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Foucault et la théorie du groupe insurrectionnel
Stéphane Legrand
Prononcé à l’Université de Liège, 23 février 2007

Origine : www.europhilosophie.eu/.../Ste_phane_Foucault_et_groupe.pdf

Je partirai d’une hypothèse : la théorie des groupes est le centre névralgique, le point de convergence, ou du moins le lieu privilégié autour duquel s’organisent les principales déterminations d’une véritable théorie politique critique : conception sous-jacente de l’histoire, délimitation de l’intolérable, détermination des objectifs, des conditions et des modalités de l’activité de transformation possible de la société. Et je vais tenter ici de tester cette hypothèse sur et à partir d’un certain nombre d’analyses conduites par Michel Foucault.

Il me faudra pour cela procéder suivant quelques médiations. D’abord, dégager ce qui constitue selon Foucault tout à la fois le champ et l’enjeu majeur des luttes politiques ; analyser ensuite le type de formation de groupe qui résulte des conditions de cette lutte, puis la théorie sous-jacente du soulèvement qui s’y rattache ; enfin, me donner un cas d’analyse idéal-typique pour tester la pertinence de cette ébauche de modélisation, cas que je trouverai dans la lecture foucaldienne du soulèvement iranien.

Pour commencer, je voudrais revenir sur ce qui constitue, aux yeux de Foucault, le rapport du théorique et du pratique dans l’ordre des luttes sociales. Sur le statut politique, au fond, de l’intellectuel.

On sait bien que Foucault s’est opposé à la définition traditionnelle du rôle de l’intellectuel comme conscience universelle, ou plus spécifiquement dans le champ du marxisme comme forme élaborée et transparente à elle-même d’un savoir, d’une vérité dont le prolétariat serait le détenteur immédiat et non réfléchi – pour lui opposer une conception, d’ailleurs selon lui tendanciellement actualisée dans notre époque, de l’intellectuel spécifique travaillant à l’aide d’instrument précis, maîtrisés de première main, dans des secteurs tout à fait déterminés du champ des rapports de pouvoir. Ce en quoi, certes, Foucault voyait un progrès notable dans la mesure où la conscience des intellectuels s’est par là même rapprochée du concret. Mais il est très important d’ajouter deux précisions, généralement omises je le crains. Premièrement, cette dimension de spécificité de leur savoir, les a symétriquement rapprochés, et non pas éloignés, des problèmes (situés dans la dimension de l’universel) propres au prolétariat et aux masses : « [d’une part] parce qu’il s’agissait de luttes réelles, matérielles, quotidiennes, et [d’autre part] parce qu’ils rencontraient souvent, mais dans une autre forme, le même adversaire que le prolétariat, la paysannerie ou les masses : les multinationales, l’appareil judiciaire et policier, la spéculation immobilière, etc. » (« La fonction politique de l’intellectuel », DE III1, p. 109, n° 184) Il ne s’agit donc pas d’opposer tout uniment un « bon » intellectuel qui redescendrait au plus proche des enjeux spécifiques et des stratégies locales, et par là même concrètes, à un « mauvais » intellectuel qui en resterait au plan de l’universalité abstraite d’enjeux macropolitiques erronément référés aux masses ou au prolétariat ; il s’agirait bien plutôt de 1 Voir la liste des abréviations à la fin de l’article.

2 s’efforcer de penser un mode d’articulation original de l’universel sur le local ou, pour mieux le dire, des stratégies micropolitiques propres aux réseaux fins des relations de pouvoir sur les enjeux macropolitiques de la lutte social d’ensemble. Ce qui est à la fois important et problématique, ici, étant la thèse foucaldienne selon laquelle le micro- et le macropolitique ne relèvent pas seulement d’échelles différentes, mais diffèrent en nature (la citation ci-dessus l’indique on ne peut plus clairement : les intellectuels spécifiques rencontrent les mêmes adversaires que les masses, mais « dans une autre forme »), ce qui ne rend suffisantes ni une déduction univoque des logiques sectorielles à partir de la définition des objectifs stratégiques globaux (définis par exemple par le parti prolétarien ou prétendu tel), ni inversement une induction, de proche en proche, des consignes ou des possibilités macropolitiques par simple généralisation des enjeux sectoriels.

Deuxièmement, mais ce point est évidemment corrélé au précédent, Foucault nous met très explicitement en garde contre le danger que représenterait la limitation du travail politique de l’intellectuel à des luttes purement sectorielles, étroitement cloisonnées et séparées des enjeux stratégiques d’ensemble :

« L’intellectuel spécifique rencontre des obstacles et s’expose à des dangers. […] Danger de s’en tenir à des luttes de conjoncture, à des revendications sectorielles. […] Risque, surtout, de ne pas pouvoir développer ces luttes faute de stratégie globale et d’appuis extérieurs. Risque, aussi, de ne pas être suivi ou seulement par des groupes très limités. »
(« Entretien avec Michel Foucault », DE III, p. 157, n°192)

Et à la limite, il faudrait même dire que la fonction politique essentielle de l’intellectuel, ce n’est pas de restituer à son savoir sa dimension de spécificité et d’insertion dans les luttes locales, c’est d’être celui qui permet l’articulation des différents niveaux d’événementialité politique2, celui qui peut servir d’échangeur ou de point de communication aux enjeux, langages, intérêts évidemment en soi et originairement hétérogènes des différents groupes en lutte. Il s’agit de faire que ses concepts fonctionnent « comme échangeurs, points de croisement privilégiés », produisent « des liens transversaux de savoir à savoir, d’un point de politisation à un autre » (idem, p. 153) – je reviendrai sur cette notion de transversalité.

Or, si cette possibilité est ouverte, selon Foucault, aux intellectuels, ce n’est pas en raison d’une forme de dignité particulière que détiendraient par définition ou par nature la pensée et la connaissance, c’est en raison du statut historiquement déterminé qui est le leur au moment où Foucault produit ces analyses. L’intellectuel occupe, comme tout un chacun, une position spécifique dans nos sociétés (il est quelque part, localisé, il a une certaine fonction, un certain statut, etc.), mais sa spécificité – si j’ose l’expression – sa spécificité a elle-même quelque chose de spécifique par rapport aux autres positions : elle est en tant que telle branchée sur les déterminations théorico-pratiques d’ensemble du champ social.

« [l’intellectuel] c’est bien quelqu’un qui occupe une position spécifique – mais d’une spécificité qui est liée aux fonctions générales du dispositif de vérité dans une société comme la nôtre. » (idem, p. 159) Il fonctionne à ce niveau spécifique qui est celui des régimes de vérité et des formations de savoir, niveau qui est en même temps essentiel aux structures générales et au fonctionnement d’ensemble de nos sociétés, à ce niveau donc où quelque chose comme le système des savoirs, des énoncés valides et normatifs, s’articule (sous des formes évidemment complexes) à quelque chose comme le réseau des pouvoir – et c’est cette position précise, 2 Je reprends la notion de « niveaux d’événementialité » à la conférence « Revenir à l’Histoire », prononcée par Foucault le 9 octobre 1970. Voir DE II, p. 268-281.

3 cette sorte d’hybridité, de monstruosité de l’intellectuel, qui le rend potentiellement apte à jouer ce rôle d’échangeur, de point de croisement, ce rôle de vecteur de transversalité que je disais entre les différentes luttes hétérogènes.

Maintenant, pourquoi ce rôle est-il si capital ? Pour le comprendre, il faut revenir à la racine de la théorie foucaldienne du pouvoir, et notamment à sa théorie des normes. Lorsque Foucault fait valoir « l’extension sociale de la norme » 3, ou dit de nos sociétés que s’y est « diffusé un pouvoir normalisateur »4 ou encore qu’y « règne l’universalité du normatif » 5 – il ne faut surtout pas croire qu’il vise la domination, même tendancielle, de certaines règles strictes qui se contenteraient de contraindre, et par la même d’uniformiser les conduites, et qu’en conséquence la lutte politique trouverait son principe dans la transgression ou la déposition de ces normes. Comme si les normes avaient tout simplement pour fin d’être respectées. Non, la transgression, le non-respect des normes est au contraire politiquement profitable dans le cadre des relations de pouvoir, et éminemment instrumentalisable – Foucault n’a cessé de le montrer, par exemple en analysant la manière dont la production de la délinquance comme milieu et ensemble d’habitus spécifiques, qui est à l’évidence l’échec avéré de la politique pénale et de l’institution carcérale qui se donnent comme ce qui a vocation à la conjurer, avaient pu et pouvaient remplir une fonction pleinement positive et utile : ce qui est important, ce n’est pas du tout qu’il y ait moins de crime, c’est que le milieu de la délinquance produit par les institutions qui prétendent chercher à le prévenir soit repérable, « bien défini, fiché », utilisable comme arme économique et politique, pour fournir la plus basse main-d’oeuvre, servir d’indicateurs à la police, infiltrer les syndicats ouvriers, constituer les milices, justifier les opérations quotidiennes de la police, ou encore permettre d’opposer une plèbe sous-prolétarienne au peuple des bons travailleurs et contribuer ainsi à ce que Foucault appelle la moralisation de la classe ouvrière. Revenons-y : s’il est vrai, comme ne cesse de le dire Foucault, que nous vivons dans des sociétés essentiellement axées sur le régime de la norme, ce n’est pas qu’il s’agisse pour ceux qui dominent de faire que ces normes soient intégralement respectées, mais bien plutôt de s’assurer que le respect et le nonrespect des différent types de normes sociales produisent une sériation, une discrimination codée des individus selon des catégories relativement stables, les plus pauvres possibles, et donc plus aisément contrôlables. Ce qui importe c’est d’assurer la segmentation la plus efficace du corps social, et par là même l’optimisation de sa gestion politique. C’est ce que montre admirablement Foucault, par exemple lorsqu’il analyse la manière dont la catégorie de délinquance, en tant que catégorie sociologique-criminologique, a permis à la fin du 18e début du 19e siècle de saper ce qu’il y avait de virtuellement politique, donc généralisable, dans toute une frange des illégalismes populaires, pour le référer tout uniment à une nature rétive et dangereuse des criminels, et par là opposer le reste du prolétariat à cette plèbe délinquante, ainsi marquée comme ennemi intérieur, et donc opposer la classe populaire à elle-même tout en dépolitisant toute une part de ses luttes.

D’une manière beaucoup plus générale, ce qui est essentiel au fonctionnement des dispositifs de pouvoir dans des sociétés comme les nôtres, estime Foucault, c’est bien la gestion des identités collectives, donc des formations-de-groupe possibles, la raréfaction (pour parler spinoziste) des compositions de rapport affectifs et pratiques entre les sujets, ou du moins, c’est de faire en sorte que ces compositions de rapports s’opèrent selon des modalités prédéterminées, contrôlées et prévues par le système.

3 Tel est le titre que porte un entretien donné à Politique Hebdo en 1976. Voir DE III, p. 75 sq.

4 SP, p. 355.

5 SP, p. 356.

4 « (…) nous vivons dans un monde légal, social, institutionnel où les seules relations possibles sont extrêmement peu nombreuses, extrêmement schématisées, extrêmement pauvres. » (« Le triomphe social du plaisir sexuel… », DE IV, p. 309) Ca ne circule pas, les rapports ne se composent entre individus que selon des voies rares, schématiques, prévisibles et inoffensives. Bien sûr il y a des étudiants, des délinquants, des ouvriers, des paysans, des boulangers, des fous, des camionneurs, des syndicalistes, etc. – mais entre eux ça ne circule pas. Ils font tous leur petit truc à l’intérieur de leurs identités collectives, ils font leurs petits trucs de professeurs, de boulangers ou de délinquants, à l’intérieurs de leurs identités de professeurs, de boulangers ou de délinquants, et avec leurs intérêts spécifiques de professeurs, de boulangers ou de délinquants, et éventuellement dans le cadre de leurs luttes sectorielles de professeurs, de boulangers ou de délinquants, mais ça ne sort pas de ce champ relativement bien isolé et strié, donc gérable – et encore pouvait-on être heureux, à l’époque où Foucault s’exprimait, lorsque, au sein d’un secteur déjà lui-même relativement restreint, celui des groupuscules gauchistes, les lambertistes ne passaient pas l’essentiel de leur temps à se battre avec les trotskystes plutôt que de lutter effectivement contre l’ordre social existant. Telle était justement la situation et en même temps le problème dans ces années-là : les groupuscules révolutionnaires proliféraient, et c’était une très bonne chose, mais ils consacraient l’essentiel de leurs énergies à lutter les uns contre les autres plutôt qu’à composer ensemble des rapports dans la lutte (Dieu merci ! l’extrême gauche française est définitivement sortie de ces errements d’un autre âge, grâce à l’héroïsme politique et à la formidable santé intellectuelle de ses apparatchiks).

« Nous vivons dans un monde relationnel que les institutions ont considérablement appauvri. La société et les institutions qui en constituent l’ossature ont limité la possibilité de relations, parce qu’un monde relationnel riche serait extrêmement compliqué à gérer. Nous devons nous battre contre cet appauvrissement du tissu relationnel. » (idem, p. 309-310) Nous devons nous battre pour créer de nouveaux groupes, de nouvelles possibilités de compositions de rapports qui débordent les schémas pauvres et impuissants imposés par le striage social existant. Cette bataille, Foucault la théorise, de manière intéressante et un peu surprenante, à propos – ou plutôt à partir d’une réflexion sur les homosexuels, sur le type de groupe social que sont susceptibles de constituer les homosexuels pour autant qu’ils s’organisent en mouvement, luttent et revendiquent ensemble. Je pense ici à un entretien donné par Foucault au magazine Gai Pied en avril 1981 : « De l’amitié comme mode de vie »6. Ce qu’affirme Foucault, sans tout à fait être entendu semble-t-il par son interlocuteur, sans du tout avoir été entendu à l’évidence par ceux qui se sont ultérieurement revendiqués de lui à ce titre, c’est que ce qui est intéressant, concernant l’homosexualité, n’a rien à voir avec une supposée « nature » ou avec la recherche par chacun de la vérité de son désir, mais tient à une certaine position stratégique occupée par les homosexuels dans la société. Ce qui est intéressant, c’est que la relation homosexuelle n’est pas socialement balisée, elle existe dans une zone décodée, ou du moins relativement peu codée du striage social, de sorte qu’elle ne peut exister comme forme relationnelle qu’à la condition de s’inventer « hors de relations institutionnelles, de famille, de profession, de camaraderie obligée »7. En cela, la vérité de l’homosexualité est sans doute dans l’amitié, car il s’agit précisément de cette relation peu rassurante qui ne dispose pas de code fixe, de repères, de formes extérieurement déterminées

6 Voir DE IV, p. 163-168.

7 DE IV, p. 164.

5 par quelconque institution, sans sol ni secours que de se donner elle-même à elle-même ses formes : « Ils sont l’un en face de l’autre sans arme, sans mots convenus, sans rien qui les rassure sur le sens du mouvement qui les porte l’un vers l’autre. Ils ont à inventer de A à Z une relation sans forme, et qui est l’amitié. » (« De l’amitié comme mode de vie », DE IV, p. 310) L’amitié nomme cette puissance affective qui se noue, s’actualise et se déploie en-dehors du codage social des relations possibles et prévisibles, par-devers les identités collectives prédéterminées par le système, inventant de nouveaux enjeux, de nouveau désirs, de nouveaux intérêts de groupe qui débordent l’appauvrissement relationnel pointé par Foucault, lequel insiste sur le fait qu’une société, comme il dit, « un peu ratissée » ne peut pas donner place à ces affects d’amitié, de camaraderie, de tendresse, de fidélité, sans craindre que « ne se nouent des lignes de force imprévues ». Que des gens transgressent les normes juridiques, qu’ils tombent en-dehors de normes psychologiques ou psychiatriques, qu’ils soient marginaux au regard des normes morales ou sexuelles, etc., ce n’est pas un problème : ils restent parfaitement localisés et fonctionnels pour autant qu’ils sont aussitôt repris dans ce que j’ai appelé le striage social, le système de marquage identitaire et de localisation ; le problème c’est lorsqu’ils inventent de nouer des liens, de composer des rapports, de faire circuler des affects qui ne sont pas prévus et codés par le système. Comme le dit Foucault d’une formule résolument splendide : « Mais que des individus commencent à s’aimer, voilà le problème. L’institution est prise à contre-pied ; des intensités affectives la traversent (…) » (idem, ibid.) Voilà qu’apparaissent des « relations aux intensités multiples, aux couleurs variables, aux mouvements imperceptibles, aux formes qui changent », flux désirants auxquels les codes institutionnels existant ne peuvent donner sens ni statut, qu’ils ne peuvent reprendre dans leur circuit et canaliser, qui littéralement les bouleversent. Si l’homosexualité en tant qu’objet de lutte et de revendication, mais plus généralement derrière elle l’affect d’amitié décodé sexuellement, intéresse Foucault, ce n’est pas au nom de cette idée stupide que tout le monde « en serait un petit peu », ni de cette idée quelque peu moins stupide mais relativement stupide tout de même qu’il faudrait révéler sa vérité dans l’assomption de sa sexualité et par là de sa nature propre ; non, c’est que la position spécifique qu’occupe (qu’occupait, seulement ?) l’homosexualité dans nos sociétés, position « en biais », décalée, peu codée, lui permet de tracer des diagonales dans le tissu social, et du même coup d’ouvrir « des virtualité relationnelles et affectives » que ce tissu travaille à inhiber. Pour cette raison même, la lutte que peuvent mener de leur côté les homosexuels, comme d’ailleurs n’importe quelle lutte sectorielle, ne doit surtout pas se replier sur elle-même, le groupe ne doit surtout pas se replier sur son identité initiale, celle qui lui est donnée par le système social de marquage et de localisation : ces virtualités relationnelles et affectives qu’il s’agit d’ouvrir, elles pourront être ouvertes pour tout le monde, elles pourront constituer une échappée, une ligne de fuite pour d’autres groupes possibles : « Il ne s’agit pas seulement d’intégrer cette petite pratique bizarroïde qui consiste à faire l’amour avec quelqu’un du même sexe dans des champs culturels préexistants ; il s’agit de créer des formes culturelles. » (« Le triomphe social du plaisir sexuel », DE IV, p. 309) 6 Non pas seulement revendication de droits pour une catégorie isolée et spécifique de la population, mais invention de modes de vie collectifs, généralisables et transversaux par rapport au quadrillage social. Comme le formule Foucault : nous n’avons pas à nous épuiser à reconnaître que nous sommes ceci ou cela (homosexuel ou hétérosexuel, étudiant, ou prof, ou boulanger, ou tout ce qu’on voudra) mais nous devons nous acharner à le devenir : le groupe doit être un pur mouvement en train de se faire, ne pas se replier sur une identité, ne pas bricoler ses petits machins à l’intérieur d’une identité sectorielle close, avec les intérêts et donc les revendications de droit à ceci ou cela qui l’occupent spécifiquement, mais travailler à l’intérieur du mouvement, avec acharnement, à inventer d’autres manières d’être et de penser qui seront transposables, jusqu’à un certain point, à d’autres groupes et identités qui pourront devenir avec nous, se brancher sur nous, nous aider à composer les uns avec les autres de nouveaux rapports.

« […] une culture au sens large, une culture qui invente des modalités de relations, des modes d’existence, des types de valeurs, des formes d’échange entre individus qui soient réellement nouveaux, qui ne soient pas homogènes ni superposables aux formes culturelles générales. Si c’est possible, alors la culture gay ne sera pas seulement un choix d’homosexuels pour homosexuels. Cela va créer des relations qui seront, jusqu’à un certain point, transposables aux hétérosexuels. » (DE IV, p. 311) En quoi l’on retrouve bien, sous une nouvelle formulation, la nécessité de ne pas refermer les luttes sur leurs spécificités locales, mais de toujours les articuler, leur permettre de s’articuler sur un mouvement plus global de transformation de la société, c’est-à-dire pour Foucault, toujours à la fois et corrélativement de transformation des formes institutionnelles, des tissus relationnels et du rapport à soi-même de chacun des sujets.

Toute cette construction que j’essaie de remettre en place à partir de remarques et d’analyses dispersées de Foucault, il me semble qu’elle converge vers une autre conséquence très significative. Qui est la suivante : le combat politique ne peut pas être seulement axé sur les intérêts politiques des groupes. Je veux dire ceci : bien sûr en tant que ceci ou cela, étudiant ou professeur, homosexuel ou copocléphile, ouvrier ou artisan, collectionneur de soldats de plomb ou paysan, camionneur ou zapatiste, on a certains intérêts objectifs, qui nous entraînent logiquement à manifester en faveur de ces intérêts, pour revendiquer, très légitimement souvent, la reconnaissance légale de droits correspondant à ces intérêts. Si l’on songe aux discours contemporains à la réflexion de Foucault, telle sera la perspective d’un certain marxisme : les membres de la classe ouvrière ont, qu’ils le sachent ou non, qu’ils en soient pleinement conscients ou non, un certain nombre d’intérêts objectifs en commun, du fait de leur position dans les rapports de production, intérêts qu’il s’agit de défendre, au nom desquels il faut qu’ils s’organisent entre eux pour les défendre et dont, armé d’une théorie scientifique vraie, le Parti monopolisera la définition. Et il me semble, pour rester assez rudimentaire, que Foucault, à ce point, élève un refus qui prendrait la forme suivante : « Non, attention, n’en restons pas à la stricte délimitation des intérêts, du système des intérêts objectifs, car ce système des intérêts est comme tel déterminé par le striage social qui produit les localisations et les assignations identitaires qui leur correspondent ; ce striage qui nous dit : ‘‘tu es ouvrier du bâtiment et à ce titre tu désireras comme un ouvrier du bâtiment et en tant qu’ouvrier du bâtiment, et comme nous sommes gentils avec toi, de temps en temps, on acceptera de les satisfaire, tes intérêts d’ouvrier du bâtiment, un peu, certes pas trop, mais un peu tout de même, de temps en temps, quand le rapport de force sera un peu trop en faveur des syndicats…’’ Or, cette logique est le goulot d’étranglement des luttes sociales. » Ce qu’auraient voulu dire ces phrases de Foucault s’il les avait effectivement écrites, c’est, me semble-t-il, qu’il faut s’acharner à désirer au-delà du champ de nos intérêts, en tant que ces 7 derniers sont déterminés par le codage social qu’il s’agit précisément de déborder pour apprendre à vivre autrement ensemble, pour inventer de nouveaux modes de vie et de pensée, pour inventer de nouvelles formes culturelles.

Or, sur ce point précis, on retrouve un type d’analyse qui est déjà présent chez Marx, qui n’y est peut-être ni entièrement dominant ni parfaitement cohérent avec l’ensemble de la doctrine, mais qui y est tout de même thématisé de manière très intéressante. On pourra de ce point de vue se référer à un passage de la fin de Misère de la philosophie. Marx y indique que « [l’agglomération] dans un même endroit d’une foule de gens inconnus les uns aux autres »8 qu’entraîne le développement du mode de production capitaliste (notamment sous la forme de la grande industrie) conditionne du même coup leur coalition autour d’un intérêt commun (les ouvriers se coalisent en vue de la défense du salaire). Cet intérêt est strictement déterminé par leur opposition commune au capital, de sorte que les masses coalisées ne sont de ce point de vue qu’une classe vis-à-vis du capital, une classe en soi, mais pas encore une classe pour soi.

Le groupe n’existe qu’en fonction de et par rapport au système des intérêts qui est déterminé par la structure sociale qui conditionne leur action. Mais Marx ajoute qu’à travers la lutte, l’existence de l’association elle-même devient à leurs yeux plus essentielle que son objectif initial (les salaires) : « Cela est tellement vrai que les économistes anglais sont tout étonnés de voir les ouvriers sacrifier une bonne partie du salaire en faveur des associations qui, aux yeux de ces économistes, ne sont établies qu’en faveur du salaire. » (Misère de la philosophie, p.

230) La classe se constitue alors en classe pour elle-même et l’association « prend alors un caractère politique ». La lutte prend donc véritablement un caractère politique lorsque le groupe n’existe plus en vue de la réalisation d’intérêts prédéterminés par le mode de production capitaliste, mais existe en vue de lui-même, en vue de l’expérimentation collective, humaine, existentielle qu’il est, et que le désir d’un autre état de chose possible, d’une autre manière de vivre et d’agir ensemble devient plus impérieuse que les intérêts dits objectifs, que les impératifs propres à la reproduction de la vie biologique. Ce que je nomme ici le système des intérêts, c’est au fond l’ensemble des objectifs qui se déduisent en dernière instance des nécessités de la vie, de ce qui se nomme dans le vocabulaire marxiste les conditions de la reproduction de la force de travail, ou encore, pour employer cette fois le vocabulaire freudien, les impératifs de l’autoconservation. Mais tout cela ne se politise vraiment, il ne se passe vraiment quelque chose, il n’y a vraiment un groupe ouvert et révolutionnaire que lorsqu’on se rend compte que là-dedans ça se met à désirer au-delà de l’intérêt, au-delà des impératifs de l’autoconservation. Peut-être pourrait-on dire qu’il y a politisation réelle, authentique formation d’un groupe-sujet, lorsque l’on quitte le plan des intérêts référés à la reproduction de la vie biologique pour passer sur le plan du désir, du désir d’un tout autre état de chose, d’un autre champ social que celui qui programme les conditions de la reproduction biologique et donc le système des intérêts qui lui correspond. Ce qui veut dire également (mais il ne s’agira ici que d’une suggestion sur laquelle je recule le moment de m’attarder) que le désir et la politique au sens propre se situent au-delà du principe de plaisir au sens freudien, en tant qu’il est ordonné à la conservation de la vie, et ont donc quelque chose à voir, nécessairement, structurellement, avec la pulsion de mort.

Reste qu’il existe une différence fondamentale entre la position foucaldienne sur ces questions et celle que l’on peut repérer dans certains textes de Marx. La problématique marxienne reste en effet prise dans les lourds présupposés suivants.

8 Karl Marx, Misère de la philosophie, rééd. Paris, Payot, 1996, p. 230.

8 a) Il est possible de construire une théorie proprement scientifique du devenir historique (comme histoire du rapport différentiel des forces productives et des rapports de production) et donc de définir à l’avance les conditions objectives et les formes possibles de la révolution, d’en prédire l’inéluctable devenir (c’est l’élément nécessitariste de la théorie).

b) il est pour la même raison possible de caractériser a priori, au moins jusqu’à un certain point, les structures sociales (socialistes puis communistes) qui résulteront du mouvement révolutionnaire et qu’il s’agit donc de faire advenir (c’est l’élément programmatique).

c) pour cette double raison les luttes du prolétariat comme classe doivent être coiffées par la forme-parti qui leur permettra : d’une part de s’organiser conformément aux formes possibles de l’action révolutionnaire dégagées par la théorie ; d’autre part en fonction du type de société qu’il s’agit de faire advenir, telle que déduite par la théorie (appelons ça l’élément organique).

Et c’est cette triple dimension nécessitariste, programmatique et organique du discours marxien, au moins d’un certain discours marxiste, que Foucault, me semble-t-il, cherche précisément à récuser.

Car selon lui, c’est « sur fond de vacuité » que la lutte peut et doit se faire, ou plutôt que les luttes peuvent doivent se poursuivre ; il ne s’agit pas de savoir quels résultats ça va donner, et, ce telos bien en tête, de se donner les moyens de le réaliser sur la scène de l’histoire, en organisant les groupes de lutte en fonction de ce que l’on sait déjà que sera, que devra être la société future. Il s’agit au contraire d’être tout à la fois plus radical et plus modeste : lutter, à chaque coup, dans chaque zone de l’espace social, pour sortir des conditions objectives telles qu’elles nous sont faites, et de tout code préexistant, pour inventer des manières d’être, de vivre, d’agir, de penser les uns avec les autres et les uns par rapport aux autres, pour les inventer de l’intérieur de la lutte visant un tout-autre-chose dont on ne sait pas au départ ce qu’il sera, pour faire apparaître des possibilités inédites à mesure que l’on explore ces relations a-normées :

« […] il faut faire apparaître l’intelligible sur fond de vacuité et nier une nécessité, et penser que ce qui existe est loin de remplir tous les espaces possibles. » (DE IV, p. 167)

On ne se regroupe pas pour faire advenir une possibilité déjà programmée et définie, on se regroupe pour vivre et penser autrement, et c’est en immanence au mouvement, dans et comme ce mouvement en train de se faire que des possibilités autres et nouvelles pourront peut-être se créer.

« Le programme doit être vide9. » (idem) 9

Cette notion de vide est très importante chez Foucault. Le vide est ce qui creuse de l’intérieur la plénitude de l’expérience ou des choses dites. Décrivant son projet dans la préface à l’édition originale de l’Histoire de la folie à l’âge classique, Foucault écrivait : « Je n’ai pas voulu faire l’histoire de ce langage ; plutôt l’archéologie de ce silence » (DE I, p. 160) ; mais faire l’histoire d’un silence c’est chercher à atteindre ce qui sous le langage tenu aura été tu et réduit à se taire, ce qui marque imperceptiblement, inaudiblement le langage effectivement parlé, inscrit en lui la trace, l’absente présence de ce qu’il aura fait taire en parlant. Dans son ouvrage Le Même et l’Autre (Editions de Minuit, Paris, 1979, p. 132), Vincent Descombes commente adéquatement ce thème :

« Foucault entend donc se porter à la limite de ce que nous pouvons reconnaître comme notre histoire ». Cette limite de l’histoire est intérieure à l’histoire, elle est ce qui fait qu’il peut y avoir histoire et qui depuis le dedans de l’histoire opère le partage entre ce qui peut appartenir à l’histoire, faire date, durer, s’archiver, être capitalisé, être pris en compte, se transmettre, circuler, et ce qui échappe toujours déjà, ou plutôt aura toujours déjà échappé à ce compte, à ce circuit de capitalisation. Saisir cette limite, ce serait rendre pensable que le tout lui-même, que tout ce qui se donne comme un tout n’est pas tout, laisse un reste qu’il doit excepter pour se constituer comme tout : absence d’oeuvre « qui court inaltérée en son inévitable vide tout au long de l’histoire ».

9 Peut-être mais seulement peut-être, car, puisqu’on ne prétend plus s’adosser à une conception nécessitariste de l’évolution historique, rien ne nous assure que ça ne va pas tourner court, ressusciter en fin de compte les pires paranoïa, des tissus relationnels encore plus appauvris, des dispositifs d’assujettissements encore plus asphyxiants. Malgré les apparences, il y a donc une position radicalement contre-utopique sur ce point chez Foucault : on n’a pas l’idée préalable d’un état idéal à réaliser, puisqu’au contraire on expérimente à tâtons d’autres formes politique de l’intérieur même du mouvement qui se hérisse contre celles existantes, et on n’a aucune assurance eschatologique de l’avènement d’un tel état puisqu’on est au contraire constamment dans la conscience inquiète et vigilante que, encore une fois, de nouveau, tout cela va peut-être bien gravement merder. Et, dernier point, pour ces raisons mêmes, on ne peut plus se satisfaire de la forme-parti qui a organisé les luttes révolutionnaires référées à Marx et de l’espèce de structure hypothético-déductive qu’elle transpose sur le plan pratique (au sommet la conscience claire du telos et des réalités objectives et, se transmettant par émanation à partir de là, les consignes à faire appliquer aux groupes locaux, aux secteurs spécifiques de la lutte, tous déductibles de la position d’ensemble, indépendamment des contextes et conjonctures spécifiques).

Il y a donc me semble-t-il tout un nouage marxien de la théorie des groupes, du rapport théorie-pratique, des modalités de l’action révolutionnaire que Foucault retravaille, à l’intérieur duquel il s’installe pour le retravailler : une théorie des groupes mais qui ne soit pas encadrée d’un côté par un telos programmé d’avance et d’un autre par la forme-parti comme mode nécessaire d’organisation ; une articulation complexe des enjeux sectoriels micropolitiques et des stratégies macropolitiques globales qui ne soit ni de déduction du micro- à partir du macro- ni d’enfermement dans le local ; et un rôle de la théorie qui ne soit pas de celui de formulation eschatologique du destin collectif ou de prescription scientifique des agenda mais d’échangeur, de couplage et de point de croisement des secteurs de politisations, des luttes et de leurs enjeux hétérogènes. Il est alors nécessaire d’élaborer un autre concept que celui de révolution qui est, on y reviendra, beaucoup trop lié à ce modèle que Foucault conteste. Cet autre concept, c’est peut-être celui de « soulèvement » dont on trouve la trace dans les articles consacrés par Foucault à la Révolution iranienne, sur laquelle je vais donc terminer, pour tester sur un objet historique concret les considérations abstraites qui précèdent.

Je rappelle sommairement10 le contexte et les faits. Le Corriere della sera italien demande en mai 1978 à Foucault une contribution régulière, et ce dernier propose de constituer une équipe d’intellectuels-reporters qui iraient voir ce qui se passe là où naissent des événements qui demandent à être pensés. À la suite de l’incendie meurtrier d’un cinéma d’Abadan les événements qui se produisent en Iran depuis janvier attirent l’attention de l’Occident, et Foucault se propose d’initier là-bas, et en personne, le premier de ces reportages philosophiques. Il s’y rendra deux fois, entre le 16 et le 24 septembre, puis entre le 9 et le 15 novembre, soit naturellement avant la prise du pouvoir par Khomeyni, qui survient en février 1979.

Ce qui va intéresser Foucault, et même à vrai dire le fasciner, c’est les caractères absolument spécifiques que revêt le soulèvement iranien, le mouvement d’insurrection et de refus qu’il a sous les yeux, par rapport, justement, à ce que la tradition occidentale a pris l’habitude de subsumer sous le concept de révolution. Ce qui le fascine c’est la manière dont le soulèvement populaire vient littéralement matérialiser, incarner cette abstraction qu’est, 10 Le lecteur (légitimement) désireux de plus de précisions sur les enjeux historiques et le détail de la chronologie pourra se reporter utilement à l’esquisse de Chronologie des événements d’Iran fournis par les éditeurs des Dits et Écrits, in DE III, p. 663.

10 dans les théories de la souveraineté, la volonté générale11, la matérialiser sous la forme d’une « volonté politique collective » qui cristallise des aspirations multiples, pour lesquelles le terme de gouvernement islamique n’est qu’un mot d’ordre, derrière lequel personne ou presque ne met la même signification, dans le cadre d’un refus global et radical de l’état de chose existant pour lequel, très précisément, le programme est vide. En opérant une traversée et une systématisation des textes consacrés par Foucault à l’Iran, il est possible de regrouper les déterminations par lesquelles ces différents textes construisent en creux le concept de soulèvement dans sa différence avec celui de révolution. Je dégagerais treize traits ou déterminations de ce concept.

1. Il est dépourvu des trois caractéristiques de ce que notre tradition politique nous a habitué à subsumer sous le concept de révolution, à savoir la présence de contradictions motrices identifiables dans la société, l’existence corrélative d’une lutte des classes, la présence d’une avant-garde qui entraîne avec elle le reste de la nation12. L’absence de ces éléments est selon Foucault ce qui rend difficilement pensable ce mouvement et suscite une gêne et un malaise face à lui. La « forme révolution » semble à Foucault un recodage à l’intérieur d’une « histoire rationnelle et maîtrisable »13 de ce que peut comporter d’abrupt, d’irruptif et d’irréductiblement singulier le mouvement de soulèvement populaire, qui opère précisément une sortie hors de l’histoire.

2. Il suppose une forme d’organisation, en l’espèce la religion chiite, qui précisément est moins une forme (qui unifierait les différents discours autour d’une rationalité commune, ainsi que prétend le faire le discours du marxisme) qu’une force, ce qui donne un vecteur commun d’expression à la multiplicité dispersée « de milliers de mécontentements, de haines, de misères, de désespoirs »14 et qui, de ces innombrables faiblesses, fait une puissance singulière. Foucault insiste sur le fait qu’en aucun cas la religion chiite ne doit être comprise comme intrinsèquement révolutionnaire (ou intrinsèquement bonne), et qu’elle n’est en l’espèce que « la forme que prend la lutte politique dès lors que celle-ci mobilise les couches populaires »15. Elle fournit une forme commune pour penser, s’exprimer et agir à des individus qui se soulèvent, peut-être, sans doute, pour des raisons fort diverses, à partir de conditions très distinctes, mais qui, réunis par le même refus et le même engagement physique et moral, y trouvent le moyen d’avoir provisoirement la même volonté16. On retrouve là la fascination foucaldienne pour le surgissement d’une forme relationnelle imprévue, faisant sauter les segmentations sociales et inventant la possibilité de formes d’existence communes ; fascination semblable, aussi curieux que soit ce rapprochement, à celle qu’il manifestait à propos de l’amitié homosexuelle.

11 « La volonté collective, c’est un mythe politique avec lequel les juristes ou les philosophes essaient d’analyser, ou de justifier, des institutions, etc., c’est un instrument théorique : la ‘volonté collective’, on ne l’a jamais vue, et personnellement, je pensais que la volonté collective, c’était comme Dieu, comme l’âme, ça ne se rencontrait jamais. Je ne sais pas si vous êtes d’accord avec moi, nous avons rencontré, à Téhéran et dans tout l’Iran, la volonté collective d’un peuple. Eh bien, ça se salue, ça n’arrive pas tous les jours. »
(« L’esprit d’un monde sans esprit », DE III, p. 746).

12Idem, DE III, p. 744.

13 « Inutile de se soulever ? », DE III, p. 791.

14 « Téhéran : la foi contre le chah », DE III, p. 688.

15 Idem.

16 Cf. « Le chef mythique de la révolte de l’Iran », DE III, p. 715 : « C’est la même protestation, c’est la même volonté qui est exprimée par un médecin de Téhéran et un mollah de province, par un ouvrier du pétrole, par un employé des postes et par une étudiante sous le tchador ».

11 3. Pour cette raison même peut-être, tout ce qui devrait affaiblir ce mouvement en le divisant réussit au contraire à le renforcer17.

4 . Le soulèvement ne s’ordonne pas à une série de revendications politiques déterminées mais à un mot d’ordre très court : « Il s’agit toujours d’une même chose, d’une seule et très précise : le départ du chah. Mais cette chose unique, pour le peuple iranien, cela veut dire tout »18.

5. Ce mot d’ordre unique, qui veut tout dire sans pouvoir l’articuler, ne renvoie pas à un projet à long terme, ou à l’exigence d’une forme d’organisation sociale spécifiée : il est pur refus qui porte sur l’immédiatement présent. Cette spécificité de la revendication et cette absence de programme de gouvernement sont la condition pour que s’opère le ralliement général d’une véritable volonté collective transcendant les segmentations sociales19.

6. Du coup, la révolte n’a pas la forme d’un regroupement organisé (sur des bases militaires ou bien sur le modèle d’une structure en partis) mais d’un pur et simple surgissement, d’un « raz de marée sans appareil militaire, sans avant-garde, sans parti »20.

7. Si le soulèvement a alors la forme d’un déferlement, et non d’une lutte organisée autour d’objectifs déterminés et stratégiques, c’est aussi parce que le mouvement n’est pas articulé à une lutte politique, à une lutte trouvant ses enjeux, ses repères, ses objectifs tactiques et sa finalité stratégique à l’intérieur du champ politique et conformément à la rationalité propre de ce champ : il s’agit bien plutôt d’une lutte contre la politique elle-même, d’une percée hors de la politique qui la refuse en bloc, qui ne se laisse pas prescrire les formes du possible et de l’impossible, du pertinent et du raisonnable par les normes internes au champ politique : « L’Iran est actuellement en état de grève politique généralisée. Je veux dire en état de grève par rapport à la politique »21. C’est pour cela que ses mots d’ordre (« gouvernement islamique », ralliement aveugle à Khomeiny) sont vides et peuvent catalyser des volontés singulières infiniment diverses et en faire une force unique. Il y a dans le soulèvement la revendication informulée d’un « totalement autre » que rien dans l’état de choses existant ne satisfait plus. Et ce précisément parce que la politique n’est plus lue comme ce qui est susceptible de donner forme et expression à une volonté collective mais comme ce qui toujours déjà sépare d’elle-même, fragmente, morcelle cette volonté populaire22.

8. Le soulèvement est constitué d’une pluralité de mouvements dispersés, peu connectés entre eux, mais dont chacun s’assigne, comme spontanément, une fonction et un sens nationaux : « Aujourd’hui, ils ont tous conscience de faire une grève politique, parce qu’ils le font en solidarité avec le pays tout entier »23.

17 cf. « Une révolte à mains nues », DE III, p. 702.

18 « Le chef mythique de la révolte de l’Iran », DE III, p. 715.

19 Cf. « Une révolte à mains nues », DE III, p. 702 : « C’est parce qu’il n’y a pas de programme de gouvernement, c’est parce que les mots d’ordre sont courts, qu’il peut y avoir une volonté claire, obstinée, presque unanime ». De nouveau, ces propos font écho à ceux que nous rapportions précédemment : « Le programme doit être vide ».

20 idem, p. 701.

21 Idem, p. 702.

22 Idem, ibid : « Sans doute parce que la politique n’est pas ce qu’elle prétend – l’expression d’une volonté collective ; elle ne respire bien que là où cette volonté est multiple, hésitante, confuse et obscure à elle-même ».

23 « La révolte iranienne se propage sur les rubans des cassettes », DE III, p. 711.

12 9. En résulte la formation « sauvage » d’un réseau autonome de circulation de l’information qui court-circuite les réseaux officiels et les prive de tout pouvoir idéologique24.

10. Le soulèvement a, en raison de toutes les caractéristiques énumérées précédemment, un caractère total. Le peuple se soulève « non seulement contre le souverain et sa police, mais contre tout un régime, tout un mode de vie et tout un monde »25. Ce qui doit être entendu au sens strict : c’est l’ordre mondial qui est visé et attaqué dans le soulèvement, c’est l’ordre des hégémonies planétaires ellesmêmes, en tant qu’elles trouvent un point particulier d’insertion dans cette zone du globe26 : « C’est peut-être la première grande insurrection contre les systèmes planétaires »27. Ce que n’a même pas pu penser, selon Foucault, l’internationalisme marxiste, inséré dans les logiques proprement géopolitiques et soumis à leurs normes, serait ici effectivement voulu par cette « insurrection d’hommes aux mains nues qui veulent soulever le poids formidable qui pèse sur chacun de nous »28.

11. Le caractère « total » du soulèvement, lui donne un caractère événementiel par lequel il verticalise l’histoire, mais aussi traverse chacun pour le dédoubler : chacun a ses intérêts et ses préoccupations propres, ses revendications catégorielles aussi, mais en même temps chacun est inscrit dans le mouvement, indépendamment de tous ces caractères personnels et subjectifs, chacun porte et est emporté par le soulèvement : « Prenons le militant d’un groupe politique quelconque. Quand il défilait au cours de l’une de ces manifestations, il était double : il avait son calcul politique, qui était ceci ou cela, et en même temps, il était un individu pris dans le mouvement révolutionnaire »29. Ou, pour reprendre notre terminologie antérieure, il n’était pas seulement inscrit dans le système des intérêts sectoriels mais pris dans un mouvement de désir qui les débordait et lui faisait composer des rapports inédits, imprévisibles, avec les autres groupes, les autres subjectivités.

12. Ce dédoublement de chacun entre ses intérêts subjectifs et une part que nous dirons asubjective (qui compose des rapports singuliers avec les autres, indépendamment de leurs localisations sociales et politiques), se rattache à ce qui fait le caractère le plus essentiel du soulèvement : il est contre l’état de chose existant mais aussi contre le mode d’être de chacun dans la société. Pour Foucault les Iraniens se

24 Cf. idem, pp. 712-713.

25 « Une poudrière appelée islam », DE III, p. 760.

26 Cf. « Le chef mythique de la révolte de l’Iran », DE III, p. 715 : « Un peu comme les étudiants européens des années soixante, les iraniens veulent tout ; mais ce tout n’est pas celui d’une ‘‘libération des désirs’’, c’est celui d’un affranchissement à l’égard de tout ce qui marque dans leur pays et dans leur vie quotidienne la présence des hégémonies planétaires ».

27 idem, p. 716.

28 Idem.

29 « L’esprit d’un monde sans esprit », DE III, p. 750. Foucault, par ces deux derniers points, est très proche de l’analyse qu’ont proposé Hardt et Negri des luttes contemporaines. Parlant des « affrontements les plus radicaux et les plus forts du 20ème siècle finissant : les événements de la place Tienanmen en 1989, l’Intifada palestinienne contre l’occupation israélienne, les émeutes de Los Angeles en 1992, le soulèvement du Chiapas qui a commencé en 1994, les grèves qui ont paralysé la France en 1995 et celles qui ont affecté la Corée du Sud en 1996 » (Empire, p. 85), ils remarquent que ces luttes diverses « ne pouvaient pas être traduites les uns dans les autres », manquant d’un langage commun leur permettant de se connecter à distance, de se transposer d’un contexte à l’autre : « à notre époque de communication tant célébrée, les luttes sont devenues incommunicables ». Or, selon Hardt et Negri, c’est précisément pour cette raison que, ne pouvant se déplacer à l’horizontale, elles sont poussées à se verticaliser, « rebondir à la verticale et (d’) atteindre immédiatement au niveau mondial ».

13 soulèvent aussi contre eux-mêmes et pour se transformer eux-mêmes : « En se soulevant les Iraniens se disaient – et c’est peut-être cela l’âme du soulèvement : il nous faut changer, bien sûr, de régime et nous débarrasser de cet homme (…).

Mais surtout il nous faut changer nous-mêmes (…) et il n’y aura de révolution réelle qu’à la condition de ce changement radical dans notre expérience »30.

13. En sorte que, dernier point, le soulèvement projette au devant de lui une exigence, et une exigence vide, indéterminée pour l’avenir et définie seulement par ce rejet total du présent – l’exigence vide d’un « tout autre chose ».

Ce qui est important, fascinant mais aussi excessivement périlleux et inquiétant dans le soulèvement et dans la théorie qu’en fait Foucault, c’est précisément cette vacuité sur laquelle il s’enlève, le vide de son programme, son absence de programmation idéologique et téléologique, sa Grundlosigkeit et la nécessité qui en résulte qu’il s’invente à mesure ses formes. Car rien n’est assuré, bien au contraire, dans l’événement et le moment du soulèvement, rien n’annonce l’avenir ou ne permet de prédire, au nom de la puissance que l’on voit s’y manifester, que les réalisations ultérieures seront acceptables plutôt qu’inacceptables, positives plutôt qu’atroces.

Et de ce point de vue on peut trouver dans l’analyse foucaldienne de ce soulèvement qui ne se contente pas d’avancer dans le sens de l’histoire ou avec elle, mais qui met en crise l’histoire elle-même, une théorie tout à fait analogue à celle que développe Deleuze quant à la notion d’événement, lorsqu’il le définit comme ce qui ne peut être expliqué par l’histoire, ce qui ne dépend ou ne découle pas d’elle mais se fait contre elle, peut avoir lieu en tant qu’il lui échappe. Autant que Deleuze, Foucault s’intéresse ici au processus qui emporte les individus et les fait devenir, non à l’entité « révolution islamique » pour elle-même : « Ce que l’histoire saisit de l’événement, c’est son effectuation dans des états de choses, mais l’événement dans son devenir échappe à l’histoire. »31 Chez l’un comme chez l’autre, le problème n’est pas d’identifier des causes historiques objectives ou des conséquences inévitables, mais de saisir et de conserver l’instance de l’événement du « devenir révolutionnaire » des sujets ou du soulèvement d’un peuple en tant que ceux-ci introduisent un hiatus irréductible dans l’histoire, avec les conditions historiques mêmes. Le mouvement de soulèvement ne doit pas être évalué, estime Foucault, relativement à son avenir possible ou avéré, non plus qu’en relation à son passé comme cause nécessaire, mais en raison de ce qu’il manifeste dans sa propre effectuation ; ce qui ne l’empêche pas de savoir que lorsque ce mouvement retombe, pour citer les admirables formules de François Zourabichvili, « commence alors l’interminable calcul paranoïaque des écarts ou déviations, des fidélités et des trahisons, bref des degrés de participation relative à l’Idée, dans une rage de recognition qui s’oppose au caractère profondément indécidable de tout devenir social, ou révolutionnaire »32. Ou encore, dans les propres termes de Foucault : « Il y a eu littéralement une lumière qui s’est allumée en eux tous et qui les baigne tous en même temps. Ca s’éteindra. A ce moment-là apparaîtront les différentes forces politiques, les différents courants, il y aura des compromis, ce sera ceci ou cela, je ne sais pas du tout qui va gagner et je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de gens qui puissent le dire actuellement. Ca disparaîtra. » (DE IV, p. 750)

30 idem, p. 748-749.

31 Gilles Deleuze, Pourparlers, Paris, Éditions de Minuit, 1990, p. 231 32François Zourabichvili, Deleuze Une philosophie de l’événement , Paris, PUF, « Philosophie », 1994, p. 114.

14 Je peux donc conclure : ce concept du soulèvement (dont il serait d’ailleurs intéressant de considérer les proximités avec la notion de « révolution spontanée » chez Rosa Luxembourg) est celui qui est en quelque sorte logiquement appelé par, qui est en tout cas conceptuellement coordonné à la réévaluation que propose Foucault de la théorie marxienne des classes, et à la théorie tout à fait originale des dispositifs sociaux normatifs qu’il a construite. Et que le soulèvement ne soit plus conçu comme la conclusion d’un processus historique nécessaire, résultant objectivement des conditions historiques qui le détermineraient, et mené par une classe instruite par une théorie scientifique du modus operandi à adopter, mais comme l’irruption brutale d’un devenir dont le programme est vide, mené par des groupes en train de se transformer ensemble et d’expérimenter sur eux-mêmes à l’intérieur du mouvement d’insurrection, c’est ce qui doit enjoindre tout groupe en état d’insurrection à la plus grande prudence, à une vigilance constante face aux risques de retombée dans les « interminables calculs paranoïaques », parce qu’ils ne pourront plus jamais avoir la tranquille sérénité d’oeuvrer dans quelque « sens de l’histoire » que ce soit.

Stéphane Legrand