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Origine :
http://www.lalignedhorizon.org/html/textes/sl/entretiencharliehebdo2000.htm
Paru dans Charlie hebdo-mercredi 21 juin 2000
"L'économie africaine n'est pas fondée sur une
logique marchande mais sur le lien social"
Serge Latouche est professeur d'économie. Spécialiste
de l'Afrique, il tente de comprendre comment un continent qui aurait
dû être détruit par la guerre économique
mondiale parvient malgré tout à s'en sortir. Dans
son dernier livre1, il raconte une Afrique sans coups d'état,
sans guerre civile, où les gens réinventent en permanence
l'économie sociale. Une Afrique qui pourrait nous apprendre
à nous en sortir, nous aussi, quand le marché nous
aura explosé au nez.
Charlie Hebdo: Les Africains seraient-ils plus heureux qu'on ne
le croit?
Serge Latouche: Si l'on se fie aux rapports de la Banque mondiale,
c'est fluctuant : une année l'Afrique est au fond de la misère,
l'année suivante ça décolle, après ça
retombe dans la misère... C'est normal, la Banque mondiale
essaye d'avoir une vision vaguement optimiste, ne serait-ce que
pour montrer que ses plans d'ajustement structurels donnent des
résultats. Mais, de temps en temps, il lui faut quand même
se réajuster sur la réalité. Et la réalité
est catastrophique, puisque les indices économiques de l'Afrique
sont dérisoires. Aujourd'hui, elle représente un peu
plus de 1% du PNB mondial, Afrique du Sud comprise. Autrement dit,
rien. Alors, comment peut-on vivre avec rien ? C'est un paradoxe,
pour un économiste.
Donc, il y a un truc ?
Oui. l'Afrique vit hors économie, essentiellement par la
débrouille. Et cette débrouille fonctionne en grande
partie sur une logique non marchande, du don, de la réciprocité.
J'ai tenté, sur une banlieue de Dakar, de mesurer les résultats
de ce système en faisant une évaluation économique
« à l'occidentale » : ça multiplie le
niveau de vie de trois à cinq fois. Comme on part de très
bas, ce n'est pas la prospérité, mais ça explique
pourquoi on voit des gens qui font la fête, des enfants souriants.
Et qui ne sont pas tous faméliques...
Mais les famines, les guerres civiles, c'est une réalité.
C'est vrai, mais l'Afrique n'en a pas le monopole. Si l'on veut
faire des statistiques macabres, compte tenu de la taille du continent,
le nombre de massacres n'y est pas tellement supérieur à
la moyenne mondiale. Ce qui est supérieur à la moyenne
mondiale, c'est l'image qui est donnée de l'Afrique. Elle
n'est vue que comme le lieu de la corruption, des guerres civiles,
des génocides, des coups d'État militaires. Les rapports
de la Banque mondiale épinglent toujours la corruption des
chefs d'État africains. Mais la corruption, c'est la chose
au monde la mieux partagée. On voit l'Afrique à travers
une grille de lecture fortement ethnocentrique. D'ailleurs, si,
au lieu de lire les économistes, on lit les anthropologues,
on a une vision totalement différente.
« La famille,c'est en moyenne trois cent personnes »
Existe-t-il un " système économique "
africain ?
Il y a une société africaine, dans laquelle il y a
ce que nous, nous considérons comme de l'économie.
Et, bien évidemment, elle est atypique, puisque la production
de biens et de services est totalement insérée dans
la vie sociale. Les gens ne font pas la séparation entre
ce qui serait social et ce qui serait économique. Dans les
banlieues africaines, où les activités salariées
sont quasiment inexistantes, les gens se livrent à toutes
sortes de trafics, d'échanges, de cadeaux, de contre-dons.
On trouve des individus qui ont une façade officielle, qui
s'intitulent par exemple menuisier-parce qu'ils ont eu une formation
plus ou moins professionnelle en la matière mais qui feront
tout autre chose que de la menuiserie. D'où certains malentendus
lorsque des experts bien intentionnés viennent leur dire
que, pour développer leur production, améliorer leur
chiffre d'affaires, ils doivent rationaliser leur activité...
Évidemment, ça ne marche pas, puisqu'en fait ces menuisiers
n'en sont pas vraiment. Et c'est un peu la même chose pour
tout.
Notre logique économique est donc à côté
de la plaque?
Complètement. On a implanté en Afrique des entreprises
modernes : la plupart ont fait faillite, faute de clients. Comme
Bata, à Dakar, par exemple. Ça ne veut pas dire que
les Sénégalais ne portent pas de chaussures, mais
il y a des centaines de petits artisans qui, avec des pneus de récupération,
font des chaussures faut à fait fonctionnelles à des
prix défiant toute concurrence. De la même façon,
les transports publics, quand ils fonctionnaient, fonctionnaient
à perte. Alors, bien évidemment, la Banque mondiale
a dit : "ce n'est pas rentable, il faut les privatiser".
Et comme ça n'intéresse personne d'acheter une ligne
de bus, il n'y a plus de transports publics. Mais il y a des camions
bringuebalants, peinturlurés, dans lesquels, pour quelques
centimes, on peut faire 10 ou 15 km. La logique économique
occidentale a échoué, mais les besoins fondamentaux
de la population sont assurés par l'économie de la
débrouille. Et cette économie peut fonctionner là
où la nôtre ne fonctionne pas, précisément
parce qu'elle repose sur des réseaux sociaux Ça se
passe en quelque sorte en famille, dans une société
où la famille, c'est en moyenne trois cents personnes.
Mais les Africains n'ont-ils pas envie d'avoir des grosses bagnoles,
des magnétoscopes, des portables ?
Bien sûr que si, ils en ont envie. On est malgré tout
dans le village mondial, avec des images qui circulent, la publicité,
et les désirs qui vont avec. Et même si l'Afrique ne
peut plus matériellement représenter un marché
important pour le reste du monde, il n'empêche que les multinationales
ne dédaignent pas ce marché, si minime soit-il. C'est
ainsi que depuis quelques années, alors qu'on a pris des
mesures draconiennes, en particulier aux États-Unis, contre
les trusts de fabricants de cigarettes, ces mêmes trusts ont
multilié par 10 leurs ventes en Afrique . Et évidemment,
aucune loi pour défendre le consommateur. Les sollicitations
pour les produits pour lesquels on peut encore trouver un marché
- cigarettes, alcool et, pour une petite clientèle, les voitures,
les télés - sont énormes. Mais les gens qui
n'en ont pas n'en souffrent pas. En tout cas, ils en souffrent beaucoup
moins, me semble-t-il, que dans d'autres régions du monde.
" L'homme n'est pas un individu isolé face à
l'avarice de la nature"
Dans nos banlieues, par exemple ?
Oui. Ou dans les banlieues des villes latino-américaines,
où la solitude est beaucoup plus forte, où la perte
du sens de la collectivité est plus grande et où,
par conséquent, la nécessité de produits de
consommation se fait bien plus sentir. En Afrique, on n'est jamais
seul. Chaque fois que je vais dans une maison africaine, je vois
toujours vingt ou trente personnes agglutinées devant un
poste de télé. Et même si chaque Africain avait
son téléviseur, ce qui est peu pensable, ils continueraient
à se mettre à vingt ou trente autour. Parce que, regarder
la télé, ce n'est pas le rapport d'un individu face
à une image, c'est un cérémonial collectif.
De la même façon, si chaque Africain avait son automobile,
on s'entasserait quand même à sept ou huit dedans.
Est-ce qu'on peut dire quand même que l'Afrique est occidentalisée
?
Oui, largement, tout en restant très africaine. Aujourd'hui,
l'occidentalisation s'appelle mondialisation. Au siècle dernier,
on ouvrait le marché avec des canonnières, aujourd'hui,
plus besoin de canons, le Fonds monétaire international et
la Banque mondiale se chargent d'ouvrir au forceps les économies
réticentes. En fait, l'occidentalisation de l'Afrique, ça
veut dire d'abord la plonger dans la guerre économique mondiale.
Et elle n'est pas armée pour se défendre. Une des
récentes décisions de l'Union européenne, comme
vous le savez, a été de décréter que
le chocolat est un produit dans lequel il n'y a pas de graisse de
cacao. Ce qui a pour effet de plonger l'économie de la Côte
d'Ivoire, ou du Ghana, dans une situation encore plus dramatique.
La conséquence, c'est que certains planteurs ont décidé
d'arracher leur cacao et de planter du haschich. Il y a un bel avenir
pour l'Afrique dans l'économie mondiale, mais dans l'économie
occulte et criminelle. D'ailleurs, certains pays, comme la Somalie,
se sont déjà lancés dans cette voie, avec l'industrie
de l'enlèvement, la réception de produits à
haute toxicité, la drogue, etc.
Imaginons que notre système économique s'effondre.
Le " modèle " africain peut-il apporter une solution
?
Oui. D'abord aux Africains, puisqu'il a fait ses preuves sur place.
Il a démontré que l'Afrique était capable de
survivre, même en étant économiquement détruite
et inexistante. Cette expérience peut servir à d'autres
sociétés qui seraient dans une situation dramatique
comparable. Les sociétés africaines, malgré
toutes les destructions qu'elles subissent, ont toujours tendance
à se reconstituer sur le primat du social, en partant du
principe quel'homme n'est pas un individu isolé face à
l'avarice de la nature, à laquelle il doit arracher ses marchandises,
mais que la production de nourriture, de biens, est d'abord un problème
collectif. Et non le problème d'un Robinson Crusoé
abandonné tout seul sur une île,comme le prêche
le capitalisme. Ça ne veut pas dire que si, demain, notre
système s'effondre, nous soyons capables d'appliquer la solution
africaine. Car, pour le coup c'est nous qui sommes beaucoup moins
armés: il nous faudrait réinventer, retrouver le lien
social et, au sein de ce lien social, produire les biens et les
services dont nous aurions besoin. Peut-être serions-nous
obligés de faire appel à des experts africains. Ça
changerait...
"Il y a une leçon à tirer de l'Afrique"
En gros, c'est : le jour où les Africains viendront nous
civiliser...
En quelque sorte. J'imagine tout à fait des éleveurs
massaï venant nous expliquer que la beauté des bêtes,
c'est beaucoup plus important que d'en faire des usines à
lait. L'Afrique, dans la logique de la globalisation, aurait dû
être rayée de la carte. Malgré tout, elle survit.
A partir de là, il y a une leçon à tirer. Cela
ne veut pas dire que c'est un modèle de vie ou de société,
il n'y a pas que des choses formidables dans la culture africaine,
et la soif de pouvoir existe chez tous les humains. Simplement,
dans une situation de crise, il y a peut-être, de la part
de ceux que nous avons situés au plus bas dans l'échelle
du mépris, quelque chose à entendre.
Propos recueillis par Gérard Biard
1- L'Autre Afrique, entre don et marché (Albin Michel).
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