ou exclue et le reste de la société. Cinq éléments principaux permettent de définir cette relation.

– Le premier est la stigmatisation10. Pour les personnes dépendantes des services sociaux, le fait même d’être assistées les assigne à une carrière spécifique, altère leur identité préalable et devient un stigmate marquant l’ensemble de leurs rapports avec autrui. Lorsque la pauvreté est combattue et jugée intolérable par la collectivité dans son ensemble, son statut social ne peut être que dévalorisé. Les pauvres sont, par conséquent, plus ou moins contraints de vivre leur situation dans l’isolement. Ils cherchent à dissimuler l’infériorité de leur statut dans leur entourage et entretiennent des relations distantes avec ceux qui sont proches de leur condition. L’humiliation les empêche de développer tout sentiment d’appartenance à une classe sociale.

– Le deuxième élément du concept de disqualification sociale renvoie au mode spécifique d’intégration qui caractérise la situation des « pauvres ». L’assistance a une fonction de régulation du système social11. Si les pauvres, par le fait d’être assistés, ne peuvent avoir qu’un statut social dévalorisé qui les disqualifie, ils restent malgré tout pleinement membres de la société dont ils constituent pour ainsi dire la dernière strate. En ce sens la disqualification sociale n’est pas synonyme d’exclusion. Non seulement la situation des populations que le concept de disqualification sociale permet d’analyser sociologiquement relève d’une forme d’exclusion relative, mais révèle surtout, en elle-même, des relations d’interdépendance entre les parties constitutives de l’ensemble de la structure sociale. La disqualification sociale permet d’analyser la marge et le processus qui y conduit, mais aussi ce qui à la fois la rattache au centre et la constitue comme partie intégrante du tout qu’est la société.

– Le troisième élément du concept renforce encore le caractère équivoque de la notion d’exclusion en ce qu’il souligne que les pauvres, même lorsqu’ils sont dépendants de la collectivité, ne restent pas dépourvus de possibilités de réaction. S’ils sont stigmatisés, ils conservent des moyens de résistance au discrédit qui les accable12. Plusieurs travaux ont montré que les pauvres regroupés dans des habitats socialement disqualifiés peuvent résister collectivement – ou parfois individuellement – à la désapprobation sociale en tentant de préserver ou de restaurer leur légitimité culturelle et par là-même leur inclusion sociale13.

– Le quatrième élément du concept est lié au résultat selon lequel ces modes de résistance au stigmate et d’adaptation à la relation d’assistance varient selon la phase du processus de disqualification dans laquelle se trouvent les pauvres. Les assistés ne constituent pas une strate homogène de la population. Pour la collectivité, les « pauvres » constituent une catégorie bien déterminée, puisqu’elle est institutionnalisée par l’ensemble des structures mises en place pour lui venir en aide, mais elle ne constitue pas pour autant un ensemble social homogène du point de vue des individus qui la composent. Pour rendre compte de cette hétérogénéité, il est possible d’élaborer une typologie des modes de relation à l’assistance en distinguant trois types de relation aux services d'action sociale – celui des « fragiles » (relation ponctuelle), celui des « assistés » (relation régulière ou contractuelle) et celui des « marginaux » (relation infra-assistancielle). Cette typologie tient compte à la fois de la stratification des « pauvres » en partie institutionnalisée par le « ciblage » des populations effectué par les différents services d'assistance – chaque organisme ayant plus ou moins défini son mode d'intervention en fonction d'une ou de plusieurs catégories de la population repérées comme pauvres – et du sens que les individus confrontés à la nécessité d'avoir recours à ces services donnent à leurs expériences.

– Enfin, le cinquième élément issu de travaux de comparaison des formes sociales de la pauvreté dans les sociétés contemporaines conduit à préciser les conditions socio-historiques de ce processus de disqualification sociale. Le recours accru à l’assistance qui le caractérise s’explique par trois facteurs principaux : un niveau élevé de développement économique associé à une forte dégradation du marché de l’emploi ; une plus grande fragilité des liens sociaux, en particulier dans le domaine de la sociabilité familiale et des réseaux d’aide privée ; un État social qui assure au plus grand nombre un niveau de protection avancé, mais dont les modes d’intervention auprès des populations défavorisées se révèlent en grande partie inadaptés. Ce processus conduit à une diversification accrue des pauvres, puisque ces derniers sont nombreux, issus de catégories sociales diverses, à faire l’expérience de la précarité et du chômage qui les refoulent, peu à peu, dans la sphère de l’inactivité et de la dépendance où ils sont assimilés à d’autres pauvres ayant connu des trajectoires différentes. L’ampleur de ce phénomène affecte l’ensemble de la société et devient ce que l’on a appelé la « nouvelle question sociale », menaçante pour l’ordre social et la cohésion nationale. La disqualification sociale est une relation d’interdépendance entre les « pauvres » et le reste de la société qui génère une angoisse collective, car de plus en plus de personnes sont considérées comme appartenant à la catégorie des « pauvres » ou des « exclus », et beaucoup, dont la situation est instable, craignent de le devenir d’autant que les solidarités familiales et les possibilités de participation à l’économie informelle qui permettent d’amortir l’effet du chômage dans les régions moins développées – comme le sud de l’Europe par exemple – se révèlent plus faibles et moins socialement organisées. Dans ces conditions, la dépendance à l’égard des institutions d’action sociale est plus manifeste pour des franges nombreuses de la population14.

L’exclusion remet-elle en cause l’État social à la française tel qu’il s’est développé depuis le XIXe siècle ?

L’État social à la française correspond en réalité à un type de régime d’État-providence, celui que Gosta Esping-Andersen appelle le modèle continental ou corporatiste15. C’est par rapport à ce type de régime que la question de l’exclusion mérite d’être posée. S’inspirant de l’idée selon laquelle la citoyenneté sociale constitue le coeur de l’idée d’État-providence, cet auteur suggère de prendre en compte à la fois l’octroi des droits sociaux sur la base de la citoyenneté et la manière dont les activités de l’État sont coordonnées avec les fonctions attribuées au marché et à la famille. Le concept majeur de cette analyse est celui de « démarchandisation » (decommodification), au sens d’un progressif détachement du statut des individus vis-à-vis de la logique du marché. L’introduction de droits sociaux modernes dans les sociétés capitalistes a contribué à donner à chaque personne des moyens de vivre indépendamment du marché, ce qui a permis de faire de chaque citoyen autre chose qu’une simple marchandise échangeable. Cela dit, chaque société a appliqué cette logique de démarchandisation de façon spécifique et il est possible aujourd’hui de distinguer plusieurs types de modèles.

Le modèle continental est fondé sur le système des assurances obligatoires organisé dans un esprit corporatiste de défense des intérêts et des droits acquis. Ce modèle favorise le maintien des différences de statut social, mais il se fonde aussi sur une conception traditionnelle du rôle de la famille où les femmes sont encouragées par le système des allocations familiales à se tenir en marge de la sphère professionnelle et à prendre en charge avant tout l’éducation de leurs enfants. Les assurances privées jouent un rôle modeste, mais ce système de protection sociale n’assure pas de façon automatique une démarchandisation substantielle. En effet, les indemnisées sont presque entièrement dépendantes des contributions issues du travail. Ce sont elles qui définissent le champ d’application des programmes sociaux et, par conséquent, les limites du détachement vis-à-vis du marché. Dans ce modèle, l’étendue de la sphère de l’assistance dépend en grande partie de la capacité du régime d’assurances à retenir en son sein l’essentiel de la population. Toute défaillance de sa part se traduit par une croissance de la population assistée. Cela se produit en particulier lorsque le chômage augmente fortement.

En réalité, dans ce type de régime, il existe une très forte hiérarchisation des statuts sociaux créés par l’État-providence. Il n’est pas rare de trouver au sein de la même catégorie socioprofessionnelle certains individus, entièrement protégés face aux aléas de l’existence et d’autres, au contraire, plus ou moins privés de droits sociaux. Ce type de régime favorise même dans certains cas l’exclusion des droits pour une frange de la population.

L’exclusion ne remet donc pas en cause l’État social à la française en tant que tel puisque celui-ci n’est jamais parvenu entièrement à réguler les corporatismes et à appliquer le principe de l’unité du système de redistribution, de l’universalité des droits et de l’uniformité des prestations, ce qui correspond en réalité au modèle nordique. En revanche, l’exclusion a rendu beaucoup plus visibles, en période de crise profonde de l’emploi, les limites inhérentes de cet État social. Elle a remis en question, au moins partiellement, l’idéal qu’il proclamait. C’est aussi la raison pour laquelle l’exclusion a suscité dans notre pays un débat social et politique passionné et qu’une loi nationale contre les exclusions a été votée.


1 Cf. Serge Paugam (sous la dir. de), L’Exclusion, l’état des savoirs, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 1996.

2 Cf. Jean Klanfer, L’Exclusion sociale. Étude de la marginalité dans les sociétés occidentales, Paris, Bureau de Recherches sociales, 1965.

3 Cf. René Lenoir, Les Exclus, un Français sur dix, Paris, Le Seuil, 1974.

4 Cf. notamment Jean Labbens, Le Quart-Monde, La pauvreté dans la société industrielle : étude sur le sous-prolétariat français dans la région parisienne, Pierrelaye, Éditions Science et Service et Colette Pétonnet, Ces gens-là, Paris, Maspero, 1968.

5 Voir en particulier : Serge Paugam, La Disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, PUF, 1991, coll. « Quadrige » 2000, Pierre Bourdieu, « Les exclus de l’intérieur » in P. Bourdieu (éd), La Misère du monde, Paris, Le Seuil, 1993, Robert Castel, « De l’indigence à l’exclusion : la désaffiliation », in Jacques Donzelot (éd.), Face à l’exclusion. Le modèle français, Paris, Éd. Esprit, 1991, Gilles Ferréol, (éd.), Intégration et exclusion dans la société française contemporaine, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1993 et Graham Room (éd.), Beyond the Threshold. The Measurement and Analysis of Social Exclusion, Bristol, The Policy Press, 1995, p. 49-72.

6 Étienne Balibar, « Inégalités, fragmentation sociale, exclusion. Nouvelles formes d’antagonisme de classe ? » in Joëlle Affichard et Jean-Baptiste de Foucauld (éds), Justice sociale et inégalités, Paris, Éd. Esprit, 1992, p. 163-174.

7 Cf. Didier Fassin, « Exclusion, underclass, marginalidad. Figures contemporaines de la pauvreté urbaine en France, aux États-Unis et en Amérique latine », Revue française de sociologie, 1996, 36, 1, p. 37-75.

8 Cf. François Isambert, « De la définition. Réflexions sur la stratégie durkheimienne de détermination de l’objet », L’Année sociologique, 1982, 32, p. 163-192.

9 Georg Simmel, Les Pauvres, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1998 (1re édition en allemand en 1908 in Soziologie Untersuchungen über die Formen der Vergesellschaftung, Leipzig, Duncker/Humboldt). La traduction française de ce texte est précédée de « Naissance d’une sociologie de la pauvreté » par Serge Paugam et Franz Schultheis.

10 Cf. Louis-A. Coser, « The Sociology of Poverty », Social Problems, vol. 13, 1965, p. 140-148.

11 Herber-J. Gans, « The Positive Functions of Poverty », American Journal of Sociology, vol. 78, 2, Sept. 1972, p. 275-289.

12 Cf. Serge Paugam, « Déclassement, marginalité et résistance au stigmate en milieu rural breton », Québec, Anthropologie et Sociétés, vol. 10, 2, 1986, p. 23-36.

13 Cf. notamment : Louis Gruel, Conjurer l’exclusion. Rhétorique et identité revendiquée dans des habitats socialement disqualifiés, Revue française de Sociologie, XXVI, 3, 1985, p. 431-453 et Monique Selim, « Rapports sociaux dans un quartier anciennement industriel. Un isolat social », L’Homme, XXII, 4, 1982, p. 77-86.

14 Les enquêtes récentes confirment d’ailleurs que l’accès à l’emploi ne garantit pas toujours la sortie de la pauvreté et de la dépendance à l’égard des services sociaux, en raison notamment du caractère précaire de nombreux emplois proposés sur le marché. Cf. Serge Paugam, Le Salarié de la précarité. Les nouvelles formes de l’intégration professionnelle, Paris, PUF, coll. « Le Lien social », 2000.

15 Cf. Gosta Esping Andersen, Les Trois Mondes de l’État-providence, 1re édition en anglais 1990, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 1999.

CNDP 2001 - Lycée / La table ronde pédagogique « L’exclusion existe-t-elle ? »