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Origine : www.europhilosophie.eu/.../Ste_phane_Foucault_et_groupe.pdf
Je partirai d’une hypothèse : la théorie des
groupes est le centre névralgique, le point de convergence,
ou du moins le lieu privilégié autour duquel s’organisent
les principales déterminations d’une véritable
théorie politique critique : conception sous-jacente de l’histoire,
délimitation de l’intolérable, détermination
des objectifs, des conditions et des modalités de l’activité
de transformation possible de la société. Et je vais
tenter ici de tester cette hypothèse sur et à partir
d’un certain nombre d’analyses conduites par Michel
Foucault.
Il me faudra pour cela procéder suivant quelques médiations.
D’abord, dégager ce qui constitue selon Foucault tout
à la fois le champ et l’enjeu majeur des luttes politiques
; analyser ensuite le type de formation de groupe qui résulte
des conditions de cette lutte, puis la théorie sous-jacente
du soulèvement qui s’y rattache ; enfin, me donner
un cas d’analyse idéal-typique pour tester la pertinence
de cette ébauche de modélisation, cas que je trouverai
dans la lecture foucaldienne du soulèvement iranien.
Pour commencer, je voudrais revenir sur ce qui constitue, aux yeux
de Foucault, le rapport du théorique et du pratique dans
l’ordre des luttes sociales. Sur le statut politique, au fond,
de l’intellectuel.
On sait bien que Foucault s’est opposé à la
définition traditionnelle du rôle de l’intellectuel
comme conscience universelle, ou plus spécifiquement dans
le champ du marxisme comme forme élaborée et transparente
à elle-même d’un savoir, d’une vérité
dont le prolétariat serait le détenteur immédiat
et non réfléchi – pour lui opposer une conception,
d’ailleurs selon lui tendanciellement actualisée dans
notre époque, de l’intellectuel spécifique travaillant
à l’aide d’instrument précis, maîtrisés
de première main, dans des secteurs tout à fait déterminés
du champ des rapports de pouvoir. Ce en quoi, certes, Foucault voyait
un progrès notable dans la mesure où la conscience
des intellectuels s’est par là même rapprochée
du concret. Mais il est très important d’ajouter deux
précisions, généralement omises je le crains.
Premièrement, cette dimension de spécificité
de leur savoir, les a symétriquement rapprochés, et
non pas éloignés, des problèmes (situés
dans la dimension de l’universel) propres au prolétariat
et aux masses : « [d’une part] parce qu’il s’agissait
de luttes réelles, matérielles, quotidiennes, et [d’autre
part] parce qu’ils rencontraient souvent, mais dans une autre
forme, le même adversaire que le prolétariat, la paysannerie
ou les masses : les multinationales, l’appareil judiciaire
et policier, la spéculation immobilière, etc. »
(« La fonction politique de l’intellectuel »,
DE III1, p. 109, n° 184) Il ne s’agit donc pas d’opposer
tout uniment un « bon » intellectuel qui redescendrait
au plus proche des enjeux spécifiques et des stratégies
locales, et par là même concrètes, à
un « mauvais » intellectuel qui en resterait au plan
de l’universalité abstraite d’enjeux macropolitiques
erronément référés aux masses ou au
prolétariat ; il s’agirait bien plutôt de 1 Voir
la liste des abréviations à la fin de l’article.
2 s’efforcer de penser un mode d’articulation original
de l’universel sur le local ou, pour mieux le dire, des stratégies
micropolitiques propres aux réseaux fins des relations de
pouvoir sur les enjeux macropolitiques de la lutte social d’ensemble.
Ce qui est à la fois important et problématique, ici,
étant la thèse foucaldienne selon laquelle le micro-
et le macropolitique ne relèvent pas seulement d’échelles
différentes, mais diffèrent en nature (la citation
ci-dessus l’indique on ne peut plus clairement : les intellectuels
spécifiques rencontrent les mêmes adversaires que les
masses, mais « dans une autre forme »), ce qui ne rend
suffisantes ni une déduction univoque des logiques sectorielles
à partir de la définition des objectifs stratégiques
globaux (définis par exemple par le parti prolétarien
ou prétendu tel), ni inversement une induction, de proche
en proche, des consignes ou des possibilités macropolitiques
par simple généralisation des enjeux sectoriels.
Deuxièmement, mais ce point est évidemment corrélé
au précédent, Foucault nous met très explicitement
en garde contre le danger que représenterait la limitation
du travail politique de l’intellectuel à des luttes
purement sectorielles, étroitement cloisonnées et
séparées des enjeux stratégiques d’ensemble
:
« L’intellectuel spécifique rencontre des obstacles
et s’expose à des dangers. […] Danger de s’en
tenir à des luttes de conjoncture, à des revendications
sectorielles. […] Risque, surtout, de ne pas pouvoir développer
ces luttes faute de stratégie globale et d’appuis extérieurs.
Risque, aussi, de ne pas être suivi ou seulement par des groupes
très limités. »
(« Entretien avec Michel Foucault », DE III, p. 157,
n°192)
Et à la limite, il faudrait même dire que la fonction
politique essentielle de l’intellectuel, ce n’est pas
de restituer à son savoir sa dimension de spécificité
et d’insertion dans les luttes locales, c’est d’être
celui qui permet l’articulation des différents niveaux
d’événementialité politique2, celui qui
peut servir d’échangeur ou de point de communication
aux enjeux, langages, intérêts évidemment en
soi et originairement hétérogènes des différents
groupes en lutte. Il s’agit de faire que ses concepts fonctionnent
« comme échangeurs, points de croisement privilégiés
», produisent « des liens transversaux de savoir à
savoir, d’un point de politisation à un autre »
(idem, p. 153) – je reviendrai sur cette notion de transversalité.
Or, si cette possibilité est ouverte, selon Foucault, aux
intellectuels, ce n’est pas en raison d’une forme de
dignité particulière que détiendraient par
définition ou par nature la pensée et la connaissance,
c’est en raison du statut historiquement déterminé
qui est le leur au moment où Foucault produit ces analyses.
L’intellectuel occupe, comme tout un chacun, une position
spécifique dans nos sociétés (il est quelque
part, localisé, il a une certaine fonction, un certain statut,
etc.), mais sa spécificité – si j’ose
l’expression – sa spécificité a elle-même
quelque chose de spécifique par rapport aux autres positions
: elle est en tant que telle branchée sur les déterminations
théorico-pratiques d’ensemble du champ social.
« [l’intellectuel] c’est bien quelqu’un
qui occupe une position spécifique – mais d’une
spécificité qui est liée aux fonctions générales
du dispositif de vérité dans une société
comme la nôtre. » (idem, p. 159) Il fonctionne à
ce niveau spécifique qui est celui des régimes de
vérité et des formations de savoir, niveau qui est
en même temps essentiel aux structures générales
et au fonctionnement d’ensemble de nos sociétés,
à ce niveau donc où quelque chose comme le système
des savoirs, des énoncés valides et normatifs, s’articule
(sous des formes évidemment complexes) à quelque chose
comme le réseau des pouvoir – et c’est cette
position précise, 2 Je reprends la notion de « niveaux
d’événementialité » à la
conférence « Revenir à l’Histoire »,
prononcée par Foucault le 9 octobre 1970. Voir DE II, p.
268-281.
3 cette sorte d’hybridité, de monstruosité
de l’intellectuel, qui le rend potentiellement apte à
jouer ce rôle d’échangeur, de point de croisement,
ce rôle de vecteur de transversalité que je disais
entre les différentes luttes hétérogènes.
Maintenant, pourquoi ce rôle est-il si capital ? Pour le
comprendre, il faut revenir à la racine de la théorie
foucaldienne du pouvoir, et notamment à sa théorie
des normes. Lorsque Foucault fait valoir « l’extension
sociale de la norme » 3, ou dit de nos sociétés
que s’y est « diffusé un pouvoir normalisateur
»4 ou encore qu’y « règne l’universalité
du normatif » 5 – il ne faut surtout pas croire qu’il
vise la domination, même tendancielle, de certaines règles
strictes qui se contenteraient de contraindre, et par la même
d’uniformiser les conduites, et qu’en conséquence
la lutte politique trouverait son principe dans la transgression
ou la déposition de ces normes. Comme si les normes avaient
tout simplement pour fin d’être respectées. Non,
la transgression, le non-respect des normes est au contraire politiquement
profitable dans le cadre des relations de pouvoir, et éminemment
instrumentalisable – Foucault n’a cessé de le
montrer, par exemple en analysant la manière dont la production
de la délinquance comme milieu et ensemble d’habitus
spécifiques, qui est à l’évidence l’échec
avéré de la politique pénale et de l’institution
carcérale qui se donnent comme ce qui a vocation à
la conjurer, avaient pu et pouvaient remplir une fonction pleinement
positive et utile : ce qui est important, ce n’est pas du
tout qu’il y ait moins de crime, c’est que le milieu
de la délinquance produit par les institutions qui prétendent
chercher à le prévenir soit repérable, «
bien défini, fiché », utilisable comme arme
économique et politique, pour fournir la plus basse main-d’oeuvre,
servir d’indicateurs à la police, infiltrer les syndicats
ouvriers, constituer les milices, justifier les opérations
quotidiennes de la police, ou encore permettre d’opposer une
plèbe sous-prolétarienne au peuple des bons travailleurs
et contribuer ainsi à ce que Foucault appelle la moralisation
de la classe ouvrière. Revenons-y : s’il est vrai,
comme ne cesse de le dire Foucault, que nous vivons dans des sociétés
essentiellement axées sur le régime de la norme, ce
n’est pas qu’il s’agisse pour ceux qui dominent
de faire que ces normes soient intégralement respectées,
mais bien plutôt de s’assurer que le respect et le nonrespect
des différent types de normes sociales produisent une sériation,
une discrimination codée des individus selon des catégories
relativement stables, les plus pauvres possibles, et donc plus aisément
contrôlables. Ce qui importe c’est d’assurer la
segmentation la plus efficace du corps social, et par là
même l’optimisation de sa gestion politique. C’est
ce que montre admirablement Foucault, par exemple lorsqu’il
analyse la manière dont la catégorie de délinquance,
en tant que catégorie sociologique-criminologique, a permis
à la fin du 18e début du 19e siècle de saper
ce qu’il y avait de virtuellement politique, donc généralisable,
dans toute une frange des illégalismes populaires, pour le
référer tout uniment à une nature rétive
et dangereuse des criminels, et par là opposer le reste du
prolétariat à cette plèbe délinquante,
ainsi marquée comme ennemi intérieur, et donc opposer
la classe populaire à elle-même tout en dépolitisant
toute une part de ses luttes.
D’une manière beaucoup plus générale,
ce qui est essentiel au fonctionnement des dispositifs de pouvoir
dans des sociétés comme les nôtres, estime Foucault,
c’est bien la gestion des identités collectives, donc
des formations-de-groupe possibles, la raréfaction (pour
parler spinoziste) des compositions de rapport affectifs et pratiques
entre les sujets, ou du moins, c’est de faire en sorte que
ces compositions de rapports s’opèrent selon des modalités
prédéterminées, contrôlées et
prévues par le système.
3 Tel est le titre que porte un entretien donné à
Politique Hebdo en 1976. Voir DE III, p. 75 sq.
4 SP, p. 355.
5 SP, p. 356.
4 « (…) nous vivons dans un monde légal, social,
institutionnel où les seules relations possibles sont extrêmement
peu nombreuses, extrêmement schématisées, extrêmement
pauvres. » (« Le triomphe social du plaisir sexuel…
», DE IV, p. 309) Ca ne circule pas, les rapports ne se composent
entre individus que selon des voies rares, schématiques,
prévisibles et inoffensives. Bien sûr il y a des étudiants,
des délinquants, des ouvriers, des paysans, des boulangers,
des fous, des camionneurs, des syndicalistes, etc. – mais
entre eux ça ne circule pas. Ils font tous leur petit truc
à l’intérieur de leurs identités collectives,
ils font leurs petits trucs de professeurs, de boulangers ou de
délinquants, à l’intérieurs de leurs
identités de professeurs, de boulangers ou de délinquants,
et avec leurs intérêts spécifiques de professeurs,
de boulangers ou de délinquants, et éventuellement
dans le cadre de leurs luttes sectorielles de professeurs, de boulangers
ou de délinquants, mais ça ne sort pas de ce champ
relativement bien isolé et strié, donc gérable
– et encore pouvait-on être heureux, à l’époque
où Foucault s’exprimait, lorsque, au sein d’un
secteur déjà lui-même relativement restreint,
celui des groupuscules gauchistes, les lambertistes ne passaient
pas l’essentiel de leur temps à se battre avec les
trotskystes plutôt que de lutter effectivement contre l’ordre
social existant. Telle était justement la situation et en
même temps le problème dans ces années-là
: les groupuscules révolutionnaires proliféraient,
et c’était une très bonne chose, mais ils consacraient
l’essentiel de leurs énergies à lutter les uns
contre les autres plutôt qu’à composer ensemble
des rapports dans la lutte (Dieu merci ! l’extrême gauche
française est définitivement sortie de ces errements
d’un autre âge, grâce à l’héroïsme
politique et à la formidable santé intellectuelle
de ses apparatchiks).
« Nous vivons dans un monde relationnel que les institutions
ont considérablement appauvri. La société et
les institutions qui en constituent l’ossature ont limité
la possibilité de relations, parce qu’un monde relationnel
riche serait extrêmement compliqué à gérer.
Nous devons nous battre contre cet appauvrissement du tissu relationnel.
» (idem, p. 309-310) Nous devons nous battre pour créer
de nouveaux groupes, de nouvelles possibilités de compositions
de rapports qui débordent les schémas pauvres et impuissants
imposés par le striage social existant. Cette bataille, Foucault
la théorise, de manière intéressante et un
peu surprenante, à propos – ou plutôt à
partir d’une réflexion sur les homosexuels, sur le
type de groupe social que sont susceptibles de constituer les homosexuels
pour autant qu’ils s’organisent en mouvement, luttent
et revendiquent ensemble. Je pense ici à un entretien donné
par Foucault au magazine Gai Pied en avril 1981 : « De l’amitié
comme mode de vie »6. Ce qu’affirme Foucault, sans tout
à fait être entendu semble-t-il par son interlocuteur,
sans du tout avoir été entendu à l’évidence
par ceux qui se sont ultérieurement revendiqués de
lui à ce titre, c’est que ce qui est intéressant,
concernant l’homosexualité, n’a rien à
voir avec une supposée « nature » ou avec la
recherche par chacun de la vérité de son désir,
mais tient à une certaine position stratégique occupée
par les homosexuels dans la société. Ce qui est intéressant,
c’est que la relation homosexuelle n’est pas socialement
balisée, elle existe dans une zone décodée,
ou du moins relativement peu codée du striage social, de
sorte qu’elle ne peut exister comme forme relationnelle qu’à
la condition de s’inventer « hors de relations institutionnelles,
de famille, de profession, de camaraderie obligée »7.
En cela, la vérité de l’homosexualité
est sans doute dans l’amitié, car il s’agit précisément
de cette relation peu rassurante qui ne dispose pas de code fixe,
de repères, de formes extérieurement déterminées
6 Voir DE IV, p. 163-168.
7 DE IV, p. 164.
5 par quelconque institution, sans sol ni secours que de se donner
elle-même à elle-même ses formes : « Ils
sont l’un en face de l’autre sans arme, sans mots convenus,
sans rien qui les rassure sur le sens du mouvement qui les porte
l’un vers l’autre. Ils ont à inventer de A à
Z une relation sans forme, et qui est l’amitié. »
(« De l’amitié comme mode de vie », DE
IV, p. 310) L’amitié nomme cette puissance affective
qui se noue, s’actualise et se déploie en-dehors du
codage social des relations possibles et prévisibles, par-devers
les identités collectives prédéterminées
par le système, inventant de nouveaux enjeux, de nouveau
désirs, de nouveaux intérêts de groupe qui débordent
l’appauvrissement relationnel pointé par Foucault,
lequel insiste sur le fait qu’une société, comme
il dit, « un peu ratissée » ne peut pas donner
place à ces affects d’amitié, de camaraderie,
de tendresse, de fidélité, sans craindre que «
ne se nouent des lignes de force imprévues ». Que des
gens transgressent les normes juridiques, qu’ils tombent en-dehors
de normes psychologiques ou psychiatriques, qu’ils soient
marginaux au regard des normes morales ou sexuelles, etc., ce n’est
pas un problème : ils restent parfaitement localisés
et fonctionnels pour autant qu’ils sont aussitôt repris
dans ce que j’ai appelé le striage social, le système
de marquage identitaire et de localisation ; le problème
c’est lorsqu’ils inventent de nouer des liens, de composer
des rapports, de faire circuler des affects qui ne sont pas prévus
et codés par le système. Comme le dit Foucault d’une
formule résolument splendide : « Mais que des individus
commencent à s’aimer, voilà le problème.
L’institution est prise à contre-pied ; des intensités
affectives la traversent (…) » (idem, ibid.) Voilà
qu’apparaissent des « relations aux intensités
multiples, aux couleurs variables, aux mouvements imperceptibles,
aux formes qui changent », flux désirants auxquels
les codes institutionnels existant ne peuvent donner sens ni statut,
qu’ils ne peuvent reprendre dans leur circuit et canaliser,
qui littéralement les bouleversent. Si l’homosexualité
en tant qu’objet de lutte et de revendication, mais plus généralement
derrière elle l’affect d’amitié décodé
sexuellement, intéresse Foucault, ce n’est pas au nom
de cette idée stupide que tout le monde « en serait
un petit peu », ni de cette idée quelque peu moins
stupide mais relativement stupide tout de même qu’il
faudrait révéler sa vérité dans l’assomption
de sa sexualité et par là de sa nature propre ; non,
c’est que la position spécifique qu’occupe (qu’occupait,
seulement ?) l’homosexualité dans nos sociétés,
position « en biais », décalée, peu codée,
lui permet de tracer des diagonales dans le tissu social, et du
même coup d’ouvrir « des virtualité relationnelles
et affectives » que ce tissu travaille à inhiber. Pour
cette raison même, la lutte que peuvent mener de leur côté
les homosexuels, comme d’ailleurs n’importe quelle lutte
sectorielle, ne doit surtout pas se replier sur elle-même,
le groupe ne doit surtout pas se replier sur son identité
initiale, celle qui lui est donnée par le système
social de marquage et de localisation : ces virtualités relationnelles
et affectives qu’il s’agit d’ouvrir, elles pourront
être ouvertes pour tout le monde, elles pourront constituer
une échappée, une ligne de fuite pour d’autres
groupes possibles : « Il ne s’agit pas seulement d’intégrer
cette petite pratique bizarroïde qui consiste à faire
l’amour avec quelqu’un du même sexe dans des champs
culturels préexistants ; il s’agit de créer
des formes culturelles. » (« Le triomphe social du plaisir
sexuel », DE IV, p. 309) 6 Non pas seulement revendication
de droits pour une catégorie isolée et spécifique
de la population, mais invention de modes de vie collectifs, généralisables
et transversaux par rapport au quadrillage social. Comme le formule
Foucault : nous n’avons pas à nous épuiser à
reconnaître que nous sommes ceci ou cela (homosexuel ou hétérosexuel,
étudiant, ou prof, ou boulanger, ou tout ce qu’on voudra)
mais nous devons nous acharner à le devenir : le groupe doit
être un pur mouvement en train de se faire, ne pas se replier
sur une identité, ne pas bricoler ses petits machins à
l’intérieur d’une identité sectorielle
close, avec les intérêts et donc les revendications
de droit à ceci ou cela qui l’occupent spécifiquement,
mais travailler à l’intérieur du mouvement,
avec acharnement, à inventer d’autres manières
d’être et de penser qui seront transposables, jusqu’à
un certain point, à d’autres groupes et identités
qui pourront devenir avec nous, se brancher sur nous, nous aider
à composer les uns avec les autres de nouveaux rapports.
« […] une culture au sens large, une culture qui invente
des modalités de relations, des modes d’existence,
des types de valeurs, des formes d’échange entre individus
qui soient réellement nouveaux, qui ne soient pas homogènes
ni superposables aux formes culturelles générales.
Si c’est possible, alors la culture gay ne sera pas seulement
un choix d’homosexuels pour homosexuels. Cela va créer
des relations qui seront, jusqu’à un certain point,
transposables aux hétérosexuels. » (DE IV, p.
311) En quoi l’on retrouve bien, sous une nouvelle formulation,
la nécessité de ne pas refermer les luttes sur leurs
spécificités locales, mais de toujours les articuler,
leur permettre de s’articuler sur un mouvement plus global
de transformation de la société, c’est-à-dire
pour Foucault, toujours à la fois et corrélativement
de transformation des formes institutionnelles, des tissus relationnels
et du rapport à soi-même de chacun des sujets.
Toute cette construction que j’essaie de remettre en place
à partir de remarques et d’analyses dispersées
de Foucault, il me semble qu’elle converge vers une autre
conséquence très significative. Qui est la suivante
: le combat politique ne peut pas être seulement axé
sur les intérêts politiques des groupes. Je veux dire
ceci : bien sûr en tant que ceci ou cela, étudiant
ou professeur, homosexuel ou copocléphile, ouvrier ou artisan,
collectionneur de soldats de plomb ou paysan, camionneur ou zapatiste,
on a certains intérêts objectifs, qui nous entraînent
logiquement à manifester en faveur de ces intérêts,
pour revendiquer, très légitimement souvent, la reconnaissance
légale de droits correspondant à ces intérêts.
Si l’on songe aux discours contemporains à la réflexion
de Foucault, telle sera la perspective d’un certain marxisme
: les membres de la classe ouvrière ont, qu’ils le
sachent ou non, qu’ils en soient pleinement conscients ou
non, un certain nombre d’intérêts objectifs en
commun, du fait de leur position dans les rapports de production,
intérêts qu’il s’agit de défendre,
au nom desquels il faut qu’ils s’organisent entre eux
pour les défendre et dont, armé d’une théorie
scientifique vraie, le Parti monopolisera la définition.
Et il me semble, pour rester assez rudimentaire, que Foucault, à
ce point, élève un refus qui prendrait la forme suivante
: « Non, attention, n’en restons pas à la stricte
délimitation des intérêts, du système
des intérêts objectifs, car ce système des intérêts
est comme tel déterminé par le striage social qui
produit les localisations et les assignations identitaires qui leur
correspondent ; ce striage qui nous dit : ‘‘tu es ouvrier
du bâtiment et à ce titre tu désireras comme
un ouvrier du bâtiment et en tant qu’ouvrier du bâtiment,
et comme nous sommes gentils avec toi, de temps en temps, on acceptera
de les satisfaire, tes intérêts d’ouvrier du
bâtiment, un peu, certes pas trop, mais un peu tout de même,
de temps en temps, quand le rapport de force sera un peu trop en
faveur des syndicats…’’ Or, cette logique est
le goulot d’étranglement des luttes sociales. »
Ce qu’auraient voulu dire ces phrases de Foucault s’il
les avait effectivement écrites, c’est, me semble-t-il,
qu’il faut s’acharner à désirer au-delà
du champ de nos intérêts, en tant que ces 7 derniers
sont déterminés par le codage social qu’il s’agit
précisément de déborder pour apprendre à
vivre autrement ensemble, pour inventer de nouveaux modes de vie
et de pensée, pour inventer de nouvelles formes culturelles.
Or, sur ce point précis, on retrouve un type d’analyse
qui est déjà présent chez Marx, qui n’y
est peut-être ni entièrement dominant ni parfaitement
cohérent avec l’ensemble de la doctrine, mais qui y
est tout de même thématisé de manière
très intéressante. On pourra de ce point de vue se
référer à un passage de la fin de Misère
de la philosophie. Marx y indique que « [l’agglomération]
dans un même endroit d’une foule de gens inconnus les
uns aux autres »8 qu’entraîne le développement
du mode de production capitaliste (notamment sous la forme de la
grande industrie) conditionne du même coup leur coalition
autour d’un intérêt commun (les ouvriers se coalisent
en vue de la défense du salaire). Cet intérêt
est strictement déterminé par leur opposition commune
au capital, de sorte que les masses coalisées ne sont de
ce point de vue qu’une classe vis-à-vis du capital,
une classe en soi, mais pas encore une classe pour soi.
Le groupe n’existe qu’en fonction de et par rapport
au système des intérêts qui est déterminé
par la structure sociale qui conditionne leur action. Mais Marx
ajoute qu’à travers la lutte, l’existence de
l’association elle-même devient à leurs yeux
plus essentielle que son objectif initial (les salaires) : «
Cela est tellement vrai que les économistes anglais sont
tout étonnés de voir les ouvriers sacrifier une bonne
partie du salaire en faveur des associations qui, aux yeux de ces
économistes, ne sont établies qu’en faveur du
salaire. » (Misère de la philosophie, p.
230) La classe se constitue alors en classe pour elle-même
et l’association « prend alors un caractère politique
». La lutte prend donc véritablement un caractère
politique lorsque le groupe n’existe plus en vue de la réalisation
d’intérêts prédéterminés
par le mode de production capitaliste, mais existe en vue de lui-même,
en vue de l’expérimentation collective, humaine, existentielle
qu’il est, et que le désir d’un autre état
de chose possible, d’une autre manière de vivre et
d’agir ensemble devient plus impérieuse que les intérêts
dits objectifs, que les impératifs propres à la reproduction
de la vie biologique. Ce que je nomme ici le système des
intérêts, c’est au fond l’ensemble des
objectifs qui se déduisent en dernière instance des
nécessités de la vie, de ce qui se nomme dans le vocabulaire
marxiste les conditions de la reproduction de la force de travail,
ou encore, pour employer cette fois le vocabulaire freudien, les
impératifs de l’autoconservation. Mais tout cela ne
se politise vraiment, il ne se passe vraiment quelque chose, il
n’y a vraiment un groupe ouvert et révolutionnaire
que lorsqu’on se rend compte que là-dedans ça
se met à désirer au-delà de l’intérêt,
au-delà des impératifs de l’autoconservation.
Peut-être pourrait-on dire qu’il y a politisation réelle,
authentique formation d’un groupe-sujet, lorsque l’on
quitte le plan des intérêts référés
à la reproduction de la vie biologique pour passer sur le
plan du désir, du désir d’un tout autre état
de chose, d’un autre champ social que celui qui programme
les conditions de la reproduction biologique et donc le système
des intérêts qui lui correspond. Ce qui veut dire également
(mais il ne s’agira ici que d’une suggestion sur laquelle
je recule le moment de m’attarder) que le désir et
la politique au sens propre se situent au-delà du principe
de plaisir au sens freudien, en tant qu’il est ordonné
à la conservation de la vie, et ont donc quelque chose à
voir, nécessairement, structurellement, avec la pulsion de
mort.
Reste qu’il existe une différence fondamentale entre
la position foucaldienne sur ces questions et celle que l’on
peut repérer dans certains textes de Marx. La problématique
marxienne reste en effet prise dans les lourds présupposés
suivants.
8 Karl Marx, Misère de la philosophie, rééd.
Paris, Payot, 1996, p. 230.
8 a) Il est possible de construire une théorie proprement
scientifique du devenir historique (comme histoire du rapport différentiel
des forces productives et des rapports de production) et donc de
définir à l’avance les conditions objectives
et les formes possibles de la révolution, d’en prédire
l’inéluctable devenir (c’est l’élément
nécessitariste de la théorie).
b) il est pour la même raison possible de caractériser
a priori, au moins jusqu’à un certain point, les structures
sociales (socialistes puis communistes) qui résulteront du
mouvement révolutionnaire et qu’il s’agit donc
de faire advenir (c’est l’élément programmatique).
c) pour cette double raison les luttes du prolétariat comme
classe doivent être coiffées par la forme-parti qui
leur permettra : d’une part de s’organiser conformément
aux formes possibles de l’action révolutionnaire dégagées
par la théorie ; d’autre part en fonction du type de
société qu’il s’agit de faire advenir,
telle que déduite par la théorie (appelons ça
l’élément organique).
Et c’est cette triple dimension nécessitariste, programmatique
et organique du discours marxien, au moins d’un certain discours
marxiste, que Foucault, me semble-t-il, cherche précisément
à récuser.
Car selon lui, c’est « sur fond de vacuité »
que la lutte peut et doit se faire, ou plutôt que les luttes
peuvent doivent se poursuivre ; il ne s’agit pas de savoir
quels résultats ça va donner, et, ce telos bien en
tête, de se donner les moyens de le réaliser sur la
scène de l’histoire, en organisant les groupes de lutte
en fonction de ce que l’on sait déjà que sera,
que devra être la société future. Il s’agit
au contraire d’être tout à la fois plus radical
et plus modeste : lutter, à chaque coup, dans chaque zone
de l’espace social, pour sortir des conditions objectives
telles qu’elles nous sont faites, et de tout code préexistant,
pour inventer des manières d’être, de vivre,
d’agir, de penser les uns avec les autres et les uns par rapport
aux autres, pour les inventer de l’intérieur de la
lutte visant un tout-autre-chose dont on ne sait pas au départ
ce qu’il sera, pour faire apparaître des possibilités
inédites à mesure que l’on explore ces relations
a-normées :
« […] il faut faire apparaître l’intelligible
sur fond de vacuité et nier une nécessité,
et penser que ce qui existe est loin de remplir tous les espaces
possibles. » (DE IV, p. 167)
On ne se regroupe pas pour faire advenir une possibilité
déjà programmée et définie, on se regroupe
pour vivre et penser autrement, et c’est en immanence au mouvement,
dans et comme ce mouvement en train de se faire que des possibilités
autres et nouvelles pourront peut-être se créer.
« Le programme doit être vide9. » (idem) 9
Cette notion de vide est très importante chez Foucault.
Le vide est ce qui creuse de l’intérieur la plénitude
de l’expérience ou des choses dites. Décrivant
son projet dans la préface à l’édition
originale de l’Histoire de la folie à l’âge
classique, Foucault écrivait : « Je n’ai pas
voulu faire l’histoire de ce langage ; plutôt l’archéologie
de ce silence » (DE I, p. 160) ; mais faire l’histoire
d’un silence c’est chercher à atteindre ce qui
sous le langage tenu aura été tu et réduit
à se taire, ce qui marque imperceptiblement, inaudiblement
le langage effectivement parlé, inscrit en lui la trace,
l’absente présence de ce qu’il aura fait taire
en parlant. Dans son ouvrage Le Même et l’Autre (Editions
de Minuit, Paris, 1979, p. 132), Vincent Descombes commente adéquatement
ce thème :
« Foucault entend donc se porter à la limite de ce
que nous pouvons reconnaître comme notre histoire ».
Cette limite de l’histoire est intérieure à
l’histoire, elle est ce qui fait qu’il peut y avoir
histoire et qui depuis le dedans de l’histoire opère
le partage entre ce qui peut appartenir à l’histoire,
faire date, durer, s’archiver, être capitalisé,
être pris en compte, se transmettre, circuler, et ce qui échappe
toujours déjà, ou plutôt aura toujours déjà
échappé à ce compte, à ce circuit de
capitalisation. Saisir cette limite, ce serait rendre pensable que
le tout lui-même, que tout ce qui se donne comme un tout n’est
pas tout, laisse un reste qu’il doit excepter pour se constituer
comme tout : absence d’oeuvre « qui court inaltérée
en son inévitable vide tout au long de l’histoire ».
9 Peut-être mais seulement peut-être, car, puisqu’on
ne prétend plus s’adosser à une conception nécessitariste
de l’évolution historique, rien ne nous assure que
ça ne va pas tourner court, ressusciter en fin de compte
les pires paranoïa, des tissus relationnels encore plus appauvris,
des dispositifs d’assujettissements encore plus asphyxiants.
Malgré les apparences, il y a donc une position radicalement
contre-utopique sur ce point chez Foucault : on n’a pas l’idée
préalable d’un état idéal à réaliser,
puisqu’au contraire on expérimente à tâtons
d’autres formes politique de l’intérieur même
du mouvement qui se hérisse contre celles existantes, et
on n’a aucune assurance eschatologique de l’avènement
d’un tel état puisqu’on est au contraire constamment
dans la conscience inquiète et vigilante que, encore une
fois, de nouveau, tout cela va peut-être bien gravement merder.
Et, dernier point, pour ces raisons mêmes, on ne peut plus
se satisfaire de la forme-parti qui a organisé les luttes
révolutionnaires référées à Marx
et de l’espèce de structure hypothético-déductive
qu’elle transpose sur le plan pratique (au sommet la conscience
claire du telos et des réalités objectives et, se
transmettant par émanation à partir de là,
les consignes à faire appliquer aux groupes locaux, aux secteurs
spécifiques de la lutte, tous déductibles de la position
d’ensemble, indépendamment des contextes et conjonctures
spécifiques).
Il y a donc me semble-t-il tout un nouage marxien de la théorie
des groupes, du rapport théorie-pratique, des modalités
de l’action révolutionnaire que Foucault retravaille,
à l’intérieur duquel il s’installe pour
le retravailler : une théorie des groupes mais qui ne soit
pas encadrée d’un côté par un telos programmé
d’avance et d’un autre par la forme-parti comme mode
nécessaire d’organisation ; une articulation complexe
des enjeux sectoriels micropolitiques et des stratégies macropolitiques
globales qui ne soit ni de déduction du micro- à partir
du macro- ni d’enfermement dans le local ; et un rôle
de la théorie qui ne soit pas de celui de formulation eschatologique
du destin collectif ou de prescription scientifique des agenda mais
d’échangeur, de couplage et de point de croisement
des secteurs de politisations, des luttes et de leurs enjeux hétérogènes.
Il est alors nécessaire d’élaborer un autre
concept que celui de révolution qui est, on y reviendra,
beaucoup trop lié à ce modèle que Foucault
conteste. Cet autre concept, c’est peut-être celui de
« soulèvement » dont on trouve la trace dans
les articles consacrés par Foucault à la Révolution
iranienne, sur laquelle je vais donc terminer, pour tester sur un
objet historique concret les considérations abstraites qui
précèdent.
Je rappelle sommairement10 le contexte et les faits. Le Corriere
della sera italien demande en mai 1978 à Foucault une contribution
régulière, et ce dernier propose de constituer une
équipe d’intellectuels-reporters qui iraient voir ce
qui se passe là où naissent des événements
qui demandent à être pensés. À la suite
de l’incendie meurtrier d’un cinéma d’Abadan
les événements qui se produisent en Iran depuis janvier
attirent l’attention de l’Occident, et Foucault se propose
d’initier là-bas, et en personne, le premier de ces
reportages philosophiques. Il s’y rendra deux fois, entre
le 16 et le 24 septembre, puis entre le 9 et le 15 novembre, soit
naturellement avant la prise du pouvoir par Khomeyni, qui survient
en février 1979.
Ce qui va intéresser Foucault, et même à vrai
dire le fasciner, c’est les caractères absolument spécifiques
que revêt le soulèvement iranien, le mouvement d’insurrection
et de refus qu’il a sous les yeux, par rapport, justement,
à ce que la tradition occidentale a pris l’habitude
de subsumer sous le concept de révolution. Ce qui le fascine
c’est la manière dont le soulèvement populaire
vient littéralement matérialiser, incarner cette abstraction
qu’est, 10 Le lecteur (légitimement) désireux
de plus de précisions sur les enjeux historiques et le détail
de la chronologie pourra se reporter utilement à l’esquisse
de Chronologie des événements d’Iran fournis
par les éditeurs des Dits et Écrits, in DE III, p.
663.
10 dans les théories de la souveraineté, la volonté
générale11, la matérialiser sous la forme d’une
« volonté politique collective » qui cristallise
des aspirations multiples, pour lesquelles le terme de gouvernement
islamique n’est qu’un mot d’ordre, derrière
lequel personne ou presque ne met la même signification, dans
le cadre d’un refus global et radical de l’état
de chose existant pour lequel, très précisément,
le programme est vide. En opérant une traversée et
une systématisation des textes consacrés par Foucault
à l’Iran, il est possible de regrouper les déterminations
par lesquelles ces différents textes construisent en creux
le concept de soulèvement dans sa différence avec
celui de révolution. Je dégagerais treize traits ou
déterminations de ce concept.
1. Il est dépourvu des trois caractéristiques de
ce que notre tradition politique nous a habitué à
subsumer sous le concept de révolution, à savoir la
présence de contradictions motrices identifiables dans la
société, l’existence corrélative d’une
lutte des classes, la présence d’une avant-garde qui
entraîne avec elle le reste de la nation12. L’absence
de ces éléments est selon Foucault ce qui rend difficilement
pensable ce mouvement et suscite une gêne et un malaise face
à lui. La « forme révolution » semble
à Foucault un recodage à l’intérieur
d’une « histoire rationnelle et maîtrisable »13
de ce que peut comporter d’abrupt, d’irruptif et d’irréductiblement
singulier le mouvement de soulèvement populaire, qui opère
précisément une sortie hors de l’histoire.
2. Il suppose une forme d’organisation, en l’espèce
la religion chiite, qui précisément est moins une
forme (qui unifierait les différents discours autour d’une
rationalité commune, ainsi que prétend le faire le
discours du marxisme) qu’une force, ce qui donne un vecteur
commun d’expression à la multiplicité dispersée
« de milliers de mécontentements, de haines, de misères,
de désespoirs »14 et qui, de ces innombrables faiblesses,
fait une puissance singulière. Foucault insiste sur le fait
qu’en aucun cas la religion chiite ne doit être comprise
comme intrinsèquement révolutionnaire (ou intrinsèquement
bonne), et qu’elle n’est en l’espèce que
« la forme que prend la lutte politique dès lors que
celle-ci mobilise les couches populaires »15. Elle fournit
une forme commune pour penser, s’exprimer et agir à
des individus qui se soulèvent, peut-être, sans doute,
pour des raisons fort diverses, à partir de conditions très
distinctes, mais qui, réunis par le même refus et le
même engagement physique et moral, y trouvent le moyen d’avoir
provisoirement la même volonté16. On retrouve là
la fascination foucaldienne pour le surgissement d’une forme
relationnelle imprévue, faisant sauter les segmentations
sociales et inventant la possibilité de formes d’existence
communes ; fascination semblable, aussi curieux que soit ce rapprochement,
à celle qu’il manifestait à propos de l’amitié
homosexuelle.
11 « La volonté collective, c’est un mythe politique
avec lequel les juristes ou les philosophes essaient d’analyser,
ou de justifier, des institutions, etc., c’est un instrument
théorique : la ‘volonté collective’, on
ne l’a jamais vue, et personnellement, je pensais que la volonté
collective, c’était comme Dieu, comme l’âme,
ça ne se rencontrait jamais. Je ne sais pas si vous êtes
d’accord avec moi, nous avons rencontré, à Téhéran
et dans tout l’Iran, la volonté collective d’un
peuple. Eh bien, ça se salue, ça n’arrive pas
tous les jours. »
(« L’esprit d’un monde sans esprit », DE
III, p. 746).
12Idem, DE III, p. 744.
13 « Inutile de se soulever ? », DE III, p. 791.
14 « Téhéran : la foi contre le chah »,
DE III, p. 688.
15 Idem.
16 Cf. « Le chef mythique de la révolte de l’Iran
», DE III, p. 715 : « C’est la même protestation,
c’est la même volonté qui est exprimée
par un médecin de Téhéran et un mollah de province,
par un ouvrier du pétrole, par un employé des postes
et par une étudiante sous le tchador ».
11 3. Pour cette raison même peut-être, tout ce qui
devrait affaiblir ce mouvement en le divisant réussit au
contraire à le renforcer17.
4 . Le soulèvement ne s’ordonne pas à une série
de revendications politiques déterminées mais à
un mot d’ordre très court : « Il s’agit
toujours d’une même chose, d’une seule et très
précise : le départ du chah. Mais cette chose unique,
pour le peuple iranien, cela veut dire tout »18.
5. Ce mot d’ordre unique, qui veut tout dire sans pouvoir
l’articuler, ne renvoie pas à un projet à long
terme, ou à l’exigence d’une forme d’organisation
sociale spécifiée : il est pur refus qui porte sur
l’immédiatement présent. Cette spécificité
de la revendication et cette absence de programme de gouvernement
sont la condition pour que s’opère le ralliement général
d’une véritable volonté collective transcendant
les segmentations sociales19.
6. Du coup, la révolte n’a pas la forme d’un
regroupement organisé (sur des bases militaires ou bien sur
le modèle d’une structure en partis) mais d’un
pur et simple surgissement, d’un « raz de marée
sans appareil militaire, sans avant-garde, sans parti »20.
7. Si le soulèvement a alors la forme d’un déferlement,
et non d’une lutte organisée autour d’objectifs
déterminés et stratégiques, c’est aussi
parce que le mouvement n’est pas articulé à
une lutte politique, à une lutte trouvant ses enjeux, ses
repères, ses objectifs tactiques et sa finalité stratégique
à l’intérieur du champ politique et conformément
à la rationalité propre de ce champ : il s’agit
bien plutôt d’une lutte contre la politique elle-même,
d’une percée hors de la politique qui la refuse en
bloc, qui ne se laisse pas prescrire les formes du possible et de
l’impossible, du pertinent et du raisonnable par les normes
internes au champ politique : « L’Iran est actuellement
en état de grève politique généralisée.
Je veux dire en état de grève par rapport à
la politique »21. C’est pour cela que ses mots d’ordre
(« gouvernement islamique », ralliement aveugle à
Khomeiny) sont vides et peuvent catalyser des volontés singulières
infiniment diverses et en faire une force unique. Il y a dans le
soulèvement la revendication informulée d’un
« totalement autre » que rien dans l’état
de choses existant ne satisfait plus. Et ce précisément
parce que la politique n’est plus lue comme ce qui est susceptible
de donner forme et expression à une volonté collective
mais comme ce qui toujours déjà sépare d’elle-même,
fragmente, morcelle cette volonté populaire22.
8. Le soulèvement est constitué d’une pluralité
de mouvements dispersés, peu connectés entre eux,
mais dont chacun s’assigne, comme spontanément, une
fonction et un sens nationaux : « Aujourd’hui, ils ont
tous conscience de faire une grève politique, parce qu’ils
le font en solidarité avec le pays tout entier »23.
17 cf. « Une révolte à mains nues »,
DE III, p. 702.
18 « Le chef mythique de la révolte de l’Iran
», DE III, p. 715.
19 Cf. « Une révolte à mains nues »,
DE III, p. 702 : « C’est parce qu’il n’y
a pas de programme de gouvernement, c’est parce que les mots
d’ordre sont courts, qu’il peut y avoir une volonté
claire, obstinée, presque unanime ». De nouveau, ces
propos font écho à ceux que nous rapportions précédemment
: « Le programme doit être vide ».
20 idem, p. 701.
21 Idem, p. 702.
22 Idem, ibid : « Sans doute parce que la politique n’est
pas ce qu’elle prétend – l’expression d’une
volonté collective ; elle ne respire bien que là où
cette volonté est multiple, hésitante, confuse et
obscure à elle-même ».
23 « La révolte iranienne se propage sur les rubans
des cassettes », DE III, p. 711.
12 9. En résulte la formation « sauvage » d’un
réseau autonome de circulation de l’information qui
court-circuite les réseaux officiels et les prive de tout
pouvoir idéologique24.
10. Le soulèvement a, en raison de toutes les caractéristiques
énumérées précédemment, un caractère
total. Le peuple se soulève « non seulement contre
le souverain et sa police, mais contre tout un régime, tout
un mode de vie et tout un monde »25. Ce qui doit être
entendu au sens strict : c’est l’ordre mondial qui est
visé et attaqué dans le soulèvement, c’est
l’ordre des hégémonies planétaires ellesmêmes,
en tant qu’elles trouvent un point particulier d’insertion
dans cette zone du globe26 : « C’est peut-être
la première grande insurrection contre les systèmes
planétaires »27. Ce que n’a même pas pu
penser, selon Foucault, l’internationalisme marxiste, inséré
dans les logiques proprement géopolitiques et soumis à
leurs normes, serait ici effectivement voulu par cette « insurrection
d’hommes aux mains nues qui veulent soulever le poids formidable
qui pèse sur chacun de nous »28.
11. Le caractère « total » du soulèvement,
lui donne un caractère événementiel par lequel
il verticalise l’histoire, mais aussi traverse chacun pour
le dédoubler : chacun a ses intérêts et ses
préoccupations propres, ses revendications catégorielles
aussi, mais en même temps chacun est inscrit dans le mouvement,
indépendamment de tous ces caractères personnels et
subjectifs, chacun porte et est emporté par le soulèvement
: « Prenons le militant d’un groupe politique quelconque.
Quand il défilait au cours de l’une de ces manifestations,
il était double : il avait son calcul politique, qui était
ceci ou cela, et en même temps, il était un individu
pris dans le mouvement révolutionnaire »29. Ou, pour
reprendre notre terminologie antérieure, il n’était
pas seulement inscrit dans le système des intérêts
sectoriels mais pris dans un mouvement de désir qui les débordait
et lui faisait composer des rapports inédits, imprévisibles,
avec les autres groupes, les autres subjectivités.
12. Ce dédoublement de chacun entre ses intérêts
subjectifs et une part que nous dirons asubjective (qui compose
des rapports singuliers avec les autres, indépendamment de
leurs localisations sociales et politiques), se rattache à
ce qui fait le caractère le plus essentiel du soulèvement
: il est contre l’état de chose existant mais aussi
contre le mode d’être de chacun dans la société.
Pour Foucault les Iraniens se
24 Cf. idem, pp. 712-713.
25 « Une poudrière appelée islam », DE
III, p. 760.
26 Cf. « Le chef mythique de la révolte de l’Iran
», DE III, p. 715 : « Un peu comme les étudiants
européens des années soixante, les iraniens veulent
tout ; mais ce tout n’est pas celui d’une ‘‘libération
des désirs’’, c’est celui d’un affranchissement
à l’égard de tout ce qui marque dans leur pays
et dans leur vie quotidienne la présence des hégémonies
planétaires ».
27 idem, p. 716.
28 Idem.
29 « L’esprit d’un monde sans esprit »,
DE III, p. 750. Foucault, par ces deux derniers points, est très
proche de l’analyse qu’ont proposé Hardt et Negri
des luttes contemporaines. Parlant des « affrontements les
plus radicaux et les plus forts du 20ème siècle finissant
: les événements de la place Tienanmen en 1989, l’Intifada
palestinienne contre l’occupation israélienne, les
émeutes de Los Angeles en 1992, le soulèvement du
Chiapas qui a commencé en 1994, les grèves qui ont
paralysé la France en 1995 et celles qui ont affecté
la Corée du Sud en 1996 » (Empire, p. 85), ils remarquent
que ces luttes diverses « ne pouvaient pas être traduites
les uns dans les autres », manquant d’un langage commun
leur permettant de se connecter à distance, de se transposer
d’un contexte à l’autre : « à notre
époque de communication tant célébrée,
les luttes sont devenues incommunicables ». Or, selon Hardt
et Negri, c’est précisément pour cette raison
que, ne pouvant se déplacer à l’horizontale,
elles sont poussées à se verticaliser, « rebondir
à la verticale et (d’) atteindre immédiatement
au niveau mondial ».
13 soulèvent aussi contre eux-mêmes et pour se transformer
eux-mêmes : « En se soulevant les Iraniens se disaient
– et c’est peut-être cela l’âme du
soulèvement : il nous faut changer, bien sûr, de régime
et nous débarrasser de cet homme (…).
Mais surtout il nous faut changer nous-mêmes (…) et
il n’y aura de révolution réelle qu’à
la condition de ce changement radical dans notre expérience
»30.
13. En sorte que, dernier point, le soulèvement projette
au devant de lui une exigence, et une exigence vide, indéterminée
pour l’avenir et définie seulement par ce rejet total
du présent – l’exigence vide d’un «
tout autre chose ».
Ce qui est important, fascinant mais aussi excessivement périlleux
et inquiétant dans le soulèvement et dans la théorie
qu’en fait Foucault, c’est précisément
cette vacuité sur laquelle il s’enlève, le vide
de son programme, son absence de programmation idéologique
et téléologique, sa Grundlosigkeit et la nécessité
qui en résulte qu’il s’invente à mesure
ses formes. Car rien n’est assuré, bien au contraire,
dans l’événement et le moment du soulèvement,
rien n’annonce l’avenir ou ne permet de prédire,
au nom de la puissance que l’on voit s’y manifester,
que les réalisations ultérieures seront acceptables
plutôt qu’inacceptables, positives plutôt qu’atroces.
Et de ce point de vue on peut trouver dans l’analyse foucaldienne
de ce soulèvement qui ne se contente pas d’avancer
dans le sens de l’histoire ou avec elle, mais qui met en crise
l’histoire elle-même, une théorie tout à
fait analogue à celle que développe Deleuze quant
à la notion d’événement, lorsqu’il
le définit comme ce qui ne peut être expliqué
par l’histoire, ce qui ne dépend ou ne découle
pas d’elle mais se fait contre elle, peut avoir lieu en tant
qu’il lui échappe. Autant que Deleuze, Foucault s’intéresse
ici au processus qui emporte les individus et les fait devenir,
non à l’entité « révolution islamique
» pour elle-même : « Ce que l’histoire saisit
de l’événement, c’est son effectuation
dans des états de choses, mais l’événement
dans son devenir échappe à l’histoire. »31
Chez l’un comme chez l’autre, le problème n’est
pas d’identifier des causes historiques objectives ou des
conséquences inévitables, mais de saisir et de conserver
l’instance de l’événement du « devenir
révolutionnaire » des sujets ou du soulèvement
d’un peuple en tant que ceux-ci introduisent un hiatus irréductible
dans l’histoire, avec les conditions historiques mêmes.
Le mouvement de soulèvement ne doit pas être évalué,
estime Foucault, relativement à son avenir possible ou avéré,
non plus qu’en relation à son passé comme cause
nécessaire, mais en raison de ce qu’il manifeste dans
sa propre effectuation ; ce qui ne l’empêche pas de
savoir que lorsque ce mouvement retombe, pour citer les admirables
formules de François Zourabichvili, « commence alors
l’interminable calcul paranoïaque des écarts ou
déviations, des fidélités et des trahisons,
bref des degrés de participation relative à l’Idée,
dans une rage de recognition qui s’oppose au caractère
profondément indécidable de tout devenir social, ou
révolutionnaire »32. Ou encore, dans les propres termes
de Foucault : « Il y a eu littéralement une lumière
qui s’est allumée en eux tous et qui les baigne tous
en même temps. Ca s’éteindra. A ce moment-là
apparaîtront les différentes forces politiques, les
différents courants, il y aura des compromis, ce sera ceci
ou cela, je ne sais pas du tout qui va gagner et je ne pense pas
qu’il y ait beaucoup de gens qui puissent le dire actuellement.
Ca disparaîtra. » (DE IV, p. 750)
30 idem, p. 748-749.
31 Gilles Deleuze, Pourparlers, Paris, Éditions de Minuit,
1990, p. 231 32François Zourabichvili, Deleuze Une philosophie
de l’événement , Paris, PUF, « Philosophie
», 1994, p. 114.
14 Je peux donc conclure : ce concept du soulèvement (dont
il serait d’ailleurs intéressant de considérer
les proximités avec la notion de « révolution
spontanée » chez Rosa Luxembourg) est celui qui est
en quelque sorte logiquement appelé par, qui est en tout
cas conceptuellement coordonné à la réévaluation
que propose Foucault de la théorie marxienne des classes,
et à la théorie tout à fait originale des dispositifs
sociaux normatifs qu’il a construite. Et que le soulèvement
ne soit plus conçu comme la conclusion d’un processus
historique nécessaire, résultant objectivement des
conditions historiques qui le détermineraient, et mené
par une classe instruite par une théorie scientifique du
modus operandi à adopter, mais comme l’irruption brutale
d’un devenir dont le programme est vide, mené par des
groupes en train de se transformer ensemble et d’expérimenter
sur eux-mêmes à l’intérieur du mouvement
d’insurrection, c’est ce qui doit enjoindre tout groupe
en état d’insurrection à la plus grande prudence,
à une vigilance constante face aux risques de retombée
dans les « interminables calculs paranoïaques »,
parce qu’ils ne pourront plus jamais avoir la tranquille sérénité
d’oeuvrer dans quelque « sens de l’histoire »
que ce soit.
Stéphane Legrand
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