|
Origine : http://cequilfautdetruire.org/article.php3?id_article=580
Été 2004. Une fête de la Conf’ dans le
Gard. CQFD a monté son stand. À côté
de notre clébard cramoisi qui grogne « Vivre sans compter,
c’est pour quand ? », quelqu’un a posé
un numéro de La Décroissance qui, sur fond vert prairie,
clame « Vive la pauvreté ! » Contraste définitif
? CQFD est allé titiller Serge Latouche, chantre de la décroissance.
Le débat est ouvert.
Dans les pays du Sud, certaines pratiques sociales vont au-delà
de la simple lutte contre la pénurie et s’apparentent
à une résistance et/ou une alternative au modèle
occidental. Parlez-nous des intuitions qui vous ont poussé
à explorer ces territoires-là.
Serge Latouche : Je suis allé au Congo en 64. À l’époque,
on pensait que la révolution viendrait du Sud. Mao disait
« le vent d’Est est plus fort que le vent d’Ouest
». Évidemment, je n’avais aucune idée
de ce qu’on a appelé plus tard le secteur informel.
Tout le pays était désarticulé suite à
la guerre. La région de Kinshasa était isolée,
à l’abandon. Les gens se débrouillaient. Il
y avait des activités dynamiques d’artisanat, d’agriculture
urbaine. La nature est généreuse, il n’y avait
pas de grosse pression démographique, la bouffe était
facile à assurer. Il y avait même une certaine prospérité.
Mais je ne l’avais pas théorisé.
C’est dans L’occidentalisation du monde, en 1989, que
j’ai exposé une conception autre que celle du marxisme
: le développement est une forme d’occidentalisation
du monde et il va vers la faillite. La solution n’est pas
que le tiers-monde se développe, c’est qu’il
invente ou réinvente un après-développement.
Et ils sont condamnés à le faire, puisque le développement
ne leur laisse que des ruines. Ils sont condamnés à
se débrouiller dans des conditions difficiles. Et ils y arrivent,
car en Afrique les structures sociales de solidarité ne sont
pas complètement détruites. Il y a une créativité
extraordinaire aussi bien au niveau du lien social qu’au niveau
de l’imaginaire.
Entre les enfants-soldats, les pandémies, les massacres,
les famines, etc., on pourrait dire : la vie n’a pas de sens.
Mais il y a toujours cette capacité à créer
de la joie de vivre. Ce qui rend possible cela, c’est que
les gens sont bien enracinés dans le monde à travers,
par exemple, cette production de sens que sont les mouvements prophétiques.
À Lagos s’est créé, il n’y a pas
si longtemps, un syndicat de prophètes vivants. Puis j’ai
étudié l’auto-organisation sociale au Grand
Yoff, à Dakar.
J’ai rencontré un Sénégalais, Emmanuel
N’Dion, qui était allé là-bas en pensant
qu’il apporterait quelque chose aux gens. Et ce sont les gens
qui lui ont apporté. Il a écrit un bouquin qui s’appelle
Dynamique urbaine d’une société en grappe. Il
a compris que tout fonctionnait à travers des réseaux
néo-claniques. C’est une dimension que jamais un économiste
ne considère. Pourtant, on ne peut pas comprendre la «
réussite » de ce qu’on appelle l’économie
informelle sans voir toute cette base imaginaire et sociologique.
Ce ne sont pas des petits entrepreneurs qui se développent
d’une manière individuelle dans un monde individualisé.
Et ailleurs qu’en Afrique ?
J’ai aussi été au Laos. J’y ai fait la
comptabilité nationale en 1970. À cette époque,
je croyais à l’économie planifiée, au
développement sous une forme socialiste. J’évaluais
la production familiale, villageoise. Les statistiques étaient
totalement fantaisistes : puisque le pays n’exporte rien,
c’est donc un pays misérable. Je me suis aperçu
qu’on pouvait faire dire n’importe quoi aux chiffres.
Pensez-vous qu’il y a dans la société occidentale
des défiances, ou une possible résistance vis-à-vis
de la croissance ?
Ah, oui ! Mais la prise de conscience est diffuse. Certains disent
c’est détraqué, mais ne remettent pas en question
l’idéologie du progrès. Quand ATTAC, entre autres,
reprend ce truc du développement durable, ils se foutent
de nous.
Certains disent que la décroissance serait un retour en
arrière, vers des localismes néo-féodaux, pré-capitalistes.
Les rapports sociaux, ils seront ce qu’on en fera, mais de
toute façon la relocalisation, même sans décroissance,
est inéluctable. Quand le pétrole sera à 150
$, et ça pourrait bien être après-demain, la
vie sera relocalisée, de façon féodale ou de
façon conviviale. Et puis, la démocratie n’est
possible que localement. « Démocratie mondiale »,
c’est une contradiction dans les termes. La renaissance du
local, c’est une occasion de repenser la démocratie.
Bien sûr, le local, dans le système actuel, c’est
le lieu des magouilles, mais le mondial aussi...
Vous parlez de simplicité volontaire... Mais en Afrique,
la flambe, la dépense, le don, sont des moteurs essentiels
de la dynamique sociale. Certains « anti-croissance »
mettront ces attitudes-là sur le compte de l’influence
occidentale... Vont-ils inviter les Africains (ou les banlieusards
d’ici) à « courir tout nus à travers champs
avec un verre d’eau à la main » ?
Je me méfie de l’austérité. Mais il ne
faut pas que la dépense compromette la survie de la société.
Il faut trouver des formes « d’orgie » qui ne
passent pas par l’exploitation. C’est possible, puisque
ça a existé dans beaucoup de sociétés.
Cette nostalgie d’une vie frugale, n’est-ce pas en
partie une production mentale de classes moyennes en proie à
la mauvaise conscience ?
La mauvaise conscience européenne a de justes fondements.
Mais ce n’est pas en se flagellant qu’on fait avancer
le schmilblik. Nous avons un devoir d’exemplarité.
Ceux qui entrent en dissidence doivent montrer que l’on peut
construire un autre monde, non pas parce qu’il n’y a
plus de gâteau, mais parce qu’il est empoisonné,
comme dit Nietzsche. L’austérité matérielle
n’exclut pas une orgie de biens relationnels, de joie de vivre.
Est-ce que la braderie des services publics peut être vue
comme une chance historique de récupérer socialement
les activités qui étaient exercées par l’État
?
Je suis très attaché au service public. Il faut le
défendre bec et ongles. Même s’il faut aussi
le critiquer. S’il n’y a plus de services publics, ce
ne sera pas l’enfer, on se débrouillera. On redécouvrira
peut-être même des aspects positifs. Mais je ne pense
pas qu’il faille souhaiter la fin de la Sécu. Bien
sûr, la médecine détruit la santé, elle
engendre des maladies qu’elle ne résout pas. De même
pour l’école, qui est une véritable catastrophe.
Mais on la défendra jusqu’au bout, et quand il n’y
en aura plus, ça sera l’occasion d’inventer autre
chose.
Vous dites que dans la perspective d’une décroissance
non imposée, le marché et le profit pourraient persister
comme incitateurs...
Ça fait mal aux anars, ça. Je n’ai pas dit le
marché, mais les marchés. J’oppose le marché
(le mécanisme économique abstrait) et les marchés.
Les marchés, ce sont des lieux de sociabilité où
on procède à des échanges, de manière
différente qu’au sein de la famille ou du clan, mais
avec le même esprit. On échange même avec ses
ennemis. Et la première chose qu’on échange,
ce sont des paroles. Ce sont des lieux où l’économique
est enchâssé dans le social. Bien sûr, il n’est
pas question d’échanger à perte, mais la motivation
du profit n’est pas obsessionnelle. Alors, dire qu’il
faut abolir l’argent, l’échange marchand, le
salariat...
J’ai essayé de faire fonctionner des coopératives,
il y a des gens qui préfèrent être salariés.
Ce n’est pas pareil d’être salarié dans
une société libre que dans une société
fondée sur l’exploitation. C’est difficile à
faire comprendre aux camarades anarchistes parce qu’ils ont
fétichisé les concepts : le capitalisme, l’argent,
le salariat, le profit, c’est l’ennemi. Donc il faut
les abolir. Oui, mais comment on fait, concrètement ? On
va le décréter ?
On peut douter que le super-pouvoir des multinationales disparaisse
petit à petit, faute de clients...
Oui, mais comment l’abolir ? Le seul espoir, c’est qu’elles
se détruisent elles-mêmes. Et elles sont bien parties
pour.
Vous avez parlé de pédagogie des catastrophes...
On va droit dans le mur et il y a deux forces qui peuvent nous mouvoir.
Il y a l’idéal : l’homme est possédé,
même le plus cynique, par des aspirations qui le travaillent.
Vous n’imaginez pas le succès de la décroissance
parmi les chefs d’entreprise. Un patron avec six cents employés,
ce n’est pas la méga-machine, ça reste à
un échelon où le type se sent responsable. La deuxième
force qui fait avancer l’histoire, c’est le coup de
pied au cul. Tchernobyl a poussé les Italiens à renoncer
au nucléaire. La vache folle a marqué les habitudes
de consommation des Français. Le système engendre
des catastrophes. Ce qu’on a vu n’est rien comparé
à ce qu’on va voir. Quand on parle de sixième
extinction des espèces, l’homme, qui en est l’acteur,
pourrait en être aussi la victime.
Et la lutte des classes ?
Elle est plus présente que jamais. Il y a une polarisation
des contradictions sociales. Mais il n’y a pas de prolétariat
conscient et organisé. Il y a bien antagonisme, mais pas
les conditions d’une révolution telle qu’on la
concevait au XIXe. En revanche, il y a celles d’un effondrement
du système. Il n’y aura pas prise de pouvoir mais réouverture
de l’histoire et réinvention d’autres formes
d’organisation sociale à partir des restes. Je travaille
à la construction d’une société de décroissance
: comment se réorganiser, se réapproprier l’argent,
articuler les dissidences, s’inspirer des auto-organisations
du Sud.
Comment regardez-vous la délinquance ? Comme une économie
informelle ou comme une concurrente de l’activité capitaliste
?
Ah, j’ai vu que vous préconisiez la reprise ndividuelle...
J’ai la chance de mener ma barque assez bien pour être
à l’abri du besoin, inch Allah. Et quand je vois les
gens en galère, je me dis qu’à leur place je
casserais une bijouterie. Mais je ne vois pas ça comme une
économie informelle. On a tendance à mettre dans l’informel
un peu tout et n’importe quoi. La drogue, l’économie
du crime, etc. Ce qui m’intéresse c’est l’auto-organisation
des exclus se prenant en charge collectivement pour assurer la vie
et la survie. J’idéalise peut-être en pensant
que dans les expériences africaines que j’ai vues,
les gens étaient foncièrement honnêtes. Mais
si vous allez au Grand Yoff dire aux gens qu’ils sont des
marginaux, ils vous regardent avec de grands yeux. La société
d’exclus est pour eux la société normale. C’est
pour ça que le jour de la catastrophe, ce sera plus dur pour
nous - on a perdu cette capacité à créer du
lien social, à se prendre en charge - que pour eux. Voilà
ce qui est intéressant dans les Systèmes d’échanges
locaux, même si ça fonctionne mal dans la pratique.
Là, la délibération collective s’interpose
au cœur du mécanisme économique, qui devient
un mécanisme social. Quand on est dans la merde, ou bien
il y a le petit (ou grand) chef qui prend le pouvoir et qui impose
sa loi, ou alors on se réunit autour de l’arbre et
on discute.
Propos recueillis par Nicolas Arraitz et Gilles Lucas
L’informel près de chez vous
Dans les années 60, beaucoup d’intellectuels se tournèrent
vers le tiers-monde, alors en voie de décolonisation. «
Le vent d’Est [était] plus fort que le vent d’Ouest
», comme le rappelle Serge Latouche. Le remplacement des colonies
par une myriade d’États nationaux, certains d’obédience
stalinienne, a modernisé et maintenu la tutelle des anciens
maîtres, et de quelques nouveaux non moins puissants. Aujourd’hui,
ce n’est donc plus la révolution qu’on y admire,
mais des modes de vie regardés comme autant de résistances
aux pressions modernes de la désocialisation. L’herbe
était - et reste - toujours plus verte ailleurs [1]. En effet,
quel regard autre qu’ethnologique trouve-t-on à propos
de l’économie informelle, en Europe et en France chez
les analystes et critiques, même les plus avancés dans
leur déplaisir vis-à-vis du fonctionnement du monde
? Parce que de l’informel, il y en a évidemment ici
aussi. À ceci près que la doxa lui prête des
tares qu’elle n’attribue pas aussi systématiquement
ailleurs. L’économie informelle en Europe, quand elle
ne concerne pas quelque expérimentation groupusculaire, est
toujours affublée des qualificatifs « criminelle »,
« mafieuse », « noire », etc. Ces mêmes
adjectifs qu’utilisent d’ailleurs les États du
Sud, en accord avec le FMI, pour parler des modes « d’auto-organisation
de la vie et de la survie » qui se sont développés
chez eux.
L’économie informelle est toujours illégale,
en Afrique comme ailleurs, pour la simple raison que les États
n’en perçoivent aucune fiscalité. Son fonctionnement
se déroule de fait en dehors d’une société
régulée par la gestion économique d’une
fausse collectivité « nationale », du mouvement
frénétique de marchandises éphémères,
hors des fondamentaux juridiques et de la hiérarchie officielle
des pouvoirs. En France, l’économie informelle se compose
de multiples activités : mise en esclavage d’une population
étrangère et illégale, travail au noir... Mais
dans un grand nombre de cités de banlieue, cet informel est
organisé autour d’une circulation intensive de marchandises
« récupérées » ou « tombées
du camion », et de petits trafics en tout genre [2]. Elle
permet de « vivre et survivre ». Mais il est pourtant
convenu de parler exclusivement de « criminalité »
et de « délinquance ». La presse se régale
à ne décrire des banlieues que « tournantes
», « gangs », « règlements de comptes
», « incendies de voitures », etc.
Ces concentrations de population à bas revenus ou en situation
précaire dans des zones à l’écart, créent
des liens, et aussi des conflits, qui ne sont pas essentiellement
différents de ceux qu’on apprécie dans l’hémisphère
sud. Et l’existence, vaille que vaille, de tels liens est
chose rare en Europe. C’est ce qui en fait une menace [3],
mais aussi une force. Le film de Bertrand Tavernier, De l’autre
côté du périph’, en présente sans
apologie ni romantisme une réalité humaine et chaleureuse
bien éloignée du silence consensuel ou des cris d’effroi
qui entourent ce que l’État appelle à juste
raison des « zones de non-droit ». Dénomination
qui recouvre bien plus que les jets de pierres que reçoivent
parfois les patrouilles de police. Cet informel labellisé
« délinquance » n’inspire qu’un désir
de l’éradiquer, ou au mieux de la compassion et laisse
de toute façon ces pratiques dans un isolement contribuant
à une hostilité réciproque. En 1995, Bourdieu
avait eu cette audace minimale d’apporter son soutien au mouvement
des grévistes, alors même que les intellos de télé,
philosophes de la connivence, carriéristes de la critique,
s’acharnaient sur ces « privilégiés corporatistes
» pourtant engagés dans la plus grande grève
depuis 1968. Sur l’informel massif qui entoure les villes,
le silence des intellectuels-critiques et des porte-voix professionnels
reste assourdissant.
G.L.
ARTICLE PUBLIÉ DANS LE N°21 DE CQFD, MARS 2005.
[1] Le soutien international au mouvement zapatiste, malgré
la grande nouveauté de ses propos et de ses stratégies,
n’aura pas dérogé à cet adage.
[2] Un commissaire des quartiers Nord de Marseille a reconnu que
le supermarché Carrefour situé au cœur de la
zone était rentable en grande partie grâce à
l’argent « informel » que génère
notamment le trafic de haschich.
[3] Les RG ont focalisé une bonne part de leurs services
sur les banlieues, Sarkozy a créé les Groupes d’intervention
régionaux pour mener la guerre à l’informel.
Mis à jour le :15 mars 2005. Auteur : Nicolas Arraitz, Gilles
Lucas.
|
|