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Origine : Stéphane Legrand « Le marxisme oublié
de Foucault », Actuel Marx 2/2004 (n° 36), p. 27-43.
www.cairn.info/revue-actuel-marx-2004-2-page-27.htm
L’idéologisation tendancielle des concepts foucaldiens,
opérée par certains de ses anciens collaborateurs
passés dans l’avant-garde du patronat, mais aussi par
beaucoup de ceux qui s’efforcent de lui rester fidèles,
parfois trop fidèles, constitue un problème auquel
toute étude sérieuse de Michel Foucault doit aujourd’hui
s’affronter, nous dirions même : dont elle doit nécessairement
partir.
Les notions inventées ou réélaborées
par Foucault, conçues pour servir d’instruments à
une analyse critique des formations sociales et des rapports de
pouvoir qui les traversent, fonctionnent en effet de plus en plus
comme des « mots d’ordre », les marqueurs discursifs
de l’appartenance à un certain groupe virtuel, qu’on
pourrait surnommer « le club des amis de la subjectivation
». Ceux qui « n’aiment pas » la discipline
continuent d’entrer dans de longues et éprouvantes
luttes de papier contre ceux qui « aiment bien » la
discipline, lesquels d’ailleurs n’existent plus (ou
si peu) depuis un certain temps, dans le but de démontrer
à quel point il est nécessaire de résister
aux « normes disciplinaires », et aux assujettissements
intolérables de la « société de surveillance
», éventuellement par le moyen de courageuses «
subjectivations libres » ou d’une audacieuse «
esthétique de l’existence », en fait tristement
semblables aux morales douteuses des gestionnaires en ressources
humaines et au fade nomadisme des managers libéraux.
Il convient alors de rappeler que les concepts de discipline, de
surveillance ou de panoptisme sont (ou devraient toujours être)
axiologiquement neutres : la discipline ou l’autosurveillance
ne sont pas mauvaises en et pour elles-mêmes, non plus que
la subjectivation ou les pratiques de soi ne sont nécessairement
positives et désaliénantes. Ces concepts sont descriptifs,
et les réalités qu’ils désignent ne sont
critiquables que du point de vue de résistances ou de luttes
politiquement définies. La micropolitique est pareille à
la microéconomie : à trop vouloir établir son
autonomie théorique par rapport aux enjeux macropolitiques,
on se condamne à ne produire que des modèles abstraits,
eux-mêmes voués à engendrer de mauvais problèmes
(tels que : comment ne pas être disciplinés ? comment
échapper à la surveillance panoptique ? comment résister
à l’assujettissement aux normes ?).
Notre thèse est qu’une telle idéologisation
du discours foucaldien n’est pas, ou pas seulement, le résultat
inévitable de la capacité particulière du capitalisme
à intégrer et assimiler la critique [1]
, mais en l’occurrence, au moins autant, d’une
tendance déjà à l’œuvre dans Surveiller
et punir, consistant à occulter le référentiel
marxiste sur la base duquel les principaux éléments
de l’analyse politique foucaldienne ont été
élaborés. Plus précisément, nous nous
efforcerons de montrer que les concepts fondamentaux de la théorie
foucaldienne des relations de pouvoir dans la « société
disciplinaire » restent irrémédiablement aveugles
si on ne les articule pas à une théorie de l’exploitation
et à une théorie du mode de production capitaliste.
Notre démarche ne consistera donc pas à confronter
la « philosophie de Foucault » à la « philosophie
de Marx », pour en dégager des aspects communs ou des
divergences éclairantes, mais plutôt à explorer
une lacune du texte foucaldien, pour y faire apparaître le
point où ses concepts menacent de devenir idéologiques
si l’on occulte le référentiel marxiste à
partir duquel ils ont été construits. Nous procéderons,
pour ce faire, en trois temps : en premier lieu, nous dégagerons,
assez schématiquement, le problème méthodologique
crucial que nous paraissent poser les thèses de Surveiller
et punir ; nous montrerons ensuite que ce problème trouve
pour partie son origine dans l’occultation à laquelle
procède ce livre des concepts de Marx qui (le Cours au Collège
de France de l’année 1973 intitulé « La
société punitive » permet de l’établir)
furent des conditions nécessaires de la formulation de ses
thèses ; enfin, et sur ces bases, nous tenterons de dégager
ce que les travaux de Foucault apportent positivement à une
théorie politique acceptant de considérer que la rupture
avec Marx n’est ni définitivement consommée,
ni forcément nécessaire.
I
Il n’est pas inutile de se pencher sur le procès d’exposition
adopté par Surveiller et punir. Foucault entreprend d’y
montrer que la naissance de la prison, comme forme pénale
généralisée accompagnée d’un ensemble
de pratiques de pouvoir rationalisées, ne saurait s’expliquer,
ni par l’histoire autonome des pratiques judiciaires, ni comme
une conséquence naturelle de l’évolution des
théories pénales [2]. Il faut donc, pour établir sa généalogie,
prendre en compte le développement simultané dans
différentes institutions hétérogènes,
aux XVIIe et XVIIIe siècles, de pratiques et de techniques
spécifiques, nommées par Foucault « disciplinaires
». L’analyse minutieuse de leurs traits caractéristiques
(aux chapitres 1 et 2 de la troisième partie) permet à
Foucault de dégager un modèle commun, qui fait apparaître
l’isomorphie de ces diverses institutions tout en définissant
une forme générale susceptible de définir un
type historiquement déterminé de formation sociale
: la « société panoptique » (chapitre
3 de la troisième partie). Cette technologie de pouvoir originale
trouve son incarnation achevée dans l’institution prison
(partie IV, chapitre 1), laquelle, en raison de la fonction qu’elle
s’avère (à l’usage) remplir dans les luttes
politiques (partie IV, chapitre 2), en vient à essaimer pour
engendrer un véritable « archipel carcéral »
(partie IV, chapitre 3).
Or, la troisième partie de Surveiller et punir nous paraît
poser un certain nombre de problèmes. Jusqu’à
quel point est-il légitime, en effet, de ramener à
un concept commun une multiplicité de pratiques inscrites
dans des institutions hétérogènes dont le regroupement
et l’uni- fication théorique ne sont rendus possibles
que sur la base de ce concept commun ? Pour pouvoir mettre sur le
même plan les techniques de gestion des individus utilisées
dans les collèges, les casernes, les manufactures, etc.,
il faut d’abord que, au moins par un certain aspect ou une
certaine fonction sociale, ces institutions aient un caractère
commun ; mais ce caractère commun n’est dégagé
par Foucault (affirmant que « la prison ressemble aux usines,
aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent
aux prisons » [3]) que d’après leur commune appartenance
au schéma « panoptique » qu’il a tiré
de leur comparaison. Cet argument, ainsi formulé abstraitement,
peut paraître aussi circulaire que l’analyse qu’il
critique. Mais considérons les problèmes spécifiques
que pose à la plume de Foucault la commensurabilité
présupposée par lui des pratiques disciplinaires.
A propos de l’une des déterminations de la technologie
disciplinaire, l’articulation du corps et de l’objet
(pp. 179-180), Foucault affirme que la discipline s’efforce
de faire que le corps se modèle en manipulant l’instrument
de son travail, qu’il se modifie dans ses dispositions de
manière à s’accorder avec lui, que les articulations
du corps viennent en quelque sorte redoubler au plus près
les articulations de l’objet, pour que se constitue un «
complexe corps-arme, corps-instrument, corps-machine » (p.
180). Ce dont le résultat n’est pas seulement une production
déterminée, mais un « lien coercitif »
du corps avec « l’appareil de production » (idem)
de sorte que le corps en vienne à subordonner sa propre force
utile à l’ustensile qu’il utilise. Ce terme d’«
appareil de production » ne poserait aucun problème
particulier si Foucault parlait simplement du procès de travail
dans un atelier ou une manufacture. On se contenterait de constater
avec amusement qu’il a redécouvert le concept de subsomption
réelle. Mais s’il veut l’utiliser lato sensu
pour désigner les différents procès à
l’œuvre dans les différentes institutions disciplinaires,
il n’est pas évident que l’analyse soit tenable.
Peut-on parler d’un complexe corps-pupitre qui assurerait
le lien coercitif du corps du collégien avec l’appareil
de production du savoir ? D’un complexe corps-lit qui effectuerait
le lien coercitif du corps du malade avec l’appareil de production
de la guérison ? Il est clair que cette analyse, censée
valoir pour la forme générale du disciplinaire, n’a
de signification possible que relativement à la fonction
sociale remplie par l’une de ces institutions : l’appareil
de production. Cet exemple, choisi entre cent autres, tend à
indiquer que la méthode d’abstraction employée
par Foucault lui permet d’accorder une valeur générale
à (et d’intégrer à la détermination
du concept global) des éléments qui ne prennent sens
qu’au sein des contextes particuliers.
Notre embarras se trouve d’ailleurs redoublé par la
difficulté suivante. La liste complète des caractères
de la discipline comme technique spatiale, comme dressage, comme
tribunal et comme examen, aboutit à une synthèse très
hétéroclite, dont on se demande si elle peut encore
désigner une technique clairement définie. La «
méthode générale » que prétend
décrire Foucault nous apparaît surdéterminée
de la manière la plus problématique. Qui nous garantit
par exemple que les contraintes technico-économiques de la
répartition fonctionnelle des corps en vue de la maximisation
de l’utilité produite (dont parle par exemple le chapitre
sur « Les corps utiles ») pourront être adéquates
aux exigences technico-disciplinaires de la répartition des
regards suivant le principe de la surveillance hiérarchisée
(Surveiller et punir, pp. 201-209) ? Selon quelles normes s’effectuent
la synthèse et l’harmonisation de ces deux fonctions
si évidemment distinctes quant à leurs rationalités
propres ? Foucault s’en tire par un tour de passe-passe lorsqu’il
répond que : « la surveillance devient un opérateur
économique décisif, dans la mesure où elle
est à la fois une pièce interne dans l’appareil
de production, et un rouage spécifié dans le pouvoir
disciplinaire » (idem, p. 206). Oui, mais qu’est-ce
qui entraîne la machine, la pièce interne ou le rouage
spécifié ? Sans déterminisme en dernière
instance dans un processus surdéterminé, il n’y
a plus du tout de déterminisme, c’est-à-dire
plus d’explication. On peut poser le même problème
à un autre propos. La discipline est, entre autres choses,
un art de la répartition des individus dans l’espace.
Soit un individu x rejoignant un groupe disciplinaire quelconque.
La technologie décomposée par Foucault veut qu’il
vienne occuper : la place qui l’isolera le mieux possible
des autres membres du groupe (principe du quadrillage cellulaire,
Surveiller et punir, pp. 167-168) ; la place qui lui accordera la
plus grande utilité par rapport à la fonction que
doit remplir le groupe (principe des emplacements fonctionnels,
pp. 168-171) ; la place qui lui assignera le rang correspondant
à son mérite (principe de la mise en série,
pp. 171-175) ; la place qui l’assujettira le mieux aux contraintes
matérielles définies par son rapport aux objets et
instruments de son activité (articulation corps-outil, pp.
179-180) ; la place qui l’intégrera au mieux dans l’ensemble
de manière à ce que le groupe continue de former une
machinerie la mieux huilée possible (principe de la composition
des forces, pp. 190-192) ; une place telle que dans cette machinerie
informations et ordres circulent avec le plus de transparence et
pourrait-on dire le moins de « bruit » (pp. 194-195)
; mais aussi une place telle qu’il puisse au mieux surveiller
et être surveillé (principe de la surveillance hiérarchique,
pp. 201-208) ; mais encore une place telle que les déplacements
qu’on pourrait lui imposer puissent avoir valeur de sanction,
et telle que sa position par rapport aux autres places reflète
un classement des différences de valeur entre les individus
(pp. 209-216) ; et enfin une place telle qu’il soit en position
d’être constamment examiné par ceux qui peuvent
former un savoir sur lui (pp. 217 sq). Mais qui ne verrait que ces
différentes exigences obéissent à des logiques
et des procédures distinctes dont on se demande bien comment
elles sont conciliables, et quel démiurge leibnizien fera
s’harmoniser ces séries ? La véritable question
est : comment, selon quelle logique, au moyen de quels critères
s’effectuent les transactions nécessaires, les inévitables
compositions entre les rationalités on ne peut plus évidemment
distinctes de ces opérations ? Mais il n’est pas certain
que Foucault y réponde d’une manière entièrement
satisfaisante.
Peut-on alors résoudre cette difficulté en assignant
à la discipline au moins une fonction univoque qu’elle
remplirait à un titre égal dans les différentes
institutions où elle opère ? Cette fonction, Foucault
la mentionne dès le début : « la discipline
majore les forces du corps (en termes économiques d’utilité)
et diminue ces mêmes forces (en termes politiques d’obéissance)
» (p. 162). Obéissants, pourquoi pas. Mais utiles ?
Utiles à qui, et à quoi ? S’il s’agit
d’utilité relativement aux fonctions spécifiques
que s’assignent les diverses institutions, on se demande comment
le même schéma de pouvoir peut servir à produire
de l’apprentissage, de la valeur militaire, de la productivité
au travail, de la guérison à l’hôpital.
S’il s’agit d’utilité au sens économique
du terme, comme semble l’indiquer la première parenthèse,
il faut bien alors accorder, relativement au pouvoir disciplinaire,
une signification prévalente à la production de richesses
en vue du profit et admettre que c’est du point de vue de
cet objectif que s’expliquent l’articulation et la composition
des institutions disciplinaires dans une formation sociale –
ce que ne semblent vouloir ni Foucault, ni ses commentateurs.
Dans les cas particuliers, Foucault escamote le problème
que nous soulevons par une métonymie : il utilise un concept
qui n’a de valeur descriptive qu’à propos de
l’une des fonctions institutionnelles, la production en vue
du profit, pour qualifier toutes les institutions, et parle d’«
appareil de production » ou d’« utilité
», comme si ces notions pouvaient avoir, dans des contextes
aussi différents que le collège, la caserne ou l’hôpital,
une signification univoque. Cette opération a un nom : il
s’agit d’une amphibologie. Et si le texte de Foucault
ne succombe pas à cette lacune, c’est (outre son extraordinaire
qualité philosophique) qu’il a adopté un mode
d’exposition lui permettant de présenter le recensement
des pratiques disciplinaires sur un mode analytique, désignant
tour à tour les différentes opérations qu’il
mentionne en les illustrant de situations isolées qui concrétisent
exemplairement chacune d’elles dans telle ou telle institution.
Mais il fait comme si ce recensement et ce prélèvement
étaient la décomposition d’un « quelque
chose » qui existerait en et pour soi indépendamment
de l’analyse, quid qu’il baptise « technologie
disciplinaire ». Or, ce quid ne peut pas exister, être
une pratique ; il désigne plutôt le point aveugle de
l’analyse foucaldienne, il est le lieu hypothétique
où se négocie le différend entre les multiples
normes que liste Foucault. L’abstraction n’est pas seulement
la décomposition analytique à laquelle prétendent
se livrer les chapitres 1 et 2 de la troisième partie de
Surveiller et punir, mais surtout le concept de « discipline
», qui est l’intégrale fictive de ces différences
irréductibles. Ce pseudo-concept se trouve légitimé
dans sa pseudo-concrétude par le chapitre 3 (Le Panoptisme),
qui le découvre comme une forme générale de
la société. La discipline doit bien exister puisque
son unité abstraite se trouve effectuée dans la «
société disciplinaire ». L’impossible
unification synthétique des multiples opérations hétérogènes
caractérisant la discipline se trouverait empiriquement donnée
dans l’unité sociale constatable du « panoptisme
», qui fonde l’assignation en ressemblance des institutions
disciplinaires, et légitime a posteriori l’analyse
qui les a traitées comme homologues. L’homologie fictive
des différentes institutions disciplinaires (prisons qui
ressemblent aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux,
qui tous ressemblent aux prisons) est le supplément d’abstraction
appelé, dans l’économie interne du discours
de Foucault, par l’homologie fictive des différentes
procédures disciplinaires ; mais il ne fait que réitérer
les irréductibilités manifestées au premier
niveau, et multiplie le problème par lui-même au lieu
de le résoudre. Foucault peut alors écrire que «
nous ne sommes ni sur les gradins, ni sur la scène, mais
dans la machine panoptique » (Surveiller et punir, p. 253),
ou encore que « notre société n’est pas
celle du spectacle, mais de la surveillance » (idem, p. 252)
: l’abstraction fétichisée a pris figure réelle
et fait maintenant face à l’intellect qui l’a
produite comme si elle était une réalité étrangère
et menaçante. Les faux problèmes peuvent apparaître
: Pour ou contre la société disciplinaire ? Pour ou
contre la surveillance panoptique ? Pour ou contre l’assujettissement
? Les tigres de papiers rugissent dans leurs cages dorées,
et l’on s’offre le luxe de croire qu’en plus,
Marx est réfuté.
« Le schéma panoptique, sans s’effacer ni perdre
aucune de ses propriétés, est destiné à
se diffuser dans le corps social ; il a pour vocation d’y
devenir une fonction généralisée » [4].
« Dans ce monde-là, les produits du cerveau humain
semblent être des figures autonomes, douées d’une
vie propre, entretenant des rapports les unes avec les autres et
avec les humains. […] J’appelle cela le fétichisme
» [5].
II
Nous soutenons, en conséquence, la thèse selon laquelle
les analyses menées par Foucault à propos des rapports
de pouvoir disciplinaires n’ont de pertinence qu’à
la condition de montrer comment et pourquoi les institutions hétérogènes
où ils sont réputés jouer et les normes distinctes
qui s’ordonnent dans chacune de ces institutions à
la réalisation de fonctions sociales apparemment distinctes,
peuvent être amenées à former un système
où elles interagissent de manière cohérente.
Etant entendu que cette systématicité ne peut être
définie en référence à une forme générale
et abstraite, mais doit l’être relativement à
des fonctions sociales précises et assignables. Or, il est
particulièrement significatif que, dans le cours au Collège
de France de l’année 1973 (intitulé «
La société punitive » [6]), cours qui précède
Surveiller et punir et en constitue en quelque manière le
chantier préparatoire, Foucault ait défini ces fonctions
: la reproduction des rapports de production caractéristiques
du mode de production capitaliste et la constitution de sujets propres
à y figurer à leur place (c’est-à-dire,
nous reviendrons à la fin sur ce point, dotés des
dispositions à produire qu’il requiert).
« La société punitive » aborde le même
problème que Surveiller et punir : expliquer l’apparition
et la généralisation de la prison comme forme punitive
au XIXe siècle, et part du même constat : on ne saurait
l’expliquer par l’évolution idéologique
des théories pénales, non plus que par l’histoire
autonome des pratiques judiciaires. Mais il l’appréhende
[7] d’une toute autre manière : la forme-prison se
rattacherait au développement tendanciel (qui lui est contemporain)
de la forme-salaire, qui en est historiquement jumelle. C’est
parce que la gestion politique du temps et du rythme de vie des
individus devient un enjeu majeur pour le pouvoir, que la forme
du temps abstrait s’impose en même temps comme principe
de mesure à l’appareil pénal et à l’appareil
de production. On assiste alors à « l’introduction
du temps dans le système du pouvoir capitaliste et dans le
système de la pénalité » [8]. Ce qui
permet au premier chef de penser l’homologie possible de deux
institutions disciplinaires spécifiques, c’est alors
un enjeu politique et économique : le contrôle du temps
de la vie :
« Ainsi ce qui nous permet d’analyser d’un seul
tenant le régime punitif des délits et le régime
disciplinaire du travail, c’est le rapport du temps de la
vie au pouvoir politique : cette répression du temps et par
le temps, c’est cette espèce de continuité entre
l’horloge de l’atelier, le chronomètre de la
chaîne et le calendrier de la prison » (C73, p. 67).
Mais il faut encore comprendre historiquement, généalogiquement,
comment, selon Foucault, le temps de la vie apparaît alors
comme un problème politique majeur. Cette apparition est
explicable si l’on prend en compte le fait que (dans «
La société punitive » comme dans Surveiller
et punir) l’institution prison n’est qu’un élément
local dans un système de contrainte beaucoup plus large,
que Foucault nomme à cette époque le coercitif, défini
comme « dimension générale de tous les contrôles
sociaux qui caractérisent des sociétés comme
les nôtres » (C73, p. 82).
Foucault aborde le coercitif à partir de l’histoire
anglaise, où il est possible de repérer l’évolution
d’un certain nombre de groupes sociaux ayant pour objectif
la surveillance morale, le contrôle et la punition des populations
[9]. Ce qui caractérise ces instances, c’est, en usant
d’un terme qu’affectionnait Foucault, qu’elles
apparaissent à un niveau « capillaire » : dispersées
et non centralisées elles correspondent plutôt à
une forme d’autocontrôle des groupes sociaux. D’autre
part, elles se donnent moins pour but de détecter et de sanctionner
les crimes définis comme tels aux termes d’un code
juridique, que d’intervenir sur les irrégularités
de comportement, les fautes morales, les propensions psychologiques
douteuses, ce que Foucault nomme, dans un vocabulaire criminologique
moderne, « les conditions de facilitation de la faute »
[10], dans le but de produire chez les sujets la formation d’habitudes
valorisées. Or, Foucault remarque que ces groupements, nés
pour réagir à l’incurie du pouvoir central,
et souvent pour des motifs extrapolitiques (notamment religieux
et économiques), se trouvent tendanciellement repris par
l’appareil d’Etat, au cours du XVIIIe siècle
[11]. Cette étatisation tendancielle du coercitif répond
à une exigence de prise en charge par l’appareil judiciaire
des impératifs de moralisation nés en dehors de l’appareil
d’Etat, ou encore comme le formule Foucault vise à
« mettre en continuité le contrôle et la répression
moraux d’une part, et la sanction pénale de l’autre.
On assiste à une moralisation du système judiciaire
» [12].
Cette synthèse moralité-pénalité opérée
par l’intégration à l’appareil d’Etat
des dispositifs coercitifs, s’explique selon Foucault, assez
classiquement, par le développement croissant de l’accumulation
capitaliste. A mesure que la richesse s’incarne dans des stocks
de plus en plus vastes, dans des moyens de production toujours plus
regroupés, c’est en même temps une richesse disponible,
facile à dérober ou du moins à détruire,
qu’on met sous les mains de groupes de plus en plus nombreux
d’ouvriers. Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle,
le système judiciaire se caractérisait selon Foucault
par une forte tolérance aux illégalismes, y compris
populaires, dans la mesure où ces derniers étaient
pour partie des vecteurs de l’implantation des rapports de
production spécifiquement capitalistes [13]. Mais cette tolérance
devient beaucoup moins acceptable lorsque, les conditions sociales
et économiques du travail ayant changé, c’est
la nature et la signification de l’illégalisme populaire
qui changent avec elles : il consiste de moins en moins à
se soustraire à des droits, des corvées ou des prélèvements,
et tend de plus en plus à se rabattre sur le vol ou la déprédation.
L’étatisation du coercitif répondrait alors,
selon Foucault, à la nécessité d’introduire
entre l’ouvrier et cette richesse qu’on doit lui mettre
dans les mains pour lui arracher le profit, quelque chose de plus
que le simple interdit légal, quelque chose qui donne effectivité
à l’interdit légal : « Il faut un supplément
de code qui vienne compléter et faire fonctionner cette loi
: il faut que l’ouvrier lui-même soit moralisé
» [14].
La disciplinarisation se présente alors, selon un ordre
d’exposition dont on constate qu’il diffère en
profondeur de celui qu’adoptera Surveiller et punir, comme
la condition d’effectivité des rapports juridiques
formels qui régissent la relation de travail, ou comme le
dit Foucault : « Le contrat salarial doit s’accompagner
d’une coercition qui est sa clause de validité »
(idem, p. 127). En d’autres termes, c’est du point de
vue des luttes de classe et de la construction sociale des rapports
de production capitalistes, et donc des sujets disposés subjectivement
à y figurer, que l’émergence historique de la
disciplinarisation est ici pensée. Foucault, d’ailleurs,
le dit dans des termes qui ne pourraient pas être plus clairs
: le système coercitif est « l’instrument politique
du contrôle et du maintien des rapports de production »
[15].
Mais elle remplit un second rôle vis-à-vis des rapports
de production, qui n’est pas seulement leur reproduction par
le contrôle des résistances et des illégalismes
populaires, mais aussi l’implantation, chez les producteurs
immédiats, des dispositions subjectives requises par la production
en vue du profit. Le corps de l’ouvrier, en effet, n’inquiète
pas seulement en tant qu’il est, par ses besoins, la source
de l’illégalisme de prédation et de déprédation
: l’ouvrier qui paresse, qui s’enivre, qui brûle
son énergie en faisant la fête, ou encore qui vit à
son rythme propre, n’opère pas moins une soustraction
à la richesse produite qu’il ne le ferait en pillant
ou saccageant les docks ; il pratique alors ce que Foucault nomme
un « illégalisme de dissipation », c’est-à-dire
qu’il pratique « l’illégalisme cette fois
sur son propre corps, sur sa force de travail » (C73,7 mars,
p. 148). Il pille le capital à même sa propre vie qu’il
épuise, dérobant par là, non pas la richesse
créée mais la condition même du profit. Il faut
protéger le capital et les moyens de travail du travailleur,
mais il faut aussi protéger la force de travail de son propre
porteur, protéger du producteur immédiat la condition
de la reproduction élargie.
La « société punitive », coercitive et
disciplinaire, est celle qui cherche à atteindre la conduite
et le corps en tant que supports de la force de travail, sous prétexte
de les viser comme source première des illégalités
punissables par la loi. Les mêmes tendances doivent être
inhibées, qui conduisent à l’échafaud
en passant par la paresse ou l’errance [16]. Les principales
procédures disciplinaires, à l’échelle
sociale ou institutionnelle, s’ordonnent en effet à
cet objectif. Qu’il s’agisse des livrets ouvriers, qui
permettent à la fois d’inhiber la mobilité des
travailleurs dépendants, d’en effectuer une surveillance
constante [17], et d’en opérer un « fichage »
par le jeu des appréciations positives ou négatives
; des mesures contre l’ivresse [18] ; du contrôle des
finances ouvrières par l’épargne ; des visites
domiciliaires effectuées à la demande des conseils
de Prud’hommes – tout un système se met en place
qui cherche à organiser la surveillance la plus complète
possible, une notation permanente et cumulative des irrégularités
de conduite, un contrôle souple [19], un jeu de sanctions
et de récompenses, une pression permanente faite de promesses
et de menaces, c’est-à-dire un éventail large
de protocoles disciplinaires ordonnés de manière prévalente
au maintien et à la constitution des rapports de production
capitalistes. A cette époque, Foucault le voyait encore clairement
:
« Le couple surveiller-punir s’instaure comme rapport
de pouvoir indispensable à la fixation des individus sur
l’appareil de production, à la constitution des forces
productives, et caractérise la société qu’on
peut appeler disciplinaire » [20].
A cette époque de l’élaboration de la problématique
foucaldienne, surveiller et punir ne constituent pas une forme abstraite,
un « diagramme de pouvoir » ou une « méthode
générale » : ils tirent leur sens de leur articulation
aux conditions d’existence et de fonctionnement du mode de
production capitaliste. On dira plus précisément que
les procédures disciplinaires interviennent à deux
niveaux : en aval des rapports de production, ils contribuent à
leur reproduction et à leur maintien ; en amont de ces rapports,
ils contribuent à leur « création continuée
» en produisant les forces productives, c’est-à-dire
des dispositions subjectives à produire accordées
aux besoins du capitalisme en termes d’exploitation en vue
du profit. Ce dernier point nous paraît extrêmement
important. Les multiples institutions et instances qui mettent en
œuvre des procédures disciplinaires ont toujours la
double fonction de protéger le capital de possibles illégalismes
ouvriers et de produire chez les travailleurs les dispositions à
produire qui font d’eux de la force de travail. Foucault y
insiste dans le cours du 28 mars : la discipline ne sert pas seulement
à la reproduction des rapports de production, elle est en
fait « un élément constituant du mode de production
» [21]. Elle permet de faire que la vie des individus, et
principalement le temps et le rythme de leur vie, ne soient pas
seulement une force aveugle susceptible de se dépenser selon
les aléas d’un temps chaotique du désir et de
la perte, selon un rythme imprévisible et des circuits autonomes,
mais de la force de travail exploitable. La force de travail n’est
pas une réalité sui generis que l’appareil de
production viendrait prendre où elle se trouve (parce qu’elle
n’a d’autre solution que de se louer) : elle est le
résultat d’une production antérieure à
la production, d’une production de la disposition à
produire comme telle par les instances de moralisation étatisées,
par les mécanismes policiers du coercitif, par le contrôle
patronal du logement, de l’emploi, de la mobilité et
de l’épargne, par les institutions de séquestration
qui constituent l’archipel carcéral :
« S’il est vrai que la structure économique
qui est caractérisée par l’accumulation du capital
a pour propriété de transformer la force de travail
des individus en force productive, la structure de pouvoir qui prend
la forme de la séquestration a pour but de transformer, avant
ce stade, le temps de la vie en force de travail » [22].
Toutes les institutions, notamment, qui « séquestrent
» les individus (selon l’expression de Foucault) ont
pour fonction principale de former des individus susceptibles de
vivre dans un temps entièrement utile à la production
capitaliste, ce temps qui exige le contrôle du rythme de la
vie, du rythme de travail, des congés, qui requiert la chasse
à l’absentéisme et à la fête dispendieuse,
la lutte contre le jeu et la loterie où l’ouvrier dilapide
des économies qui lui seraient utiles pour traverser un chômage
conjoncturel, un temps du calcul, de la prévision, de la
responsabilisation de la classe ouvrière par rapport à
elle-même (grâce à l’épargne et
aux caisses de prévoyance). La discipline aurait alors pour
fonction de produire un temps subjectif intégrable sans reste
à ce temps objectif qui n’est plus celui de l’existence
individuelle comme réserve de possibilités librement
accessibles (un temps « de leur plaisir, de leurs désirs,
de leur corps » dit Foucault non sans lyrisme), mais celui
de la continuité du procès de travail et des cycles
de production : le temps de la machine et de la chaîne mais
aussi celui des cycles longs de la production et de ses conjonctures
[23]. En somme :
« Assujettir le temps de l’existence des hommes à
ce système temporel du cycle de la production » [24].
III
L’« archipel carcéral » [25] remplit alors
dans un tel système une double fonction. D’une part,
ses institutions constituent un laboratoire disciplinaire où
s’inventent les procédures utilisables dans les autres
institutions, et de ce point de vue on peut dire avec Foucault qu’elles
ont « pour fonction de fabriquer du social […] de constituer
une image de la société, une norme sociale »
[26]. D’autre part, elles produisent et exhibent une population
qui incarne immédiatement ce vers quoi l’on tend inéluctablement
lorsqu’on commence, si peu que ce soit, à verser dans
l’irrégularité, à se soustraire aux contraintes
coercitives véhiculées par les disciplines. La prison,
dans l’analyse de Foucault, illustre exemplairement cette
fonction : peine prévue aux termes du code pour ceux qui
ont enfreint les lois, elle ne fait que rejouer avec une intensité
supérieure les contraintes et la coercition sociale à
destination de ceux que cette dernière n’a pas détournés
du crime (ou y a conduits), et elle renforce ainsi le pouvoir de
contrainte du coercitif en se présentant comme la sanction
inévitable à terme des tendances comportementales
que ce dernier réprime. Plus précisément, d’une
part la continuité carcérale (de la plus haute à
la plus basse de ses intensités) donne une « sorte
de caution légale aux mécanismes disciplinaires »
[27] : la prison, forme la plus pure de la violence disciplinaire
donne en tant qu’institution étatique et sanction légale
sa caution à la diffusion sociale des procédures disciplinaires.
D’autre part et symétriquement, le caractère
continu de la gradation intensive entre les institutions fait apparaître
le pouvoir légal de punir comme n’étant qu’un
degré supérieur à l’intérieur
d’un continuum général : « l’instance
qui condamne se glisse parmi toutes celles qui contrôlent,
transforment, corrigent, améliorent » [28] . Les institutions punitives étatiques et la disciplinarisation
sociale se fondent réciproquement, par cette zone de pliage
qu’est l’archipel carcéral, qui « naturalise
le pouvoir légal de punir, comme il légalise le pouvoir
technique de discipliner » [29].
Mais cela a une implication importante sur laquelle nous voudrions
conclure. Si les techniques disciplinaires n’ont de sens que
rapportées aux conditions sociales de l’exploitation
dans la situation historique précise qui est celle de l’emballement
du mode de production capitaliste au XIXe siècle, elles n’appartiennent
pas simplement (dans la construction de Foucault) à la superstructure.
Il faudrait même dire qu’elles jouent en deçà
de l’infrastructure elle-même, pour autant qu’elles
produisent la force de travail comme telle, c’est-à-dire
la condition infraéconomique du système de l’exploitation.
Mais l’analyse de Foucault nous permet d’apercevoir
qu’elles ne le peuvent qu’à travers des procédures
improductives (en termes économiques), voire contreproductives.
Le contrôle coercitif de la mobilité du travailleur
et la limitation de sa liberté de rompre le contrat de travail
contrarient la tendance au devenirmarchandise du travailleur sur
un marché du travail entièrement libéré
et simplement soumis aux fluctuations de l’offre et de la
demande [30]...
suite ; le pullulement des institutions de séquestration
sépare inutilement du marché du travail d’innombrables
bras utiles. La « société disciplinaire »
a fait fonctionner une coercition protéiforme, qui ne renvoyait
pas à des résidus provisoires des modes de production
antérieurs, ou à un simple rôle d’accélération
de la pénétration du marché et de la prolétarisation
(impulsée par l’Etat mais devant in fine céder
la place à la « violence sourde et invisible »
du rapport économique strict), mais à une condition
d’existence irréductible du capitalisme. Tout se passerait
alors comme si ce mode de production ne pouvait exister qu’en
se livrant simultanément à deux tendances virtuellement
contradictoires : la libération tendancielle du travail et
la prolétarisation croissante accompagnée de la dissolution
des relations sociales et autoritaires précapitalistes ;
et une contre-tendance qui l’oblige à inhiber en permanence
cette libération-prolétarisation par des formes multiples
de coercition, de fixation de la main d’œuvre, de limitation
des possibilités de rupture du contrat, de séquestration,
et d’anti-production – parce que cette contre-tendance
travaille, « par en-dessous », à produire la
force de travail elle-même (comme ensemble de dispositions
subjectives, d’habitus déterminés) sans quoi
la prolétarisation et l’exploitation n’ont plus
de sens [31].
Concluons. Il est certes toujours inconfortable de s’efforcer
de résoudre les problèmes théoriques que nous
pose un auteur en revenant à un état antérieur,
et en l’espèce passablement informel, de son travail.
Il est de surcroît évident qu’une présentation
aussi rapide et schématique du cours de 1973 ne saurait avoir
que le statut d’une esquisse, au mieux d’un programme.
Nous espérons que notre démarche n’est pas celle
d’un réactionnaire crispé sur le passé,
incapable de concevoir les percées révolutionnaires
opérées par la pensée foucaldienne. Nous nous
proposions, avant tout, deux objectifs, modestes : signaler l’existence
de certains problèmes méthodologiques non triviaux
dans Surveiller et punir ; suggérer que l’analyse foucaldienne
gagnerait à être articulée à une théorie
de l’exploitation [32], qui permettrait d’ailleurs peut-être
de résoudre certains de ces problèmes [33]. A tout
le moins, le cours sur « La société punitive
» permet-il de montrer que les thèses les plus novatrices
de Surveiller et punir n’ont pu être conquises qu’à
l’aide d’instruments et de concepts clairement et distinctement
marxistes : mode de production, rapports de production, forces productives,
force de travail sont des notions qui interviennent constamment
dans ce cours, et qui sont, comme on l’a vu, systématiquement
présentes aux moments stratégiques. Si Foucault a
cru nécessaire par la suite de « retirer l’échelle
», et d’occulter pour l’essentiel les concepts
marxistes dont il s’était servi pour inventer ses propres
concepts, c’est indubitablement qu’il avait de bonnes
raisons de le faire. Reste à décider si ces raisons
semblent toujours aussi bonnes. La dépolitisation actuelle
du travail mené à partir de Foucault, ou à
propos de lui, nous incline pour notre part à penser que
non.
Notes
[1] Comme tendraient à le suggérer notamment les
travaux de Luc Boltanski et Eve Chiapello. Retour
[2] Surveiller et punir, Tel/Gallimard, p. 134 et p. 135. Retour
[3] Surveiller et punir, p. 264. Retour
[4] Surveiller et punir, p. 242. C’est nous qui soulignons.
Retour
[5] Karl Marx, Le Capital, PUF/Quadrige, p. 83. Retour
[6] Que nous avons pu consulter à la bibliothèque
du Collège de France, sous la forme d’un tapuscrit
de 213 pages établi par Jacques Lagrange. Nous y référerons
par l’abréviation C73, suivie de la date et du numéro
de la page dans le tapuscrit. Retour
[7] Dans le cours du 24 janvier 1973. Retour
[8] C73,24 janvier, p. 66. Retour
[9] Foucault mentionne à la fois les efforts entrepris par
les communautés religieuses dissidentes, notamment les quakers
et les méthodistes wesleyens, mais aussi des sociétés
de moralisation (souvent directement liées à ces groupes)
telle que la Société pour la réformation des
mœurs, qui passe en 1860 sous le contrôle de Wesley,
les groupements d’autodéfense à caractère
paramilitaire qui se forment dans les années 1770 en réaction
aux soulèvements populaires, les groupements à caractère
économique pour la surveillance des docks, des routes, des
magasins, des lieux de transit et de résidence du capital.
Retour
[10] Ce qui implique, entre autres choses, la lutte contre les
débits de boisson, les jeux, les loteries, les maisons de
prostitution, l’adultère, le vagabondage et l’errance,
etc. Retour
[11] Alors que leur recrutement était essentiellement petit-bourgeois,
ils sont repris par les détenteurs effectifs du pouvoir d’Etat
(grands notables, lords, représentants officiels de l’Eglise
anglicane) ; alors qu’ils visaient à opérer
un contrôle moral autonome, ils tendent de plus en plus à
militer pour que soient pris des lois et des décrets ; alors
qu’ils se donnaient pour objectif le contrôle des éléments
marginaux, mal intégrés, ils se définissent
de plus en plus comme un instrument d’action sur les classes
populaires comme telles. Retour
[12] C73,7 février, p. 92. Cette moralisation du système
judiciaire se trouve exemplairement théorisée par
Colqhoun, dont Foucault cite dans ce cours le Traité sur
la police de la métropole, paru en 1795 : « Quand on
a renoncé aux vertus particulières, on se laisse aisément
entraîner à violer la fidélité due au
souverain. Les lois actuelles sont armées contre les pouvoirs
de la rébellion, mais elles ne s’opposent pas au principe
de la rébellion » (C73,7 février, p. 94). Colqhoun,
ancien marchand de Glasgow qui s’est installé à
Londres où des sociétés de navigation lui demandèrent
en 1792 de résoudre le problème de la surveillance
des docks, est l’un des principaux théoriciens de la
police à la fin du XVIIIe. Retour
[13] A titre d’exemple, le contrôle législatif
de la production de toiles (avec notamment l’ordonnance royale
de 1748) définissait des critères de production et
de fabrication extrêmement stricts, ainsi que le prélèvement
de droits et taxes sous la surveillance des garde-jurés.
De là une collusion de plus en plus fréquente des
marchands et des tisserands pour éviter les règlements
par le biais de contrats passés par avance en dehors du marché
officiel, et impliquant des avances du marchand au tisserand pour
l’achat d’instruments nouveaux. Ici, dans le cadre du
putting-out system, le développement du rapport de production
capitaliste se fait bien à travers le contournement concerté
de la réglementation centrale. Retour
[14] C73,21 février, p. 127. Retour
[15] C73,21 février, p. 128. Retour
[16] On observe là la constitution d’un continuum
moral entre les irrégularités de comportements non
punissables mais nuisibles et la criminalité punie par la
loi, continuum que, tout au long du XIXe siècle, les discours
psychiatrique et criminologique contribueront à renforcer.
On en trouve encore la trace, à la fin du XIXe, dans cette
formule idéaltypique du psychiatre Charles Féré
: « L’oisiveté n’est pas plus légitime
que l’incendie ; ne rien faire ou brûler ou consommer
en superfluité amène nécessairement un retard
dans l’accumulation des choses utiles, et par suite dans l’adaptation
évolutive » (Charles Féré, Dégénérescence
et criminalité, Félix Alcan, Paris, 1888, p. 102).
Retour
[17] Les livrets furent rétablis par la loi du 12 avril
1803 : l’ouvrier était tenu de le remettre à
son employeur lors de l’embauche, et ce dernier y stipulait
les dates d’embauche et de départ, l’emploi occupé,
les avances faites sur salaires, etc. Regnault de Saint-Jean d’Angely,
rapporteur de cette loi, y voyait un moyen de « garantir les
ateliers de la désertion et les contrats de la violation
» (cité par Yann Moulier-Boutang, in De l’esclavage
au salariat. Economie historique du salariat bridé, PUF,
coll. « Actuel Marx Confrontation », Paris, 1998, p.
344, note 30). Jusqu’en 1832, la circulation de l’ouvrier
sans son livret de travail est assimilée au vagabondage et
punie comme telle, même si, par un accord de fait avec la
police de la capitale, les ouvriers trouvés dans la rue sans
livret de travail échapperont à l’arrestation
s’ils peuvent exciper d’un livret d’épargne.
Retour
[18] Foucault indique que dans les années 1820 à
Sedan, un ouvrier trouvé ivre dans la rue était aussitôt
chassé de son atelier. Retour
[19] Un employeur pourra éviter le départ de ses
ouvriers dans une période de pression à la hausse
sur les salaires par le jeu des appréciations sur les livrets,
aussi bien qu’en cas d’excès de main-d’œuvre
en licencier pour ivrognerie ou vagabondage sans livret. Retour
[20] C73,14 mars, p. 171. Retour
[21] C73,28 mars, p. 200. Retour
[22] C73,28 mars, pp. 201-202. Retour
[23] De là l’importance de la fixation territoriale
qui permet de toujours disposer d’un volant de main-d’œuvre
et de faire pression sur les salaires, ou de l’épargne
qui permet d’assurer la reproduction de la force de travail
en période de crise. Retour
[24] C73,21 mars, p. 185. Retour
[25] Prisons, maisons de redressement, bagnes, colonies agricoles,
mais aussi orphelinats, asiles, etc. Avec cet humour discret qui
donne tant de saveur à ses textes, Foucault ajoute même
à la liste les crèches. Retour
[26] C73,21 mars, p. 189. Il est intéressant que Foucault
les qualifie cependant « d’institutions non productives
» (C73,21 mars, p. 174) : comme l’avait vu Marx de nombreuses
structures propres au procès de production s’inventent
d’abord, pour des raisons spécifiques, dans des institutions
extra-économiques ; cf. par exemple : « certains rapport
économiques, tels que le travail salarié, le machinisme,
etc. se sont développés dans l’armée
avant de se développer au sein de la société
bourgeoise. En outre l’armée illustre le mieux le rapport
entre les forces productives et les modes d’échange
et de distribution » (Grundrisse, 1,10/18, Editions Anthropos,
Paris, 1968, pp. 73-74). Retour
[27] Surveiller et punir, p. 353. Retour
[28] Surveiller et punir, p. 354. Retour
[29] Idem, ibid. Retour
[30] Sur ce point, voir l’excellent ouvrage déjà
mentionné de Yann Moulier-Boutang. Retour
[31] Marx voit bien que la prolétarisation engendre corrélativement
la dissolution des conditions d’existence antérieures
des travailleurs (dissolution dont la résultante logique
est l’accroissement du nombre des prolétaires et leur
formation comme classe soudée par des intérêts
communs) et une tendance contraire, liée à la concurrence
que les ouvriers sont voués à se faire sur le marché
du travail, tendance contraire qui sape l’organisation du
prolétariat en classe par la même raison qui l’engendre.
Mais il n’envisage pas que le développement de la concurrence
et donc la libération du marché du travail engendrés
par le développement du capitalisme, puissent entrer à
leur tour en antagonisme avec les impératifs économiques
du capitalisme, et qu’une inhibition puissante de cette libération
puisse être, non pas le résidu tendant à disparaître
des formes sociales antérieures, mais une contrainte endogène
au mode de production capitaliste (comme Yann Moulier-Boutang nous
semble le montrer à propos du nécessaire bridage de
la mobilité de la main d’œuvre). Retour
[32] Et, sur ce point, si quelqu’un a mieux à proposer
que Marx ou qu’un travail sur et à partir de Marx :
qu’il se fasse connaître. Retour
[33] En accordant un rôle prévalent aux structures
de production économique, on y perd sans doute beaucoup en
souplesse de l’analyse ainsi qu’en orthodoxie foucaldienne,
mais on y gagne du moins de ne plus employer à tort et à
travers le terme de production pour couturer des analyses hétérogènes.Retour
Stéphane Legrand « Le marxisme oublié de Foucault
», Actuel Marx 2/2004 (n° 36), p. 27-43.
www.cairn.info/revue-actuel-marx-2004-2-page-27.htm.
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