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L'extension sociale du marché dans le néolibéralisme
Stéphane Legrand

Origine : www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2007-4-page-33.htm

Stéphane Legrand, ancien élève de l'école Normale Supérieure Lettres et Sciences humaines, agrégé de philosophie et docteur en philosophie, a notamment publié Les Normes chez Foucault (Paris, PUF, 2006).

Pour présenter l'analyse que propose Foucault, principalement dans le cours au Collège de France de l'année 1979 (intitulé « Naissance de la biopolitique »), concernant l'extension indéfinie de ce modèle théorique qu'est le marché dans les théories néo-libérales, cette sorte de phagocytage, par elles si ardemment promu, du champ social mais aussi bien des subjectivités mêmes par la structure marché-entreprise, il nous paraît essentiel d'en passer par une médiation complexe : la question de la responsabilité, et donc de prendre en compte tout un autre aspect, tout un autre champ de problèmes historiques qui ne concernent peut-être pas directement le néolibéralisme lui-même mais qui nous semblent devoir lui être confrontés. On peut trouver en effet dans les textes de Foucault deux types de problématisation de la responsabilité, renvoyant à deux champs d'analyse distincts, mais dont nous essaierons de montrer qu'ils sont susceptibles de se croiser. D'une part, la question juridique de la responsabilité d'un sujet à l'égard d'un acte délictueux ou criminel qu'il a commis, dont l'instruction généalogique impose de remonter aux racines de l'expertise psychiatrique pénale dans la première moitié du 19e siècle ; d'autre part, ce qu'on pourrait appeler le problème de la responsabilisation des sujets à l'égard d'eux-mêmes dans tout le domaine de leurs conduites, qu'opère un certain type de discours néolibéral plus récent sur l'économie, sur la société, et plus généralement sur la subjectivité comme telle. Nous nous contenterons ici de recontextualiser successivement ces deux enjeux, pour tenter finalement de dégager le type de structure problématique qu'ils construisent autour de la notion de responsabilité.

De l'« imputabilité » à la « terribilité »

Michel Foucault a analysé les transformations qui se sont opérées dans les formes du jugement pénal, tout au long du 19e siècle et jusqu'à nos jours, du fait de l'insertion dans les tribunaux de la « fonction-Psy[1]», c'est-à-dire d'une prise en compte psychiatrique ou psychopathologique des sujets à juger, du fait donc d'une articulation de plus en plus marquée et inéluctable des normes juridiques avec des normes psychologiques ¬ qui leur sont tout à fait hétérogènes, logiquement et épistémologiquement.

Sans revenir sur le détail assez complexe des analyses historiques de Foucault[2], efforçons-nous d'en mettre en relief les principales thèses. Dans le principe, les psychiatres commis à l'expertise auprès des tribunaux ne devaient y intervenir que pour aider à déterminer l'imputabilité de son crime au prévenu, puisque, en vertu de l'article 64 du Code pénal de 1810, il ne peut y avoir ni crime ni délit si le prévenu était en état de démence au moment de l'acte. Cette logique était purement binaire : ou bien son crime est imputable au prévenu et il doit être jugé selon les normes propres à l'instance judiciaire, indépendamment de toute qualification médico-psychiatrique, selon le principe de l'intime conviction du jury ; ou bien son crime ne lui est pas imputable et il est soit relaxé, soit, plus vraisemblablement, confié à l'institution psychiatrique elle-même. Or, ce que repérait Foucault, c'est l'évolution vers une prise en compte de plus en plus nette de la qualification psychologique des sujets par l'instance qui juge, d'une part dans la détermination de la culpabilité probable, d'autre part dans la modulation même de la peine. Face à la procédure policière et juridique de l'enquête et de l'instruction, la psychiatrie a fait apparaître la figure de sujets anormaux, de différentes anomalies de caractères fonctionnant de facto comme autant d'indices de dangerosité, donc de probabilités de culpabilité. Face à la décision de punir, qui doit appliquer à un acte la peine prévue par les codes, la psychiatrie a fait apparaître (non plus un acte mais) un sujet, dont on doit sanctionner la nature, car on commence à percevoir la peine elle-même comme correction de cette nature, comme guérison de ses tendances pathologiques.

[La psychiatrie] permet de doubler le délit, tel qu'il est qualifié par la loi, de toute une série de comportements, de manières d'être qui, bien entendu, dans le discours de l'expert psychiatre, sont présentés comme la cause, l'origine, la motivation, le point de départ du délit[3].

Ces comportements et manières d'être ne représentent évidemment pas ce qui est punissable aux yeux de la loi, mais ils tendent à être de plus en plus pris en compte jusqu'à constituer « la substance, la matière même punissable[4] », à la fois en tant que causes possibles du délit augmentant le degré de conviction de ceux qui jugent, mais aussi en tant que substituts du délit, « doublet psychologico-éthique du délit » : cela même qui doit être sanctionné, et en l'étant, corrigé. L'opération psychiatrique, le tour de passe-passe psychiatrique, consiste à remplacer au dernier moment l'objet que l'instance judiciaire a à punir (l'acte) par l'objet psychologiquement défini (un caractère, des anormalités constitutives, des perversions, etc.) qu'elle avait fait intervenir seulement sous prétexte de le considérer pour décider de la responsabilité du prévenu vis-à-vis de son acte :

L'entreprise psychiatrique permet de transférer le point d'application du châtiment, de l'infraction définie par la loi, à la criminalité appréciée du point de vue psychologico-moral[5].

Du même coup, la signification de l'opération de juger et de punir se transforme : puisque le juge ne statue plus sur un délit mais sur une manière d'être, puisqu'il ne sanctionne plus celui qui s'est rendu coupable d'une transgression de la loi mais celui dont la nature le voue à l'indiscipline, la punition ne sera plus la sanction d'un acte illicite, mais participera directement de toutes les techniques correctives et normalisantes propres à ce que Foucault nomme le pouvoir disciplinaire, et, corrélativement « le vilain métier de punir se trouve ainsi né dans le beau métier de guérir[6]».

Ainsi pourra-t-on trouver ces textes baroques et quelque peu outrageants pour la pensée que sont les expertises psychiatriques, dont Foucault s'amuse à citer au début de ce cours divers exemplaires qui ne laisseraient pas d'être réjouissants si on ne les savait détenir le pouvoir institutionnel de tuer. Ainsi ce rapport d'expertise de 1973, portant sur deux individus, homosexuels, accusés de chantage dans une affaire sexuelle : « X est totalement immoral, cynique, voire même bavard. Il y a trois mille ans, il aurait certainement habité Sodome et les feux du ciel l'auraient très justement puni de son vice (...). Z [quant à lui] est un être cynique et immoral. Il se vautre dans le stupre, il est manifestement fourbe et réticent. (...) le trait le plus caractéristique de son caractère semble être une paresse dont aucun qualificatif ne saurait donner une idée de son importance. Il est évidemment moins fatigant de changer des disques dans une boîte de nuit et d'y trouver des clients, que de véritablement travailler. (...) Il est particulièrement répugnant... » Mal dissimulé par la haute scientificité de ce discours de savoir issu de la psychiatrie contemporaine, on saisit le point important : une expertise qui ne devrait porter, et prétend ne porter, que sur le rapport de responsabilité entretenu par le sujet à son acte, non seulement n'a pas du tout cela pour objet mais bien l'assignation d'une série d'anormalités constitutives du sujet dessinant autant de virtualités, et de ce fait d'indices, de criminalité, mais évacue le problème de la responsabilité, le ne pour nous faire monstration d'un être qui est d'autant plus punissable qu'il est moins responsable, au rebours de ce que préconisait initialement la philosophie de notre code pénal. Certes, ce monstre est d'autant moins responsable qu'il est plus déterminé, psychiatriquement, voire biologiquement, au crime, mais cette irresponsabilité ne va pas servir à décider que son crime ne lui est pas imputable, elle va au contraire établir qu'il est d'autant plus punissable qu'il est plus dangereux. Inversion d'une considérable importance théorique.

Or dans cette inversion, on peut repérer un moment historiquement capital : la deuxième moitié du 19e siècle. C'est à cette époque qu'avec les théories de la dégénérescence, initiées en 1857 par le livre de Benedict-August Morel, Traité des dégénérescences physique, mentales et morales de l'espèce humaine, apparaît une explication de la folie en termes non plus symptomatologiques mais étiologiques, qui ne voit plus en elle une crise du sujet devenant étranger à lui-même, mais un état permanent et incurable lié à l'hérédité morbide de ce sujet. Cette problématique va essaimer dans l'anthropologie criminelle, à partir de Cesare Lombroso, puis chez Enrico Ferri et Rafaele Garofalo, autour de la notion de « criminel-né », mais aussi dans les théories de la défense sociale représentée par l'école belge avec Adolphe Prins et La Défense sociale et les transformations du droit pénal (1910). Dans les discours de ces auteurs se développe l'idée que, puisque les coupables dont la psychiatrie nous dévoile le caractère psycho-biologique d'anormalité sont victimes d'impulsions irrésistibles liées à leur nature dégénérée, ils sont d'autant plus dangereux et susceptibles de récidive qu'ils sont moins responsables de leurs actes, et qu'il faut en conséquence totalement abandonner la notion juridique de responsabilité pour la remplacer par celle de dangerosité, de terribilité comme disait Prins, et donc :
[déplacer] le critérium de la pénalité, en le reconduisant au principe de la nécessité sociale et en abandonnant celui de la responsabilité morale de l'individu[7]...

De sorte que la peine ne se conçoit plus comme la punition d'un acte délictueux passé, mais comme une mesure de défense de la société visant à prévenir des dangers futurs, par élimination définitive, provisoire ou partielle (stérilisation, castration). Notons que ce type de problématisation des finalités du droit criminel est à bien des égards lié à une redéfinition strictement libérale de l'ordre légal et du modèle social.

Premièrement, parce que les théoriciens de la dégénérescence et de la criminalité innée établissent régulièrement une continuité entre la nocivité active, de l'ordre du crime punissable, et la nocivité passive, de l'ordre de la simple improductivité, les deux ayant leur source dans les mêmes mécanismes de dégénérescence héréditaire. Citons à titre d'exemple un auteur assez représentatif, le docteur Charles Ferré qui écrivait en 1888 :

L'oisiveté n'est pas plus légitime que l'incendie ; ne rien faire, ou brûler, ou consommer en superfluité, amène nécessairement un retard dans l'accumulation des choses utiles, et par conséquent dans l'adaptation progressive[8].

Dans la mesure même où la responsabilité est repensée en termes de danger, ou comme on aime à dire aujourd'hui de risques, l'intervention politique, policière et juridique est recodée en termes de calcul économique rationnel : l'irresponsable est essentiellement un coût : coût social direct, en termes de perte, par ses actions délictueuses ; coût social indirect par les dépenses en procédure disciplinaires, sanctions, réhabilitations, qu'il impose ; coût biologique à terme par la dégénérescence dont il est porteur et qu'il propage en se reproduisant ; coût économique direct, du point de vue d'un coût d'opportunité, par sa fainéantise qui l'empêche de produire les biens utiles à la société - et à travers ce dernier coût, d'ordre économique, reproduction et amplification des précédents, puisque moins une société produit de biens utiles, plus ses conditions d'existence sont propices à la formations de tares et de dégénérés. Quoique, de nos jours, les penseurs néolibéraux parlent plutôt de chômeurs volontaires. Le vocable est en effet à préférer, il est plus pudique.

On peut identifier une deuxième forme de ce recodage libéral de la criminalité. Charles Ferré veut que la société mette « hors d'état de nuire » les irresponsables au nom de leurs « actes nuisibles passifs » avant même qu'ils n'aient commis de crime. Mais en plus, lorsqu'ils en commettent un, ils sont insolvables (puisque précisément improductifs). Il faudrait alors considérer que l'État est responsable. Car selon Ferré l'État n'est que l'un des partenaires d'un contrat par lequel chaque citoyen achète sa sécurité en payant un impôt ; en manquant à son devoir de protection, l'État s'est rendu responsable de manquement au contrat, et doit donc lui-même dédommager la victime lorsque le délinquant ne le peut pas ; ce qui veut dire, du point de vue juridique, que l'État est par rapport à la victime dans une situation de responsabilité du fait d'autrui. Il y a donc là toute une tentative, sur laquelle il faudrait se pencher pour faire la généalogie de certaines théories néolibérales actuelles sur la fonction de l'État, pour redéfinir le contrat social comme étant, non pas du tout d'essence constitutionnelle, avec pour principe et fondement de sa légitimité l'autoconstitution d'une multitude de volontés singulières en une volonté générale, mais comme étant de l'ordre, formellement, du droit civil, et ayant pour modèle le rapport d'échange où, sur un marché, deux intérêts se rencontrent et échangent des biens ou des services. Non plus moment de constitution, mais rapport d'échange ; non plus réunion des volontés, mais rencontre des intérêts.

On pourrait, quoi qu'il en soit, repérer là toute une ligne de pente au terme de laquelle la colonisation des normes juridiques par des normes psychologiques ou psychopathologiques ¬ insertion qui s'est faite par cette manière d'accrochage de la psychiatrie sur le droit pénal autour de la notion de responsabilité ¬ aurait abouti à un recodage de la criminalité en termes de coûts et de dangers, et donc à une sorte d'élision de facto de la responsabilité elle-même. Disons que tendanciellement plus le jugement individualise, analyse, psychologise le criminel, et superpose sa nature à son acte, plus, paradoxalement, il déresponsabilise, élude la question centrale de la responsabilité.

L'extension du modèle du marché et la dette infinie

Relisons maintenant, sur ces bases, certaines autres thèses de Foucault permettant de problématiser la notion de responsabilité, celles-là directement liées à son analyse du néolibéralisme.

Le contexte général de ces analyses est celui d'une définition de ce que Foucault propose de nommer biopouvoir, soit une forme de pouvoir ne s'exerçant plus, comme le pouvoir disciplinaire, de manière coercitive sur les corps individuels, mais portant sur les phénomènes propres à la vie elle-même (fécondité, natalité, mortalité, nuptialité, hygiène, production des ressources, etc.) saisis au niveau d'une entité nouvelle qui est la population comme telle, en tant qu'elle est le support de certaines régularités statistiques pertinentes indépendantes de la volonté ou des intentions des individus qui la composent.

[La population est] une masse globale affectée de processus d'ensemble qui sont propres à la vie et qui sont des processus comme la naissance, la mort, la maladie [9].

Le biopouvoir cherche à gérer la vie en normalisant ces processus, ce qui implique d'intervenir sur leurs déterminants : organisation du milieu de vie, gestion des phénomènes épidémiques et endémiques, répartition des ressources, hygiène publique, assurances, etc. La norme ultime à laquelle s'ordonnera cette intervention sera d'optimiser les processus d'ensemble, au niveau de la population globale, au prix d'éventuels amoindrissements locaux. Le problème est de savoir selon quels critères, selon quelle rationalité comme aimait à dire Foucault, seront prises les décisions. Ou, pour mieux dire, quel codage de l'existence, quel type d'assujettissement elles tendront à réaliser.

Or, il était apparu à Foucault que la technologie de pouvoir, le type de rationalité propre à cette biopolitique était constitué par le mode de gouvernement libéral, la gouvernementalité libérale, qu'on peut sommairement définir comme une technique de gestion des multiplicités visant à construire un cadre dans lequel certains processus qui sont liés à leur nature ou à leur essence pourront se déployer d'eux-mêmes (et qui n'est donc plus ce contrôle des corps individuels leur imposant un modelage coercitif qu'était le pouvoir disciplinaire) :

Le libéralisme, le jeu : laisser les gens faire, les choses passer, les choses aller, laisser faire, passer et aller, cela veut dire essentiellement et fondamentalement faire en sorte que la réalité se développe et aille, suive son cours selon les lois mêmes, les principes et les mécanismes qui sont ceux de la réalité[10].

Dans l'évolution historique de cette gouvernementalité, il est possible d'isoler trois moments, qui sont les plus directement liés aux problèmes du marché.

a) Avec le développement au 18e siècle, à partir de l'économie politique, du thème d'un gouvernement frugal, d'une nécessité de gouverner moins pour gouverner mieux, on entre dans l'âge d'une rationalité gouvernementale critique, inquiète d'elle-même[11] ; et ce branchement entre pratique de gouvernement et économie politique va se faire en référence à un lieu spécifique qui avait déjà été un objet privilégié de l'intervention du gouvernement depuis le Moyen-Âge, à savoir le marché. Jusque lors, le marché avait fonctionné essentiellement comme un lieu de juridiction, encadré par des règlements concernant le type d'objets à y apporter, leur mode de fabrication, leur origine et surtout leur prix. Lieu d'intervention coercitive directe de la part d'un gouvernement qui le normait de l'extérieur, de manière à lui imposer une certaine justice. Or, selon Foucault, au 18e siècle, le marché est apparu comme ne devant plus être essentiellement un lieu de juridiction, mais plutôt :
(...) quelque chose qui obéissait et devait obéir à des mécanismes « naturels », c'est-à-dire à des mécanismes spontanés[12].

Suivant l'idée que c'est justement en intervenant sur lui par des règlements de police qu'on en altère la naturalité et qu'on en perturbe le fonctionnement ; en fait, il ne faudrait pas le normer de l'extérieur selon certains critères de justice, mais le laisser être en se contentant d'encadrer son fonctionnement de manière à ce qu'il se normalise de lui-même et réalise son équilibre optimal et naturel. Et si l'on procède ainsi, alors le marché sera révélateur d'une vérité, et d'une vérité qui sera celle même du gouvernement, dont il dévoilera la validité et la légitimité :
(...) les prix, dans la mesure où ils sont conformes au marché, vont constituer un étalon de vérité qui va permettre de discerner, dans les pratiques gouvernementales celles qui sont correctes et celles qui sont erronées[13].

À partir du moment où le marché est conçu comme devant opérer continûment selon certaines lois de fonctionnement qui lui sont immanentes, en référence à une technique de gouvernement libérale, il devient du même coup un lieu, non plus de juridiction mais de véridiction, ce qui signifie qu'il devient le critère de vérification et de falsification pour la pratique gouvernementale. La gouvernementalité libérale est une gouvernementalité qui fonctionne non plus à la justice mais à la vérité, et dont le principal opérateur de véridiction se donne comme étant le marché, le lieu des échanges. C'est le premier vecteur de son extension comme opérateur social pour le libéralisme.

b) Un deuxième moment décisif serait constitué, dans les années 1920-1930, par ce qu'on a pu appeler l'ordolibéralisme, du nom de la revue Ordo, fondée et animée par Walter Eucken, chef de file de l'école néolibérale allemande, l'École de Fribourg, qui a eu une influence non négligeable, d'une part sur les réformes économiques introduites en Allemagne dans l'immédiat après guerre par Ludwig Erhard, d'autre part sur le néolibéralisme américain. Pour les ordolibéraux, le marché n'est pas seulement le principe de vérité de l'action gouvernementale, indiquant par son fonctionnement pur ou troublé les limites de cette action, le partage entre ce qui peut et ce qui ne doit pas être fait, ce à quoi l'on peut toucher et ce qu'il ne faut pas toucher, agenda et non agenda ; il est bien plus : dans la mesure où l'État est porteur de défectuosités intrinsèques, et que son développement autonome est nécessairement celui d'une croissance dévorant la société et la liberté, il faut littéralement demander au marché d'être :

(...) le principe de régulation interne de l'État, de bout en bout de son existence et de son action. [...] Autrement dit, un État sous surveillance de marché plutôt qu'un marché sous surveillance de l'État[14].

C'est d'ailleurs ce thème qu'on retrouvera sous-jacent à un discours fait fin avril 1948 par Ludwig Erhard, qui dirigeait alors l'administration économique de la bizone[15], discours longuement commenté par Foucault dans la leçon du 31 janvier 1979. Le problème qui selon Foucault se posait à quelqu'un comme Erhard dans le cadre de la reconstruction de l'État allemand était le suivant : soit un État historiquement et politiquement délégitimé, un État qui ne peut plus fonder sa légitimité sur des droits historiques, car ces droits se trouvent, comme dit Foucault, « forclos par l'histoire elle-même », un État qui d'autre part est occupé et divisé et ne peut donc pas non plus fonder sa légitimité sur une volonté collective qui n'est pas susceptible de se manifester réellement, un État privé en somme des deux principes traditionnels, l'un historique, l'autre juridique, de légitimation possible. Alors, suggère Erhard, supposons donné dans cet État un cadre institutionnel susceptible de créer un espace de liberté pour les sujets dans l'ordre économique, le marché libre, et dans cet espace, laissons les individus jouer le jeu économique les uns avec les autres ; alors l'exercice même de leur liberté par ces sujets vaudra adhésion de facto à ce cadre, vaudra consentement à toute décision qui pourra être prise pour en assurer le fonctionnement.

Autrement dit, l'institution de la liberté va devoir, va pouvoir en tout cas fonctionner, en quelque sorte comme un siphon, comme une amorce pour la formation d'une souveraineté politique[16].

C'est sur le jeu même de la liberté économique qu'il va falloir refonder la souveraineté politique allemande, c'est l'économie, son développement et sa croissance, qui va produire de la légitimité gouvernementale, et c'est encore l'économie qui va être, selon la forte expression de Foucault, « créatrice de droit public ». Ce qui se formule ici, c'est l'idée que le marché, ce n'est pas seulement un objet théorique, ce n'est évidemment pas non plus un lieu concret : c'est une forme, c'est une structure qui est en même temps un opérateur politique, une structure opératoire qui vient informer, déterminer, structurer le champ politique. Thèse en laquelle on repère naturellement un thème très récurrent et très fondamental dans tout le néo-libéralisme : il ne faut pas seulement rendre possible le marché libre dans la société, il faut organiser la société selon les formes propres à cette structure qu'est le marché : les maisons ce sont des types d'entreprise, les écoles, les hôpitaux, les communautés de voisinage ce sont des types d'entreprise, les sujets individuels même, ce sont des types d'entreprise. Songeons, parmi mille exemples, à cette réjouissante formule d'un sympathique spécialiste de l'anthropologie économique, Robbins Burling :

Il doit être possible de parler de l'offre de prestige, de la demande de pouvoir et du coût de l'autorité. Et je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas même aller jusqu'à parler de l'utilité marginale de l'amour maternel[17].

Et si l'on parlait, à l'occasion, du coût d'opportunité du travail en anthropologie économique ?

Quoi qu'il en soit, à lire une formule de ce type, on ne peut que donner raison à l'une des conclusions de Foucault sur la logique néolibérale :

C'est cette démultiplication de la forme « entreprise » à l'intérieur du corps social qui constitue, je crois, l'enjeu de la politique libérale. Il s'agit de faire du marché, de faire de la concurrence, et par conséquent de l'entreprise, ce qu'on pourrait appeler la puissance informante de la société[18].

Telle serait donc les deux premiers aspects de cette « extension sociale du marché » dont nous parlons : d'une part, la définition du marché comme lieu de vérité, principe de vérification-falsification pour la gouvernementalité ; d'autre part, la thèse selon laquelle il s'agit de gouverner à la fois pour le marché et par le marché, de régler l'exercice même du pouvoir et de fonder sa légitimité politique sur la structure propre à l'économie de marché.

c) Mais cette citation de Burling nous amène également au troisième moment de l'analyse foucaldienne que nous proposons d'isoler : les théories du capital humain, qui ont trouvé leur origine dans la fameuse École de Chicago, dont on peut considérer Henri Calvert Simons comme le père fondateur et qui a fourni à l'humanité reconnaissante (en particulier le continent Sud-Américain[19]) trois Prix Nobel (Milton Friedman en 1976, Georges Stigler en 1982, Gary Becker en 1992). Or donc, ce qui intéresse particulièrement Foucault dans les thèses issues de l'École de Chicago, ce ne sont pas les merveilles théoriques que constituent les théories monétaristes de Friedman, pourtant plus célèbres, mais plutôt les théories du capital humain issues des travaux d'anthropologie de Lionel Robbins, et très notablement développées par Stigler et Becker. Leur principal postulat est que les méthodes d'analyse appliquées aux phénomènes économiques stricto sensu (soit aux productions de biens et services orientées vers un échange sanctionné par une contrepartie monétaire) peuvent être généralisées à l'étude des conduites humaines extérieures au champ habituel de l'analyse économique (non sanctionnées par une contrepartie monétaire directe). Cette extension a pour pivot la définition de l'action humaine comme un choix opéré dans l'allocation de ressources rares à des fins alternatives selon des modalités concurrentes (c'est-à-dire incompatibles). La théorie économique devient alors la théorie générale des méthodes de choix rationnels déterminant la conduite des individus. L'économie devra donc dans cette perspective effectuer « l'analyse d'un comportement humain et de la rationalité interne de ce comportement humain[20] », et c'est la connaissance de cette rationalité interne des conduites qui lui permettra de définir les variables pertinentes du milieu d'action sur lesquelles il sera possible d'agir pour infléchir leur déroulement sur un plan statistique. Cette définition de l'action humaine implique, du point de vue de Becker par exemple, de recoder économiquement la nature du sujet de la conduite : ces ressources rares que l'individu alloue à des fins ne sont plus seulement les biens matériels dont il dispose (comme dans le cadre de l'économie marginaliste stricto sensu) mais les facultés dont il dispose en tant que sujet, ce qu'il est et ce qu'il peut. L'individu humain, alors, est un capital. Même lorsqu'il travaille dans un cadre où il contribue à la production d'un profit, c'est-à-dire à la valorisation d'un capital approprié par un autre individu qui lui verse un salaire, il faut néanmoins comprendre qu'il est en train d'investir un capital en s'efforçant lui-même de le (se) valoriser : le salaire se définira comme le produit du capital humain que le travailleur engage dans son travail, donc de l'ensemble des facteurs qui le rendent plus ou moins apte à accomplir ce travail.

Cette extension de la notion de capital permet une extension corrélative de la structure marché-entreprise comme principe d'intelligibilité et opérateur de gestion et de normalisation. Tous les domaines de la gouvernementalité peuvent être recodés ainsi : la politique de santé, la politique d'éducation, la politique criminelle :

On peut repenser tous les problèmes de la protection de santé, tous les problèmes de l'hygiène publique en éléments susceptibles ou non d'améliorer le capital humain[21].

Attardons-nous un instant avec Foucault, afin d'établir une symétrie relativement à la première partie de cet article, sur l'exemple de la politique criminelle. Si la problématique de l'ordolibéralisme avait, comme nous l'avons vu, pour finalité de faire du marché la structure générale de la société, et de l'entreprise sa puissance informante, les théories du capital humain définissent ce que l'on pourrait nommer la « subjectivation de la forme entreprise » : l'homo conomicus n'est pas seulement le partenaire d'une série d'échanges dans lesquels il cherche à maximiser son utilité, mais « un entrepreneur de lui-même[22].». Et c'est bien ainsi que le phénomène de la criminalité sera interprété : le criminel investit son capital humain dans une entreprise criminelle, qu'il choisit de préférence à d'autres fins alternatives. Si bien que la norme d'une politique criminelle efficace sera l'équilibration du marché de la criminalité au taux d'offre qui pourra être défini comme économiquement optimal[23]. Le système pénal ne sera plus pensé comme l'instance qui doit agir sur les criminels pour annuler la criminalité, mais comme le cadre formel qui doit assurer l'autorégulation du marché de la criminalité autour de son seuil optimal, qui réduira autant que possible les externalités négatives de ce marché. Autrement dit, il doit être le dispositif de sécurité qui, au lieu de normer le marché du crime au nom d'un principe de réduction maximale des comportements infractionnels (ce qui ne pourrait se faire qu'au nom d'une finalité sociale spécifique du gouvernement, ce que les néo-libéraux américains rejettent avec Hayek), pourra le normaliser, c'est-à-dire lui permettre de se régler lui-même conformément à sa nature de marché.

Il s'agit donc là d'un mode d'objectivation de la délinquance qui est rigoureusement inverse de celui dont nous parlions précédemment, car il fait abstraction entièrement de toute caractéristique individuelle des sujets, de toute question de motivation ou de détermination psychologique : il ne saisit les crimes qu'en tant que criminalité, phénomène biopolitique global, propre à une multiplicité indépendamment des sujets qui la composent. Or il semble bien qu'il aboutisse également à une conséquence inverse du point de vue de la question de la responsabilité. Car de même que le dispositif qu'on peut dire disciplinaire, à force d'individualiser et de psychologiser les sujets aboutit à une paradoxale élision de la responsabilité, de même ce dispositif de type biopolitique - à force de désindividualiser la gestion des sujets et de les fondre dans l'entité population dont seules sont pertinentes économiquement les variables propres et les moyens d'encadrer son fonctionnement pour qu'il se normalise à hauteur de son optimum - s'articule à une « surresponsabilisation[24] », à une sorte de responsabilisation infinie des sujets, sommés d'être les entrepreneurs d'eux-mêmes, renvoyés, par le cadre de normalisation économique qui valorise objectivement un certain type de conduite et de rapport à soi, que ce soit dans l'ordre de la criminalité, de la santé ou de l'éducation, à une sorte de dette infinie à l'égard du capital qu'ils sont.

Ce qui, moyennant bien sûr d'importants approfondissements, pourrait peut-être être suggéré, serait l'existence d'une manière de chiasme, structurant pour les dispositifs modernes de pouvoir et les figures de la subjectivité qu'ils appellent. Un chiasme qui articulerait aussi, sur un mode hautement problématique et instable, ces deux technologies de pouvoir inhérentes aux conditions d'existence et de fonctionnement du capitalisme que sont, d'un côté le pouvoir disciplinaire, de l'autre le biopouvoir (et donc la gouvernementalité libérale), qui en dépit de leurs profondes différences fonctionnent cependant ensemble ; et ils se pourrait bien que ce chiasme se perçoive tout particulièrement dans l'articulation entre une institution judiciaire qui est essentiellement disciplinaire, donc individualisante et psychologisante, mais qui évacue pour ces raisons mêmes, et si paradoxal que cela soit, l'enjeu porté par la notion de responsabilité parce qu'elle tend à naturaliser, pour ainsi dire, la volonté, et une politique criminelle qui pourrait bien être tendanciellement de plus en plus biopolitique, c'est-à-dire, malgré les apparences, de plus en plus axée sur la constitution de cadres impersonnels pour assurer l'autorégulation du marché de la criminalité autour de son état économiquement optimal, mais qui serait justement, par cela même, inversement sur-responsabilisante pour les sujets qui, à n'en pas douter, lorsqu'ils ne seront pas de parfaits et hardis entrepreneur d'eux-mêmes, lorsqu'ils n'auront pas convenablement subjectivé la forme entreprise, lorsqu'ils seront plus ou moins marginalisés, plus ou moins pauvres, plus ou moins fous, n'auront clairement à s'en prendre qu'à eux-mêmes lorsque, dans le cadre légal défini par les jolies équations de Becker qui intègrent les différentes variables économiquement pertinentes du marché de la criminalité et en fixent l'état d'équilibre à la marge, ils viendront inéluctablement mettre leurs pieds dans ces zones de l'espace des possibles qui conduisent directement à la case prison sans passer par la banque.

Ce n'est là bien sûr qu'une hypothèse, de surcroît bien trop abstraite ¬ disons : programmatique.

Notes

[1] Foucault utilise cette expression dans Le Pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France (1973-1974), Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Études », 2003, p. 86 : « [...] la fonction-Psy, c'est-à-dire la fonction psychiatrique, psychopathologique, psychosociologique, psychocriminologique, psychanalytique, etc. »

[2] On se reportera notamment à M. Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France (1974-1975), Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Études », 1999, ainsi qu'à la conférence « L'évolution de la notion d'individu dangereux dans la psychiatrie du 19e siècle », in M. Foucault, Dits et Écrits III, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1994, p. 443 et suiv.

[3] M. Foucault, Les Anormaux, op. cit., p. 14.

[4] Ibid.

[5] Ibid., p. 16.

[6] Ibid., p. 23.

[7] Rafaele Garofalo, La Criminologie, Paris, Felix Alcan, 1888, p. IX.

[8] Charles Ferré, Dégénérescence et criminalité, Paris, Alcan, 1888, p. 102.

[9] M. Foucault, Il faut défendre la société. Cours au Collège de France (1976), Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Études », 1997, p. 216.

[10] M. Foucault, Sécurité, territoire et population. Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Études », 2004, cours du 18 janvier 1978, p. 49.

[11] Sur ce point, voir Michel Senellart, « La critique de la raison gouvernementale », in Guillaume Le Blanc et Jean Terrel (dir.), Foucault au Collège de France : un itinéraire, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2003, p. 131-149.

[12] M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Études », 2004, p. 33.

[13] Ibid.

[14] Ibid., p. 120.

[15] Erhard deviendra ministre de l'Économie sous Adenauer en 1951. Beaucoup l'ont considéré comme le père du Wirtschaftswunder allemand.

[16] M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 84.

[17] Ibid., p. 120. R. Burling, « Théories de la maximisation et anthropologie économique », in Maurice Godelier (dir.), Un domaine contesté : l'anthropologie économique, Paris, Mouton, 1974, p. 120.

[18] Ibid., p. 155.

[19] Concernant le rôle des « Chicago boys » (groupe d'une centaine d'étudiants chiliens en économie formés entre 1957 et 1970 à l'Université de Chicago dans le cadre du Chili Project) dans les éblouissantes réussites économiques de Pinochet, on consultera très utilement Yves Delazay et Bryant G. Garth, La mondialisation des guerres de palais. La restructuration du pouvoir d'État en Amérique latine, entre notables du droit et « Chicago boys », Paris, Seuil, coll. « Liber », 2002, notamment p. 131-160.

[20] Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 229.

[21] Ibid., p. 236.

[22] Ibid., p. 232.

[23] Foucault se réfère principalement à Gary Becker, The Economic Approach to Human Behaviour, Chicago/Londres, The University of Chicago Press, 1976, et plus spécifiquement au chapitre « Crime and Punishment : An Economic Approach », p. 39-89.

[24] Sur cette question, on se reportera utilement aux analyses que livre Anne Golse, à propos du cas spécifique des politiques de santé publique, dans son article « De la médecine de la maladie à la médecine de la santé », in Philippe Artières et Emmanuel Da Silva (dir.), Michel Foucault et la médecine, Paris, Éditions Kimé, 2001. Et éventuellement à nos propres développements dans S. Legrand, Les normes chez Foucault, Paris, PUF, coll. « Pratiques théoriques », 2007, p. 298 et suiv.

Résumé

L’extension sociale du marché dans le néolibéralisme
Cet article se propose de reprendre les analyses consacrées par Foucault à l’extension sociale du modèle théorique du marché concurrentiel libre en les rattachant à l’évolution de la catégorie (juridique, morale, psychologique) de responsabilité, et ce autour de deux types de processus : les transformations du concept de responsabilité pénale depuis le début du 19e siècle, notamment sous l’influence de l’expertise psychiatrique ; la responsabilisation infinie des sujets vis-à-vis d’eux-mêmes qu’induisent les dispositifs de gouvernementalité néolibéraux. L’auteur croit pouvoir dégager de cette analyse un chiasme structurant, situé au coeur des régimes normatifs propres aux politiques de la criminalité contemporaines.

Stéphane Legrand « L'extension sociale du marché dans le néolibéralisme », Raisons politiques 4/2007 (n° 28), p. 33-47.

www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2007-4-page-33.htm