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Origine : http://www.cndp.fr/TR_exclusion/rep_paug.html
L’exclusion est une notion couramment utilisée
aujourd’hui. Quel est, selon vous, l’apport des sciences
sociales à la compréhension de cette question ?
Comme le paupérisme a pu l’être au XIXe siècle,
la notion d’exclusion est aujourd’hui au cœur du
débat social et politique, en particulier en Europe, mais
son usage est si varié et si imprécis qu’elle
reste souvent floue et parfois équivoque. De ce fait, elle
correspond davantage à un paradigme social qu’à
un véritable concept sociologique1.
Néanmoins, sur des sujets aussi sensibles que l’exclusion,
les sciences sociales et en particulier la sociologie, sont toujours
partie prenante du débat social. La notion d’exclusion
ne s’est pas constituée dans le champ de l’action
politique indépendamment des recherches menées en
sciences sociales. Que ce soit au milieu des années 1960
où elle fit son apparition2, dans les années 1970
où elle connut une première période de forte
diffusion3 ou dans la dernière décennie du XXe siècle
où elle est devenue une catégorie hégémonique
de la pensée sociale, la notion d’exclusion a toujours
été utilisée à la fois comme catégorie
de réflexion et d’action publique et comme objet de
recherche. À chacune de ces phases, au moins de façon
implicite, des travaux ont été menés en référence
à cette notion, soit pour attirer l’attention sur une
réalité qui restait méconnue4, soit pour en
étudier de façon plus approfondie les mécanismes,
éventuellement à l’aide de concepts plus élaborés5.
C’est dans ce sens que l’exclusion est en quelque sorte
un concept-horizon. Sans être directement une catégorie
de la pensée scientifique, elle contribue à structurer
de nombreuses recherches. Elle correspond à un foyer virtuel
qui permet de dire un certain nombre de choses et autour duquel
s’organise une partie du savoir des sciences sociales.
Ce concept-horizon suscite aujourd’hui plusieurs préoccupations
théoriques au coeur de la tradition sociologique, en particulier
celle de la reproduction des inégalités, celle du
relâchement des liens sociaux et de la crise des identités.
Se référer à la notion d’exclusion conduit
à mettre l’accent sur les spécificités
actuelles des inégalités6. Tout en se reproduisant,
ces dernières, ainsi que les formes diverses de ségrégation,
deviennent plus complexes et nécessitent, par conséquent,
d’autres instruments d’analyse. Les situations d’instabilité,
qu’elles soient d’ordre professionnel (précarité
du statut de l’emploi, chômage), familial (rupture conjugale,
recomposition des familles) ou social (difficultés d’accès
au logement...), se sont diffusées. La difficulté
consiste alors à analyser les inégalités, non
plus de façon statique, c’est-à-dire en identifiant
les groupes défavorisés et en recherchant pourquoi
leur condition sociale n’évolue pas, mais, au contraire,
à repérer dans des trajectoires diverses, les processus
qui conduisent certains individus à un cumul de handicaps
et d’autres à un cumul d’avantages, à
l’origine d’une nouvelle forme de fragmentation sociale.
L’idée qui préside à de nombreux travaux
menés en référence à la notion d’exclusion
est également que les liens sociaux se relâchent. Cette
idée n’est pas nouvelle. Elle était déjà,
on le sait, au centre des préoccupations de Durkheim. Le
relâchement des liens sociaux qui se manifeste dans différentes
sphères de la vie collective (le travail, la famille, le
quartier, l’école) correspond aux ratés des
processus de socialisation, lesquels peuvent se traduire par une
remise en question au moins partielle des identités individuelles
et collectives. L’absence de perspectives d’emploi stable
et le chômage menacent de détruire l’identité
professionnelle, le divorce ou la séparation fragilise souvent
l’identité familiale et provoque parfois un isolement
durable.
Par ailleurs, si les liens sociaux se relâchent, c’est
aussi paradoxalement parce que la société devient,
du moins en apparence, plus démocratique. Si les inégalités
se renouvellent, les frontières entre les groupes sociaux
apparaissent aujourd’hui moins visibles qu’au début
du siècle ou qu’au milieu de celui-ci. Les aspirations
peuvent être, de ce fait, plus grandes, d’autant que
le niveau global d’éducation et de formation ne cesse
de s’élever et que la société dans son
ensemble continue à s’enrichir. Le sentiment que certaines
barrières sociales s’estompent et le brouillage plus
ou moins volontaire des statuts sociaux créés par
l’État-providence provoquent une fluidité des
identités et, par là même, une difficulté
plus grande à organiser son existence en fonction des attentes
collectives de groupes sociaux déterminés. Dès
lors, le problème essentiel pour de nombreux individus est
celui de la menace de perdre la place qu’ils occupent dans
la société, c’est-à-dire le lien fragile
qui les relie aux autres.
En définitive, tout en cherchant à s’affranchir
de l’usage courant de la notion d’exclusion et à
affirmer la spécificité de leur raisonnement, les
chercheurs contribuent à répondre aux questions à
la fois sociales et sociologiques qui en sont à l’origine.
Voulez-vous, à la manière de Durkheim, traiter
ce « fait social comme une chose », de l’extérieur,
ou pensez-vous que cet objet se prête mieux à une approche
« compréhensive » prenant en compte la subjectivité
et l’expérience des acteurs ?
L’exclusion, comme la pauvreté, est une notion relative
et donc complexe, voire équivoque, dès que l’on
essaie de la mesurer de façon positiviste ou substantialiste.
Pour certains, la difficulté à définir ainsi
cette notion serait une preuve de son caractère inadapté,
ce qui conduirait même à mettre en doute la réalité
à laquelle elle serait censée renvoyer. Il s’agirait
plutôt des effets d’une hallucination collective dont
les chercheurs misérabilistes seraient victimes. Pour pouvoir
en parler, il faudrait avoir défini au préalable toutes
les caractéristiques objectives du phénomène
en question. Procéder ainsi, c’est se tromper sur l’objet
lui-même. Sans remettre en question bien entendu la nécessité
de définitions et de concepts, ne faut-il pas admettre en
effet comme postulat que toute société définit
de façon particulière ses « pauvres »
et ses « exclus » et que l’objet sociologique
de la pauvreté et de l’exclusion est d’analyser
de façon comparative à la fois les formes sociales
et les expériences vécues de ces phénomènes
? Construire l’objet autour d’une définition
substantialiste conduirait à une impasse épistémologique
puisqu’elle occulterait la question fondamentale de l’élaboration
sociale de ces notions qui appartiennent au sens commun et à
nier par avance la diversité des processus qui les caractérisent.
C’est en ce sens qu’une approche « compréhensive
» prenant en compte les expériences vécues et
leur évolution dans l’histoire me semble plus féconde.
Sur des questions aussi sensibles socialement ou politiquement
que l’exclusion ou la pauvreté, les chercheurs doivent
tout d’abord reconnaître qu’il ne peut exister
de définitions absolues. Ce sont des notions relatives, variables
selon les époques et les lieux. Il est déraisonnable
de prétendre trouver une définition scientifique juste,
objective – et distincte du débat social – sans
tomber dans le piège de la catégorisation de populations
spécifiques dont on sait pertinemment par ailleurs que les
frontières qui les distinguent des autres groupes sociaux
ne sont jamais claires et valables une fois pour toutes. Vouloir
définir le « pauvre » ou « l’exclu
» en fonction de critères précis, jugés
scientifiques, conduit, en réalité, à réifier
des catégories sociales nouvelles ou similaires à
celles qui ont été construites socialement et à
laisser entendre qu’il peut exister une science de la pauvreté
ou de l’exclusion indépendante du contexte culturel
spécifique de chaque société.
En raison d’une part de la pluralité actuelle des
usages sociaux et institutionnels de ces notions et, d’autre
part des idées reçues qu’elles véhiculent
presque inévitablement, il me paraît heuristiquement
fécond de marquer une rupture avec elles. L’exclusion,
tout comme l’underclass aux États-Unis ou la marginalidad
en Amérique latine7, doit donc être considérée
comme une prénotion, au sens de Durkheim, même si des
connaissances ont pu être accumulées en référence
à elle lorsqu’elle ne jouissait pas encore de son statut
actuel. Il est prudent, en effet, de distinguer l’usage scientifique
de l’usage social, d’autant que le second peut se révéler
un réel obstacle à la clarté du premier ainsi
qu’à l’élaboration théorique elle-même.
Cette rupture sera d’autant plus féconde qu’elle
sera maîtrisée. Pour cela, deux conditions sont nécessaires.
Premièrement, marquer une rupture avec l’usage que
l’on fait des termes de pauvreté ou d’exclusion
dans le débat social ne signifie pas qu’il faut les
oublier ou faire comme s’ils n’existaient pas. Comme
le rappelle François Isambert, il est impossible de se soustraire
entièrement aux prénotions, car, « au départ,
les choses sociales ne nous sont pas données dans la perception,
mais indiquées par la langue commune en tant que notions
vulgaires ». « Leur identité première,
sans doute révisable, mais nullement négligeable,
est dans cette désignation8. » Par conséquent,
vouloir rejeter systématiquement la référence
à la pauvreté ou à l’exclusion en raison
de leur caractère vague n’a pas de sens, en particulier
lorsque l’on a expliqué pourquoi il en est ainsi et
que l’on s’est efforcé d’élaborer
des concepts plus précis. Le rôle des chercheurs est
d’éclairer ces notions en les dépassant. Pour
cela, il faut commencer par les déconstruire, puis procéder
à la reconstruction d’un objet qui tout en en étant
proche s’en distingue pourtant. Le savoir en sciences sociales
est à ce prix.
Deuxièmement, cela ne signifie pas non plus que le chercheur
doit renoncer absolument à utiliser des outils empiriques,
des indicateurs statistiques par exemple, pour mesurer l’ampleur
de ces phénomènes indiquées par la langue commune.
La comparaison d’un seuil de pauvreté, par exemple,
même si celui-ci reste arbitraire, a le mérite de mettre
l’accent sur les différences de niveaux de vie qui
peuvent exister entre les différents groupes sociaux et entre
les régions ou les pays. Dans le même esprit, on peut
tenter de comparer des indicateurs non monétaires, comme
les liens sociaux par exemple (solidarités familiales, participation
à la vie associative, réseau d’aide privée,
etc.) et les croiser avec des indicateurs économiques pour
étudier les cumuls de handicaps et, par là même,
les populations les plus désavantagées. Cette approche
sera d’autant plus féconde que le chercheur saura faire
la critique des instruments qu’il utilise. Tout en y ayant
recours, il pourra rappeler, par exemple, que le sens des indicateurs
comparés est variable selon le contexte culturel de chacune
des sociétés. Il pourra alors s’efforcer de
les rapporter aux représentations collectives, à l’histoire
des institutions et des modes d’intervention dans le domaine
de la lutte contre la pauvreté ou l’exclusion, lesquels
dépendent aussi, au moins partiellement, des réalités
du développement économique et du marché du
travail.
Georg Simmel soulignait déjà au début du siècle
le caractère ambigu de la notion de pauvreté comme
catégorie sociologique. Cela ne l’a pas empêché
d’étudier la pauvreté sous l’angle de
la relation d’assistance et donc du lien social. Il n’a
pas évacué la question sociale de la pauvreté,
ni celle de l’exclusion à laquelle il se référait
aussi. Il est au contraire parti de ces notions pour concevoir une
sociologie de la pauvreté. Pour lui, « le fait que
quelqu’un soit pauvre ne signifie pas encore qu’il appartienne
à la catégorie des "pauvres". Il peut, disait-il,
être un pauvre commerçant, un pauvre artiste, ou un
pauvre employé, mais il reste situé dans une catégorie
définie par une activité spécifique ou une
position. » Et il concluait ainsi : « C’est à
partir du moment où ils sont assistés, peut-être
même lorsque leur situation pourrait normalement donner droit
à l’assistance, même si elle n’a pas encore
été octroyée, qu’ils deviennent partie
d’un groupe caractérisé par la pauvreté.
Ce groupe ne reste pas unifié par l’interaction entre
ses membres, mais par l’attitude collective que la société
comme totalité adopte à son égard9. »
Cette approche que l’on pourrait qualifier aujourd’hui
de « constructiviste » est essentielle pour appréhender
la question de la pauvreté ou de l’exclusion. Elle
a plusieurs implications théoriques. La première est
que ce qui est sociologiquement pertinent, ce n’est pas la
pauvreté ou l’exclusion en tant que telle, mais les
formes sociales institutionnelles que ces deux notions prennent
dans une société donnée à un moment
spécifique de son histoire. La seconde est que ces formes
ne sont pas données une fois pour toutes, elles sont le produit
d’un processus social. La troisième est que le statut
des pauvres et des exclus dépend à la fois du sens
que prennent, dans chaque société, des critères
comme, par exemple, le niveau de vie ou le degré de participation
à la vie économique et sociale et du rapport que les
populations désignées comme « pauvres »
ou « exclues » entretiennent avec ceux qui les désignent
ainsi.
La réflexion sociologique doit contribuer à la compréhension
du rapport social à la pauvreté et à l’exclusion.
Pour y parvenir, je propose d’étudier ce que j’appelle
les formes élémentaires de la pauvreté qui
correspondent à différents types de relation d’interdépendance
entre une population désignée comme pauvre ou exclue
en fonction de sa dépendance à l’égard
des services sociaux et le reste de la société. Cette
définition s’écarte bien entendu d’une
approche substantialiste des pauvres ou des exclus. Elle suggère
de penser la pauvreté en fonction de sa place dans la structure
sociale et les institutions d’assistance envers les «
pauvres » et les « exclus » comme un instrument
de régulation de la société dans son ensemble
– c’est-à-dire considérée comme
un tout. Une forme élémentaire de la pauvreté
caractérise en cela, d’une part le rapport de la société
à l’égard de la frange de la population qu’elle
considère devoir relever de l’assistance et, d’autre
part, réciproquement, le rapport de cette frange ainsi désignée
à l’égard du reste de la société.
Ainsi la condition de ceux que l’on appelle les « pauvres
» ou les « exclus » et leurs expériences
vécues seront analysées en fonction de cette relation
d’interdépendance. Or, celle-ci varie dans l’histoire
et selon les contextes socioculturels.
Pour définir cette relation d’interdépendance
à partir de laquelle se constitue historiquement une forme
élémentaire de la pauvreté, je propose de prendre
en compte deux dimensions. La première est d’ordre
macro-sociologique, elle renvoie aux représentations collectives
et sociétales de ce phénomène et à l’élaboration
sociale des catégories considérées comme «
pauvres » ou « exclues ». Elle peut être
appréhendée, au moins partiellement, à partir
de l’analyse des formes institutionnelles des interventions
sociales auprès de ces populations, puisqu’elles traduisent
à la fois la perception sociale de la « pauvreté
» et de « l’exclusion », l’importance
que les sociétés accordent à ces questions
et la manière dont elles entendent les traiter.
La seconde dimension est d’ordre micro-sociologique : elle
concerne à la fois le sens que donnent les populations ainsi
définies à leurs expériences vécues,
les comportements qu’elles adoptent à l’égard
de ceux qui les désignent comme tels et les modes d’adaptation
aux différentes situations auxquelles elles sont confrontées.
Si la population des « pauvres » ou des « exclus
» n’est pas définie et prise en charge de façon
identique dans les sociétés européennes, elle
n’est pas non plus a fortiori homogène d’un pays
à l’autre dans ses expériences et ses comportements.
À niveau de vie équivalent, être assisté
à l’âge d’activité n’a pas,
pour un individu donné, le même sens et ne se traduit
pas par les mêmes attitudes, lorsqu’il réside
dans un pays où le chômage est limité et la
pression communautaire sur les comportements déviants forte,
et lorsqu’il vit, au contraire, dans une société
où le chômage est structurel et l’économie
parallèle développée. Dans le premier cas,
l’individu est minoritaire et risque d’être fortement
stigmatisé en éprouvant le sentiment de ne pas être
à la hauteur des attentes collectives ; dans le second cas,
il est moins marginalisé et a plus de chances de pouvoir
retourner le sens de son statut social par les ressources matérielles
et symboliques que peut lui procurer facilement l’économie
souterraine.
On peut considérer que l’élaboration sociale
de la « pauvreté » dans chaque pays contribue
à définir globalement le statut social des populations
dites « pauvres », puisque les modes de désignation
qui les constituent et les formes d’intervention sociale dont
elles font l’objet traduisent les attentes collectives à
leur égard. De même, les expériences vécues
et les modes d’adaptation de ces populations à leur
environnement social peuvent avoir un effet sur les attitudes que
les différentes sociétés dans lesquelles elles
vivent, et en particulier les institutions d’action sociale
qui les prennent en charge, adoptent par rapport à elles.
Ainsi, dans un pays donné, on pourra estimer, sur la base
d’observations diverses, que les « pauvres » sont
rendus passifs par l’assistance qu’ils reçoivent
et prévoir en conséquence une réduction du
montant de leurs allocations. Dans un autre, on conviendra qu’il
est inutile de les aider davantage en raison du maintien des solidarités
de proximité. D’une façon plus générale,
le groupe des personnes reconnues comme « pauvres »
ou « exclues » dans une société donnée
sera plus ou moins homogène et plus ou moins stigmatisé
selon que la combinaison, nationale ou régionale, de plusieurs
variables économiques, politiques et sociales.
Votre conception de l’exclusion a-t-elle évolué
au cours de vos travaux ? De quelle façon ?
Mes premières réflexions sur ce thème ont
été fondées sur une enquête réalisée
à Saint-Brieuc dans les Côtes d’Armor auprès
des populations en situation de précarité économique
et sociale s’adressant aux services sociaux pour obtenir des
aides diverses. Cette recherche, qui fut la base de ma thèse
de doctorat, soutenue à l’École des hautes études
en sciences sociales, en 1988, s’intitulait « La disqualification
sociale ». Selon ma définition de l’époque,
ce concept correspondait au processus de refoulement hors du marché
de l’emploi de nombreuses franges de la population et les
expériences vécues de la relation d’assistance
qui en accompagnaient les différentes phases. Il présentait
pour moi l’intérêt de mettre l’accent à
la fois sur le caractère multidimensionnel, dynamique et
évolutif de la pauvreté et sur le statut social des
pauvres pris en charge au titre de l’assistance. Ainsi, j’ai
élaboré ce concept dans une période où
la notion d’exclusion commençait à peine à
être utilisée par les acteurs sociaux. C’est
en effet à partir du début des années 1990
que cette notion s’est rapidement répandue dans la
vie économique, sociale et politique.
Si le concept de disqualification sociale, tel que je l’avais
élaboré, était proche de la définition
sommaire de l’exclusion qui a été donnée
ensuite en 1993 par la Commission européenne pour susciter
des travaux de recherche comparative sur les processus dynamiques
et multidimensionnels de la pauvreté et pour promouvoir également
la mise en place du Panel européen des ménages, les
travaux empiriques que j’ai menés au cours des années
1990 m’ont conduit à approfondir l’analyse conceptuelle
sur ce thème. Au fur et à mesure que se généralisait
la notion d’exclusion dans le débat social et politique,
j’ai éprouvé le besoin de qualifier davantage
les différentes dimensions du concept de disqualification
sociale. Il s’agissait en réalité de marquer
davantage une rupture entre la notion d’exclusion devenue
familière et le concept sociologique de disqualification
sociale.
Aujourd’hui, je définis le processus de disqualification
sociale comme l’une des formes possibles de la relation d’interdépendance
entre une population désignée comme pauvre ou exclue
et le reste de la société. Cinq éléments
principaux permettent de définir cette relation.
– Le premier est la stigmatisation10. Pour les personnes
dépendantes des services sociaux, le fait même d’être
assistées les assigne à une carrière spécifique,
altère leur identité préalable et devient un
stigmate marquant l’ensemble de leurs rapports avec autrui.
Lorsque la pauvreté est combattue et jugée intolérable
par la collectivité dans son ensemble, son statut social
ne peut être que dévalorisé. Les pauvres sont,
par conséquent, plus ou moins contraints de vivre leur situation
dans l’isolement. Ils cherchent à dissimuler l’infériorité
de leur statut dans leur entourage et entretiennent des relations
distantes avec ceux qui sont proches de leur condition. L’humiliation
les empêche de développer tout sentiment d’appartenance
à une classe sociale.
– Le deuxième élément du concept de
disqualification sociale renvoie au mode spécifique d’intégration
qui caractérise la situation des « pauvres ».
L’assistance a une fonction de régulation du système
social11. Si les pauvres, par le fait d’être assistés,
ne peuvent avoir qu’un statut social dévalorisé
qui les disqualifie, ils restent malgré tout pleinement membres
de la société dont ils constituent pour ainsi dire
la dernière strate. En ce sens la disqualification sociale
n’est pas synonyme d’exclusion. Non seulement la situation
des populations que le concept de disqualification sociale permet
d’analyser sociologiquement relève d’une forme
d’exclusion relative, mais révèle surtout, en
elle-même, des relations d’interdépendance entre
les parties constitutives de l’ensemble de la structure sociale.
La disqualification sociale permet d’analyser la marge et
le processus qui y conduit, mais aussi ce qui à la fois la
rattache au centre et la constitue comme partie intégrante
du tout qu’est la société.
– Le troisième élément du concept renforce
encore le caractère équivoque de la notion d’exclusion
en ce qu’il souligne que les pauvres, même lorsqu’ils
sont dépendants de la collectivité, ne restent pas
dépourvus de possibilités de réaction. S’ils
sont stigmatisés, ils conservent des moyens de résistance
au discrédit qui les accable12. Plusieurs travaux ont montré
que les pauvres regroupés dans des habitats socialement disqualifiés
peuvent résister collectivement – ou parfois individuellement
– à la désapprobation sociale en tentant de
préserver ou de restaurer leur légitimité culturelle
et par là-même leur inclusion sociale13.
– Le quatrième élément du concept est
lié au résultat selon lequel ces modes de résistance
au stigmate et d’adaptation à la relation d’assistance
varient selon la phase du processus de disqualification dans laquelle
se trouvent les pauvres. Les assistés ne constituent pas
une strate homogène de la population. Pour la collectivité,
les « pauvres » constituent une catégorie bien
déterminée, puisqu’elle est institutionnalisée
par l’ensemble des structures mises en place pour lui venir
en aide, mais elle ne constitue pas pour autant un ensemble social
homogène du point de vue des individus qui la composent.
Pour rendre compte de cette hétérogénéité,
il est possible d’élaborer une typologie des modes
de relation à l’assistance en distinguant trois types
de relation aux services d'action sociale – celui des «
fragiles » (relation ponctuelle), celui des « assistés
» (relation régulière ou contractuelle) et celui
des « marginaux » (relation infra-assistancielle). Cette
typologie tient compte à la fois de la stratification des
« pauvres » en partie institutionnalisée par
le « ciblage » des populations effectué par les
différents services d'assistance – chaque organisme
ayant plus ou moins défini son mode d'intervention en fonction
d'une ou de plusieurs catégories de la population repérées
comme pauvres – et du sens que les individus confrontés
à la nécessité d'avoir recours à ces
services donnent à leurs expériences.
– Enfin, le cinquième élément issu de
travaux de comparaison des formes sociales de la pauvreté
dans les sociétés contemporaines conduit à
préciser les conditions socio-historiques de ce processus
de disqualification sociale. Le recours accru à l’assistance
qui le caractérise s’explique par trois facteurs principaux
: un niveau élevé de développement économique
associé à une forte dégradation du marché
de l’emploi ; une plus grande fragilité des liens sociaux,
en particulier dans le domaine de la sociabilité familiale
et des réseaux d’aide privée ; un État
social qui assure au plus grand nombre un niveau de protection avancé,
mais dont les modes d’intervention auprès des populations
défavorisées se révèlent en grande partie
inadaptés. Ce processus conduit à une diversification
accrue des pauvres, puisque ces derniers sont nombreux, issus de
catégories sociales diverses, à faire l’expérience
de la précarité et du chômage qui les refoulent,
peu à peu, dans la sphère de l’inactivité
et de la dépendance où ils sont assimilés à
d’autres pauvres ayant connu des trajectoires différentes.
L’ampleur de ce phénomène affecte l’ensemble
de la société et devient ce que l’on a appelé
la « nouvelle question sociale », menaçante pour
l’ordre social et la cohésion nationale. La disqualification
sociale est une relation d’interdépendance entre les
« pauvres » et le reste de la société
qui génère une angoisse collective, car de plus en
plus de personnes sont considérées comme appartenant
à la catégorie des « pauvres » ou des
« exclus », et beaucoup, dont la situation est instable,
craignent de le devenir d’autant que les solidarités
familiales et les possibilités de participation à
l’économie informelle qui permettent d’amortir
l’effet du chômage dans les régions moins développées
– comme le sud de l’Europe par exemple – se révèlent
plus faibles et moins socialement organisées. Dans ces conditions,
la dépendance à l’égard des institutions
d’action sociale est plus manifeste pour des franges nombreuses
de la population14.
L’exclusion remet-elle en cause l’État
social à la française tel qu’il s’est
développé depuis le XIXe siècle ?
L’État social à la française correspond
en réalité à un type de régime d’État-providence,
celui que Gosta Esping-Andersen appelle le modèle continental
ou corporatiste15. C’est par rapport à ce type de régime
que la question de l’exclusion mérite d’être
posée. S’inspirant de l’idée selon laquelle
la citoyenneté sociale constitue le coeur de l’idée
d’État-providence, cet auteur suggère de prendre
en compte à la fois l’octroi des droits sociaux sur
la base de la citoyenneté et la manière dont les activités
de l’État sont coordonnées avec les fonctions
attribuées au marché et à la famille. Le concept
majeur de cette analyse est celui de « démarchandisation
» (decommodification), au sens d’un progressif détachement
du statut des individus vis-à-vis de la logique du marché.
L’introduction de droits sociaux modernes dans les sociétés
capitalistes a contribué à donner à chaque
personne des moyens de vivre indépendamment du marché,
ce qui a permis de faire de chaque citoyen autre chose qu’une
simple marchandise échangeable. Cela dit, chaque société
a appliqué cette logique de démarchandisation de façon
spécifique et il est possible aujourd’hui de distinguer
plusieurs types de modèles.
Le modèle continental est fondé sur le système
des assurances obligatoires organisé dans un esprit corporatiste
de défense des intérêts et des droits acquis.
Ce modèle favorise le maintien des différences de
statut social, mais il se fonde aussi sur une conception traditionnelle
du rôle de la famille où les femmes sont encouragées
par le système des allocations familiales à se tenir
en marge de la sphère professionnelle et à prendre
en charge avant tout l’éducation de leurs enfants.
Les assurances privées jouent un rôle modeste, mais
ce système de protection sociale n’assure pas de façon
automatique une démarchandisation substantielle. En effet,
les indemnisées sont presque entièrement dépendantes
des contributions issues du travail. Ce sont elles qui définissent
le champ d’application des programmes sociaux et, par conséquent,
les limites du détachement vis-à-vis du marché.
Dans ce modèle, l’étendue de la sphère
de l’assistance dépend en grande partie de la capacité
du régime d’assurances à retenir en son sein
l’essentiel de la population. Toute défaillance de
sa part se traduit par une croissance de la population assistée.
Cela se produit en particulier lorsque le chômage augmente
fortement.
En réalité, dans ce type de régime, il existe
une très forte hiérarchisation des statuts sociaux
créés par l’État-providence. Il n’est
pas rare de trouver au sein de la même catégorie socioprofessionnelle
certains individus, entièrement protégés face
aux aléas de l’existence et d’autres, au contraire,
plus ou moins privés de droits sociaux. Ce type de régime
favorise même dans certains cas l’exclusion des droits
pour une frange de la population.
L’exclusion ne remet donc pas en cause l’État
social à la française en tant que tel puisque celui-ci
n’est jamais parvenu entièrement à réguler
les corporatismes et à appliquer le principe de l’unité
du système de redistribution, de l’universalité
des droits et de l’uniformité des prestations, ce qui
correspond en réalité au modèle nordique. En
revanche, l’exclusion a rendu beaucoup plus visibles, en période
de crise profonde de l’emploi, les limites inhérentes
de cet État social. Elle a remis en question, au moins partiellement,
l’idéal qu’il proclamait. C’est aussi la
raison pour laquelle l’exclusion a suscité dans notre
pays un débat social et politique passionné et qu’une
loi nationale contre les exclusions a été votée.
1 Cf. Serge Paugam (sous la dir. de), L’Exclusion, l’état
des savoirs, Paris, La Découverte, coll. « Textes à
l’appui », 1996.
2 Cf. Jean Klanfer, L’Exclusion sociale. Étude de
la marginalité dans les sociétés occidentales,
Paris, Bureau de Recherches sociales, 1965.
3 Cf. René Lenoir, Les Exclus, un Français sur dix,
Paris, Le Seuil, 1974.
4 Cf. notamment Jean Labbens, Le Quart-Monde, La pauvreté
dans la société industrielle : étude sur le
sous-prolétariat français dans la région parisienne,
Pierrelaye, Éditions Science et Service et Colette Pétonnet,
Ces gens-là, Paris, Maspero, 1968.
5 Voir en particulier : Serge Paugam, La Disqualification sociale.
Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, PUF, 1991, coll. «
Quadrige » 2000, Pierre Bourdieu, « Les exclus de l’intérieur
» in P. Bourdieu (éd), La Misère du monde, Paris,
Le Seuil, 1993, Robert Castel, « De l’indigence à
l’exclusion : la désaffiliation », in Jacques
Donzelot (éd.), Face à l’exclusion. Le modèle
français, Paris, Éd. Esprit, 1991, Gilles Ferréol,
(éd.), Intégration et exclusion dans la société
française contemporaine, Lille, Presses Universitaires de
Lille, 1993 et Graham Room (éd.), Beyond the Threshold. The
Measurement and Analysis of Social Exclusion, Bristol, The Policy
Press, 1995, p. 49-72.
6 Étienne Balibar, « Inégalités, fragmentation
sociale, exclusion. Nouvelles formes d’antagonisme de classe
? » in Joëlle Affichard et Jean-Baptiste de Foucauld
(éds), Justice sociale et inégalités, Paris,
Éd. Esprit, 1992, p. 163-174.
7 Cf. Didier Fassin, « Exclusion, underclass, marginalidad.
Figures contemporaines de la pauvreté urbaine en France,
aux États-Unis et en Amérique latine », Revue
française de sociologie, 1996, 36, 1, p. 37-75.
8 Cf. François Isambert, « De la définition.
Réflexions sur la stratégie durkheimienne de détermination
de l’objet », L’Année sociologique, 1982,
32, p. 163-192.
9 Georg Simmel, Les Pauvres, Paris, PUF, coll. « Quadrige
», 1998 (1re édition en allemand en 1908 in Soziologie
Untersuchungen über die Formen der Vergesellschaftung, Leipzig,
Duncker/Humboldt). La traduction française de ce texte est
précédée de « Naissance d’une sociologie
de la pauvreté » par Serge Paugam et Franz Schultheis.
10 Cf. Louis-A. Coser, « The Sociology of Poverty »,
Social Problems, vol. 13, 1965, p. 140-148.
11 Herber-J. Gans, « The Positive Functions of Poverty »,
American Journal of Sociology, vol. 78, 2, Sept. 1972, p. 275-289.
12 Cf. Serge Paugam, « Déclassement, marginalité
et résistance au stigmate en milieu rural breton »,
Québec, Anthropologie et Sociétés, vol. 10,
2, 1986, p. 23-36.
13 Cf. notamment : Louis Gruel, Conjurer l’exclusion. Rhétorique
et identité revendiquée dans des habitats socialement
disqualifiés, Revue française de Sociologie, XXVI,
3, 1985, p. 431-453 et Monique Selim, « Rapports sociaux dans
un quartier anciennement industriel. Un isolat social », L’Homme,
XXII, 4, 1982, p. 77-86.
14 Les enquêtes récentes confirment d’ailleurs
que l’accès à l’emploi ne garantit pas
toujours la sortie de la pauvreté et de la dépendance
à l’égard des services sociaux, en raison notamment
du caractère précaire de nombreux emplois proposés
sur le marché. Cf. Serge Paugam, Le Salarié de la
précarité. Les nouvelles formes de l’intégration
professionnelle, Paris, PUF, coll. « Le Lien social »,
2000.
15 Cf. Gosta Esping Andersen, Les Trois Mondes de l’État-providence,
1re édition en anglais 1990, Paris, PUF, coll. « Le
lien social », 1999.
CNDP 2001 - Lycée / La table ronde pédagogique «
L’exclusion existe-t-elle ? »
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