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Origine : http://stl.recherche.univ-lille3.fr/seminaires/philosophie/macherey/Macherey20032004/legrandeconomiedutemps.html
D’abord, je voudrais dire que j’ai quelque peu infléchi
le propos que j’avais prévu de tenir, en prolongement
à la séance de la semaine dernière, dans la
mesure où certaines des choses sur lesquelles j’ai
essayé de réfléchir en faisant travailler Foucault
sur lui-même me paraissent rejoindre à leur niveau
les analyses de Guillaume Leblanc.
Je reviens donc d’abord, de manière liminaire, sur
l’un des points qui m’ont paru les plus importants dans
les discussions de la semaine dernière : la nécessité
de penser la « normalisation » (ce mot fourre-tout qui
en raison de sa très grande extension risque toujours d’en
venir à désigner tout et donc n’importe quoi),
non pas comme un processus d’imposition coercitive à
un groupe d’individus d’impératifs de conduite
plus ou moins précis et nombreux ordonnés à
la réalisation d’un effet matériel déterminé,
aboutissant à l’homogénéisation, à
la standardisation, à la mécanisation de la marchandise
humaine – mais plutôt comme l’entrecroisement
complexe, d’une part d’injonctions à se conformer
strictement à certains modèles de conduite et de pensée,
d’autre part à se produire comme sujet autonome et
créateur, innovant comme disent les gens ; ou encore d’une
part à un être un sujet bien discipliné et docile,
effectivement adéquat à certaines conditions qui définissent
la possibilité d’une production déterminée
(par exemple, mais ce n’est pas qu’un exemple, du profit),
d’autre part à être un sujet qui s’écarte
des modèles de comportement standard pour faire valoir sa
normativité, comme puissance propre d’institution de
normes nouvelles, imprévues, non programmées.
Dans un contexte post-fordiste typique, l’« opérateur
» – désignation pudique du prolétaire
dans le vocabulaire organisationnel – est soumis à
une double contrainte, doit naviguer entre deux excès condamnables
: d’un côté il ne doit pas être trop docile,
trop conforme au modèle, trop standard, il doit de temps
en temps apporter quelque chose de lui-même à la firme
et au procès de travail, il ne doit donc pas être trop
normal, anormalement normal ; d’un autre côté,
naturellement, il ne doit pas être hors-norme, incontrôlable,
sortir par trop des cadres de l’action qu’on attend
de lui (et expliquer par exemple au manager comment on gère
des ressources humaines). Il doit se tenir dans un entre-deux, faire
preuve de normativité mais d’une normativité
qui reste normale, contrôlable, profitable ; il ne doit pas
adhérer aux normes, mais il doit aussi se maintenir dans
un écart adéquat par rapport à elles, sous
peine de verser dans le hors-norme : il doit n’être
ni anormalement normal ni hors-norme, mais plutôt normalement
anormal. Ce qui veut dire (on pourrait multiplier les exemples)
que la limite (entre le normal et l’anormal, l’anormal
et le hors-norme) est devenue inassignable, indécidable en
tel ou tel point précis de son activité, au moins
indécidable pour lui, l’opérateur : il ne se
rend compte toujours qu’après coup qu’il a franchi
la limite, qu’il en a fait trop, qu’il a été
un peu trop loin, ou au contraire pas assez. La limite qu’il
a franchie n’est fixée qu’après-coup.
Il aura été trop loin. La situation est donc kafkaïenne
: il y a une limite, un seuil, il y a une loi, à laquelle
il est et se sait être sujet, par laquelle il se sait interpellé,
mais il ne sait pas laquelle, et il ne peut pas décider laquelle,
ni même, sous le coup de l’accusation, où et
quand il l’aura transgressée.
Si l’on accepte, à titre préliminaire et méthodique,
de conférer un certain degré de généralité,
ou du moins de significativité à une situation de
ce type, on dira alors que le champ conceptuel de la norme s’est
trouvé déconstruit par les évolutions récentes
de la « normalisation ». D’une part parce que
les concepts normalement opposés qui le structurent (normal-anormal,
mais aussi, on y reviendra normal-pathologique) sont inscrits dans
des contextes pratiques et théoriques tels qu’ils deviennent
prédicables l’un de l’autre : l’anormal,
sous certaines conditions pratiques, peut se dire du normal, de
même que le normal, sous certaines conditions pratiques, peut
se dire de l’anormal. D’autre part parce que la loi
qui préside à des situations de cet ordre est celle
d’un double bind, d’une double contrainte contradictoire
qui tient dans les formules : exigence d’autonomie, injonction
sociale à être soi-même et à réaliser
librement sa personnalité. Il y a là un double croisement
: l’autonomie n’est pas spontanéité pure
puisqu’elle est bien la réponse à un tu dois,
par rapport auquel on se sent obligé, et qui nous fait souffrir
si nous ne parvenons pas à y satisfaire ; et symétriquement,
la discipline intègre la dimension d’autonomie et de
normativité des sujets, i.e l’obligation de créer
et d’inventer (on vous surveille pour vérifier que
vous faites bien ce qu’on vous demande, mais aussi pour vérifier
que vous ne faîtes pas que cela).
Je crois que cette forme moderne de la normalisation, qui conjoint
discipline et autonomie, peut être comprise si on la rapporte
à l’économie – à la fois aux modes
et rapports de production, et au codage de l’existence opéré
par une certaine rationalité économique.
J’essaierai d’étayer cette thèse en deux
temps, d’abord en revenant sur l’histoire que fait Foucault
de l’apparition de la fameuse société disciplinaire,
en envisageant son lien avec la genèse du capitalisme moderne
qui lui est contemporaine. Ensuite à propos de ce qu’il
a appelé la « gouvernementalité libérale
».
I
Pour cette synthèse, je répartirai du Cours au Collège
de France de l’année 1973 « La société
punitive » qui, quoique moins élaboré que le
livre Surveiller et punir auquel il devait aboutir, et peut-être
parce que moins élaboré, fait voir clairement la dette
de Foucault à l’égard de certains concepts marxistes
qui se trouveront écartés de la construction de Surveiller
et punir.
Foucault, s’interrogeant sur le rôle crucial que joue
dans la critique et la redéfinition de la pénalité
au 18è siècle le thème du criminel comme ennemi
de l’intérieur, comme barbare en guerre contre la société,
étranger du dedans, trouve une incidence particulièrement
frappante de cette idéologie dans un discours à portée
et prétention économique : le Mémoire sur les
vagabonds et les mendiants, publié en 1764 par Guillaume-François
Le Trosne. Ce qui caractérise le texte de Le Trosne est que
le vagabondage n’y est pas défini comme trait psychologique,
moral ou spirituel d’ordre individuel, mais comme un type
d’existence collectif, celui d’une population étrangère
et néfaste. Les vagabonds sont
« des insectes voraces qui l’infectent et qui la désolent
[la campagne] et qui dévorent journellement la substance
des cultivateurs. Ce sont, pour parler sans figure, des troupes
ennemies répandues sur le territoires » (Le Trosne,
Mémoire..., p. 4, cité in Castel R., Les métamorphoses
de la question sociale, Gallimard, Folio-Essais, p. 144).
Métaphoriquement des nuées de sauterelles, mais littéralement
une armée d’occupation. Deuxième trait marquant
du discours de Le Trosne : ce qui est punissable dans le vagabondage,
ce n’est pas la mendicité (comme dans nombre de discours
de cette époque ou antérieurs), c’est le fait
nu d’une mobilité incontrôlée, d’un
déplacement anarchique sur le territoire. Etre sans feu ni
lieu, sans aveu, ne pas être tamponné sur une terre
et un travail et errer, voilà ce qui fait du vagabond un
criminel et un barbare. Et ce en raison des effets économiques
néfastes de cette mobilité, de cette distribution
nomade, sans loi ni frontières : raréfaction de main
d’œuvre dans les régions les plus pauvres ce qui
y entraîne des hausse de salaires, inversement excès
de main d’œuvre dans d’autres zones, le villes
notamment, et pression à la baisse sur les salaires (d’où
le soutien quasi systématique des corporations et des ouvriers
des villes aux politiques centrales de fixation de la main d’œuvre
rurale), mais leur mobilité leur permet aussi d’échapper
à la taille et aux corvées, leur fait semer un peu
partout des enfants naturels qui accroissent la population surnuméraire,
etc. Voici ce qui m’intéresse là-dedans : le
vagabond n’est pas dangereux en tant que par la mendicité
il prélève sa part sur la richesse créée
en étant pourtant improductif, mais dans la mesure où
sa mobilité a un effet négatif sur les mécanismes
mêmes de la création de richesse. Ce qui fait problème
c’est la circulation comme telle de la force de travail. Ce
texte est en soi symptomatique et intéressant, mais le plus
intéressant est le commentaire en apparence absurde qu’en
donne Foucault : résumant les mesures proposées par
Le Trosne pour lutter contre ce fléau (autoriser les communes
rurales à s’armer contre les vagabonds, organiser des
battues et des levées en masse, mettre les vagabonds en esclavage
ou les envoyer aux galères, les mettre hors la loi en décrétant
leur déchéance hors de toute protection légale,
éventuellement en les marquant au front de la lettre G pour
qu’ils ne puissent échapper à l’esclavage
sous peine d’être arrêtés ou tués
par quiconque les croisera) – résumant donc ces mesures,
Foucault affirme ceci :
« Il y a là, racontée dans une espèce
de rêverie furieuse, l’anticipation fictive de ce que
par d’autres moyens autrement subtiles, le pouvoir à
l’œuvre dans la société capitaliste a fait
pour arriver à fixer à leur travail tous ceux qui
avaient tendance à bouger ». (La société
punitive, Cours du 17 janvier 1973).
Comme c’est étrange de dire cela. Pourquoi y voir
une anticipation fictive sous la forme d’une rêverie
furieuse, alors que n’importe quel lecteur y aurait trouvé
le résumé, sous la forme d’une anamnèse
lucide, des innombrables procédés utilisés
depuis des siècles pour fixer la main d’œuvre
et la maintenir dans des rapports de dépendance locaux et
féodaux, précisément précapitalistes
? Pourquoi y voir l’annonce d’un 19è siècle
qui nous apparaît plus facilement comme celui où le
développement des forces productives en régime capitaliste
opère et impose la dissolution tendancielle des formes antérieures
de contrôle coercitif, non salarial, du travail, et la libération
massive de la force de travail de tous les liens coutumiers, sociaux,
féodaux antérieurs ? Si l’on prend au sérieux
ce paradoxe, on pourra y trouver une clef pour comprendre la fonction
que remplit selon Foucault le trop fameux modèle disciplinaire
dans la société du 19è siècle.
Pour essayer d’en rendre compte, un nouveau détour.
Foucault est en fait, à ce moment là de son propos,
en train d’établir la généalogie du pénitentiaire,
c’est-à-dire à la fois de l’invention
de la prison comme forme pénale généralisée,
et du savoir, de la technologie qui l’accompagne. Et il insiste
sur le fait que la prison comme institution n’est qu’un
élément dans un phénomène en réalité
plus large, le coercitif, qui est :
« [le coercitif est] une dimension générale
de tous les contrôles sociaux qui caractérisent des
sociétés comme les nôtres » (La société
punitive, Cours du 7 février 1973).
Qu’est-ce maintenant que le coercitif ? Foucault dans ce
cours l’aborde notamment à partir de l’histoire
anglaise, plus précisément à partir de la formation
dans l’Angleterre du 18è siècle d’un certain
nombre de groupes sociaux se donnant à eux-mêmes la
tâche d’organiser le contrôle moral et la punition
des populations pauvres. Communautés religieuses du Dissent,
sociétés de moralisation souvent rattachées
à ces dernières (comme la Société pour
la réformation des mœurs qui compta plus de cent filiales
au début de 18è et fut prise en main par Wesley en
1760), groupements d’autodéfense à caractère
paramilitaire pour réagir aux soulèvements populaires,
groupements à caractère économique pour la
surveillance des docks, des magasins, des routes, des lieux où
le capital s’incarne et circule : on a là autant d’instance
de contrôle de la population qui apparaissent, comme aimait
à dire Foucault, de manière capillaire, disons infra-étatique,
et qui répondent à certains problèmes engendrés
par le protocapitalisme : augmentation des flux de migration interne,
expansion du tissu urbain qui fait proliférer le prolétariat
des villes en le rendant moins facile à gérer, transformation
des modes d’incarnation de la richesse. Leur but n’est
pas d’être simplement un prolongement homogène
de la loi, il ne s’agit pas de détecter et punir ce
qui est défini juridiquement comme crime, mais d’intervenir
à la racine sur les irrégularités de conduite,
sur les fautes morales, les propensions douteuses, les psychologies
déviantes, en tant qu’elles sont au principe (croit-on)
des actes effectivement criminels – agir donc sur ce que Foucault
nomme les « conditions de facilitation de la faute »
(débits de boisson, jeux, maisons de prostitution, loteries,
adultère, fornication)... Or, alors que ces groupements sont
souvent nés pour réagir à l’incurie étatique,
pour prendre en main ce que l’Etat n’assumait pas, Foucault
constate qu’elles sont tendanciellement étatisées
au cours du 18ème siècle : d’une part elles
sont reprises en main par les détenteurs effectifs du pouvoir
(grands notables, lords, représentants officiels de l’Eglise
anglicane), d’autre part elles tendent de plus en plus à
militer pour que des lois soient prises, des décrets votés,
etc., alors qu’elles se donnaient pour objectif initial d’exercer
un contrôle autonome, souvent pour des motifs religieux qui
se voulaient indépendants de la loi.
Cette étatisation répond selon Foucault à
l’exigence d’une prise en charge par l’appareil
judiciaire des impératifs de moralisation nés hors
de l’appareil d’Etat. Elle est donc une tentative pour
:
« mettre en continuité le contrôle et la répression
moraux d’une part, et la sanction pénale de l’autre.
On assiste à une moralisation du système pénal
» (La société punitive, Cours du 7 février
1973).
Alors, par une espèce d’anticipation bizarre, Foucault
semble voir que les discours des réformateurs, dont il s’apprête
à parler dans Surveiller et punir, sont peut-être moins
intéressants pour ce problème que celui des théoriciens
de la police, dont il ne reparlera vraiment qu’en 1978 (dans
le cadre du Cours au Collège de France « Sécurité,
territoire et population »). En effet, alors que les réformateurs
insistent à cette époque sur la nécessité
de séparer radicalement la notion d’infraction et celle
de faute morale ou de péché, Colqhoun écrit
lui (en 1795) que :
« quand on a renoncé aux vertus particulières,
on se laisse aisément entraîner à violer la
fidélité due au souverain. Les lois actuelles sont
armés contre les pouvoirs de la rébellion, mais elles
ne s’opposent pas au principe de la rébellion »
(Traité sur la police de la métropole, 1795, cité
dans La société punitive, Cours du 7 février
1973).
Il faut un supplément de coercition qui permette aux lois
de porter sur les déterminants moraux de l’infraction
aux lois. La police est le nom de ce supplément qui articule
la norme juridique à la norme morale, qui établit
une connexion entre pénalité et moralité –
connexion que Foucault nomme « le coercitif ». Et le
pénitentiaire, dont nous parlions, n’est que le redoublement
au-delà du juridique (c’est-à-dire dans l’application
de la sanction) de la coercition des conduites opérée
en deçà du pénal stricto sensu par la «
police ». Le pénitentiaire (ce que Surveiller et punir
appellera le « carcéral ») rejoue, en les intensifiant,
les mêmes contrôles, les mêmes répressions
mais sur les individus que la coercition sociale et policière
n’a pas détourné du crime punissable par la
loi. Supplément du supplément, le pénitentiaire
est en même temps requis par le coercitif qu’il mime,
car il vient incarner le danger que court celui qui refuse cette
coercition en se présentant comme la sanction inévitable
à terme des comportements qu’elle réprime.
Quelle est maintenant la raison qu’on peut assigner à
la généralisation et à l’étatisation
du dispositif coercitif ? Principalement, selon Foucault, la transformation
du mode d’existence de la richesse, liée à l’accumulation
croissante du capital et des moyens de production. Le capital incarné
dans des stocks immenses difficiles à surveiller, le capital
incarné dans des moyens de production techniques appropriés
de manière privée, c’est un capital très
facile à voler ou à détruire, ou même
à détourner dans un système para-économique
de recel, d’échanges, de commercialisation souterraine,
et c’est pourtant un capital, par la force des choses, qui
doit être mis directement dans les mains de groupes de plus
en plus nombreux de travailleurs. Si, selon Foucault, l’illégalisme
populaire ancien s’opposait principalement à des droits
coutumiers, à des traditions, à un pouvoir souverain,
il est alors conduit à se transformer et menace de s’attaquer
directement à « la matérialité même
de la fortune bourgeoise », à l’incarnation concrète
d’une domination de classe qui ne repose plus sur un ensemble
de droits fondamentaux ou coutumiers, mais sur le seule possession
de cette matérialité. Le capitaliste est fort parce
que sa domination ne repose pas sur un droit abstrait mais, en dernière
instance, sur l’ordre même des choses ; mais par la
même raison il est faible et vulnérable, car vous pouvez
piétiner autant que vous voudrez des carrés de noblesse
sans atteindre ce par quoi ils sont un droit et un pouvoir, alors
que la capitaliste sans capital est plus nu que tous les rois nus.
L’étatisation du coercitif répond selon Foucault
à ce besoin d’intercaler entre l’ouvrier et la
richesse qu’on lui met dans les mains en lui demandant poliment
d’en faire usage au profit d’un autre quelque chose
de plus contraignant que le simple interdit légal, quelque
chose qui, en transformant ses dispositions et ses habitus, protège
le moyen de travail du travailleur. Le coercitif est donc :
« [le coercitif est] l’instrument politique du contrôle
et du maintien des rapports de production. » (La société
punitive, Cours du 21 février 1973).
J’ai simplement dit : protéger le moyen de travail
du travailleur, mais il ne faut pas oublier que le travailleur est
lui aussi un moyen de travail, une force productive précieuse
car seule source de la survaleur et donc du profit : il faut donc
protéger la force de travail du travailleur contre son porteur.
Le corps de l’ouvrier est un objet de problématisations,
d’angoisse, disons d’inquiétude. Ce corps sujet
a des pulsions bestiales et incompréhensibles, comme la faim
et la soif, est un objet d’inquiétude parce qu’il
peut dérober ou détruire la richesse économique
qui lui passe par les mains, mais aussi parce qu’il peut grever
cette richesse infiniment plus précieuse et infra-économique
qu’il est en tant que source de la valeur économique
même. L’ouvrier qui s’enivre, qui paresse, qui
joue, qui brûle son énergie en faisant la fête
ou en se livrant la débauche, celui qui dépense sans
compter la richesse qu’il est dans son corps et dans sa vie,
celui-ci aussi pille et grève la richesse sociale exactement
de la même manière qu’il le ferait en saccageant
des docks, et pour la même raison. Cet ouvrier pratique «
l’illégalisme cette fois sur son propre corps, sur
sa force de travail » (La société punitive,
Cours du 7 mars 1973). Illégalisme que Foucault nomme «
de dissipation ». Il s’agit de nouveau de ces dispositions
perverses contre lesquelles lutte le coercitif, mais ici non pas
en tant que source ou principe des actes criminels, plutôt
comme manière de piller sur sa propre vie et par sa propre
vie le capital, comme « manière de dérober la
condition du profit ». Telle est alors l’importance
et la puissance du « coercitif » tel que le pense Foucault
: dans le même mouvement, il atteint le corps et la conduite
en tant que supports de la force de travail, sous prétexte
de les viser en tant que source des infractions à la loi.
Ce qui a évidemment une conséquence importante, sur
laquelle je reviendrai : on établit du même coup une
continuité psychologico-morale entre l’ouvrier qui
fainéante et l’habitant des geôles, entre l’improductivité
et la délinquance. C’est important parce que c’est
le moment où je crois se met en place ce double bind de la
normalité dont je suis parti.
L’une des fonctions majeures que remplit ce dispositif, en
tous cas, c’est donc bien de produire chez les producteurs
les dispositions à produire, et je dirais de produire la
condition anéconomique de l’économie. Il ne
s’agit pas seulement d’exploiter la force de travail
en lui arrachant la plus-value, il s’agit (en même temps,
parfois par les mêmes moyens disciplinaires et dans les mêmes
institutions) de faire advenir la force de travail comme ensemble
de dispositions d’un sujet. L’ensemble du tissu social
coercitif, soit ce que Foucault appellera le disciplinaire, joue
si vous préférez des deux côtés des rapports
de production : en amont il les maintient et permet de les reproduire
; en aval il opère leur création continue en produisant
les forces productives. Comme le dit très bien le cours du
14 mars 1973 – et la phrase est tout de même piquante
:
« Le couple surveiller-punir s’instaure comme rapport
de pouvoir indispensable à la fixation des individus sur
l’appareil de production, à la constitution des forces
productives, et caractérise la société qu’on
peut appeler disciplinaire » (La société punitive,
Cours du 14 mars1973).
Autant pour la micro-politique et toutes ses merveilles capillaires...
Je voudrais, pour finir ce premier point, m’arrêter
sur ce problème de la production de la force de travail comme
disposition subjective.
Foucault l’aborde à partir de ce qu’il appelle
alors des « institutions de séquestration ».
Il s’agit des institutions pédagogiques (crèches,
orphelinat, collèges), des institutions correctives (colonies
agricoles, maisons de redressement, prisons) ou thérapeutiques
(asiles, hospices). Donc des institutions que Foucault qualifie
lui-même d’improductives – improductives elles
le sont du point de vue de la production immédiate de la
richesse sociale et du profit, mais elles sont d’un autre
côté éminemment productives parce qu’elles
produisent les conditions subjectives de la production. Dépenses
en pure perte semble-t-il, ou même ayant des effets économiquement
néfastes du point de vue des procès économiques
de production et de circulation, dépense anéconomique,
justifiable, récupérable d’aucun point de vue
si l’on prend en considération la pondération
des ressources allouées et des bénéfices obtenus
du point de vue de la forme-valeur constituée, mais en même
temps dépense absolument indispensable à la formation
de la valeur.
Que font ces institutions de séquestration ? Elles séquestrent.
C’est-à-dire qu’elles fixent plus ou moins coercitivement
des individus en un lieu déterminé qu’il n’est
pas de leur liberté de quitter, en les groupant en un corps
collectif qu’il n’est pas de leur pouvoir de rompre.
Grand renferment ou pas, il reste qu’à l’âge
classique les individus étaient principalement fixés
par leur appartenance à des communautés, villages,
mais aussi corporations, jurandes, compagnonnages, qui les inséraient
dans des ensemble possédant leurs normes et leurs formes
de socialisation endogènes. Dans cette fixation par séquestration,
le sujet est moins inscrit dans un corps social déterminé
qu’il n’est coupé de ses groupes d’appartenance,
ou comme on dit désocialisé, ou encore déterritorialisé,
pour être reterritorialisé non pas sur un groupe sécrétant
ses valeurs autonomes, mais plutôt sur un appareil productif.
Je dois passer vite sur ce point, mais je crois que ce que Foucault
cherche à montrer, c’est que les institutions de séquestration
participent (elles n’en sont évidemment pas le seul
opérateur, mais plutôt un indice) de ce vaste mouvement
de dissolution des formes de dépendance et des liens interindividuels
traditionnels qu’on attribue habituellement au développement
du mode de production capitaliste, qu’elles opèrent
cette dissolution tout en réinscrivant les flux de ces populations
déterritorialisées sur un autre type de corps que
celui de la terre ou du socius : sur l’appareil de production,
sur le corps du capital. Il me semble que, dans la perspective foucaldienne,
l’âge classique fixait les individus en les bloquant
sur des groupes d’appartenance locaux et des liens de dépendances
interpersonnels (éventuellement très complexe) et
qu’il réservait le fameux « grand renfermement
» (mais aussi la déportation aux colonies) pour les
marginaux, les déraisonnables qui résistaient à
cette territorialisation. Tandis que le 19è siècle
(mais évidemment les marqueurs que je donne sont trop schématiques)
déterritorialise de nombreux individus en les coupant de
tout groupe social et de tout lien de dépendance traditionnel,
pour les fixer coercitivement sur l’appareil de production.
Quelles sont maintenant les fonctions de ces institutions qui servent
à Foucault de modèle pour penser le coercitif et la
moralisation qui l’accompagne ? Il en relève plusieurs,
mais je m’attarderai surtout sur l’une d’entre
elles : elles ont à ses yeux pour fonction de produire des
individus dont le rythme de vie sera devenu utilisable, je veux
dire des individus capables de vivre dans la temporalité
qu’implique le mode de production capitaliste. Ce mode de
production exige un certain autocontrôle par le travailleur
de son rythme de vie, rythme du travail, des congés, il requiert
la lutte contre l’absentéisme, le retard, la fête
dispendieuse, la dépense irraisonnée dans le jeu ou
la loterie (où l’ouvrier dilapide les économies
qui lui seraient utiles pour traverser une période de chômage
conjoncturel en restant suffisamment vivant pour pouvoir être
réemployé lorsque la reprise déterminera un
besoin de main d’œuvre). La séquestration produit
selon Foucault les habitudes qui permettent aux individus de ne
pas vivre dans un temps anarchiquement scandé par le rythme
du loisir ou de l’aléa, du risque assumé ou
de la fête, de la chance ou du vagabondage, mais dans le temps
homogène et continu de la production et du profit :
« Assujettir le temps de l’existence des hommes à
ce système temporel du cycle de la production » (La
société punitive, Cours du 21 mars 1973).
L’assujettir au rythme de la machine-outil ou de la chaîne
de montage, l’assujettir à la temporalité que
scandent le chronomètre de l’atelier et la badine du
contremaître, mais aussi l’assujettir aux cycles longs
de la production et de ses conjonctures changeantes : par l’épargne,
qui assure la reproduction de la force de travail en période
de crise, par la fixation territoriale qui permet de toujours disposer
d’un volant de main d’œuvre. Cet assujettissement
général à la temporalité du capital,
dont il faudrait d’ailleurs analyser plus précisément
le caractère hétérogène, la manière
dont il articule plusieurs rythmes ou types de durées enveloppées
les unes dans les autres, est évidemment assuré par
les procédures disciplinaires qu’étudiera Surveiller
et punir avec plus de détail – et sur lesquelles je
ne reviens pas ici. Car ce qui me paraît important c’est
que le procès d’exposition utilisé par Foucault
dans ce cours l’amène à dégager de son
analyse, comme effet majeur des rapports de pouvoir, non pas la
réalisation d’une fonction impersonnelle et incorporelle
: surveiller, mais ce modelage du temps de la vie, qui peut prendre
sens relativement aux luttes de classe. En somme, pour Foucault,
si le problème de la société féodale
a été celui de la localisation individuelle, de la
fixation à une terre sur laquelle s’exerçait
une souveraineté y prélevant une rente, des corvées,
des droits, le problème de la société capitaliste
a été de prendre l’individu dans un engrenage
temporel ; comme le dit Foucault d’une belle formule synthétique
: « on va passer d’une fixation locale à une
séquestration temporelle ».
Ce qui a pour conséquence, comme il l’énoncera
lors du cours du 28 mars, que les rapports de pouvoir tels qu’il
les analyse, ne peuvent pas être seulement considérés
comme des instruments pour la reproduction des rapports de production,
car ils sont « un élément constituant du mode
de production » (28 mars 1973). Ils ne remplissent pas un
rôle de défense, de protection, de maintien des rapports
de production, mais jouent au niveau de la constitution du mode
de production et des rapports qu’il implique, parce qu’ils
produisent les individus propres à y figurer à leur
place ; individus qui ne seront pas de purs énergies aveugles
se dépensant selon des modalités anarchiques et imprévisibles,
des circuits autonomes, les errances d’un temps chaotique
du désir et de la dépense, mais qui seront de la force
de travail. La force de travail n’est pas un donné
que l’exploitation viendrait prendre ou elle se trouve, mais
bien le résultat d’une production antérieure
à la production, production effectuée par les instances
de moralisation, le contrôle policier, le coercitif, le contrôle
patronal du logement, de l’épargne et de l’emploi,
et les institutions de séquestrations – qui, dans le
même mouvement, protègent les moyens de production
et la production elle-même de l’illégalisme de
déprédation, protègent la force de travail
de l’illégalisme de dissipation de son porteur, et
produisent la force de travail comme telle. Comme le résume
Foucault :
« S’il est vrai que la structure économique
qui est caractérisée par l’accumulation du capital
a pour propriété de transformer la force de travail
des individus en force productive, la structure de pouvoir qui prend
la forme de la séquestration a pour but de transformer, avant
ce stade, le temps de la vie en force de travail » (La société
punitive, Cours du 28 mars 1973).
Voilà le point où on touche un problème qui
me paraît intéressant : le capitalisme, pour fonctionner,
a besoin que soit en vigueur une certaine temporalité, un
temps du calcul, de l’anticipation, de la prévision,
de la pondération des coûts et des bénéfices,
de la maximisation de l’utilité – c’est
à cette condition que la valeur peut-être produite
et circuler dans le cadre de la reproduction élargie, c’est-à-dire
de la production pour le profit, ce qui reste la définition
minimale, mais nécessaire et peut-être suffisante de
ce mode de production. Mais il rencontre pour ce faire sur sa route
un temps vécu qui n’est pas cela, car comme le dit
Foucault avec quelque peu de lyrisme :
« le temps et la vie de l’homme sont plaisir, discontinuité,
fête, repos, besoin, instants, hasards, violence, etc... »
(Cours du 28 mars 1973).
Un temps anéconomique, un temps qui ne rentre pas sans reste
dans l’économie restreinte de l’adéquation
des causes aux effets, des dépenses aux résultats,
de la commensurabilité des possibilités alternatives,
un temps de la dépense, de la discontinuité et du
hasard dont seule pourrait rendre compte une impensable économie
générale. Le mode de production capitaliste n’est
donc possible qu’à la condition de dépenser
à perte dans la production de ce temps, dans l’assujettissement
des individus à ce temps ; mais cet assujettissement passe
par des instances anti-productives, des instances qui n’ont
pas de sens du point de vue de la maximisation du profit. Pourquoi
isoler de la bonne main d’œuvre dans des institutions
qui coûtent cher et ne rapportent rien, pourquoi dépenser
autant de bon argent à faire tourner des maisons de redressement,
des prisons départementales, des instituts d’orthophrénopédie
alors qu’on ne réussit pas même à réadapter
à la société et au travail ceux qui y passent
? La réponse de Foucault, me semble-t-il, est qu’il
s’agit là de produire la force de travail comme telle
par l’assujettissement des individus au temps du capital,
ce qui introduit l’anéconomique au cœur même
de l’économique, car la force de travail, condition
de la production pour le profit, est produite sous des conditions
qui sont anti-productives.
J’ajouterai que Yann Moulier-Boutang, dans son ouvrage De
l’esclavage au salariat. Economie historique du salariat bridé,
(PUF, coll. Actuel-Marx, Paris, 1998) aboutit à des résultats
similaires à propos d’un autre problème. Il
montre en effet que la mise en place d’un régime de
salariat libre, supposé définitoire du capitalisme,
n’a été possible qu’à la condition
d’un bridage corrélatif de la mobilité des travailleurs
et d’une limitation coercitive de sa liberté de se
soustraire au contrat de travail. Pour Marx, les contraintes étatiques
n’ont joué qu’un rôle d’accélérateur
dans le processus de libération du travail et donc de prolétarisation,
processus voué à aboutir à la disparition de
toute contrainte extra-économique, c’est-à-dire
à l’autorégulation du marché libre du
travail selon la loi de l’offre et de la demande, où
la « violence sourde et invisible » du rapport économique
devait venir remplacer entièrement la violence politique
directe.
Or ce n’est pas le cas. Il a fallu et il faut encore pour
que le capitalisme existe et fonctionne qu’il bride, qu’il
inhibe cette sienne tendance motrice. Car, comme l’énonce
Moulier-Boutang :
« Il y a dans le salariat une instabilité endogène
» (Yann Moulier-Boutang, De l’esclavage au salariat.
Economie historique du salariat bridé, PUF, coll. Actuel-Marx,
Paris, 1998, p.106)
Instabilité endogène étant la traduction plus
technique de ce que Foucault voulait dire en affirmant que le temps
de la vie des hommes est tramé de « plaisir, discontinuité,
fête, repos, besoin, instants, hasards, violence, etc... »,
c’est-à-dire n’est pas intégrable sans
reste dans le temps du capital et de la production pour le profit.
La constitution d’un marché du travail libre strictement
concurrentiel où la force de travail n’est qu’une
marchandise que son porteur est libre de vendre au plus offrant
en échange d’un salaire, est ce vers quoi tend le dynamisme
même du capitalisme (cf. Marx, passim), mais d’un autre
côté :
« faire du travail une propriété aliénable
du travailleur dépendant (...) expose également le
marché libre à la liberté du détenteur
de travail d’entrer, de demeurer et de sortir de la transaction
» (Moulier-Boutang, idem, p. 334).
Le capitalisme a besoin de la liberté formelle du travailleur,
il produit et doit produire les conditions de cette liberté
à travers la dissolution de tous les liens de dépendance
interpersonnels précapitalistes et extra-économiques,
mais cette liberté qu’il produit et dont il se nourrit
le vulnérabilise en même temps, est en même temps
un danger : danger que l’instabilité endogène
du travailleur le fasse circuler sur le territoire indépendamment
des besoins locaux ou des surcharges locales de main d’œuvre
(c’était le problème du vagabondage), danger
que la liberté du travailleur ne soit liberté de se
nuire à lui-même comme force de travail par sa dissipation,
ou liberté de s’échapper du temps à la
fois quadrillé et cyclique qui est la ratio essendi du capitalisme.
La liberté est le pharmakon du capitalisme, remède
sans lequel il ne peut vivre, poison contre lequel il doit constamment
s’immuniser.
Le capitalisme doit donc inhiber sa tendance motrice dans le même
temps qu’il s’y livre, obéir à un double
bind : à la fois se soumettre à sa tendance immanente
qui est celle d’une libération massive de la force
de travail sur un marché autorégulé par la
violence sourde et invisible des rapports économiques ; et
obéir à une contre-tendance qui l’oblige à
contrecarrer en permanence cette libération par des formes
de coercition, de fixation de la main d’œuvre, de limitation
des possibilités de rupture du contrat, voire de séquestration.
Et le « disciplinaire » est le schéma de rapports
de pouvoir qui a à la fois permis de déterminer ce
problème et de lui donner une solution.
Cela ouvre naturellement la raison économique à la
nécessité de son autocritique permanente. Elle ne
cessera de s’inquiéter de l’effet liberticide
des mesures qu’elle introduit pour assurer l’existence
concrète de la liberté (économique). On peut
jusqu’à un certain point avancer que ce double bind
joue le rôle d’un principe moteur dans les transformations
des modes et des rapports de production. C’est ce que j’essaierai
d’illustrer dans un second et dernier temps.
II
Foucault, à partir de l’année 1978, s’est
intéressé à des discours et à des pratiques
de gouvernement et de gestion des individus qui, quoique contemporaines
à celles qu’il avait étudié au titre
des technologies disciplinaires, en diffèrent largement.
Il s’agit de ce qu’il a appelé la gouvernementalité
libérale, une technique de gouvernement des populations prises
dans leur globalité, qui les saisit comme affectées
d’un certain nombre de processus naturels (biologiques, sociologiques
et économiques) sur lesquels il ne faut pas intervenir de
manière coercitive mais qu’il faut plutôt laisser
se déployer conformément à leur nature propre.
La généalogie de ce type de politique peut trouver
son point initial dans le discours de certains économistes
du 18è :
« Je crois qu’avec les Physiocrates, d’une façon
générale avec les économistes du 18è
siècle, la population va cesser d’apparaître
comme une collection de sujets de droits (...). On va la considérer
comme un ensemble de processus qu’il faut gérer dans
ce qu’ils ont de naturel et à partir de ce qu’ils
ont de naturel » (Sécurité, territoire et population,
Cours du 25 janvier 1978).
Et Foucault identifie dans cette perspective des dispositifs gouvernementaux
distincts des dispositifs disciplinaires : dispositifs de sécurité
qui ne cherchent pas à intervenir point par point sur la
réalité qu’ils ont à gérer dans
un quadrillage intensif, mais simplement à empêcher
que le déroulement naturel des processus en question soient
entravé par des perturbations extérieures. Cela est
très facile à saisir concrètement : dans la
rhétorique moderne, cela revient à lutter pour que
le marché du travail ne soit pas dérégulé,
ne soit pas empêché de s’autoréguler par
l’action des syndicats, la garantie juridique d’un salaire
minimum etc. Mais cela pose évidemment des problèmes
innombrables au discours libéral. Car il faut sans cesse
intervenir de l’extérieur sur les processus économiques
(entre autres) pour empêcher les interventions extérieures,
il faut en un mot le réguler pour lui permettre de s’auto-réguler.
La gouvernementalité libérale est vouée à
s’inquiéter sans fin des effets négatifs que
pourraient avoir sur la liberté des sujets les moyens qu’elle
met en œuvre pour assurer les conditions de déploiement
de cette liberté. La rationalité libérale est
par nature autocritique, inquiète. Comme le dit Foucault
:
« (...) si ce libéralisme n’est pas tellement
l’impératif de la liberté que la gestion et
l’organisation des conditions auxquelles on peut être
libre, vous voyez bien que s’instaure au cœur même
de cette pratique libérale un rapport problématique,
toujours différent, toujours mobile, entre la production
de la liberté et cela même qui en la produisant risque
toujours de la limiter et de la détruire » (Naissance
de la biopolitique, Cours du 24 janvier 1979, partiellement reproduit
in Foucault au Collège de France : Un itinéraire,
dirigé par G. Le Blanc et J. Terrel, Presses Universitaires
de Bordeaux, 2003, p. 206).
La gouvernementalité libérale doit protéger
la liberté contre elle-même, empêcher la liberté
de détruire les conditions de la liberté, immuniser
le capitalisme contre ses mécanismes auto-immunitaires. Concrètement,
lorsqu’on établit une législation favorisant
la libre concurrence, on risque d’aboutir dans certains secteurs
à des situations de monopole qui détruisent les conditions
de la libre concurrence : la mesure libérogène s’avère
liberticide ; il faut donc produire une législation anti-monopole
qui limite la liberté des acteurs économiques pour
rendre possible leur liberté : une mesure liberticide à
effets libérogènes. Mais comment savoir où
se situe la limite puisque les mêmes mesures sont favorables
et nuisibles à la liberté, selon l’aspect par
lequel on les considère. Ce que Foucault nomme dans le cours
du 10 janvier 1979 le passage à « l’âge
d’une raison gouvernementale critique » est caractérisé,
dit-il, par l’apparition du problème (foncièrement
non-disciplinaire) :
« comment ne pas trop gouverner » (Naissance de la
biopolitique, Cours du 10 janvier 1979)
Comment se maintenir dans le bon écart entre trop gouverner
et ne pas assez gouverner (qui revient à mettre en place
une situation qui nous obligera dans l’avenir à trop
gouverner) ? La « gouvernementalité libérale
» a, en déterminant ce problème, en se posant
à elle-même ce problème, engendré par
la même un certain nombre de solutions, dont on peut dire
qu’elles prennent tendanciellement le pas sur les solutions
(et les problèmes) de type disciplinaires étudiés
à l’époque de Surveiller et punir.
Je crois que la solution spécifiquement libérale
à ce problème pourrait consister en cette technique,
cette manière de faire et de voir que Foucault a appelé
biopolitique. Contrairement à la discipline, le biopouvoir
ne vise pas les corps individuels saisis dans leurs rouages et leurs
articulations les plus fines, soumis à une surveillance permanente,
sommés de s’identifier à des modèles
de comportement précis et contraignants, mais plutôt
les populations, les multiplicités humaines en tant qu’elles
forment :
« une masse globale affectée de processus d’ensemble
qui sont propres à la vie et qui sont des processus comme
la naissance, la mort, la maladie » (Il faut défendre
la société, éd. Gallimard / Seuil, coll. «
Hautes Etudes », Paris, 1997, p. 216).
Le biopouvoir cherche à majorer la vie en optimisant ces
processus, ce qui implique d’intervenir sur leurs déterminants
: organisation du milieu de vie, gestion des phénomènes
épidémiques et endémiques, répartition
des ressources, hygiène publique, assurances, etc. La norme
ultime à laquelle s’ordonnera cette intervention sera
d’optimiser les processus d’ensemble, au niveau disons
de la population globale, au prix d’éventuels amoindrissement
locaux, ou comme le résume très bien la formule de
Foucault : faire vivre et laisser mourir, pour autant que le laisser
mourir est une condition de la vie majorée du tout (vous
le savez, une société dans laquelle un individu possède
toutes les richesses et tous les autres aucune est dans une situation
de répartition des richesses Pareto-efficiente). Le problème
est de savoir selon quels critères, selon quelle rationalité
comme aimait à dire Foucault, seront prises les décisions
ponctuelles. Ou, pour mieux dire, quel codage de l’existence,
quel type d’assujettissement elles tendront à réaliser.
En effet, si l’on parle de vie, le critère semble
faire irrémédiablement défaut. L’être
en santé n’est pas un état objectif, n’est
pas un fait susceptible d’instanciations claires et univoques.
On peut toujours être plus en santé, plus fort, plus
productif. Ou est la limite entre une pathologie pure et simple
et un état déficitaire qui amoindrit mes facultés
? La demande de santé est économiquement et rationnellement
problématique, puisqu’elle est, comme le pointait Foucault,
nécessairement infinie, faute d’une limite assignable
entre le normal et le pathologique que l’évolution
sociale moderne a fait sauter. De sorte que :
« (...) il n’est pas possible de fixer objectivement
un seuil théorique et pratique, valable pour tous, à
partir duquel on pourrait dire que les besoins de santé sont
entièrement et définitivement satisfaits » («
Un système fini face à une demande infinie »,
Dits et Ecrits IV, éd. Gallimard, coll. « Bibliothèque
des sciences humaines », Paris, 1994, p. 376).
Il reste qu’en permanence des décisions sont prises
: à quel type de réparations a-t-on droit ? pour quelle
affection ? quelle est la frontière entre ce qui relève
de la santé et du confort ? l’accident de santé
relève-t-il de la responsabilité d’une autorité
devant réparation ? à quelles conditions peut-on prétendre
aux prestations du système de santé publique ? quelles
sont les priorités de la recherche médicale ? Or,
comme le dit Foucault, « de tels choix sont arrêtés
à chaque instant, quand bien même ce n’est pas
dit » (p.378). Et une certaine rationalité, ou une
certaine critériologie préside à ces choix,
rationalité en partie tue, et qui ne serait peut-être
pas acceptable si elle ne l’était pas :
« Réexaminer la rationalité qui préside
à nos choix en matière de santé, voilà
une tâche à laquelle on devrait s’atteler résolument
» (idem, p. 379).
Cette rationalité, il me semble qu’il est possible
d’en esquisser la description à partir d’un certain
discours économique, d’ailleurs étudié
par Foucault dans les Cours des 14, 21 et 28 mars 1979, celui de
l’économie néo-libérale, et plus spécifiquement
les théories du capital humain.
Ces théories furent promues par les économistes de
l’Université de Chicago, qui ont légués
au monde trois prix Nobel d’économie et à l’Amérique
du Sud une accumulation sans précédents de récessions,
de déroutes monétaires et de latifundismes néo-coloniaux.
Le postulat de ces théories est que les méthodes d’analyse
appliquées aux phénomènes économiques
stricto sensu peuvent être généralisées
à l’étude de tous les comportements humains
extérieurs au champ habituel de l’analyse économique
(car non sanctionnés par une contrepartie monétaire).
Extension qui a pour pivot la définition de l’action
humaine comme un choix opéré dans l’allocation
de ressources rares à des fins alternatives selon des modalités
concurrentes (c’est-à-dire incompatibles entre elles).
L’économie pourra alors analyser la rationalité
interne des comportements humains et déterminer les variables
du milieu sur lesquels il est possible d’agir pour modifier
statistiquement ces comportements dans le sens d’une optimisation.
Mais cela implique aussi que les ressources rares que le sujet alloue
par sa conduite à des fins alternatives ne sont plus des
richesses aliénables, mais sont : lui-même, sa vie
et ses facultés. Je suis du capital. Le temps que j’investis
dans les soins accordés à mon enfant constitue une
allocation de mes ressources à une fin, en l’espèce
la valorisation du capital humain de mon enfant. La politique pédagogique
dépense des ressources pour former du capital humain qui
en produira, la politique de santé amortit du capital humain,
etc. Comme le résume Foucault :
« on peut repenser tous les éléments de l’hygiène
publique en éléments du capital humain » (Naissance
de la biopolitique, Cours du 14 mars 1979).
Par voie de conséquence on pourra et devra importer dans
l’analyse de toutes les interactions humaines le modèle
micro-économique qui sert à formaliser les interactions
sanctionnées par une contrepartie monétaire : celui
du marché. Il y a un marché du mariage et de la famille,
un marché de la santé publique, un marché de
la criminalité. Le projet politique pratique qui s’articule
à ces thèses sera donc bien de :
« généraliser la forme économique du
marché jusque dans tout le système qui n’est
pas sanctionné par des échanges monétaires
» (Naissance de la biopolitique, cours du 21 mars 1979).
De sorte que la rationalité économique définira
un tribunal économique permanent pour l’activité
gouvernemental, lui permettra de déterminer la limite, le
trop ou le trop peu de gouvernement, puisque cette rationalité
permettra de repérer les domaines qui, ne fonctionnant pas
conformément à ce qu’édicte le modèle
concernant la manière dont il doivent naturellement fonctionner,
traduiront une déficience de l’action gouvernementale.
Dans sa folie, Gary Becker proposa par exemple d’appliquer
sa théorie au problème de la criminalité. Le
criminel est un acteur rationnel qui investit son capital humain
dans une entreprise criminelle qu’il choisit de préférence
à d’autres fins alternatives, parce qu’il en
escompte un bénéfice plus grand. Et les moyens que
se donne l’Etat pour lutter contre la criminalité (moyens
législatifs, policiers, techniques) – l’enforcement
of the law – constituent une demande négative opposée
à l’offre en criminalité qui caractérise
une société donnée. Ce qui est pertinent dans
le crime c’est qu’il représente un coût
social, formulable en termes monétaires. Mais la politique
de lutte contre la criminalité est elle aussi la même
chose : un coût social : l’allocation de ressources
rares (caméras de surveillance, forces de police, chiens
de la brigade cynophile, etc.) à une fin déterminée
qui a en plus un coût d’opportunité (on aurait
pu faire autre chose de profitable de ces ressources). Si la lutte
contre la criminalité, à partir d’un certain
seuil de dépense, devient plus coûteuse que ne serait
coûteuse la criminalité qu’elle réprime,
alors il faut l’interrompre à ce point. En termes économiques
: égaliser à la marge l’offre et la demande
de criminalité ; dans le cadre d’un calcul optimal
où l’économiste déterminera celles des
variables pertinentes qui ont le meilleur rapport coût-bénéfice
(une caméra de plus ou un chien de plus, terroriser le petit
dealer de rue ou chasser le gros trafiquant). Il s’agit donc
bien de définir le cadre formel – constitué
par l’enforcement of the law qui consiste en une certaine
distribution optimale des variables déterminants les espérances
de gains liées à l’activité criminelle
– qui permettra au marché de la criminalité
de s’autoréguler et de se normaliser, c’est-à-dire
de se fixer au seuil économiquement pertinent du point de
vue de la pondération des coûts relatifs de l’offre
et de la demande de criminalité.
On ne cherchera plus à normaliser autoritairement les fous,
les délinquants d’habitude, les marginaux, etc., on
les laissera se distribuer d’eux-mêmes comme les bons
nomades qu’ils sont dans l’espace lisse du marché
de la criminalité, structurellement voué à
l’optimalité. Les criminels à cols non blancs
auront d’ailleurs généralement le bon goût
de se répartir sur les zones de l’espace des possibles
qui conduisent directement à la case prison, ou au moins
l’élégance morale de se suicider en se jetant
sur une balle perdue.
On peut alors revenir au problème des politiques de santé
qu’évoquait Foucault. Puisque la théorie du
capital humain s’applique partout où la conduite répond
de manière économiquement rationnelle aux déterminants
de la demande (positive ou négative) sur quelque marché
que ce soit, l’économie deviendra :
« la science de la systématicité des réponses
[du dujet] aux variables du milieu » (Cours du 28 mars 1979).
Ce qui permettra d’agir sur les actions et réactions
des individus, non pas par un modelage disciplinaire de leur corps,
mais par un aménagement et une structuration de leurs contextes
d’existence et d’action, de manière à
produire un agencement dont les variables pertinentes produiront
à un niveau statistique des régularités optimales.
Et là se trouve le principe de choix dans tous les domaines
où normes et critères stables et identiques à
eux-mêmes font défaut, par exemple celui de la santé
publique. L’époque récente est en effet caractérisée
par le développement colossal de ce qu’on a pris l’habitude
d’appeler la « médecine de santé »,
qui ne vise plus l’annulation d’état défini
selon tels ou tels critères stables comme pathologiques,
mais la majoration de la vie, ou comme dit Alain Bourguignon, qui
vise à :
« protéger et améliorer la qualité de
vie de chaque individu » (Alain Bourguignon, « Le drame
de la médecine », in Vers une anti-médecine
? Le médecin, le malade et la société, La Nef,
n°49, oct-déc. 1972, p. 10).
Avec l’élision de la notion de pathologique, ce sont
précisément des chémas comportementalistes
et environnementalistes qui vont permettre de redéfinir la
santé, et ce comme :
« équilibre relatif et dynamique avec son environnement,
voire capacité à s’adapter à celui-ci
» (Anne Golse, « De la médecine de la maladie
à la médecine de santé », in Michel Foucault
et la médecine, Kimé, Paris, 2001, p.275).
Et c’est là que la gouvernementalité libérale
s’insère dans la biopolitique : puisque la médecine
n’a pas ou plus de normes internes lui permettant de décider
de la nature ou du niveau de l’intervention requise, des cibles
prépondérantes, du vital et du confort, de ce qui
doit être ou non pris en charge comme étant vraie maladie,
etc., alors la rationalité libérale pourra fournir
cette norme, en tant que théorie de l’aménagement
des relations entre les conduites et les variables du milieu, elle
définira l’agencement optimal des variables gouvernables
(optimal en termes de coûts pondérés des pathologies
et des dispositifs de protection contre les pathologies –
égalisant à la marge l’offre et la demande de
morbidité).
Mais il est clair qu’une telle stratégie suppose et
induit des formes d’assujettissement tout à fait particulières
et inquiétantes. D’abord parce qu’une politique
de santé qui serait conçue dans une telle perspective
induirait nécessairement des effets de dépendance
divers : comme le remarque Foucault, le dispositif de couverture
social français, à son époque,
« [le dispositif de couverture sociale] ne profite pleinement
à l’individu que si ce dernier se trouve intégré,
soit dans un milieu familial, soit dans un milieu du travail, soit
dans un milieu géographique » (« Un système
fini face à une demande infinie », op.cit., p.369)
La fixation des individus ou leur soumission à certains
schémas de conduite et de gestion de leur vie et du temps
de leur vie ne s’opère pas par une intervention coercitive,
corporelle, disciplinaire constante, elle procède plutôt
par le jeu d’un cadre formel de gouvernementalité qui
fait vivre ceux qui les choisissent librement et laisse mourir les
autres.
« [ce dispositif impose] un mode de vie déterminé
auquel il assujettit les individus, et toute personne ou tout groupe
qui, pour une raison ou pour une autre, ne veulent pas ou ne peuvent
pas accéder à ce mode de vie se trouvent marginalisés
par le jeu même des institutions » (idem, p. 372).
Un type de subjectivité se trouve alors objectivement valorisé
par des dispositifs de cet ordre, celui, beckérien, du capitaliste
de lui-même, de l’entrepreneur hardi, audacieux et responsable
de sa propre existence. Anne Golse remarque très bien que
la logique de la médecine de santé aboutit à
une responsabilisation indéfinie des sujets quant à
leur maladies, telle que
« l’homme n’est plus le sujet de la maladie ,
il en devient l’auteur » (Golse, op.cit., p. 288).
Ce qui est inévitable puisque, d’une part la fatigue,
la déprime, voire l’improductivité ou la faiblesse
morale deviennent des maladies en tant qu’elles sont inadéquation
au milieu, qualité de vie déficitaire, absence d’équilibre
dynamique avec l’environnement ; et puisque d’autres
part de très nombreuses maladies ont pour facteurs des conduites
à risque qui sont de la responsabilité de l’individu.
Une politique de santé bien comprise aura alors pour but
– puisqu’elle vise l’optimisation de l’être-en-santé
d’une population – de déterminer les sujets à
améliorer leur mode d’existence dans les domaines pathogènes,
notamment celui des conduites à risque, en agissant sur les
variables qui déterminent statistiquement le choix de ces
conduites par des individus au détriment d’autres fins
alternatives.
Je cite un long passage de l’article d’Anne Golse où
celle-ci propose un patchwork de citations tirées d’un
rapport de l’OMS Bureau régional d’Europe, intitulé
Les buts de la santé pour tous (cité in op. cit.,
p.289) :
« (…) si on suit les recommandations du Bureau de l’Europe
de l’O.M.S, il faut apprendre aux individus ‘à
vivre leur vie d’une manière saine’, ‘instruire
en matière d’hygiène’, mettre en place
des programmes de préparation à la parentalité
ou à la vieillesse, éclairer les jeunes ‘sur
les causes et moyens de prévention des comportements suicidaires
et sur l’inaptitude à affronter correctement les événements
de la vie, souvent génératrice de ces comportements’,
‘préparer les gens à occuper fructueusement
leurs loisirs’ et à utiliser ‘des modes de locomotion
sains’, ‘créer des programmes pour maîtriser
certains aspects du comportement qui affectent la santé’,
‘aider à développer la capacité à
résoudre les conflits’, ‘mettre au point des
méthodes actives de gestion du stress propices à la
santé’ »
On voit bien que cette forme de normalisation que j’appelle
libérale, qui conjoint en tous cas selon la leçon
de Guillaume Le Blanc la contrainte disciplinaire et l’injonction
à l’autonomie, et qui laisse flotter la limite entre
la conduite normale et la conduite anormale, puisque virtuellement
toute conduite déviante peut-être pathogène,
et que virtuellement toute conduite peut s’avérer déviante,
puisque toute conduite non pathologique qui est la source d’une
pathologie peut se voir recodée en termes de pathologie (tabagie,
boulimie, surconsommation alimentaire, dont les idiots diplômés
en psychologie viennent à la télévision expliquer
aux idiots non diplômés en psychologie qu’elles
sont des pathologies de l’autocontrôle), et puisque
aussi la médication elle-même est pathogène,
et qu’on en viendra à se demander s’il faut rembourser
les soins pour intoxication médicamenteuse dans la mesure
où la surconsommation de médicament est une maladie
psychique recensée. Bref, pour en revenir à ce que
je disais : la normalisation libérale n’est pas moins
normative que la normalisation disciplinaire, ce qui la caractérise
est qu’elle n’opère pas par une contrainte et
une coercition directe et matérielle des corps et des conduites,
mais par une incitation à agir inscrite dans des structures
sociales, dans des champs sociaux structurés selon le modèle
du marché, et qui favorisent objectivement les conduites
valorisées.
Mais tout serait trop simple si tout le monde ne savait pas, depuis
Canguilhem au moins, depuis Goldstein sans doute, qu’une adaptation
trop réussie est dangereuse car elle diminue les capacités
de réaction adéquate aux modifications du milieu ou
à un changement de milieu. Ce qui est requis de l’individu
qui veut être un bon entrepreneur de lui-même, c’est
qu’il puisse être, par rapport aux normes valorisées
dans un milieu déterminé, dans un écart juste
suffisant pour pouvoir s’adapter au mieux aux normes d’un
autre milieu. L’injonction à être soi est l’injonction
à être un soi modulable, à la bonne distance
vis-à-vis de son rôle, donc susceptible d’évoluer
correctement d’un champ ou d’une cité à
l’autre. C’est cette idée d’écart
idéal que traduit très bien la formule employée
par Anne Golse : « équilibre dynamique avec son environnement
», équilibre incluant un écart, équilibre
évolutif. Nous devons être constamment attentifs au
risque, il faut que le risque soit une imminence en perpétuel
suspens, et que nous naviguions entre les conduites à risque
qui nous marginaliseraient et le risque qu’on court à
ne pas assez risquer qui nous laisserait sur le côté
de la route.
En somme, pour finir sur des propos plus philosophiques, il s’agissait
pour moi de pointer dans le capitalisme, au cœur même
de l’invention du disciplinaire sur laquelle a travaillé
Foucault et jusque dans la rationalité libérale qui
définit les formes majeures de l’assujettissement moderne
– de pointer une tension, une double contrainte, j’aimerais
dire une différance qui ne se laisse pas ramener à
la contradiction : et qui court comme un fil unique, un fil que
j’espère rouge, depuis la nécessité à
l’âge disciplinaire d’inhiber la tendance à
la libération complète du marché du travail
dans le mouvement même qui la fait filer, jusqu’à
l’inquiétude permanente des politiques libérales
à l’égard des effets liberticides de leurs interventions
libérogènes, ou à l’effort biopolitique
pour optimiser la vie en administrant la mort. Ou encore jusqu’à
ce mode d’inquiétude qui nous est propre, consistant
à maintenir notre normalité dans les limites d’une
anormalité contrôlée, et à nous vivre
comme les auteurs spontanés des lois auxquelles nous nous
soumettons.
Il y aurait là une duplicité sous-jacente qui ne
serait pas la puissance du négatif, mais le jeu d’une
différance, indiquant qu’une économie, sociale
mais aussi probablement psychique, ne peut exister qu’à
la condition de s’immuniser contre elle-même, et de
se défendre contre les effets de son auto-immunisation.
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