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Origine : http://www.politis.fr/article411.htm
Il n’y pas de contestation véritable sans
récusation de l’impérialisme économique.
La refondation du social et du politique passe par la décroissance.
La question posée, « Quelle gauche pour demain ? »,
soulève d’emblée le problème de ce que
signifie être de gauche aujourd’hui. Je ne sais si les
notions de droite et de gauche ont jamais eu des contenus substantiels
ou si ces contenus n’ont toujours été que des
illusions nécessaires pour provoquer des clivages classificatoires.
Je ne me reconnais dans aucun parti politique, mais moins encore
dans ceux de droite. Le jeu et l’enjeu de la politique politicienne
ne sont pas mon affaire, même si en tant que citoyen j’y
participe. Pourtant, je n’ai pas beaucoup d’hésitations
quand je vais voter, parce qu’on vote moins pour un programme
que contre ce que l’on considère comme la pire éventualité.
Je me sens ainsi viscéralement solidaire des « valeurs
» de la gauche, même si celles-ci sont bien ambiguës
et contradictoires, même si le gouvernement de la gauche plurielle
les a trahies chaque jour un peu plus et même s’il faut
dénoncer inlassablement les « erreurs », les
« aveuglements » de ses analyses (ou son absence d’analyse...).
On est donc toujours dans le relatif. S’il n’y avait
pas des droites représentées par Haïder, Le Pen
ou Berlusconi, cela n’aurait sans doute pas grand sens d’être
de gauche aujourd’hui. S’il est vrai que sur tous les
problèmes de « société » (sécurité,
sans-papiers, avortement, parité, etc.) il y a des fractures
au sein de la gauche (comme de la droite), cela tient au fait que
les mesures partielles pour faire face aux problèmes sont
largement déconnectées de visions globales et portent
atteinte à court terme à des rentes de situation ou
touchent des intérêts catégoriels. Cela ne remet
pas en question le clivage gauche/droite, mais révèle
chaque jour un peu plus l’inconsistance de la gauche gestionnaire
(on vient de le voir à propos du lamentable débat
sur la loi sécuritaire). On se trouve incontestablement confronté
à l’existence de plusieurs gauches aux contours nécessairement
flous : la gauche de gouvernement (qu’elle soit ou non aux
affaires) et la gauche contestataire. La première, la gauche
des partis politiques, la gauche gestionnaire, comporte bien des
nuances et la seconde, la gauche « société civile
», se divise à son tour entre ceux, les « altermondialistes
», qui pensent qu’une autre mondialisation, un nouveau
compromis avec le capitalisme, est possible et ceux qui sont convaincus
qu’un autre monde n’est possible qu’en sortant
de l’économie. Je me situe d’emblée dans
cette dernière voie de la gauche. De la toute première,
la gauche politicienne, on pourrait dire qu’il s’agit
en fait d’une droite « intelligente », de cette
deuxième droite dont parle le penseur italien Marco Revelli
(le Due Destre, Bollati Boringhieri, Torino, 1996) et dont Tony
Blair représente la version la plus achevée. En revanche,
je ne dirai pas que la logique contestataire, celle que le même
Revelli appelle « la gauche sociale » (la Sinistra sociale,
Bollati Boringhieri, Torino, 1997) a vocation à gouverner.
Il s’agit bien plutôt d’une mouvance latente de
résistance et de dissidence hors politique, dont le mouvement
Attac, l’échec de l’OMC à Seattle, la
contestation des OGM, les forums No global de Porto Alegre ou de
Florence portent témoignage.
S’il faut dénoncer inlassablement les dérives
ou les « trahisons » de la gauche politique, il importe
de comprendre son inéluctabilité. Il est plus que
certain que ceux qui la contestent ne feraient pour la plupart pas
mieux. L’impérialisme économique aujourd’hui,
ou plus exactement l’impérialisme de l’économie
sur la quasi-totalité des aspects de notre vie, a réduit
le politique à une agitation politicienne et condamné
les élus à se soumettre ou se démettre. Le
pouvoir invisible mais très réel des « nouveaux
maîtres du monde » qu’est la nébuleuse
des firmes transnationales, s’il laisse les peuples voter
et les contestataires manifester, pour donner le change, tient les
gouvernements en place dans sa main de fer et impose sa dictature
(celle des lois du marché, en particulier financier). Dans
ces conditions, le rôle de la gauche contestataire ne peut
être que celui d’une force de pression et de proposition.
Il est toujours possible d’aligner des séries de mesures
concrètes plus ou moins réalistes, de la taxe Tobin
à la réduction du temps de travail, en passant par
l’instauration d’un revenu de citoyenneté et
l’annulation de la dette du tiers monde. Cela peut alimenter
un programme électoral utile et nécessaire (1). Toutefois,
les chances d’une réforme durable étant minces,
ma préoccupation est bien plutôt de penser un au-delà
de l’économie. Ma réflexion se tourne vers une
refondation du social et du politique dans l’ère de
la post-modernité, de l’après-développement,
de la société post-économiste. Il s’agit
en particulier de travailler à construire une société
de « décroissance ».
Le mot d’ordre de décroissance a surtout pour objet
de marquer fortement l’abandon de l’objectif insensé
de la croissance pour la croissance, objectif dont le moteur n’est
autre que la recherche effrénée du profit par les
détenteurs du capital. Bien évidemment, il ne vise
pas au renversement caricatural qui consisterait à prôner
la décroissance pour la décroissance. En particulier,
la décroissance n’est pas la croissance négative.
On sait que le simple ralentissement de la croissance plonge nos
sociétés dans le désarroi, en raison du chômage
et de l’abandon des programmes sociaux, culturels et environnementaux
qui assurent un minimum de qualité de vie. On peut imaginer
quelle catastrophe serait un taux de croissance négatif !
De même qu’il n’y a rien de pire qu’une
société travailliste sans travail, il n’y a
rien de pire qu’une société de croissance sans
croissance. La décroissance n’est donc envisageable
que dans une « société de décroissance
». Cela suppose une tout autre organisation dans laquelle
le loisir est valorisé à la place du travail, où
les relations sociales priment sur la production et la consommation
de produits jetables inutiles, voire nuisibles. Une réduction
féroce du temps de travail imposé pour assurer à
tous un emploi satisfaisant est une condition préalable.
On peut, en s’inspirant de la charte « consommations
et styles de vie » proposée au Forum des ONG de Rio,
synthétiser tout cela dans un programme en six « R
» : Réévaluer, Restructurer, Redistribuer, Réduire,
Réutiliser, Recycler. Ces six objectifs interdépendants
enclencheraient un cercle vertueux de décroissance conviviale
et soutenable.
On voit tout de suite quelles sont les valeurs qu’il faut
mettre en avant et qui devraient prendre le dessus par rapport aux
valeurs dominantes actuelles. L’altruisme devrait prendre
le pas sur l’égoïsme, la coopération sur
la compétition effrénée, le plaisir du loisir
sur l’obsession du travail, l’importance de la vie sociale
sur la consommation illimitée. Le goût de la belle
ouvrage sur l’efficience productiviste, le raisonnable sur
le rationnel, etc. Le problème, c’est que les valeurs
actuelles sont systémiques. Cela signifie qu’elles
sont suscitées et stimulées par le système
et qu’en retour, elles contribuent à le renforcer.
Un travail de sape de l’imaginaire instituant est donc nécessaire
pour contrer la manipulation systémique insidieuse et faire
prendre conscience de notre situation. À première
vue, les chances d’une alternative sont infimes, mais c’est
une illusion d’optique. Le meilleur allié de la civilisation
alternative n’est autre que l’Occident lui-même.
Il faut bien voir que l’effet pédagogique des innombrables
catastrophes (de Tchernobyl à la vache folle) vient en appui
du travail de conscientisation ; c’est un puissant levier
pour les remises en cause de ce qui existe et pour aider au changement
des mentalités. Alors, de plus en plus de personnes sont
poussées par nécessité, par raison ou par inclination
à quitter le bolide en folie et à renforcer la construction
alternative. La gauche de demain devrait allier ses compromis pratiques
en forme de programmes réalistes à une analyse rigoureuse
et sans compromission des objectifs souhaitables à terme,
qui lui serve de guide et éclaire son parcours.
(1) C’est dans cet esprit que j’ai signé l’Appel
des trente-cinq contre le chômage et l’exclusion et
pour une restauration de la citoyenneté, paru dans le Monde
du 28 juin 1995, et plus ou moins cautionné en 1997 les trente
thèses pour une nouvelle gauche d’Alain Caillé,
en précisant mes positions dans un petit texte complémentaire,
« Guerre à la guerre économique », repris
en partie en conclusion de mon livre les Dangers du marché
planétaire, Presses de Sciences-Po, Paris, 1998. Voir aussi
Trenta Tesi per la sinistra, Donzelli, Roma 1997.
Serge Latouche est professeur émérite de l’Université
de Paris-Sud et président de la Ligne d’horizon (Association
des amis de François Partant).
Dernier ouvrage paru : « La Déraison de la raison économique.
Du délire rationnel au principe de précaution »,
Albin Michel, 2001.
jeudi 9 janvier 2003
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