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Le marxisme oublié de Foucault
Stéphane Legrand

Origine : Stéphane Legrand « Le marxisme oublié de Foucault », Actuel Marx 2/2004 (n° 36), p. 27-43.

www.cairn.info/revue-actuel-marx-2004-2-page-27.htm

L’idéologisation tendancielle des concepts foucaldiens, opérée par certains de ses anciens collaborateurs passés dans l’avant-garde du patronat, mais aussi par beaucoup de ceux qui s’efforcent de lui rester fidèles, parfois trop fidèles, constitue un problème auquel toute étude sérieuse de Michel Foucault doit aujourd’hui s’affronter, nous dirions même : dont elle doit nécessairement partir.

Les notions inventées ou réélaborées par Foucault, conçues pour servir d’instruments à une analyse critique des formations sociales et des rapports de pouvoir qui les traversent, fonctionnent en effet de plus en plus comme des « mots d’ordre », les marqueurs discursifs de l’appartenance à un certain groupe virtuel, qu’on pourrait surnommer « le club des amis de la subjectivation ». Ceux qui « n’aiment pas » la discipline continuent d’entrer dans de longues et éprouvantes luttes de papier contre ceux qui « aiment bien » la discipline, lesquels d’ailleurs n’existent plus (ou si peu) depuis un certain temps, dans le but de démontrer à quel point il est nécessaire de résister aux « normes disciplinaires », et aux assujettissements intolérables de la « société de surveillance », éventuellement par le moyen de courageuses « subjectivations libres » ou d’une audacieuse « esthétique de l’existence », en fait tristement semblables aux morales douteuses des gestionnaires en ressources humaines et au fade nomadisme des managers libéraux.

Il convient alors de rappeler que les concepts de discipline, de surveillance ou de panoptisme sont (ou devraient toujours être) axiologiquement neutres : la discipline ou l’autosurveillance ne sont pas mauvaises en et pour elles-mêmes, non plus que la subjectivation ou les pratiques de soi ne sont nécessairement positives et désaliénantes. Ces concepts sont descriptifs, et les réalités qu’ils désignent ne sont critiquables que du point de vue de résistances ou de luttes politiquement définies. La micropolitique est pareille à la microéconomie : à trop vouloir établir son autonomie théorique par rapport aux enjeux macropolitiques, on se condamne à ne produire que des modèles abstraits, eux-mêmes voués à engendrer de mauvais problèmes (tels que : comment ne pas être disciplinés ? comment échapper à la surveillance panoptique ? comment résister à l’assujettissement aux normes ?).

Notre thèse est qu’une telle idéologisation du discours foucaldien n’est pas, ou pas seulement, le résultat inévitable de la capacité particulière du capitalisme à intégrer et assimiler la critique [1] , mais en l’occurrence, au moins autant, d’une tendance déjà à l’œuvre dans Surveiller et punir, consistant à occulter le référentiel marxiste sur la base duquel les principaux éléments de l’analyse politique foucaldienne ont été élaborés. Plus précisément, nous nous efforcerons de montrer que les concepts fondamentaux de la théorie foucaldienne des relations de pouvoir dans la « société disciplinaire » restent irrémédiablement aveugles si on ne les articule pas à une théorie de l’exploitation et à une théorie du mode de production capitaliste.

Notre démarche ne consistera donc pas à confronter la « philosophie de Foucault » à la « philosophie de Marx », pour en dégager des aspects communs ou des divergences éclairantes, mais plutôt à explorer une lacune du texte foucaldien, pour y faire apparaître le point où ses concepts menacent de devenir idéologiques si l’on occulte le référentiel marxiste à partir duquel ils ont été construits. Nous procéderons, pour ce faire, en trois temps : en premier lieu, nous dégagerons, assez schématiquement, le problème méthodologique crucial que nous paraissent poser les thèses de Surveiller et punir ; nous montrerons ensuite que ce problème trouve pour partie son origine dans l’occultation à laquelle procède ce livre des concepts de Marx qui (le Cours au Collège de France de l’année 1973 intitulé « La société punitive » permet de l’établir) furent des conditions nécessaires de la formulation de ses thèses ; enfin, et sur ces bases, nous tenterons de dégager ce que les travaux de Foucault apportent positivement à une théorie politique acceptant de considérer que la rupture avec Marx n’est ni définitivement consommée, ni forcément nécessaire.
I

Il n’est pas inutile de se pencher sur le procès d’exposition adopté par Surveiller et punir. Foucault entreprend d’y montrer que la naissance de la prison, comme forme pénale généralisée accompagnée d’un ensemble de pratiques de pouvoir rationalisées, ne saurait s’expliquer, ni par l’histoire autonome des pratiques judiciaires, ni comme une conséquence naturelle de l’évolution des théories pénales [2]. Il faut donc, pour établir sa généalogie, prendre en compte le développement simultané dans différentes institutions hétérogènes, aux XVIIe et XVIIIe siècles, de pratiques et de techniques spécifiques, nommées par Foucault « disciplinaires ». L’analyse minutieuse de leurs traits caractéristiques (aux chapitres 1 et 2 de la troisième partie) permet à Foucault de dégager un modèle commun, qui fait apparaître l’isomorphie de ces diverses institutions tout en définissant une forme générale susceptible de définir un type historiquement déterminé de formation sociale : la « société panoptique » (chapitre 3 de la troisième partie). Cette technologie de pouvoir originale trouve son incarnation achevée dans l’institution prison (partie IV, chapitre 1), laquelle, en raison de la fonction qu’elle s’avère (à l’usage) remplir dans les luttes politiques (partie IV, chapitre 2), en vient à essaimer pour engendrer un véritable « archipel carcéral » (partie IV, chapitre 3).

Or, la troisième partie de Surveiller et punir nous paraît poser un certain nombre de problèmes. Jusqu’à quel point est-il légitime, en effet, de ramener à un concept commun une multiplicité de pratiques inscrites dans des institutions hétérogènes dont le regroupement et l’uni- fication théorique ne sont rendus possibles que sur la base de ce concept commun ? Pour pouvoir mettre sur le même plan les techniques de gestion des individus utilisées dans les collèges, les casernes, les manufactures, etc., il faut d’abord que, au moins par un certain aspect ou une certaine fonction sociale, ces institutions aient un caractère commun ; mais ce caractère commun n’est dégagé par Foucault (affirmant que « la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons » [3]) que d’après leur commune appartenance au schéma « panoptique » qu’il a tiré de leur comparaison. Cet argument, ainsi formulé abstraitement, peut paraître aussi circulaire que l’analyse qu’il critique. Mais considérons les problèmes spécifiques que pose à la plume de Foucault la commensurabilité présupposée par lui des pratiques disciplinaires. A propos de l’une des déterminations de la technologie disciplinaire, l’articulation du corps et de l’objet (pp. 179-180), Foucault affirme que la discipline s’efforce de faire que le corps se modèle en manipulant l’instrument de son travail, qu’il se modifie dans ses dispositions de manière à s’accorder avec lui, que les articulations du corps viennent en quelque sorte redoubler au plus près les articulations de l’objet, pour que se constitue un « complexe corps-arme, corps-instrument, corps-machine » (p. 180). Ce dont le résultat n’est pas seulement une production déterminée, mais un « lien coercitif » du corps avec « l’appareil de production » (idem) de sorte que le corps en vienne à subordonner sa propre force utile à l’ustensile qu’il utilise. Ce terme d’« appareil de production » ne poserait aucun problème particulier si Foucault parlait simplement du procès de travail dans un atelier ou une manufacture. On se contenterait de constater avec amusement qu’il a redécouvert le concept de subsomption réelle. Mais s’il veut l’utiliser lato sensu pour désigner les différents procès à l’œuvre dans les différentes institutions disciplinaires, il n’est pas évident que l’analyse soit tenable. Peut-on parler d’un complexe corps-pupitre qui assurerait le lien coercitif du corps du collégien avec l’appareil de production du savoir ? D’un complexe corps-lit qui effectuerait le lien coercitif du corps du malade avec l’appareil de production de la guérison ? Il est clair que cette analyse, censée valoir pour la forme générale du disciplinaire, n’a de signification possible que relativement à la fonction sociale remplie par l’une de ces institutions : l’appareil de production. Cet exemple, choisi entre cent autres, tend à indiquer que la méthode d’abstraction employée par Foucault lui permet d’accorder une valeur générale à (et d’intégrer à la détermination du concept global) des éléments qui ne prennent sens qu’au sein des contextes particuliers.

Notre embarras se trouve d’ailleurs redoublé par la difficulté suivante. La liste complète des caractères de la discipline comme technique spatiale, comme dressage, comme tribunal et comme examen, aboutit à une synthèse très hétéroclite, dont on se demande si elle peut encore désigner une technique clairement définie. La « méthode générale » que prétend décrire Foucault nous apparaît surdéterminée de la manière la plus problématique. Qui nous garantit par exemple que les contraintes technico-économiques de la répartition fonctionnelle des corps en vue de la maximisation de l’utilité produite (dont parle par exemple le chapitre sur « Les corps utiles ») pourront être adéquates aux exigences technico-disciplinaires de la répartition des regards suivant le principe de la surveillance hiérarchisée (Surveiller et punir, pp. 201-209) ? Selon quelles normes s’effectuent la synthèse et l’harmonisation de ces deux fonctions si évidemment distinctes quant à leurs rationalités propres ? Foucault s’en tire par un tour de passe-passe lorsqu’il répond que : « la surveillance devient un opérateur économique décisif, dans la mesure où elle est à la fois une pièce interne dans l’appareil de production, et un rouage spécifié dans le pouvoir disciplinaire » (idem, p. 206). Oui, mais qu’est-ce qui entraîne la machine, la pièce interne ou le rouage spécifié ? Sans déterminisme en dernière instance dans un processus surdéterminé, il n’y a plus du tout de déterminisme, c’est-à-dire plus d’explication. On peut poser le même problème à un autre propos. La discipline est, entre autres choses, un art de la répartition des individus dans l’espace. Soit un individu x rejoignant un groupe disciplinaire quelconque. La technologie décomposée par Foucault veut qu’il vienne occuper : la place qui l’isolera le mieux possible des autres membres du groupe (principe du quadrillage cellulaire, Surveiller et punir, pp. 167-168) ; la place qui lui accordera la plus grande utilité par rapport à la fonction que doit remplir le groupe (principe des emplacements fonctionnels, pp. 168-171) ; la place qui lui assignera le rang correspondant à son mérite (principe de la mise en série, pp. 171-175) ; la place qui l’assujettira le mieux aux contraintes matérielles définies par son rapport aux objets et instruments de son activité (articulation corps-outil, pp. 179-180) ; la place qui l’intégrera au mieux dans l’ensemble de manière à ce que le groupe continue de former une machinerie la mieux huilée possible (principe de la composition des forces, pp. 190-192) ; une place telle que dans cette machinerie informations et ordres circulent avec le plus de transparence et pourrait-on dire le moins de « bruit » (pp. 194-195) ; mais aussi une place telle qu’il puisse au mieux surveiller et être surveillé (principe de la surveillance hiérarchique, pp. 201-208) ; mais encore une place telle que les déplacements qu’on pourrait lui imposer puissent avoir valeur de sanction, et telle que sa position par rapport aux autres places reflète un classement des différences de valeur entre les individus (pp. 209-216) ; et enfin une place telle qu’il soit en position d’être constamment examiné par ceux qui peuvent former un savoir sur lui (pp. 217 sq). Mais qui ne verrait que ces différentes exigences obéissent à des logiques et des procédures distinctes dont on se demande bien comment elles sont conciliables, et quel démiurge leibnizien fera s’harmoniser ces séries ? La véritable question est : comment, selon quelle logique, au moyen de quels critères s’effectuent les transactions nécessaires, les inévitables compositions entre les rationalités on ne peut plus évidemment distinctes de ces opérations ? Mais il n’est pas certain que Foucault y réponde d’une manière entièrement satisfaisante.

Peut-on alors résoudre cette difficulté en assignant à la discipline au moins une fonction univoque qu’elle remplirait à un titre égal dans les différentes institutions où elle opère ? Cette fonction, Foucault la mentionne dès le début : « la discipline majore les forces du corps (en termes économiques d’utilité) et diminue ces mêmes forces (en termes politiques d’obéissance) » (p. 162). Obéissants, pourquoi pas. Mais utiles ? Utiles à qui, et à quoi ? S’il s’agit d’utilité relativement aux fonctions spécifiques que s’assignent les diverses institutions, on se demande comment le même schéma de pouvoir peut servir à produire de l’apprentissage, de la valeur militaire, de la productivité au travail, de la guérison à l’hôpital. S’il s’agit d’utilité au sens économique du terme, comme semble l’indiquer la première parenthèse, il faut bien alors accorder, relativement au pouvoir disciplinaire, une signification prévalente à la production de richesses en vue du profit et admettre que c’est du point de vue de cet objectif que s’expliquent l’articulation et la composition des institutions disciplinaires dans une formation sociale – ce que ne semblent vouloir ni Foucault, ni ses commentateurs.

Dans les cas particuliers, Foucault escamote le problème que nous soulevons par une métonymie : il utilise un concept qui n’a de valeur descriptive qu’à propos de l’une des fonctions institutionnelles, la production en vue du profit, pour qualifier toutes les institutions, et parle d’« appareil de production » ou d’« utilité », comme si ces notions pouvaient avoir, dans des contextes aussi différents que le collège, la caserne ou l’hôpital, une signification univoque. Cette opération a un nom : il s’agit d’une amphibologie. Et si le texte de Foucault ne succombe pas à cette lacune, c’est (outre son extraordinaire qualité philosophique) qu’il a adopté un mode d’exposition lui permettant de présenter le recensement des pratiques disciplinaires sur un mode analytique, désignant tour à tour les différentes opérations qu’il mentionne en les illustrant de situations isolées qui concrétisent exemplairement chacune d’elles dans telle ou telle institution. Mais il fait comme si ce recensement et ce prélèvement étaient la décomposition d’un « quelque chose » qui existerait en et pour soi indépendamment de l’analyse, quid qu’il baptise « technologie disciplinaire ». Or, ce quid ne peut pas exister, être une pratique ; il désigne plutôt le point aveugle de l’analyse foucaldienne, il est le lieu hypothétique où se négocie le différend entre les multiples normes que liste Foucault. L’abstraction n’est pas seulement la décomposition analytique à laquelle prétendent se livrer les chapitres 1 et 2 de la troisième partie de Surveiller et punir, mais surtout le concept de « discipline », qui est l’intégrale fictive de ces différences irréductibles. Ce pseudo-concept se trouve légitimé dans sa pseudo-concrétude par le chapitre 3 (Le Panoptisme), qui le découvre comme une forme générale de la société. La discipline doit bien exister puisque son unité abstraite se trouve effectuée dans la « société disciplinaire ». L’impossible unification synthétique des multiples opérations hétérogènes caractérisant la discipline se trouverait empiriquement donnée dans l’unité sociale constatable du « panoptisme », qui fonde l’assignation en ressemblance des institutions disciplinaires, et légitime a posteriori l’analyse qui les a traitées comme homologues. L’homologie fictive des différentes institutions disciplinaires (prisons qui ressemblent aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons) est le supplément d’abstraction appelé, dans l’économie interne du discours de Foucault, par l’homologie fictive des différentes procédures disciplinaires ; mais il ne fait que réitérer les irréductibilités manifestées au premier niveau, et multiplie le problème par lui-même au lieu de le résoudre. Foucault peut alors écrire que « nous ne sommes ni sur les gradins, ni sur la scène, mais dans la machine panoptique » (Surveiller et punir, p. 253), ou encore que « notre société n’est pas celle du spectacle, mais de la surveillance » (idem, p. 252) : l’abstraction fétichisée a pris figure réelle et fait maintenant face à l’intellect qui l’a produite comme si elle était une réalité étrangère et menaçante. Les faux problèmes peuvent apparaître : Pour ou contre la société disciplinaire ? Pour ou contre la surveillance panoptique ? Pour ou contre l’assujettissement ? Les tigres de papiers rugissent dans leurs cages dorées, et l’on s’offre le luxe de croire qu’en plus, Marx est réfuté.

« Le schéma panoptique, sans s’effacer ni perdre aucune de ses propriétés, est destiné à se diffuser dans le corps social ; il a pour vocation d’y devenir une fonction généralisée » [4].
« Dans ce monde-là, les produits du cerveau humain semblent être des figures autonomes, douées d’une vie propre, entretenant des rapports les unes avec les autres et avec les humains. […] J’appelle cela le fétichisme » [5].

II

Nous soutenons, en conséquence, la thèse selon laquelle les analyses menées par Foucault à propos des rapports de pouvoir disciplinaires n’ont de pertinence qu’à la condition de montrer comment et pourquoi les institutions hétérogènes où ils sont réputés jouer et les normes distinctes qui s’ordonnent dans chacune de ces institutions à la réalisation de fonctions sociales apparemment distinctes, peuvent être amenées à former un système où elles interagissent de manière cohérente. Etant entendu que cette systématicité ne peut être définie en référence à une forme générale et abstraite, mais doit l’être relativement à des fonctions sociales précises et assignables. Or, il est particulièrement significatif que, dans le cours au Collège de France de l’année 1973 (intitulé « La société punitive » [6]), cours qui précède Surveiller et punir et en constitue en quelque manière le chantier préparatoire, Foucault ait défini ces fonctions : la reproduction des rapports de production caractéristiques du mode de production capitaliste et la constitution de sujets propres à y figurer à leur place (c’est-à-dire, nous reviendrons à la fin sur ce point, dotés des dispositions à produire qu’il requiert).

« La société punitive » aborde le même problème que Surveiller et punir : expliquer l’apparition et la généralisation de la prison comme forme punitive au XIXe siècle, et part du même constat : on ne saurait l’expliquer par l’évolution idéologique des théories pénales, non plus que par l’histoire autonome des pratiques judiciaires. Mais il l’appréhende [7] d’une toute autre manière : la forme-prison se rattacherait au développement tendanciel (qui lui est contemporain) de la forme-salaire, qui en est historiquement jumelle. C’est parce que la gestion politique du temps et du rythme de vie des individus devient un enjeu majeur pour le pouvoir, que la forme du temps abstrait s’impose en même temps comme principe de mesure à l’appareil pénal et à l’appareil de production. On assiste alors à « l’introduction du temps dans le système du pouvoir capitaliste et dans le système de la pénalité » [8]. Ce qui permet au premier chef de penser l’homologie possible de deux institutions disciplinaires spécifiques, c’est alors un enjeu politique et économique : le contrôle du temps de la vie :

« Ainsi ce qui nous permet d’analyser d’un seul tenant le régime punitif des délits et le régime disciplinaire du travail, c’est le rapport du temps de la vie au pouvoir politique : cette répression du temps et par le temps, c’est cette espèce de continuité entre l’horloge de l’atelier, le chronomètre de la chaîne et le calendrier de la prison » (C73, p. 67).

Mais il faut encore comprendre historiquement, généalogiquement, comment, selon Foucault, le temps de la vie apparaît alors comme un problème politique majeur. Cette apparition est explicable si l’on prend en compte le fait que (dans « La société punitive » comme dans Surveiller et punir) l’institution prison n’est qu’un élément local dans un système de contrainte beaucoup plus large, que Foucault nomme à cette époque le coercitif, défini comme « dimension générale de tous les contrôles sociaux qui caractérisent des sociétés comme les nôtres » (C73, p. 82).

Foucault aborde le coercitif à partir de l’histoire anglaise, où il est possible de repérer l’évolution d’un certain nombre de groupes sociaux ayant pour objectif la surveillance morale, le contrôle et la punition des populations [9]. Ce qui caractérise ces instances, c’est, en usant d’un terme qu’affectionnait Foucault, qu’elles apparaissent à un niveau « capillaire » : dispersées et non centralisées elles correspondent plutôt à une forme d’autocontrôle des groupes sociaux. D’autre part, elles se donnent moins pour but de détecter et de sanctionner les crimes définis comme tels aux termes d’un code juridique, que d’intervenir sur les irrégularités de comportement, les fautes morales, les propensions psychologiques douteuses, ce que Foucault nomme, dans un vocabulaire criminologique moderne, « les conditions de facilitation de la faute » [10], dans le but de produire chez les sujets la formation d’habitudes valorisées. Or, Foucault remarque que ces groupements, nés pour réagir à l’incurie du pouvoir central, et souvent pour des motifs extrapolitiques (notamment religieux et économiques), se trouvent tendanciellement repris par l’appareil d’Etat, au cours du XVIIIe siècle [11]. Cette étatisation tendancielle du coercitif répond à une exigence de prise en charge par l’appareil judiciaire des impératifs de moralisation nés en dehors de l’appareil d’Etat, ou encore comme le formule Foucault vise à « mettre en continuité le contrôle et la répression moraux d’une part, et la sanction pénale de l’autre. On assiste à une moralisation du système judiciaire » [12].

Cette synthèse moralité-pénalité opérée par l’intégration à l’appareil d’Etat des dispositifs coercitifs, s’explique selon Foucault, assez classiquement, par le développement croissant de l’accumulation capitaliste. A mesure que la richesse s’incarne dans des stocks de plus en plus vastes, dans des moyens de production toujours plus regroupés, c’est en même temps une richesse disponible, facile à dérober ou du moins à détruire, qu’on met sous les mains de groupes de plus en plus nombreux d’ouvriers. Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, le système judiciaire se caractérisait selon Foucault par une forte tolérance aux illégalismes, y compris populaires, dans la mesure où ces derniers étaient pour partie des vecteurs de l’implantation des rapports de production spécifiquement capitalistes [13]. Mais cette tolérance devient beaucoup moins acceptable lorsque, les conditions sociales et économiques du travail ayant changé, c’est la nature et la signification de l’illégalisme populaire qui changent avec elles : il consiste de moins en moins à se soustraire à des droits, des corvées ou des prélèvements, et tend de plus en plus à se rabattre sur le vol ou la déprédation. L’étatisation du coercitif répondrait alors, selon Foucault, à la nécessité d’introduire entre l’ouvrier et cette richesse qu’on doit lui mettre dans les mains pour lui arracher le profit, quelque chose de plus que le simple interdit légal, quelque chose qui donne effectivité à l’interdit légal : « Il faut un supplément de code qui vienne compléter et faire fonctionner cette loi : il faut que l’ouvrier lui-même soit moralisé » [14].

La disciplinarisation se présente alors, selon un ordre d’exposition dont on constate qu’il diffère en profondeur de celui qu’adoptera Surveiller et punir, comme la condition d’effectivité des rapports juridiques formels qui régissent la relation de travail, ou comme le dit Foucault : « Le contrat salarial doit s’accompagner d’une coercition qui est sa clause de validité » (idem, p. 127). En d’autres termes, c’est du point de vue des luttes de classe et de la construction sociale des rapports de production capitalistes, et donc des sujets disposés subjectivement à y figurer, que l’émergence historique de la disciplinarisation est ici pensée. Foucault, d’ailleurs, le dit dans des termes qui ne pourraient pas être plus clairs : le système coercitif est « l’instrument politique du contrôle et du maintien des rapports de production » [15].

Mais elle remplit un second rôle vis-à-vis des rapports de production, qui n’est pas seulement leur reproduction par le contrôle des résistances et des illégalismes populaires, mais aussi l’implantation, chez les producteurs immédiats, des dispositions subjectives requises par la production en vue du profit. Le corps de l’ouvrier, en effet, n’inquiète pas seulement en tant qu’il est, par ses besoins, la source de l’illégalisme de prédation et de déprédation : l’ouvrier qui paresse, qui s’enivre, qui brûle son énergie en faisant la fête, ou encore qui vit à son rythme propre, n’opère pas moins une soustraction à la richesse produite qu’il ne le ferait en pillant ou saccageant les docks ; il pratique alors ce que Foucault nomme un « illégalisme de dissipation », c’est-à-dire qu’il pratique « l’illégalisme cette fois sur son propre corps, sur sa force de travail » (C73,7 mars, p. 148). Il pille le capital à même sa propre vie qu’il épuise, dérobant par là, non pas la richesse créée mais la condition même du profit. Il faut protéger le capital et les moyens de travail du travailleur, mais il faut aussi protéger la force de travail de son propre porteur, protéger du producteur immédiat la condition de la reproduction élargie.

La « société punitive », coercitive et disciplinaire, est celle qui cherche à atteindre la conduite et le corps en tant que supports de la force de travail, sous prétexte de les viser comme source première des illégalités punissables par la loi. Les mêmes tendances doivent être inhibées, qui conduisent à l’échafaud en passant par la paresse ou l’errance [16]. Les principales procédures disciplinaires, à l’échelle sociale ou institutionnelle, s’ordonnent en effet à cet objectif. Qu’il s’agisse des livrets ouvriers, qui permettent à la fois d’inhiber la mobilité des travailleurs dépendants, d’en effectuer une surveillance constante [17], et d’en opérer un « fichage » par le jeu des appréciations positives ou négatives ; des mesures contre l’ivresse [18] ; du contrôle des finances ouvrières par l’épargne ; des visites domiciliaires effectuées à la demande des conseils de Prud’hommes – tout un système se met en place qui cherche à organiser la surveillance la plus complète possible, une notation permanente et cumulative des irrégularités de conduite, un contrôle souple [19], un jeu de sanctions et de récompenses, une pression permanente faite de promesses et de menaces, c’est-à-dire un éventail large de protocoles disciplinaires ordonnés de manière prévalente au maintien et à la constitution des rapports de production capitalistes. A cette époque, Foucault le voyait encore clairement :


« Le couple surveiller-punir s’instaure comme rapport de pouvoir indispensable à la fixation des individus sur l’appareil de production, à la constitution des forces productives, et caractérise la société qu’on peut appeler disciplinaire » [20].

A cette époque de l’élaboration de la problématique foucaldienne, surveiller et punir ne constituent pas une forme abstraite, un « diagramme de pouvoir » ou une « méthode générale » : ils tirent leur sens de leur articulation aux conditions d’existence et de fonctionnement du mode de production capitaliste. On dira plus précisément que les procédures disciplinaires interviennent à deux niveaux : en aval des rapports de production, ils contribuent à leur reproduction et à leur maintien ; en amont de ces rapports, ils contribuent à leur « création continuée » en produisant les forces productives, c’est-à-dire des dispositions subjectives à produire accordées aux besoins du capitalisme en termes d’exploitation en vue du profit. Ce dernier point nous paraît extrêmement important. Les multiples institutions et instances qui mettent en œuvre des procédures disciplinaires ont toujours la double fonction de protéger le capital de possibles illégalismes ouvriers et de produire chez les travailleurs les dispositions à produire qui font d’eux de la force de travail. Foucault y insiste dans le cours du 28 mars : la discipline ne sert pas seulement à la reproduction des rapports de production, elle est en fait « un élément constituant du mode de production » [21]. Elle permet de faire que la vie des individus, et principalement le temps et le rythme de leur vie, ne soient pas seulement une force aveugle susceptible de se dépenser selon les aléas d’un temps chaotique du désir et de la perte, selon un rythme imprévisible et des circuits autonomes, mais de la force de travail exploitable. La force de travail n’est pas une réalité sui generis que l’appareil de production viendrait prendre où elle se trouve (parce qu’elle n’a d’autre solution que de se louer) : elle est le résultat d’une production antérieure à la production, d’une production de la disposition à produire comme telle par les instances de moralisation étatisées, par les mécanismes policiers du coercitif, par le contrôle patronal du logement, de l’emploi, de la mobilité et de l’épargne, par les institutions de séquestration qui constituent l’archipel carcéral :

« S’il est vrai que la structure économique qui est caractérisée par l’accumulation du capital a pour propriété de transformer la force de travail des individus en force productive, la structure de pouvoir qui prend la forme de la séquestration a pour but de transformer, avant ce stade, le temps de la vie en force de travail » [22].

Toutes les institutions, notamment, qui « séquestrent » les individus (selon l’expression de Foucault) ont pour fonction principale de former des individus susceptibles de vivre dans un temps entièrement utile à la production capitaliste, ce temps qui exige le contrôle du rythme de la vie, du rythme de travail, des congés, qui requiert la chasse à l’absentéisme et à la fête dispendieuse, la lutte contre le jeu et la loterie où l’ouvrier dilapide des économies qui lui seraient utiles pour traverser un chômage conjoncturel, un temps du calcul, de la prévision, de la responsabilisation de la classe ouvrière par rapport à elle-même (grâce à l’épargne et aux caisses de prévoyance). La discipline aurait alors pour fonction de produire un temps subjectif intégrable sans reste à ce temps objectif qui n’est plus celui de l’existence individuelle comme réserve de possibilités librement accessibles (un temps « de leur plaisir, de leurs désirs, de leur corps » dit Foucault non sans lyrisme), mais celui de la continuité du procès de travail et des cycles de production : le temps de la machine et de la chaîne mais aussi celui des cycles longs de la production et de ses conjonctures [23]. En somme :
« Assujettir le temps de l’existence des hommes à ce système temporel du cycle de la production » [24].

III

L’« archipel carcéral » [25] remplit alors dans un tel système une double fonction. D’une part, ses institutions constituent un laboratoire disciplinaire où s’inventent les procédures utilisables dans les autres institutions, et de ce point de vue on peut dire avec Foucault qu’elles ont « pour fonction de fabriquer du social […] de constituer une image de la société, une norme sociale » [26]. D’autre part, elles produisent et exhibent une population qui incarne immédiatement ce vers quoi l’on tend inéluctablement lorsqu’on commence, si peu que ce soit, à verser dans l’irrégularité, à se soustraire aux contraintes coercitives véhiculées par les disciplines. La prison, dans l’analyse de Foucault, illustre exemplairement cette fonction : peine prévue aux termes du code pour ceux qui ont enfreint les lois, elle ne fait que rejouer avec une intensité supérieure les contraintes et la coercition sociale à destination de ceux que cette dernière n’a pas détournés du crime (ou y a conduits), et elle renforce ainsi le pouvoir de contrainte du coercitif en se présentant comme la sanction inévitable à terme des tendances comportementales que ce dernier réprime. Plus précisément, d’une part la continuité carcérale (de la plus haute à la plus basse de ses intensités) donne une « sorte de caution légale aux mécanismes disciplinaires » [27] : la prison, forme la plus pure de la violence disciplinaire donne en tant qu’institution étatique et sanction légale sa caution à la diffusion sociale des procédures disciplinaires. D’autre part et symétriquement, le caractère continu de la gradation intensive entre les institutions fait apparaître le pouvoir légal de punir comme n’étant qu’un degré supérieur à l’intérieur d’un continuum général : « l’instance qui condamne se glisse parmi toutes celles qui contrôlent, transforment, corrigent, améliorent » [28] . Les institutions punitives étatiques et la disciplinarisation sociale se fondent réciproquement, par cette zone de pliage qu’est l’archipel carcéral, qui « naturalise le pouvoir légal de punir, comme il légalise le pouvoir technique de discipliner » [29].

Mais cela a une implication importante sur laquelle nous voudrions conclure. Si les techniques disciplinaires n’ont de sens que rapportées aux conditions sociales de l’exploitation dans la situation historique précise qui est celle de l’emballement du mode de production capitaliste au XIXe siècle, elles n’appartiennent pas simplement (dans la construction de Foucault) à la superstructure. Il faudrait même dire qu’elles jouent en deçà de l’infrastructure elle-même, pour autant qu’elles produisent la force de travail comme telle, c’est-à-dire la condition infraéconomique du système de l’exploitation. Mais l’analyse de Foucault nous permet d’apercevoir qu’elles ne le peuvent qu’à travers des procédures improductives (en termes économiques), voire contreproductives. Le contrôle coercitif de la mobilité du travailleur et la limitation de sa liberté de rompre le contrat de travail contrarient la tendance au devenirmarchandise du travailleur sur un marché du travail entièrement libéré et simplement soumis aux fluctuations de l’offre et de la demande [30]...
suite ; le pullulement des institutions de séquestration sépare inutilement du marché du travail d’innombrables bras utiles. La « société disciplinaire » a fait fonctionner une coercition protéiforme, qui ne renvoyait pas à des résidus provisoires des modes de production antérieurs, ou à un simple rôle d’accélération de la pénétration du marché et de la prolétarisation (impulsée par l’Etat mais devant in fine céder la place à la « violence sourde et invisible » du rapport économique strict), mais à une condition d’existence irréductible du capitalisme. Tout se passerait alors comme si ce mode de production ne pouvait exister qu’en se livrant simultanément à deux tendances virtuellement contradictoires : la libération tendancielle du travail et la prolétarisation croissante accompagnée de la dissolution des relations sociales et autoritaires précapitalistes ; et une contre-tendance qui l’oblige à inhiber en permanence cette libération-prolétarisation par des formes multiples de coercition, de fixation de la main d’œuvre, de limitation des possibilités de rupture du contrat, de séquestration, et d’anti-production – parce que cette contre-tendance travaille, « par en-dessous », à produire la force de travail elle-même (comme ensemble de dispositions subjectives, d’habitus déterminés) sans quoi la prolétarisation et l’exploitation n’ont plus de sens [31].

Concluons. Il est certes toujours inconfortable de s’efforcer de résoudre les problèmes théoriques que nous pose un auteur en revenant à un état antérieur, et en l’espèce passablement informel, de son travail. Il est de surcroît évident qu’une présentation aussi rapide et schématique du cours de 1973 ne saurait avoir que le statut d’une esquisse, au mieux d’un programme. Nous espérons que notre démarche n’est pas celle d’un réactionnaire crispé sur le passé, incapable de concevoir les percées révolutionnaires opérées par la pensée foucaldienne. Nous nous proposions, avant tout, deux objectifs, modestes : signaler l’existence de certains problèmes méthodologiques non triviaux dans Surveiller et punir ; suggérer que l’analyse foucaldienne gagnerait à être articulée à une théorie de l’exploitation [32], qui permettrait d’ailleurs peut-être de résoudre certains de ces problèmes [33]. A tout le moins, le cours sur « La société punitive » permet-il de montrer que les thèses les plus novatrices de Surveiller et punir n’ont pu être conquises qu’à l’aide d’instruments et de concepts clairement et distinctement marxistes : mode de production, rapports de production, forces productives, force de travail sont des notions qui interviennent constamment dans ce cours, et qui sont, comme on l’a vu, systématiquement présentes aux moments stratégiques. Si Foucault a cru nécessaire par la suite de « retirer l’échelle », et d’occulter pour l’essentiel les concepts marxistes dont il s’était servi pour inventer ses propres concepts, c’est indubitablement qu’il avait de bonnes raisons de le faire. Reste à décider si ces raisons semblent toujours aussi bonnes. La dépolitisation actuelle du travail mené à partir de Foucault, ou à propos de lui, nous incline pour notre part à penser que non.

Notes

[1] Comme tendraient à le suggérer notamment les travaux de Luc Boltanski et Eve Chiapello. Retour

[2] Surveiller et punir, Tel/Gallimard, p. 134 et p. 135. Retour

[3] Surveiller et punir, p. 264. Retour

[4] Surveiller et punir, p. 242. C’est nous qui soulignons. Retour

[5] Karl Marx, Le Capital, PUF/Quadrige, p. 83. Retour

[6] Que nous avons pu consulter à la bibliothèque du Collège de France, sous la forme d’un tapuscrit de 213 pages établi par Jacques Lagrange. Nous y référerons par l’abréviation C73, suivie de la date et du numéro de la page dans le tapuscrit. Retour

[7] Dans le cours du 24 janvier 1973. Retour

[8] C73,24 janvier, p. 66. Retour

[9] Foucault mentionne à la fois les efforts entrepris par les communautés religieuses dissidentes, notamment les quakers et les méthodistes wesleyens, mais aussi des sociétés de moralisation (souvent directement liées à ces groupes) telle que la Société pour la réformation des mœurs, qui passe en 1860 sous le contrôle de Wesley, les groupements d’autodéfense à caractère paramilitaire qui se forment dans les années 1770 en réaction aux soulèvements populaires, les groupements à caractère économique pour la surveillance des docks, des routes, des magasins, des lieux de transit et de résidence du capital. Retour

[10] Ce qui implique, entre autres choses, la lutte contre les débits de boisson, les jeux, les loteries, les maisons de prostitution, l’adultère, le vagabondage et l’errance, etc. Retour

[11] Alors que leur recrutement était essentiellement petit-bourgeois, ils sont repris par les détenteurs effectifs du pouvoir d’Etat (grands notables, lords, représentants officiels de l’Eglise anglicane) ; alors qu’ils visaient à opérer un contrôle moral autonome, ils tendent de plus en plus à militer pour que soient pris des lois et des décrets ; alors qu’ils se donnaient pour objectif le contrôle des éléments marginaux, mal intégrés, ils se définissent de plus en plus comme un instrument d’action sur les classes populaires comme telles. Retour

[12] C73,7 février, p. 92. Cette moralisation du système judiciaire se trouve exemplairement théorisée par Colqhoun, dont Foucault cite dans ce cours le Traité sur la police de la métropole, paru en 1795 : « Quand on a renoncé aux vertus particulières, on se laisse aisément entraîner à violer la fidélité due au souverain. Les lois actuelles sont armées contre les pouvoirs de la rébellion, mais elles ne s’opposent pas au principe de la rébellion » (C73,7 février, p. 94). Colqhoun, ancien marchand de Glasgow qui s’est installé à Londres où des sociétés de navigation lui demandèrent en 1792 de résoudre le problème de la surveillance des docks, est l’un des principaux théoriciens de la police à la fin du XVIIIe. Retour

[13] A titre d’exemple, le contrôle législatif de la production de toiles (avec notamment l’ordonnance royale de 1748) définissait des critères de production et de fabrication extrêmement stricts, ainsi que le prélèvement de droits et taxes sous la surveillance des garde-jurés. De là une collusion de plus en plus fréquente des marchands et des tisserands pour éviter les règlements par le biais de contrats passés par avance en dehors du marché officiel, et impliquant des avances du marchand au tisserand pour l’achat d’instruments nouveaux. Ici, dans le cadre du putting-out system, le développement du rapport de production capitaliste se fait bien à travers le contournement concerté de la réglementation centrale. Retour

[14] C73,21 février, p. 127. Retour

[15] C73,21 février, p. 128. Retour

[16] On observe là la constitution d’un continuum moral entre les irrégularités de comportements non punissables mais nuisibles et la criminalité punie par la loi, continuum que, tout au long du XIXe siècle, les discours psychiatrique et criminologique contribueront à renforcer. On en trouve encore la trace, à la fin du XIXe, dans cette formule idéaltypique du psychiatre Charles Féré : « L’oisiveté n’est pas plus légitime que l’incendie ; ne rien faire ou brûler ou consommer en superfluité amène nécessairement un retard dans l’accumulation des choses utiles, et par suite dans l’adaptation évolutive » (Charles Féré, Dégénérescence et criminalité, Félix Alcan, Paris, 1888, p. 102). Retour

[17] Les livrets furent rétablis par la loi du 12 avril 1803 : l’ouvrier était tenu de le remettre à son employeur lors de l’embauche, et ce dernier y stipulait les dates d’embauche et de départ, l’emploi occupé, les avances faites sur salaires, etc. Regnault de Saint-Jean d’Angely, rapporteur de cette loi, y voyait un moyen de « garantir les ateliers de la désertion et les contrats de la violation » (cité par Yann Moulier-Boutang, in De l’esclavage au salariat. Economie historique du salariat bridé, PUF, coll. « Actuel Marx Confrontation », Paris, 1998, p. 344, note 30). Jusqu’en 1832, la circulation de l’ouvrier sans son livret de travail est assimilée au vagabondage et punie comme telle, même si, par un accord de fait avec la police de la capitale, les ouvriers trouvés dans la rue sans livret de travail échapperont à l’arrestation s’ils peuvent exciper d’un livret d’épargne. Retour

[18] Foucault indique que dans les années 1820 à Sedan, un ouvrier trouvé ivre dans la rue était aussitôt chassé de son atelier. Retour

[19] Un employeur pourra éviter le départ de ses ouvriers dans une période de pression à la hausse sur les salaires par le jeu des appréciations sur les livrets, aussi bien qu’en cas d’excès de main-d’œuvre en licencier pour ivrognerie ou vagabondage sans livret. Retour

[20] C73,14 mars, p. 171. Retour

[21] C73,28 mars, p. 200. Retour

[22] C73,28 mars, pp. 201-202. Retour

[23] De là l’importance de la fixation territoriale qui permet de toujours disposer d’un volant de main-d’œuvre et de faire pression sur les salaires, ou de l’épargne qui permet d’assurer la reproduction de la force de travail en période de crise. Retour

[24] C73,21 mars, p. 185. Retour

[25] Prisons, maisons de redressement, bagnes, colonies agricoles, mais aussi orphelinats, asiles, etc. Avec cet humour discret qui donne tant de saveur à ses textes, Foucault ajoute même à la liste les crèches. Retour

[26] C73,21 mars, p. 189. Il est intéressant que Foucault les qualifie cependant « d’institutions non productives » (C73,21 mars, p. 174) : comme l’avait vu Marx de nombreuses structures propres au procès de production s’inventent d’abord, pour des raisons spécifiques, dans des institutions extra-économiques ; cf. par exemple : « certains rapport économiques, tels que le travail salarié, le machinisme, etc. se sont développés dans l’armée avant de se développer au sein de la société bourgeoise. En outre l’armée illustre le mieux le rapport entre les forces productives et les modes d’échange et de distribution » (Grundrisse, 1,10/18, Editions Anthropos, Paris, 1968, pp. 73-74). Retour

[27] Surveiller et punir, p. 353. Retour

[28] Surveiller et punir, p. 354. Retour

[29] Idem, ibid. Retour

[30] Sur ce point, voir l’excellent ouvrage déjà mentionné de Yann Moulier-Boutang. Retour

[31] Marx voit bien que la prolétarisation engendre corrélativement la dissolution des conditions d’existence antérieures des travailleurs (dissolution dont la résultante logique est l’accroissement du nombre des prolétaires et leur formation comme classe soudée par des intérêts communs) et une tendance contraire, liée à la concurrence que les ouvriers sont voués à se faire sur le marché du travail, tendance contraire qui sape l’organisation du prolétariat en classe par la même raison qui l’engendre. Mais il n’envisage pas que le développement de la concurrence et donc la libération du marché du travail engendrés par le développement du capitalisme, puissent entrer à leur tour en antagonisme avec les impératifs économiques du capitalisme, et qu’une inhibition puissante de cette libération puisse être, non pas le résidu tendant à disparaître des formes sociales antérieures, mais une contrainte endogène au mode de production capitaliste (comme Yann Moulier-Boutang nous semble le montrer à propos du nécessaire bridage de la mobilité de la main d’œuvre). Retour

[32] Et, sur ce point, si quelqu’un a mieux à proposer que Marx ou qu’un travail sur et à partir de Marx : qu’il se fasse connaître. Retour

[33] En accordant un rôle prévalent aux structures de production économique, on y perd sans doute beaucoup en souplesse de l’analyse ainsi qu’en orthodoxie foucaldienne, mais on y gagne du moins de ne plus employer à tort et à travers le terme de production pour couturer des analyses hétérogènes.Retour

Stéphane Legrand « Le marxisme oublié de Foucault », Actuel Marx 2/2004 (n° 36), p. 27-43.

www.cairn.info/revue-actuel-marx-2004-2-page-27.htm.