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Origine : http://www.sos-racisme.org/index.php?option=com_content&task=view&id=537&Itemid=77
Lors des élections présidentielles de 2002, la France
s’est découvert des ghettos, que chaque candidat affirmait
vouloir détruire. Ces ghettos, ce sont les grands ensembles
des grandes agglomérations françaises. Bien que l’on
en ait jamais entendu parler, les programmes politiques affirmaient
que le problème avait déjà plus d’une
décennie. Jamais, sauf dans les propos d’une association,
SOS Racisme, qui a progressivement élaboré cette représentation
depuis 1987, puis l’a imposé, non sans résistances.
Avec la représentation des ghettos, SOS Racisme s’est
constitué d’un même coup un objectif - casser
les ghettos - et un territoire dans la représentation duquel
les forces politiques traditionnelles sont exclues. Ce territoire
symbolique a fait l’objet de stratégies politiques,
et est devenu l’objet d’enjeu de pouvoir.
Cette version est augmentée par rapport à celle publiée
"sur papier". Elle est extraite d’un ouvrage plus
long, non publié
*****************************************************
"La France doit détruire ses ghettos". Depuis
la campagne des élections présidentielles et législatives
de 2002, cette assertion est devenue banale. Tous les partis politiques,
à l’exception du Front national, l’ont inscrite
dans leur programme, et à chaque fois en précisant
que ces ghettos sont le résultat d’un processus qui
dure depuis plusieurs décennies. Mais pendant ces décennies,
ce processus semble avoir été particulièrement
discret, puisqu’il n’avait jamais été
dénoncé, les gouvernements eux-mêmes ne l’ayant
pas perçu.
Généralement, outre le sens historique, on applique
le terme de "ghettos" à certains quartiers des
villes des Etats-Unis - où l’on imagine les émeutes
raciales fréquentes - et aux "townships" de l’Afrique
du Sud, héritées de l’apartheid. Mais en France,
à part quelques sociologues et géographes, jusqu’à
la fin des années 1990, on n’utilise que très
peu le terme de ghettos pour qualifier certains quartiers de banlieue.
Seule SOS Racisme a dénoncé "le risque du ghetto",
dès 1987. SOS Racisme a alors deux ans. Comme cela a été
évoqué, l’association a transformé le
mouvement de sympathie suscité par la "marche des beurs"
en un grand mouvement moral de la jeunesse, incarné à
la fois par le badge "Touche pas à mon pote" et
par des concerts géants, puis en un mouvement social à
l’occasion du mouvement Devaquet(cf. : supra). Lorsque SOS
Racisme a procédé à sa mutation en organisation
permanente [1], la presse et les forces politiques l’interrogent
avec plus de précision sur ses motifs et sur ses objectifs.
Elle avance aussitôt l’idée du "risque de
ghetto".
Au début des années 2000, cette représentation,
que SOS Racisme a beaucoup fait évoluer, connaît un
succès important et rapide, qui conduit à s’interroger
plus précisément sur son histoire d’autant que
ni à la veille des élections présidentielles,
ni même auparavant, il n’y a eu de changement radical
de la situation des cités et banlieues concernées
qui les aient transformées brusquement en ghetto. Il faut
rechercher les éventuelles origines du "ghetto"
avant 1987, étudier l’élaboration de cette représentation,
présenter ses contestations puis tenter d’expliquer
les raisons de sa diffusion quasi-hégémonique à
partir de 2001 pour enfin analyser les fonctions politiques qu’elle
assume et les effets inattendus ou incontrôlés qui
peuvent être les siens.
Les Ghettos : une représentation construite par
SOS Racisme.
Les prémices.
On trouve la première trace dans la presse de cette utilisation
moderne du terme "ghetto" dans un article sur le quartier
de Barbès, à Paris, dans Libération du 18 janvier
1978 intitulé "Balade in the Ghetto", qui décrit
rapidement une situation de très faible concentration de
"Blancs" dans ce secteur. Surmonté du titre "En
marge du 3e festival des travailleurs immigrés", il
s’agit ensuite essentiellement d’un agenda culturel.
Autour de l’année 1980, le terme ghetto s’applique
essentiellement aux foyers de travailleurs étrangers. (cf.
: l’affaire des 300 Maliens de Vitry / Saint-Maur, décembre
1980 à janvier 1981, par exemple). En 1983, 1984 et 1985,
quatre marches contre le racisme marquent la naissance d’un
mouvement nouveau qui fondera finalement l’antiracisme moderne
(cf. : supra). Nous ne reviendrons pas sur les divergences d’orientation
ou les conflits entre ces quatre marches. Notons seulement que dans
leurs interviews, les leaders de ces événements n’utilisaient
pas le terme ghetto. La marche de SOS Racisme, toutefois, a donné
lieu à diverses déclinaisons du badge "Touche
pas à mon pote" correspondant à autant de slogans.
L’un d’entre eux est "Je vis où je veux"
, revendication de la liberté du choix du lieu de domicile,
mais aussi celle du libre choix du pays de résidence.
L’élément central de ces mobilisations et de
la naissance de SOS Racisme, n’est pas le constat de la stigmatisation
de certains quartiers, ni celui de l’émergence d’un
processus de ségrégation, ni même la dénonciation
de leur dégradation. Tout cela sera pourtant décrit
dès 1987 (cf. : infra), et l’on sait qu’au début
des années 1980, ces réalités existaient déjà,
comme en attestent par exemple les émeutes des Minguettes
pendant l’été 1981. Dans cette période,
ce sont les violences racistes, qui vont souvent jusqu’au
crime, commis par des individus et parfois aussi par la police qui
sont l’élément central de ces mobilisations.
La manière dont la majorité des Français se
représente les habitants de ces quartiers à l’époque
explique largement cela : immigrés égal étrangers.
Peu à peu à partir de 1985, les militants de SOS Racisme
semblent prendre conscience d’une réalité très
importante : il ne s’agit pas d’étrangers mais
bien de Français, ces jeunes sont nés en France de
parents immigrés, ce dont une part non négligeable
de la population française n’est pas encore totalement
convaincue aujourd’hui.
Par la suite, l’étude de la revue de presse de SOS
Racisme montre quelques utilisations rares et anodines du terme
Ghetto [2]. Mais dans cette première phase, l’association
est perçue, par la presse notamment, comme l’expression
d’un mouvement moral, donc simple, ou même simpliste.
Ses analyses ne peuvent donc pas être diffusées (cf.
: supra).
Une naissance discrète à partir de 1987 :
"le risque du ghetto" .
Une fois les premiers mois glorieux passés, quelle légitimité
pouvait trouver SOS Racisme : la morale antiraciste qu’elle
incarnait ? Celle-ci aurait vite été intégrée
par les partis politiques. Sur ce terrain, SOS Racisme aurait rejoint
les vénérables institutions antiracistes, consensuelles
et œcuméniques par nécessité.
"SOS Racisme" , "Touche pas à mon pote"
, dans son nom et son slogan, l’association a inscrit sa nature,
son sens et sa fonction : un appel à l’aide et une
mise en accusation. C’est dans la continuité de ce
qu’elle incarne que l’association développe la
représentation des ghettos, à partir de 1987. Avant,
peut-être aurait-il été trop tôt, dans
une France sortie depuis peu de ses bidonvilles, grâce aux
grands-ensembles, pour qualifier ceux-ci, ou une partie d’entre-eux,
de ghettos.
En 1987 paraît SOS désir [3], par Harlem Désir
et SOS Racisme. Son dernier chapitre, qui s’intitule "la
France des ghettos" , livre la représentation initiale.
Celle-ci est alors centrée autour du mal-être urbain.
En voici une synthèse rapide :
Pendant la période des 30 glorieuses, le besoin de main
d’oeuvre a amené la France à faire appel à
l’immigration, notamment maghrébine. Les pouvoirs publics
ont alors "construit, vite, trop vite, et mal, des cités
immenses, des machines qui n’ont qu’une fonction : que
les ouvriers puissent y loger ... Pas y vivre. [4]" . Dans
ces cités, il y a un manque cruel d’équipements
publics, collectifs et sportifs. Les cloisons entre les appartements
sont trop minces, ce qui crée d’incessants problèmes
de voisinage. Pour les jeunes, "il n’y a rien d’autre
à faire que ne rien faire [5]" . La crise économique
frappe alors, et elle touche d’abord et plus fortement les
travailleurs les moins qualifiés : en forte proportion des
immigrés. Les problèmes de recouvrement des loyers
amènent les bailleurs sociaux à faire des économies
sur l’entretien des cités, ce qui lance le cycle des
dégradations, en vertu du constat qu’un immeuble qui
n’est pas réparé immédiatement va être
dégradé de plus en plus vite. Puis le taux de chômage
augmente dans la population immigrée, les enfants nés
ou scolarisés en France ne s’insèrent pas, et
quittent souvent l’école dès 16 ans. La promiscuité
dans et entre les appartements, les dégradations, bref l’environnement
est une agression perpétuelle, et les "Français"
partent. "En 1966, il y avait 20 % de maghrébins, à
la cité des Fond-Vert, dans le XIVe arrondissement de Marseille.
Vingt ans après, il ne reste que dix familles françaises
; sur 3 000 habitants, 70 % sont arabes. [...] au Plan d’Alou,
les deux tiers des logements sont inoccupés. Ceux qui le
sont encore le sont à 90 % par des étrangers [6].".
Il n’y a plus de commerces, les fenêtres ont des grilles
et les rez-de-chaussée sont murés. Les immeubles ne
sont plus entretenus, ni les alentours, où les carcasses
de voitures brûlées restent des semaines.
SOS Racisme, en 1987, oppose "l’intégration"
(pour une étude plus précise sur ce terme, ses concurrents
et ses implications, cf. : Chapitre 3) aux ghettos. L’association
semble alors considérer que les ghettos constituent un élément
du projet du Front national : "Curieux ce pays où on
conteste l’incontestable, où certains veulent détruire
la mémoire de l’atroce et de l’horrible, pour
mieux recommencer. Pressés de reconstruire de nouveaux ghettos,
aveuglés lors de leurs séjours touristiques offerts
gracieusement en Afrique du Sud, ils ont oublié la retenue
qui s’impose pour montrer le visage qu’ils ont toujours
eu ... de la haine et de la violence. [7]" .
Dès cette époque, SOS Racisme affirme "ne pas
nier" que la "délinquance immigrée constitue
un problème" . Mais cela reste à l’époque
marginal dans l’analyse de l’association qui y voit
la conséquence de la situation préalablement dénoncée
: "Les pauvres ont plus tendance que les riches à se
retrouver en prison et aujourd’hui, en France, les pauvres
sont bien souvent des immigrés [8]" .
Si elle était livrée aujourd’hui, la description
qui précède semblerait sûrement simpliste et
banale, voir complaisante. Mais en 1987, à la naissance de
cette représentation du ghetto, et de l’existence de
ghettos sur le territoire national, le terme portait en lui-même
une grande radicalité. Depuis, le terme, appliqué
aux cités périphériques, s’est banalisé.
1990, Les ghettos au cœur de l’analyse de SOS
Racisme.
Les 28, 29, 30 avril et 1er mai 1990 se tient le 3e Congrès
de SOS Racisme, à Longjumeau. A cet occasion sera publié
le "manifeste pour l’intégration" , document
de 43 pages qui constitue la première reformulation générale
de l’analyse de SOS Racisme. Pour la représentation
des ghettos, c’est la seconde étape cruciale : les
ghettos sont placés au centre de cette analyse renouvelée
comme l’atteste l’intervention de Harlem Désir
[9], en introduction aux débats autour du manifeste pour
l’intégration : "[...] Ce qui fait monter le racisme,
ce qui discrédite l’intégration, c’est
de ne pas se donner les moyens politiques et budgétaires
de casser les ghettos, de ne pas réhabiliter les cités
et de ne pas endiguer l’échec scolaire. [...] Aujourd’hui
c’est la ghettoïsation des villes et des écoles
qui sont les deux plus grandes menaces qui pèsent sur l’intégration
républicaine. [...] Une géographie d’un genre
nouveau est en train de s’imposer à nos villes. Une
géographie ethnique avec des quartiers différenciés
selon l’origine et la nationalité des habitants. [...]
Il en découle inévitablement des écoles elles-mêmes
ethniques et séparées, où ne se fréquentent
plus les enfants de français et les enfants d’immigrés.
[...] C’est la plus grave remise en cause du creuset français.
[...] Ainsi, peu à peu le ghetto ronge nos villes, avec ses
corollaires, la tension entre les quartiers, l’incompréhension
et la peur entre les habitants, les bandes rivales et la montée
du sentiment d’insécurité [...]" .
Le document lui-même, sous le titre "l’égalité
dans la vie c’est d’abord l’égalité
dans la ville [10]" , présente une toute nouvelle version
de la représentation. La première idée développée
est que traditionnellement le quartier communautaire fonctionne
comme un sas, et que son intégration à la ville est
donc nécessaire à l’intégration des arrivants
à la population et à la société. Ce
système traditionnel des quartiers anciens (Belleville, la
Goutte d’Or, "Belonne" à Marseille...) est
rompu avec les grands-ensembles déportés en périphérie
[11]. Deuxième idée : SOS Racisme affirme que l’origine
du problème réside largement dans "des procédures
d’attribution de logement sociaux ségrégatives,
fondées sur des critères raciaux [12]" . C’est
également dans ce texte que SOS Racisme évoque pour
la première fois la cité comme le territoire d’une
autre loi, celle du plus fort [13].
Dans les années suivantes, la représentation a peu
évolué, du moins si l’on s’attache aux
textes, internes et publiés, ou aux Conseil Nationaux et
Congrès de SOS Racisme (1993). Il s’agit plus généralement
d’une phase de déclin de l’influence de SOS Racisme
dans la société française, suite au soutien,
tardivement dénoncé, que l’association a apporté
au candidat François Mitterrand en 1988.
Depuis 1996, la représentation des ghettos connaît
de profondes évolutions.
Les 3 et 4 février 1996 à l’Université
Paris 8, lors des états Généraux des Quartiers
organisés par SOS Racisme, a été publié
un document intitulé "Propositions pour un véritable
Plan Marshall pour les Banlieues [14], donne la troisième
grande version de la représentation, dans la seconde intervention
[15] : premièrement, la violence "autodestructrice et
nihiliste" : "[...]il y a dix ans on se battait contre
les crimes racistes, et d’un certain point de vue aujourd’hui
on s’entre-tue. Bien sûr, à chaque fois il y
a toujours une circonstance particulière qui explique un
drame mais il y a une réalité qui est en train de
se constituer : la réalité du ghetto. [...] la guerre
des pauvres entre eux" . Deuxièmement, l’effet
de génération : les jeunes ont vu la génération
précédente échouer et se perdre, dans la drogue,
le chômage, etc. La crise ne peut plus être l’explication,
ni la reprise économique l’unique solution. Troisièmement,
le ghetto, c’est aussi les discriminations raciales, "les
photos sur le CV" . En conséquence, c’est tout
un processus identitaire distinct qui se met en place, à
partir du moment où le mélange ne se fait même
plus dans les loisirs, les discothèques [16] par exemple.
Dans cette intervention, Malek Boutih rappelle que la majorité
de la population vit en banlieue. Cela permet d’affirmer de
manière implicite que les ghettos posent un problème
à la nation : "On ne peut pas avoir une France heureuse
avec des quartiers qui se ghettoïsent [...] Le problème
ce n’est pas de savoir ce qu’on va faire des habitants
des quartiers mais de ce qu’on va faire de la France et de
la République quand il y a un ghetto, deux ghettos, ceux
qui sont à l’intérieur et ceux qui sont à
l’extérieur." .
Les 5,6,7 et 8 février 1998, à l’occasion du
5e Congrès de SOS Racisme, le "Texte d’orientation
présenté par le Bureau National" revient sur
les ghettos [17]. Il conserve l’analyse, mais affirme qu’après
plusieurs années de dénonciation du risque de ghetto,
"on y est" . Il est intéressant de noter qu’à
ce stade, l’objectif affirmé est encore la "mixité
sociale" . Ainsi, le texte affirme : "Les victimes de
la ségrégation sociale ne doivent pas devenir les
victimes d’une communautarisation ethnique. Il faut éviter
à tout prix que le ghetto urbain ne devienne un ghetto ethnique"
.
Enfin, les 29, 30 juin et 1er juillet 2001, lors du 6e congrès
de SOS Racisme, le "Texte d’analyse et d’orientation
présenté par le Bureau National" , approfondit
et radicalise la version précédente, d’une part,
sur la question de la violence, et d’autre part, quant aux
causes du ghetto [18] : "La question spécifique du logement
: une politique d’apartheid" . SOS Racisme joint à
cela la discrimination dans le logement privé. L’individualisme
comme norme dans les ghettos apparaît clairement à
ce moment : "Ils [les habitants] savent que la cité
peut être un piège définitif. Quand il s’agit
de sauver sa famille, c’est "chacun pour soi"."
Cette description réactualisée se double de revendications
également plus radicales : La violence, "modèle
de vie du caïd" , est dénoncée comme l’un
des moyens de la domination subie par les habitants : "Si nous
combattons cette violence, ce n’est pas au nom de l’ordre
social mais à l’inverse, c’est pour le transformer.
La violence s’apparente aux chaînes des esclaves modernes.
La briser, c’est retrouver la liberté d’agir,
de penser, de combattre, donc, de vivre la tête haute."
La revendication centrale devient désormais la "mixité
raciale" : "Dès aujourd’hui, la priorité
de l’Etat doit être de recréer du mélange
[...] Or on continue à nous répondre que c’est
un problème de mixité sociale dans les cités.
C’est une hypocrisie [car les riches ne viendront jamais habiter
dans des cités]. En réalité, on superpose la
fracture raciale à la fracture sociale [...]." Il a
été souligné que trois ans plus tôt,
la position officielle de SOS Racisme était différente.
Pourtant, dès 1987, on l’a également souligné,
l’élément ethnique était présent
dans la représentation, et dénoncé. Au vu des
éléments étudiés sur la période
1987-2001, il apparaît que plutôt qu’une difficulté
à admettre cet élément ethnique, somme toute
inhérent au terme de ghetto, il y a eu longtemps au sein
de l’association une réticence à affirmer la
revendication de la "mixité raciale" . La raison
en est-elle qu’il y avait là un tabou à briser
pour les militants formés dans des mouvement traditionnels
de gauche, celui de la reconnaissance, même implicite, des
différences et des races ? Car "mixité raciale"
implique qu’il y ait des races, et même si elles n’existent
que dans l’imaginaire, leur existence est reconnue par cette
nouvelle revendication. Quoi qu’il en soit, c’est là
une évolution majeure pour la représentation des ghettos.
La représentation actuelle est le produit de ces
apports.
SOS Racisme a éliminé de sa représentation
des ghettos certaines idées présentes en 1987. D’autres
sont apparues pour disparaître rapidement. Parmi les disparitions,
il y a l’opposition Français-immigrés, puisque
l’association a mis en œuvre une autre représentation
importante, celle des "nouveaux Français" (cf.
: infra Chapire 3), liée au renouvellement des générations.
Par conséquent, la réponse n’est plus l’intégration(cf.
: infra Chapire 3), terme porté en d’autre temps par
SOS Racisme, car il s’applique à des étrangers,
ou des "Français de papier" , mais l’insertion(cf.
: infra Chapire 3), terme qui porte en lui l’idée qu’il
s’agit de Français. En outre, le phénomène
de la violence et celui de l’économie du cannabis ont
acquis un rôle central. Ils sont dénoncés comme
l’expression du développement d’un modèle
de vie individualiste, celui du chacun pour soi, incarné
par le caïd : "Le lumpen-prolétariat reproduit
jusqu’à la caricature le modèle libéral
dominant [19]" . Enfin, parmi les causes du ghetto, SOS Racisme
a fortement réduit les aspects économiques, pour renforcer
la part des discriminations raciales et des "politiques de
peuplement" des bailleurs sociaux, jusqu’à passer
finalement du ghetto social au ghetto ethnique. On aboutit à
la représentation actuelle : on observe une dégradation
croissante du quartier, qui est initialement la conséquence
de la crise économique, mais qui est décuplée
par la ghettoïsation. Un statut social moindre est conféré
aux habitants du seul fait de leur lieu d’habitation. Ceci
entraîne la fuite de tous les habitants qui le peuvent, et
le quartier acquiert un caractère répulsif tel qu’il
n’y a plus d’apport de population volontaire : alors
que les plus insérés partent, les moins insérés
de toutes la région arrivent. Ainsi, les discriminations
raciales, dans le travail et au logement, et les politiques de peuplement
des HLM font peu à peu du quartier un ghetto ethnique. La
désinsertion économique, puis sociale des habitants
progresse. On tend vers une ségrégation de fait, d’autant
plus que la concentration et l’éloignement du centre-ville
sont importants.
La violence devient la norme de comportement d’une jeunesse
qui se sent rejetée, sans perspective d’insertion,
victime parfois de violence policière. Les femmes sont les
victimes ultimes de cette violence, comme toujours quand la loi
du plus fort s’installe. Du fait de l’immersion de l’école
dans le ghetto et des discriminations raciales, le seul modèle
de réussite qui subsiste, c’est celui du caïd.
A défaut de pouvoir se revendiquer d’une identité
nationale qui les rejette, les jeunes se constituent une nouvelle
identité, celle du ghetto. Il s’agit donc d’une
identité spécifiquement française, celle de
citoyens de dernière zone, construite en opposition à
l’identité nationale autour de ce dernier modèle
de réussite qu’est celui du caïd. Le Hip-hop,
en particulier le rap [20], dans le champ culturel, est l’un
des principaux vecteurs de cette identité, que les caïds
ont bien évidemment encouragée. Le label "neuf-trois"
, dans les chanson de rap mais aussi dans les représentations
en vigueur dans la jeunesse, jusque sur les imprimés des
"sweet-shirts" est un autre symptôme de l’apparition
de cette nouvelle identité, tout comme le phénomène
des chiens d’attaque pit-bull. élaborée du fait
de l’exclusion dont les habitants des ghettos se sentent victimes,
elle reste l’identité des exclus, fondamentalement
dévalorisante.
Toujours selon la représentation de SOS Racisme, au bout
des années d’abandon par les pouvoirs publics, le ghetto
est devenu un désert politique et associatif. L’islamisme
[21] y trouve un terrain privilégié : désespoir
économique et social, identité faible et honteuse.
Le mouvement islamiste bénéficie de moyens financiers,
de réseaux, de matériel idéologique, d’élites...
préexistantes. En outre, ses représentants sont souvent
seuls à prétendre contester l’ordre social dont
la jeunesse des ghettos est victime. Leur succès est donc
inévitable.
A mesure de leur implantation, le contrôle social s’accroît.
Les femmes en sont encore les principales victimes, devant porter
l’honneur de toute la famille. Leurs relations sont surveillées,
et il est hors de question qu’elles épousent des non-musulmans
--- ou pire, qu’elles vivent avec eux sans les épouser.
Le mouvement "Ni Putes, Ni Soumises [22]" a permis de
dénoncer cette convergence entre la violence du caïdat,
et l’oppression née du traditionalisme nouveau lié
à l’implantation des mouvements islamistes.
Tous ces éléments forment un cercle vicieux, qui
aggrave perpétuellement la situation, il faut donc casser
les ghettos. Outre la lutte contre les ghettos eux-même, cette
revendication constitue le moyen de lutte contre le Front national,
contre les islamistes et les communautarismes, contre le délinquance
et les "mafias" du cannabis, et enfin contre la perte
de solidarité dans la population et dans la jeunesse.
Les influences extérieures à SOS Racisme
Il s’agit essentiellement de la montée du Front national
d’une part, et de l’apparition de la grande violence
dans les ghettos d’autre part.
Le débat sur les "Causes du Front national"
Pour Harlem Désir [23], dans les années 1984 - 1985,
le discours de SOS Racisme opposait les états-Unis d’Amérique
et la France métissée. "Mais les ghettos n’étaient
pas au coeur de l’analyse. C’est avec la montée
du débat sur l’explication de la montée du FN,
que l’idée a pris de la force. Dans les causes du FN,
il y a l’emploi, la crise etc ... mais la cristallisation
de ces phénomènes dans l’espace urbain était
sous-estimée. Il y a des phénomènes d’enfermement,
dans des quartiers qui étaient jusqu’alors des quartiers
d’intégration. A partir de là, la logique communautaire
se développe, avec l’exclusion et la montée
du FN. Le ghetto est la source du FN."
Toujours selon Harlem Désir [24], en 1988, la disparition
de la représentation parlementaire du FN, associée
à un retour temporaire de la croissance et à une stagnation,
voire une baisse pendant quelques mois, du chômage, ont créé
l’illusion que "le Pen c’est fini" . Mais
dès 1989, les élections de Dreux ramenènent
à la réalité : à l’occasion de
législatives partielles, Marie-France Stirbois a été
élue. A partir de ce moment, SOS Racisme a dénoncé
"l’absence de politique d’intégration, l’absence
de politique de la ville" . Michel Rocard, premier ministre,
y a répondu en substance que la croissance seule réglera
le problème.
Mais à ce moment, SOS Racisme voulait s’attaquer à
la racine du problème : cela passait par le projet des Maisons
des Potes. Il s’agissait "de recréer des solidarités
actives" . C’était donc un mélange entre
les MJC, déjà en déroute, et un nouveau "syndicalisme
urbain" à inventer : avec les Maisons des Potes, SOS
Racisme voulait structurer une stratégie de la lutte : "Dans
les années 1970, selon Harlem Désir [25], l’intégration
par le travail était en fait largement une intégration
par les luttes. Il s’agissait de restructurer ces luttes dans
l’espace urbain" . Harlem Désir [26] estime que
les Maisons des Potes ont connu un succès certain au Luc-en-Provence,
à Clermont et à Bordeaux par exemple. Avec de la solidarité
dans le quartier, celui-ci donnait moins de prise au FN. Le président
fondateur de SOS Racisme ajoute que la gauche a "loupé"
quelque chose à ce moment : "Elle aurait du aider à
développer un syndicalisme urbain contre le "face à
face [27]" dans les villes. Les maires en particulier ont joué
un rôle important et néfaste. Pour eux, une association
de quartier doit être sous contrôle, ou étouffée,
pour éviter qu’elle ne soutienne le camp d’en
face aux élections. Ils ont tué des milliers d’associations."
Ces éléments montrent le processus qui a abouti à
placer les ghettos au centre de l’analyse de SOS Racisme,
au moment du congrès de 1990. Ce processus est composé
d’évènements extérieurs à SOS
Racisme, auxquels l’association a réagi, et de choix
opérés par elle.
La décomposition politique et la violence
Malek Boutih, ancien président de SOS Racisme, qui était
vice-président de l’association en 1990, évoque
[28] comme explication de l’évolution importante qui
eut lieu lors du congrès de cette année, l’émergence
des premières "émeutes urbaines" , qu’il
distingue des "révoltes urbaines" du début
des années 1980. La différence pour lui réside
dans le caractère constructif de ces dernières qui,
malgré la violence initiale, ont toujours donné naissance
à de nouvelles solidarités, à des associations
et à des mouvements militants, dont la Marche des Beurs,
et, à l’inverse, dans le caractère destructif
et décomposé des "émeutes" des années
1990, à Vaux-en Velin pour ne citer que la plus célèbre,
qui n’ont rien produit, et qui ont même souvent détruit
le peu de solidarité qu’il restait, s’attaquant
aux travailleurs sociaux, aux associations, et aux commerces.
Il faut remarquer qu’une formulation de cette analyse, dont
cette version date du 7 Mai 2004, a été déjà
évoquée, sous une forme presque semblable, mais avec
moins de recul : en 1996, l’intervention de Malek Boutih lors
des états Généraux des Quartiers comprenait
un passage dénonçant la violence "autodestructrice
et nihiliste" .
Malek Boutih souligne en outre que cette période est celle
d’une forte concentration d’évènements
politiques de premier ordre, allant de l’affaire du voile
islamique à la fin brusque d’un ordre mondial très
structurant, en passant par la première guerre du golfe et
la première Intifada, ces évènements internationaux
ayant un fort impact en France. Il perçoit ainsi le lien
entre les problèmes géopolitiques internes et ceux
qui ont trait à la géopolitique externe. Il semble
qu’il estime que cette période correspond ainsi plus
généralement à une remise en cause de représentations
jusqu’alors relativement figées, qui touchent notamment
à la place du ou des groupes arabes dans le monde et, presque
par ricochet, en France, et ainsi aux rapports que les immigrés
et leurs enfants ont avec les "pays d’origine" ainsi
qu’avec la France, pays d’accueil.
Appropriations et rejets de la représentation des
ghettos.
SOS Racisme a ainsi mené un travail permanent pour imposer
l’utilisation du terme ghetto, alors même que la représentation
continuait d’évoluer. La représentation des
ghettos développée par SOS Racisme n’a pas fait
l’unanimité. Sa pertinence descriptive a été
contestée, ainsi que le choix du terme "ghetto"
. Les forces politiques et sociales, ainsi que la presse l’ont
finalement largement adoptée.
Une représentation discutée.
La contestation de son utilisation est venue d’horizons divers.
Ainsi, dans un article paru en 1990, Hervé Vieillard-Baron
montre le phénomène de banalisation du terme ghetto
pendant les années 1980. Ce processus se traduit selon lui
par une perte importante de sens : il évoque [29] notamment
pour l’exemple les "libraries-ghettos" , les "usines-ghetto"
, le "ghetto estudiantin" , et le "ghetto des universitaires"
. H. Vieillard-Baron conteste largement l’utilisation du terme
ghetto, en référence au double modèle historique
(en Europe) et américain. Il montre d’une part, une
utilisation de plus en plus vague du terme, sa non adéquation
à la réalité, si l’on s’en tient
aux modèles, et d’autre part, affirme que ceux-là
même qui sont, selon le sens commun, les habitants des ghettos
ne se considèrent pas comme tels. Le ghetto c’est toujours
ce qui est à coté.
Mais son étude montre aussi la force de cette représentation,
qui n’est pas démentie, au contraire, par le constat
que chacun l’applique à l’autre. Dans ce sens,
H. Vieillard-Baron conclut [30] sur la double analyse : "si
le modèle historique du ghetto ne peut se transposer sur
les réalités urbaines de la France, la vulgarisation
du terme et son utilisation métaphorique lui confèrent
une dimension sociale et politique incontournable" , et qu’il
existe des quartiers qui révèlent "la réunion
de deux ou trois (des) quatre composantes" qu’il a mis
en évidence dans le modèle historique [31], et sont
ainsi propres à "créer un risque de ghetto, ou
plus exactement de ghettoïsation." On remarque l’exacte
similitude des expressions employées par H. Vieillard-Baron
et par SOS Racisme. Pour finir, cet article pose la double question
de la volonté et de la capacité des pouvoir publics
de s’opposer à une évolution vers la situation
anglo-saxonne.
Dominique Sopo [32] citant Loïc Wacquant [33], reprend à
son compte les arguments du sociologue opposé à l’utilisation
du terme ghetto, pour distinguer la situation française de
celle que l’on rencontre aux états-Unis d’Amérique
: en France, on trouve beaucoup moins d’homogénéité
ethnique, mais aussi moins de diversité sociale. De plus,
la violence est moins importante, les quartiers concernés
sont nettement plus petits et enfin, ils ne sont pas abandonnés,
puisqu’il existe une "politique de la ville" . Ainsi
le nouveau président de SOS Racisme ne prétend pas
imposer l’image du ghetto noir-américain, peut-être
pour définir un nouveau et troisième modèle,
un modèle français.
Un autre front de contestation est venu d’une partie de la
communauté juive. En jeu cette fois, une volonté de
garder au terme ghetto sa force symbolique dans le cadre du travail
de mémoire de la Shoah et de l’oppression des juifs
en Europe au cours des siècles. SOS Racisme partage l’idée
que la Shoah est un fait historiquement unique, et mène des
activités pour encourager le travail de mémoire de
la Shoah, notamment au cours de la semaine annuelle d’éducation
contre le racisme [34]. Mais l’association refuse l’exclusivité
sur les ghettos, qui ont de toute façon existé ailleurs,
sous l’Apartheid notamment, dont SOS Racisme veut également
défendre la mémoire.
Enfin, les hommes politiques, sauf peut-être une partie de
l’extrême-gauche, ont résisté longtemps
a son utilisation, qui s’est finalement imposé à
eux. Dans le cadre des Universités d’été
de SOS Racisme, un débat avec les forces politiques a lieu
pratiquement chaque année. Jusqu’en 2001, leurs représentants
ont toujours refusé de reprendre et de reconnaître
cette qualification, dont ils devaient pressentir et la force accusatoire,
dirigée contre eux, et l’effet de délégitimation,
qu’elle induit (cf. : infra).
Une représentation devenue hégémonique
dans un contexte nouveau.
Dans la période précédant les élections
de 2002, l’incorporation dans les programmes des candidats
du slogan "casser les ghetto" porté par SOS Racisme
a connu une progression brutale. Depuis, l’utilisation du
terme par les responsables politiques reste importante.
A titre d’exemple, on peut citer Jacques Chirac : sur le
site internet de la Présidence de la République, la
recherche des déclarations sur le mot ghetto donne 14 résultats,
dont quatre concernent les ghettos juifs historiques, et dix les
cités de banlieues. Dans un discours prononcé le 17
décembre 2003, "Comment demander à leurs habitants
[les quartiers] de se reconnaître dans la Nation et dans ses
valeurs quand ils vivent dans des ghettos à l’urbanisme
inhumain, où le non-droit et la loi du plus fort prétendent
s’imposer ?" En ce qui concerne la campagne présidentielle,
on peut citer un discours à Lyon le 25 avril 2002 : "La
ségrégation géographique, qui transforme certains
quartiers en ghettos et qui défigure notre République,
n’a que trop duré."
Lionel Jospin, premier ministre et candidat, ainsi que le PS ont
également repris le terme à leur compte : dans un
discours de Lionel Jospin à la Mutualité, le 24 février
2002, il affirme : "Nous avons fait adopter la loi solidarité
et renouvellement urbain pour faire avancer la mixité sociale,
pour réduire les quartiers ghettos, pour faire que l’on
répartisse les HLM de façon à ce qu’il
n’y ait pas des communes qui laissent à l’écart
les logements sociaux." Dans le programme du PS pour les Législatives
2002, on trouve un paragraphe "Priorité Cités"
qui commence par "Humaniser les cités, supprimer les
ghettos."
De très nombreux autres exemples peuvent être trouvés,
en ce qui con-cerne ces deux forces politiques, mais également
pour l’ensemble des partis parlementaires. Pourtant, lors
des élections de 1995 ou de 1997, ni la droite ni la gauche
n’avaient fait le choix de s’approprier la représentation.
Plusieurs facteurs concourent à expliquer ce succès
rapide. En premier lieu, on peut évoquer deux éléments
de contexte : d’une part l’effet de plusieurs années
de "lobbying" de SOS Racisme autour de cette représentation.
A l’occasion des Universités d’été
annuelles de SOS Racisme, des tables rondes sont traditionnellement
organisées avec des responsables économiques (chefs
de grandes entreprises), les dirigeants de grands média,
et ceux des principaux partis politiques. D’autre part, il
s’agit du travail de repositionnement de SOS Racisme mené
à l’époque de Malek Boutih, qui a donné
à l’association accès au milieu politique de
droite, établissant même, à partir de 2001,
des relations avec le Président de la République.
Auparavant, l’association était une voix marquée
à gauche, bien qu’atypique. Ce repositionnement s’est
notamment traduit par la critique de l’inefficacité
du dispositif GELD [35] (et le numéro vert associé,
le 114) mis en place par le gouvernement de Lionel Jospin et par
le soutien de ceux à droite qui avait pris, sous l’influence
de Jacques Chirac, la décision de se démarquer clairement
du Front national(cf. : supra sur les éléctions des
Présidents de Région en 1998).
En second lieu, il y a deux événements qui marquent
plus spécifiquement la période : d’une part,
le choix de la droite de faire campagne autour de l’insécurité,
qui a conduit la gauche à chercher, laborieusement, un discours
alternatif sur ce terrain, et qui a finalement poussé la
droite elle-même à chercher un moyen de rééquilibrer
une campagne qui semblait trop dirigée contre les habitants
des banlieues et des cités. D’autre part, et peut-être
surtout, les attentats du 11 septembre 2001, et la peur de découvrir
dans les cités périphériques une armée
aux ordres d’Al Quaeda, ont placé les cités
au cœur des préoccupations politiques et médiatiques.
Malek Boutih, pour sa part, souligne [36] l’idée que
le ghetto révèle d’abord un phénomène
économique et social, qui est rapidement suivi d’un
phénomène d’ordre spatial et urbain, et enfin,
avec retard, un phénomène politique, c’est à
dire l’émergence du communautarisme. Selon lui, la
reconnaissance par les forces politique de l’existence des
ghettos correspond à l’apparition de ce troisième
aspect du ghetto, qui leur pose un problème direct.
Utilisation de la représentation des Ghettos par
SOS Racisme.
La représentation, grâce au flou entretenu sur les
territoires qu’elle con-cerne, garde une souplesse qui contribue
à son efficacité. La qualification de ghettos de certains
quartiers, même indéterminés, a pour conséquence
de délégitimer les forces politiques et sociales traditionnelles
dans la représentation des habitants de ces quartiers, au
profit de SOS Racisme.
Un concept et des territoires flous pour une représentation
extensive.
Lorsqu’à l’occasion des élections de
2002, le slogan "casser les ghetto" a été
incorporé par les programmes des principaux candidats de
droite et de gauche, la direction de SOS Racisme devait à
la fois accueillir favorablement et encourager ce phénomène,
tout en préservant la source de légitimité
de l’association. C’est pourquoi elle a réagi
par une adaptation de la représentation, affirmant que la
source du ghetto, c’est le logement, mais qu’aujourd’hui,
il s’agit d’un mode de fonctionnement diffus, présent
à tous les niveaux dans les rapports sociaux. C’est-à-dire
que le ghetto se prolonge au sein des entreprises, des écoles,
collèges, lycées et universités, dans les loisirs,
dans les comportements de la police, des administrations et des
commerçants, jusque dans les regards portés sur ses
habitants dans la rue. Le ghetto devient ainsi une véritable
ségrégation de tous les instants, et parallèlement
un système social complet. Il s’agit d’une extension
maximale de l’expression de la représentation, dans
l’objectif de profiter d’une période favorable
pour gagner le plus de terrain possible sur le plan idéologique.
On voit qu’alors la représentations des ghettos recouvre
tous les aspects du racisme, ou presque. Après cette phase,
la force de l’enjeu autour de la représentation des
ghettos étant retombée, SOS Racisme se replie, dans
son expression publique, sur une représentation moins extensive,
plus facilement convaincante.
SOS Racisme n’a jamais diffusé de carte ou de liste
des quartiers ghettos. Elle n’en a d’ailleurs jamais
élaboré. SOS Racisme n’est pas une administration
: en tant qu’association, elle n’a aucune raison particulière
de le faire. Mais la direction de SOS Racisme sait intuitivement
que le flou sur la spatialisation de la représentation du
ghetto permet d’en garder le contrôle, de modifier la
représentation, de l’approffondir ou de la préciser
selon l’évolution du contexte. S’il y avait une
carte, d’une part elle permettrait de quantifier la population
concernée par la situation décrite par SOS Racisme.
Ensuite, il serait possible à des élus, éventuellement
par le biais d’association prête-nom, de contester le
classement d’un quartier comme ghetto, amenant SOS Racisme
à devoir toujours justifier, préciser et débattre
de ses critères de classement.
(Les cartes ci-dessous ne peuvent pas être publiée
en haute définition sur le web sans rendre la page inaccessible
à de nombreux visiteurs, car elle serait bien trop longue
à afficher. Le choix a donc été fait de présenter
ici des versions très basses résolutions).
Part de la population de chaque département logée
dans le parc social (JPEG)
Les Grands Projets de Ville définis par la loi de novembre
1996 (source : DIV.) (JPEG)
Répartition des Zones Urbaines Sensibles en France (JPEG)
Part de la population de chaque département logée
dans le parc social (JPEG)
Les Zones Franches Urbaines définies par la loi de novembre
1996 (source : DIV.) (JPEG)
Les Zones Franches Urbaines définies par la loi de mars
2004 (source : DIV.) (JPEG)
Le flou sur la spatialisation est entretenu par les pouvoirs publics
et les gouvernements successifs qui ne choisissent pas les mêmes
quartiers pour chacun des dispositifs de politique de la ville.
Les cartes 1 à 6 montrent la diversité des dispositifs
--- tous ne sont pas représentés --- dont personne
en dehors des spécialiste ne comprend le sens ni les distinction.
Pour le commun des mortels, tous ces sigles ---GPV, ZUS, DSQ, ZFU
--- se réduisent à une seule idée : il s’agit
d’un quartier à problèmes. Les cartes montrent
également qu’aucun de ces dispositifs ne concernent
les mêmes territoires, ni d’une "cuvée"
à l’autre, ni, pour l’année 1996, d’un
dispositif à l’autre. Parmi ces sigles, le plus inquiétant
est ZUS, c’est-à-dire Zone Urbaine Sensible. Mais c’est
aussi le type de dispositif le plus fréquent (751 en France
en 2003), car il s’applique à de très petits
espaces. L’absence de ce flou aménerait à montrer
une situation plus radicale que celle actuellement dénoncée
par SOS Racisme : avec moins de territoires et de population touchés
par le ghetto, la réalité plus restreinte ainsi décrite
apparaîtrait sans doute plus violente encore. SOS Racisme,
plutôt que de faire peur, préfère jouer sur
le fait que chacun, dans sa ville, se représente vivre à
proximité d’un ghetto, même s’il ne s’agit
souvent que d’une cité plutôt calme. L’extension
géographique de la représentation permet une certaine
dilution des caractéristiques du ghetto. Dans une stratégie
de conquête idéologique, c’est sans doute plus
efficace que de limiter le ghetto à deux ou trois quartiers
bien précis dont les noms seraient à eux-seuls terrorisants.
Ceci se comprend d’autant mieux que l’on sait que pour
SOS Racisme, l’existence même des Grands-Ensembles est
constitutif d’un risque de ghetto.
Ainsi, l’on comprend le caractère extensif de la représentation
qui se diffuse et s’applique presque indistinctement à
toute la banlieue ("La France a honte de ses banlieues."
[37] ; "Comment peut-on penser changer la vie sans développer
des efforts considérables pour réhabiliter et réactiver
le tissu urbain et social de nos banlieues[...] [38]"), phénomène
qui est renforcé par la neutralité de ce dernier terme
: pour le journal de 20 heures ou les titres des journaux, "le
mal des banlieues" passe mieux que "le mal des ghettos"
. Cette extension a donc pour principale source la volonté
de la presse et des personnalités politiques d’utiliser
un terme médian, volonté que SOS Racisme n’a
pas intérêt à contrarier : nul, en dehors peut-être
de l’extême-droite, qui jouerait pourtant contre ses
intérêts électoraux --- ne peut proposer d’abandonner
toute la banlieue, alors que cela pourrait être envisagé
s’il ne s’agit que de quelques quartiers.
La monopolisation d’un territoire symbolique.
Cela a été évoqué, les premières
années de l’association sont marquées par des
violences racistes, du fait de particuliers ou des forces de police.
La droite elle-même, avec des déclarations ou des mesures
qui font scandale pour les antiracistes (les charters spéctaculaires
à partir de 1986, accompagnés d’une déclaration
de C. Pasqua sur "les valeurs communes de la droite et du FN"
, jusqu’au célèbre "bruit et l’odeur
[39]", participe à donner à l’action de
SOS Racisme des adversaires concrets. Les années 1990, et
plus nettement encore leur seconde moitié, au contraire,
sont celles d’une nette diminution de ces violences, et d’une
clarification à droite. Celle-ci se revendique républicaine
et, sous l’impulsion de J. Chirac à partir de 1995,
la porosité avec le FN est largement éliminée.
Lorsque ces crimes racistes disparaissent, SOS Racisme a alors
besoin de renouveler sa légitimité concrète,
de désigner de nouvelles victimes qui justifient son action.
La représentation du ghetto doit répondre à
ce besoin. En imposant, par un travail idéologique de plusieurs
années, cette représentation des ghettos, appliquée
aux quartiers qu’on appelait avant défavorisés,
SOS Racisme réussit un tour de force politique. Les quartiers
ghettos sont à la fois l’objet de la bataille, et la
source de légitimité de l’association. Le terme
de ghettos, implique la séparation des quartiers concernés
du reste de la société, et désigne des victimes.
La dénonciation de ces quartiers comme des ghettos donne
une cause concrète à l’action de l’association,
sans laquelle celle-ci pouvait apparaître idéaliste.
La désignation des victimes défendues par SOS Racisme
serait sinon moins palpable ("les discriminés"
, dont l’existence est plus facilement contestable que celle
des habitants des cités), voire problématique ("les
noirs et les arabes" (cf. : supra Chapitre 1)).
Cette séparation des quartiers concernés du reste
de la société induite par la qualification "ghetto"
exclut les forces politiques venues du reste de la société,
puisqu’elles en sont extérieures, et en particulier
les partis, qui avaient une légitimité à prétendre
défendre leurs habitants tant qu’il s’agissait
de quartiers défavorisés socialement. En imposant
donc cette représentation du ghetto, SOS Racisme se crée
une place, que les partis ne peuvent plus occuper que par incorporation
soit de l’analyse de SOS Racisme, soit de ses membres. Dans
la lutte politique de l’association, les directions des partis
sont les ultimes destinataires de la représentation : elles
ont largement intégré leur non-légitimité
à représenter les habitants des ghettos. Il ne s’agit
pas ici d’affirmer que les ghettos seraient le fruit d’une
manipulation consciente de SOS Racisme, qui créerait ainsi
le problème qui justifie son existence. En fait, de la même
manière que les syndicats ouvriers se sont renforcés
à mesure que s’est diffusée leur lecture des
rapports sociaux, SOS Racisme s’est renforcé en créant
le concept qui décrit la situation qu’elle veut combattre.
Rendre intelligible cette situation sert simultanément et
dans un même processus, le renforcement de l’association
et la lutte qu’elle mène pour la disparition de la
situation décrite.
Malek Boutih explique [40] que le phénomène des ghettos
s’est ancré dans la société française
en même temps que SOS Racisme. L’association a d’abord
défendu l’idée qu’il s’agit d’un
risque à éviter, puis d’une réalité
qu’il faut détruire. Ainsi, selon lui, la légitimité
de SOS Racisme à parler des ghettos n’a jamais été
tirée des ghettos : les positions adoptées ne se justifient
pas par un statut, même partiel, de représentant des
ghettos ou de leur population. A l’inverse, d’autres
association antiracistes portent aujourd’hui des revendications
au nom des ghettos, s’associant pour cela à des mouvements
communautaires ou religieux qui se prétendent les représentants
légitimes des ghettos. En l’occurence, Malek Boutih
évoque le MRAP, et les initiatives communes de son président,
Mouloud Aounit, et de Tarik Ramadan, porte-parole de l’UOIF
[41]. L’argument de Malek Boutih semble convaincant, du moins
pour ce qui est des intentions de SOS Racisme et de sa direction.
Mais la représentation selon laquelle SOS Racisme représente
ces ghettos qu’elle dénonce n’en semble pas moins
dominer hors de l’association, et peut-être en partie
à l’interieur, et donc le processus de légitimation
de SOS Racisme par la représentation du ghetto n’en
est pas infirmé.
Les effets pervers de la représentation des Ghettos.
La représentation des ghettos, qui s’est diffusée
plus vite dans les quartiers concernés et dans la jeunesse,
publics privilégiés et plus attentifs de SOS Racisme,
a été exploité par les mouvements communautaristes
lors de leur émergence et dans leur rapide développement.
En outre, le constat grave induit par cette représentation
peut servir d’argument à des choix politiques contradictoires
avec ceux portés par SOS Racisme. Le problème du contrôle,
par ses auteurs, de cette représentation et de ses utilisations
est donc posé.
Les Ghettos : un territoire revendiqué par les mouvements
communautaristes.
Si SOS Racisme a réussi à délégitimer
l’action des élus locaux sur le territoire du ghetto,
elle n’a néanmoins pas été en mesure
d’y mener une action militante efficace dans la durée.
C’est pourquoi des mouvements apparus au cours des années
1990, surtout dans la seconde moitié, ont pu utiliser la
représentation du ghetto pour renforcer leur légitimité
bien que leur orientation soit totalement opposée à
celle de SOS Racisme : il s’agit des communautarismes, et
en particulier des islamismes [42].
Le succès actuel des communautarismes est très largement
lié aux délégations de gestion des populations
des quartiers localement considérés comme des ghettos
que leur ont accordé les élus locaux. En effet, les
associations communautaristes ont souvent été les
seules encore implantées dans ces quartiers une fois que
les élus municipaux ont renoncé à négocier
un partage du territoire avec les caïds. Pour bien des municipalités,
la crainte principale réside dans le désordre visible.
Et la forte implantation d’organisations communautaires apporte
localement un gain sensible en matière d’ordre public,
carellesréintroduisentun fort contrôle social. Dans
de nombreux quartiers, une prise de conscience plus précoce
par les pouvoirs locaux des risques encourus aurait permis de soutenir
des associations traditionnelles et laïques, aujourd’hui
pour la plupart disparue. Dans la concurrence sur le terrain, ces
dernières reconnaissaient l’existence du ghetto et
la qualité de victimes de ses habitants. Mais elles affirmaient
que pour quitter le ghetto, il n’y a pas d’autre issue
pour ses victimes que de faire des efforts supplémentaires
(sur le plan scolaire par exemple, malgré la moins bonnequalitédesconditionsd’étudesetlesdifficultéséconomiqueset
d’insertion), discours de rigueur, difficilement convaincant,
du fait des discriminations dans le travail. Il est facile de comprendre
le succès sur le terrain d’un discours alternatif,
qui prétend défendre etredonnerfierté aux victimes
plutôt que de les exhorter à des efforts supplémentaires.
C’est bien souvent la résistance des générations
plus âgées qui a retardé la percée de
ces mouvements, et l’usure provoquée par la violence
qui l’a finalement permise. Alors que SOS Racisme diffuse
une représentation qui renforce la perception qu’a
la jeunesse des cités de sa propre situation, ces mouvements
n’ont eu qu’à opérer un léger glissement,
fournir une cause externe et éternelle --- la lutte de l’Islam
contre ses ennemis. Le moyen de réussir cette opération
a d’abord consisté à passer du ghetto de couleur
et des discriminations raciales vers le terrain religieux. Le succès
du terme "islamophobie" , néologisme inventé
par le guide suprême de la révolution islamique en
Iran, qui place la cause de la discrimination dans la religion est
symptomatique de cela. Il n’est donc pas synonyme de "discriminations
raciales" , utilisé par SOS Racisme.
En 1996, dans les "Propositions pour un véritable Plan
Marshall pour les Banlieues [43]" , SOS Racisme expose pour
la première fois ce problème dans un document public.
L’association met en garde contre les comportements propres
à le renforcer : une vision de la laïcité "anti-islam"
, qui accrédite les "discours du martyr" et les
amalgames entre arabes et musulmans. Citant un rapport de l’INED
[44], l’association rappelle que la réalité
de la pratique religieuse est très minoritaire (moins de
20 % des enfants d’Algériens). Pour SOS Racisme, il
faut éviter de renforcer le lien, sur le plan de l’identité,
entre immigré et musulman, et ne pas confondre le fait culturel
avec l’intégrisme. Pour synthétiser, dès
1996, SOS Racisme affirme d’une part, que le repli identitaire
observé déjà depuis "quelques années"
est d’abord la conséquence des ghettos et du racisme
quotidien, et d’autre part, l’association cherche à
éviter le cercle vicieux qui se met en place entre incompréhension,
peur et amalgame d’un coté, repli identitaire de l’autre.
A cette époque toutefois il n’apparaît pas dans
les documents étudiés que SOS Racisme ait conscience
de l’enjeu et de la fonction de la représentation du
ghetto pour ces mouvements.
Malek Boutih réfute cette analyse : il affirme qu’il
s’agit de "la même thèse que celle qui dit
: l’antiracisme crée le racisme" . Selon lui,
la différence qui existe aujourd’hui entre les situations
française et anglaise ne tient pas tellement au niveau objectif
de ségrégation, bien que des différences notables
subsistent sur ce point, mais essentiellement aux discours, aux
objectifs et aux aspirations des habitants des ghettos. L’action
de SOS Racisme autour du thème des ghettos et contre les
discriminations raciales a maintenu en vie l’aspiration à
l’égalité, même si elle n’a pas
empêché l’émergence de l’islamisme.
Sans ce travail de dénonciation des ghettos --- qui a toujours
été entendu dans les quartiers concernés, attentifs
à SOS Racisme et subissant la pression d’être
souvent sous les feux de l’actualité, même lorsque
l’association était marginalisée dans la sphère
politique --- la rupture, du coté des habitants, serait consommée.
Ainsi, et peut-être même sans le mot ghetto, on aurait
assisté à l’apparition de leaders puissants,
au discours durs contre la société dans son ensemble.
Or ces leaders sont marginaux aujourd’hui. Les élites
issus de ces ghettos se regroupent et s’associent pour revendiquer
par exemple une place plus importante en politique ... au sein du
PS et de l’UMP. Et lorsque l’un d’entre eux a
réussi à être élu, son premier souci
est d’être un élu comme les autres, légitime
sur toutes les questions et surtout pas un représentant communautaire.
De même, selon Malek Boutih [45], un programme égalitaire
au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis est perçu par les membres
des minorités, et non par leurs seuls dirigeants, comme une
agression, à laquelle ils s’opposent. "En France,
affirme-t-il, c’est à des mesures d’égalité
que la population des ghettos aspire" . Et cette différence,
Malek Boutih semble l’attribuer au rôle de l’école
"malgré toutes ses difficultés" , et au
travail mené par SOS Racisme, qui en est en même temps
l’expression, comme Ni Putes Ni Soumises plus récemment
(sur ces éléments, une tentative d’étude
de leur cause comme de leurs implication : cf. : infra). "Tant
qu’il y a les mots, il y a encore quelque chose qui est sauvé"
.
Le dosage de la radicalité de la représentation
des ghettos.
La représentation de SOS Racisme, pour être efficace,
demande un dosage de radicalité précis : trop faible,
elle perdrait son effet de disqualification des partis politiques
de ce territoire symbolique. La description portée par le
terme ghetto doit en outre garder un caractère dramatique,
sans quoi l’action de SOS Racisme ne pourrait plus se prétendre
d’ordre moral et dans l’intérêt général,
et deviendrait la défense des intérêts d’une
catégorie de la population. Trop radicale, elle peut déboucher
sur l’idée qu’il est trop tard pour revenir sur
cet état de fait et que désormais, il faut corriger
à la marge ce qui peut l’être, et accepter l’organisation
communautaire --- c’est à dire raciale, selon SOS Racisme
--- de la société.
C’est cette logique qui aboutit régulièrement
depuis quelques années à ce que des interlocuteurs
de SOS Racisme, notamment les dirigeants économiques, rencontrés
à l’occasion des Universités d’été
de l’association, proposent la mise en œuvre de discriminations
positives. En l’occurrence, le tabou sur l’idée
que les ghettos pourraient devenir le mode normal, et acceptable
sur les plans politiques et moraux, d’organisation de la société
française limite largement l’emploi de cet argument
par les promoteurs des discriminations positives. Chacun se doit
de s’afficher par principe résolument opposé
à une telle évolution de l’organisation sociale.
Mais des personnalités politiques et économiques relancent
régulièrement ce débat, et utilisent très
généralement cet argument [46].
Pour un exemple d’utilisation du constat de l’existence
des ghettos pour justifier une mesure de discrimination positive,
mais en affirmant que ce n’est pas le cas, du fait du tabou
évoqué, il est possible d’évoquer les
"conventions ZEP" , instaurées par l’IEP
de Paris, sou l’impulsion de son nouveau directeur, Richard
Descoings, qui affirme fortement le caractère provisoire
de sa mesure, dont il n’estime pas qu’il s’agisse
d’une discrimination positive. Il insiste sur le critère
géographique --- les ZEP --- et non ethnique, et sur l’égale
difficulté de ce second concours, et sur l’absence
de quota garantit (mais le dossier de presse fourni sur le site
internet de l’IEP de Paris évoque un plafond de 20
%) [47]. On doit, malgré l’avis de M. Descoings, noter
que le critère des ZEP ne peut se faire passer pour exclusivement
géographique. Il constitue nécessairement aussi un
critère ethnique. C’est d’ailleurs, selon ses
explications à l’université d’été
de SOS Racisme, en juin 2002, parce que l’amphi d’accueil
était "tout blanc" qu’il a décidé
la mesure. En outre, si les deux concours sont strictement équivalents,
l’utilité du second n’apparaît plus clairement.
SOS Racisme adhère à ce dispositif parce qu’il
affirme la capacité des jeunes de banlieue à devenir
des élites, et contribue à contester les prédestinations
sociales à l’œuvre dans les quartiers ghettos.
En outre, si la mesure est évidemment inspirée de
l’idée de discrimination positive, elle reste éloignée
d’une véritable politique de quotas.
La représentation du ghetto a trois objectifs, contradictoires
en ce qu’ils exigent des niveau de radicalité différents
pour ce qui touche à la dénonciation de la violence.
Premièrement toucher les jeunes des cités. Il s’agit
pour SOS Racisme de tenter de convaincre sur son orientation, face
notamment au caïdat, et dans le cadre de la concurrence avec
les islamistes, qui incarnent également une alternative au
caïdat et à l’échec, ainsi qu’un
discours de rigueur. Dans cet objectif, une représentation
trop accusatoire serait néfaste. Deuxièmement toucher
leur parents. Préoccupés par la dérive violente
qu’ils observent, il s’agit d’obtenir leur soutien.
Enfin toucher le reste de la société. L’objectif
est de couper court à toute accusation sur le thème
"vous défendez des délinquants et des barbares"
, ce qui appelle une dénonciation très ferme de la
violence. Sur ce dernier point, il s’agit aussi de prendre
le contre-pied des discours "durs" (cf. : les "sauvageons"
de J.-P. Chevenement, auquel Malek Boutih a répondu qu’il
était "loin en dessous de la réalité"
.), y compris celui du FN, afin de montrer qu’il n’est
pas le seul parti de l’ordre, et empêcher de progresser
l’idée qu’il serait le seul à dire la
vérité. L’idée est qu’en donnant
une vision un peu dramatique des choses, on peut convaincre de l’urgence
d’intervenir. En outre, la période actuelle est caractérisée
par le "sentiment d’insécurité" ,
qui se répand largement, au delà des zones véritablement
concernées. En contestant les discours alarmistes tenus par
des responsables de droite (Campagne de J. Chirac sur la sécurité
en 2002), de gauche (J.P. Chevenement, par exemple), et bien évidemment
du FN, SOS Racisme risquerait d’être accusée
d’angélisme ou de nier la réalité. Cela
servirait le FN. Mieux vaut en quelque sorte assumer la situation
en affirmant qu’elle n’est pourtant pas irréversible,
et garder ainsi la main.
Le réglage précis de la radicalité de la représentation
des ghettos influe aussi sur l’attitude de la police, et sur
la perception, dans la société, de l’attitude
qui doit être celle de la police. Ce n’est bien évidemment
pas le seul élément qui entre en compte, loin s’en
faut, mais le fait que dans une période donnée la
voix de SOS Racisme insite sur les violences policières ou,
à l’inverse, sur celles dont sont coupables les jeunes
des ghettos, constitue l’un des signes parmi les plus importants,
dans la mesure où les partis politique eux-mêmes écoutent
la position de l’association sur la question. Dans la première
hypothèse, il est logique de s’attendre à une
mobilisation unitaire contre les violences policières, puisque
la plupart des autres associations susceptibles d’y participer
sont toujours partantes, mais en revanche, dans la seconde hypothèse,
ce bloc est fissuré, faiblement capable de mobilisation ---
comme cela a été le cas avec les premières
lois sur la sécurité intérieure du gouvernement
Rafarin. En outre, la position ferme d’une association antiraciste
sert logiquement d’argument au pouvoir en place à un
moment donné. Pendant la présidence de Malek Boutih,
la principale critique rencontrée sur le terrain par les
militants était cette course à la fermeté contre
la violence. Le problème de cette stratégie, c’est
qu’elle rompt le dosage minutieux de la représentation,
aboutissant à terme à ce qu’il ne soit que très
difficilement possible d’opérer rapidement un retour
sur cette évolution, lorsque la police l’a manifestement
trop intégrée, ou lorsque le ministre de l’intérieur
semble s’appuyer sur une analyse semblable de la situation
pour défendre une politique avec laquelle SOS Racisme est
en désaccord, ne serait-ce qu’en ce qu’elle ne
reprend pas sa principale revendication : casser les ghettos !
Depuis le mois d’avril 2004, il semble qu’un nombre
exceptionnellement important de "bavures" se soit produit,
dont certaines ont été médiatisées.
L’association, depuis début juin, semble en tirer les
conséquences, et à commencer à s’exprimer
publiquement sur ce problème. La période en cause
est trop courte pour affirmer qu’il y a là une tendance
qui va se développer, en ce qui concèrne tant les
violences que la position de SOS Racisme.
Conclusion : Des "ghettos" à la nation
La représentation des ghettos, notamment dans son aspect
de monopolisation d’un territoire symbolique au profit de
SOS Racisme constitue l’un les trois aspects les plus visibles
de SOS Racisme et de son action. A ses cotés figurent les
représentations concernant la jeunesse, présentée
unie et solidaire d’une part, en accord avec SOS Racisme d’autre
part, et la dénonciation des discriminations raciales, appuyée
sur une expertise construite d’année en année
L’ensemble constitue un tout cohérent, qui s’organise
autour d’une rivalité géopolitique majeure,
dans laquelle SOS Racisme s’est trouvée impliquée,
celle qui concerne la nation française et son rapport à
l’immigration. Les trois éléments évoqués
doivent être mis en relation avec ce problème géopolitique,
ce qui permet de voir qu’ils en sont partiellement les produits,
mais également que la représentation des ghettos,
celle de l’unité de la jeunesse, ou la dénonciation
des discriminations raciales servent l’implication de l’association
dans cette rivalité, dont le cœur réside dans
la définition et les contours de la nation.
Du point de vue de la nation, les ghettos et les discriminations
signifient que la nation française est une "nation à
trous" . Mais le message de SOS Racisme ne consiste pas à
développeler les inqiuétudes à propos de la
nation. à l’inverse, l’association affirme que
les problèmes de la nation viennent du fait que l’on
n’a pas encore casser les ghettos. La représentation
des ghettos permet ainsi de donner la solution au problème,
puisqu’affirmer qu’il n’y en a pas du tout ne
serait pas crédible. D’une part le problème
est grave, comme l’exprime le terme ghetto, ce qui rend urgente
la solution, dont SOS Racisme affirme qu’elle est réalisable,
notamment parce qu’elle ne la place que sur le terrain concrèt
: casser les tours et lutter contre les discriminations, dont elle
exploite l’aspect moralement choquant.
D’un point de vue stratégique, l’unité
de la jeunesse participe à la lutte contre les représentations
restrictives de la nation (cf. : infra) : si les jeunes eux-mêmes
se considèrent comme un tout unique, c’est avec ce
modèle qu’ils entreront dans la vie adulte, active
et citoyenne. Mais au delà, si la sociéte perçoit
l’affirmation par la jeunesse de son unité, cela permet
d’espérer une diffusion plus rapide encore de la représentation
de SOS Racisme sur "l’identité de la France".
(Les éléments évoqués en conclusion
ont fait l’objet de développements qui ne sont pas
publiés à ce jour.)
Jérémy Robine
Notes
[1] P. Juhem (Juhem P. ; SOS Racisme, histoire d’une mobilisation
"apolitique" ; Thèse de doctorat, Nanterre, 1998)
évoque quelques sources selon lesquelles à la création
de l’association, la pérénité de l’association
n’était pas acquise.
[2] Le Matin, 3/08/1986 par exemple
[3] Désir H. et SOS Racisme ; SOS Désir ; Calmann-Lévy,
Paris, 1987
[4] Désir H. et SOS Racisme ; SOS Désir ; Calmann-Lévy,
Paris, 1987, p.158
[5] Désir H. et SOS Racisme ; SOS Désir ; Calmann-Lévy,
Paris, 1987, p. 159
[6] Désir H. et SOS Racisme ; SOS Désir ; Calmann-Lévy,
Paris, 1987, p. 161
[7] Désir H. et SOS Racisme ; SOS Désir ; Calmann-Lévy,
Paris, 1987, p. 176
[8] Désir H. et SOS Racisme ; SOS Désir ; Calmann-Lévy,
Paris, 1987, p. 177
[9] Notes personnelles de Harlem Désir ; archives de SOS
Racisme
[10] SOS Racisme ; Manifeste pour l’intégration ;
avril-mai 1990 (brochure publiée par l’association),
p6
[11] SOS Racisme ; Manifeste pour l’intégration ;
avril-mai 1990 (brochure publiée par l’association),
p11
[12] SOS Racisme ; Manifeste pour l’intégration ;
avril-mai 1990 (brochure publiée par l’association),
p15
[13] SOS Racisme ; Manifeste pour l’intégration ;
avril-mai 1990 (brochure publiée par l’association),
p22
[14] SOS Racisme ; Propositions pour un véritable Plan Marshall
pour les Banlieues] ; février 1996 (brochure publiée
par l’association)]" , texte de 55 pages. Malek Boutih,
alors président de la Fédération Nationale
des Maisons des Potes[[Association nationale soeur de SOS Racisme,
créée pour développer et coordonner les associations
de quartier proche de SOS Racisme. C’est cette structure qui
a donné naissance au mouvement Ni Putes Ni Soumises. (cf.
: supra).
[15] Transcription tirée des archives de SOS Racisme
[16] L’insistance de SOS Racisme sur la question des discriminations
à l’entrée des discothèques lui a souvent
été reprochée, au motif que ce ne serait qu’un
détail sans importance, l’essentiel étant les
discriminations à l’embauche, et dans une moindre mesure
au logement. Pour l’association, qui intervient par des testing
dans chacun de ces domaines, les discothèques jouent toutefois
un rôle important. D’un part, lors de la mise en place
de la méthode du testing, c’était l’un
des secteurs les plus faciles et où la discrimination est
la plus flagrante, et d’autre part surtout, les loisirs représentent
pour l’association le moment du métissage, en particulier
dans la jeunesse. C’est encore un symbole, qui consistent
à affirmer que tous les jeunes souhaitent s’amuser
ensemble. C’est enfin une affirmation de l’idéal
des couples mixtes et de la liberté sexuelle et sentimentale
des jeunes, y compris les jeunes filles nées dans des familles
musulmanes, dans la mesure où la ségrégation
en boîte de nuit signifierait une entrave importante à
cet aspect du métissage prôné par SOS Racisme.
En résumé, l’idée c’est aussi que
si l’on cède sur les discothèques, il n’y
aura plus personne pour mener les luttes, autrement plus difficiles,
sur les autres terrains.
[17] SOS Racisme ; Texte d’orientation présenté
par le Bureau National ; février 1998, (brochure éditée
par l’association) p20
[18] SOS Racisme ; Texte d’analyse et d’orientation
présenté par le Bureau National ; juin-juillet 2001
(brochure éditée par l’association)
[19] Propos tenus en interne à SOS Racisme, à titre
d’analyse. Dans son expression publique, les références
marxistes sont généralement évitées,
comme toutes celles qui tendraient à assimiler SOS Racisme
au milieu politique classique.
[20] Voir, dans les chansons de rap la référence
récurente à la ville d’origine des chanteurs,
et les désignations des territoires de cette identité,
sous forme de liste de villes. Par exemple : le groupe Sniper dans
son album "Gravé dans la roche" (2003) inclut une
chanson "Panam All Starz" dans laquelle différents
groupes invités "représentent" les différents
départements d’Ile de France, ou la chanson "Sacrifice
de Poulet" du groupe Ministère Amer (1995) pour une
liste de villes.
[21] Il ne s’agit pas là des mouvements religieux
rigoristes, mais d’un mouvement politique fasciste, au sens
où il tend à assimiler l’identité des
individus à une seule de ses composantes, en l’occurrence
religieuse, et cherche à lire tous les actes politiques à
la seule lumière de cette identité, ainsi déformée
et limitée, de leur auteur, et qui instrumentalise l’Islam
comme en d’autre temps des fascismes ont instrumentalisé
la race ou la nation.
[22] La Marche des Femmes pour l’Egalité et Contre
les Ghettos, en février et mars 2003, a été
précédé d’événements beaucoup
moins médiatiques, tels les Etats Généraux
des Femmes des Quartiers, localement au cours de l’année
2001, nationaux les 26 et 27 janvier 2002, à l’occasion
desquels a été publié le livre blanc des femmes
des quartiers
[23] entretien du 8 avril 2004
[24] entretien du 8 avril 2004
[25] entretien du 8 avril 2004
[26] entretien du 8 avril 2004
[27] entre les Français issus de l’immigration et
les autres. L’idée est donc de mettre en œuvre
l’outil d’une lutte commune de ces populations, lutte
dont l’objet aurait été la qualité de
vie de chacun dans le quartier.
[28] entretien du 7 mai 2004
[29] Vieillard-Baron H. ; Le Ghetto : Approches conceptuelles et
Représentations communes ; in Esprit quatrième trimestre
1990, p5
[30] Vieillard-Baron H. ; Le Ghetto : Approches conceptuelles et
Représentations communes ; in Esprit quatrième trimestre
1990, pp22-23
[31] à savoir : l’existence de contraintes juridiques,
le contrôle social, l’homogénéité
ethnique et l’intensité de la vie communautaire
[32] entretien du 6 juin 2004
[33] Wacquant L.-D.-J. ; Pour en finir avec le mythe des "cités-ghettos"
; in Annales de la recherche urbaine, mars 2004
[34] inventée dans les années 1980 par SOS Racisme,
puis reprise en main par SOS Racisme, qui a finalement quitté
son collectif d’organisation, du fait des désaccords
nombreux avec les autres associations antiracistes
[35] Le Groupe d’Etude et de Lutte contre les Discriminations
Raciales est "un groupement d’intérêt public
fondé en 1999 qui remplit une double mission d’observatoire
national de lutte contre les discriminations raciales et de gestion
du numéro d’appel gratuit 114, dispositif d’écoute
et de signalement des victimes et témoins de discriminations."
selon la présentation de son site web : http://www.le114.com/pres_geld/le_geld.php
[36] entretien du 7 mai 2004
[37] Désir H. et SOS Racisme ; SOS Désir ; Calmann-Lévy,
Paris, 1987, p178 -179
[38] SOS Racisme ; Manifeste pour l’intégration ;
avril-mai 1990 (brochure publiée par l’association),
p.6
[39] "Comment voulez-vous que le travailleur français,
qui travaille avec sa femme et qui, ensemble, gagnent environ 15000
francs et qui voient sur le pas du palier à côté
de son HLM, entassée, une famille, avec un père de
famille, 3 ou 4 épouses et une vingtaine de gosses et qui
gagne 50 000 francs de prestations sociales, sans naturellement
travailler. Si vous ajoutez à cela le bruit et l’odeur,
et bien le travailleur français, sur le palier, il devient
fou. Et ce n’est pas raciste que de dire cela. " Jacques
Chirac, Orléans, juin 1991
[40] entretien du 7 mai 2004
[41] Union des Organisation Islamiques de France, proche des Frère
Musulmans, mais ssentiellement composée de Marocains ou de
Français issus de l’immigration du Maroc --- sauf Tarik
Ramadan qui est suisse
[42] voir paragraphe et note sur les islamistes, supra
[43] SOS Racisme ; Manifeste pour l’intégration ;
avril-mai 1990 (brochure publiée par l’association)
[44] TRIBALAT M. ; Les immigrés et leurs enfants ; Population
et Sociétés n 300 ; INED ; avril 1995 ; p4 col2
[45] entretien du 7 mai 2004
[46] Voir SABEG Y. ; Les oubliés de l’égalité
des chances ; Institut Montaigne ; janvier 2004
[47] http://www.sciences-po.fr/presse/zep/page8.htm
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