"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Sortir de l’économie PAR SERGE LATOUCHE
dans Politis en 2003

Origine : http://www.politis.fr/article411.htm

Il n’y pas de contestation véritable sans récusation de l’impérialisme économique. La refondation du social et du politique passe par la décroissance.

La question posée, « Quelle gauche pour demain ? », soulève d’emblée le problème de ce que signifie être de gauche aujourd’hui. Je ne sais si les notions de droite et de gauche ont jamais eu des contenus substantiels ou si ces contenus n’ont toujours été que des illusions nécessaires pour provoquer des clivages classificatoires. Je ne me reconnais dans aucun parti politique, mais moins encore dans ceux de droite. Le jeu et l’enjeu de la politique politicienne ne sont pas mon affaire, même si en tant que citoyen j’y participe. Pourtant, je n’ai pas beaucoup d’hésitations quand je vais voter, parce qu’on vote moins pour un programme que contre ce que l’on considère comme la pire éventualité. Je me sens ainsi viscéralement solidaire des « valeurs » de la gauche, même si celles-ci sont bien ambiguës et contradictoires, même si le gouvernement de la gauche plurielle les a trahies chaque jour un peu plus et même s’il faut dénoncer inlassablement les « erreurs », les « aveuglements » de ses analyses (ou son absence d’analyse...). On est donc toujours dans le relatif. S’il n’y avait pas des droites représentées par Haïder, Le Pen ou Berlusconi, cela n’aurait sans doute pas grand sens d’être de gauche aujourd’hui. S’il est vrai que sur tous les problèmes de « société » (sécurité, sans-papiers, avortement, parité, etc.) il y a des fractures au sein de la gauche (comme de la droite), cela tient au fait que les mesures partielles pour faire face aux problèmes sont largement déconnectées de visions globales et portent atteinte à court terme à des rentes de situation ou touchent des intérêts catégoriels. Cela ne remet pas en question le clivage gauche/droite, mais révèle chaque jour un peu plus l’inconsistance de la gauche gestionnaire (on vient de le voir à propos du lamentable débat sur la loi sécuritaire). On se trouve incontestablement confronté à l’existence de plusieurs gauches aux contours nécessairement flous : la gauche de gouvernement (qu’elle soit ou non aux affaires) et la gauche contestataire. La première, la gauche des partis politiques, la gauche gestionnaire, comporte bien des nuances et la seconde, la gauche « société civile », se divise à son tour entre ceux, les « altermondialistes », qui pensent qu’une autre mondialisation, un nouveau compromis avec le capitalisme, est possible et ceux qui sont convaincus qu’un autre monde n’est possible qu’en sortant de l’économie. Je me situe d’emblée dans cette dernière voie de la gauche. De la toute première, la gauche politicienne, on pourrait dire qu’il s’agit en fait d’une droite « intelligente », de cette deuxième droite dont parle le penseur italien Marco Revelli (le Due Destre, Bollati Boringhieri, Torino, 1996) et dont Tony Blair représente la version la plus achevée. En revanche, je ne dirai pas que la logique contestataire, celle que le même Revelli appelle « la gauche sociale » (la Sinistra sociale, Bollati Boringhieri, Torino, 1997) a vocation à gouverner. Il s’agit bien plutôt d’une mouvance latente de résistance et de dissidence hors politique, dont le mouvement Attac, l’échec de l’OMC à Seattle, la contestation des OGM, les forums No global de Porto Alegre ou de Florence portent témoignage.

S’il faut dénoncer inlassablement les dérives ou les « trahisons » de la gauche politique, il importe de comprendre son inéluctabilité. Il est plus que certain que ceux qui la contestent ne feraient pour la plupart pas mieux. L’impérialisme économique aujourd’hui, ou plus exactement l’impérialisme de l’économie sur la quasi-totalité des aspects de notre vie, a réduit le politique à une agitation politicienne et condamné les élus à se soumettre ou se démettre. Le pouvoir invisible mais très réel des « nouveaux maîtres du monde » qu’est la nébuleuse des firmes transnationales, s’il laisse les peuples voter et les contestataires manifester, pour donner le change, tient les gouvernements en place dans sa main de fer et impose sa dictature (celle des lois du marché, en particulier financier). Dans ces conditions, le rôle de la gauche contestataire ne peut être que celui d’une force de pression et de proposition. Il est toujours possible d’aligner des séries de mesures concrètes plus ou moins réalistes, de la taxe Tobin à la réduction du temps de travail, en passant par l’instauration d’un revenu de citoyenneté et l’annulation de la dette du tiers monde. Cela peut alimenter un programme électoral utile et nécessaire (1). Toutefois, les chances d’une réforme durable étant minces, ma préoccupation est bien plutôt de penser un au-delà de l’économie. Ma réflexion se tourne vers une refondation du social et du politique dans l’ère de la post-modernité, de l’après-développement, de la société post-économiste. Il s’agit en particulier de travailler à construire une société de « décroissance ».

Le mot d’ordre de décroissance a surtout pour objet de marquer fortement l’abandon de l’objectif insensé de la croissance pour la croissance, objectif dont le moteur n’est autre que la recherche effrénée du profit par les détenteurs du capital. Bien évidemment, il ne vise pas au renversement caricatural qui consisterait à prôner la décroissance pour la décroissance. En particulier, la décroissance n’est pas la croissance négative. On sait que le simple ralentissement de la croissance plonge nos sociétés dans le désarroi, en raison du chômage et de l’abandon des programmes sociaux, culturels et environnementaux qui assurent un minimum de qualité de vie. On peut imaginer quelle catastrophe serait un taux de croissance négatif ! De même qu’il n’y a rien de pire qu’une société travailliste sans travail, il n’y a rien de pire qu’une société de croissance sans croissance. La décroissance n’est donc envisageable que dans une « société de décroissance ». Cela suppose une tout autre organisation dans laquelle le loisir est valorisé à la place du travail, où les relations sociales priment sur la production et la consommation de produits jetables inutiles, voire nuisibles. Une réduction féroce du temps de travail imposé pour assurer à tous un emploi satisfaisant est une condition préalable. On peut, en s’inspirant de la charte « consommations et styles de vie » proposée au Forum des ONG de Rio, synthétiser tout cela dans un programme en six « R » : Réévaluer, Restructurer, Redistribuer, Réduire, Réutiliser, Recycler. Ces six objectifs interdépendants enclencheraient un cercle vertueux de décroissance conviviale et soutenable.

On voit tout de suite quelles sont les valeurs qu’il faut mettre en avant et qui devraient prendre le dessus par rapport aux valeurs dominantes actuelles. L’altruisme devrait prendre le pas sur l’égoïsme, la coopération sur la compétition effrénée, le plaisir du loisir sur l’obsession du travail, l’importance de la vie sociale sur la consommation illimitée. Le goût de la belle ouvrage sur l’efficience productiviste, le raisonnable sur le rationnel, etc. Le problème, c’est que les valeurs actuelles sont systémiques. Cela signifie qu’elles sont suscitées et stimulées par le système et qu’en retour, elles contribuent à le renforcer. Un travail de sape de l’imaginaire instituant est donc nécessaire pour contrer la manipulation systémique insidieuse et faire prendre conscience de notre situation. À première vue, les chances d’une alternative sont infimes, mais c’est une illusion d’optique. Le meilleur allié de la civilisation alternative n’est autre que l’Occident lui-même. Il faut bien voir que l’effet pédagogique des innombrables catastrophes (de Tchernobyl à la vache folle) vient en appui du travail de conscientisation ; c’est un puissant levier pour les remises en cause de ce qui existe et pour aider au changement des mentalités. Alors, de plus en plus de personnes sont poussées par nécessité, par raison ou par inclination à quitter le bolide en folie et à renforcer la construction alternative. La gauche de demain devrait allier ses compromis pratiques en forme de programmes réalistes à une analyse rigoureuse et sans compromission des objectifs souhaitables à terme, qui lui serve de guide et éclaire son parcours.

(1) C’est dans cet esprit que j’ai signé l’Appel des trente-cinq contre le chômage et l’exclusion et pour une restauration de la citoyenneté, paru dans le Monde du 28 juin 1995, et plus ou moins cautionné en 1997 les trente thèses pour une nouvelle gauche d’Alain Caillé, en précisant mes positions dans un petit texte complémentaire, « Guerre à la guerre économique », repris en partie en conclusion de mon livre les Dangers du marché planétaire, Presses de Sciences-Po, Paris, 1998. Voir aussi Trenta Tesi per la sinistra, Donzelli, Roma 1997.

Serge Latouche est professeur émérite de l’Université de Paris-Sud et président de la Ligne d’horizon (Association des amis de François Partant).

Dernier ouvrage paru : « La Déraison de la raison économique. Du délire rationnel au principe de précaution », Albin Michel, 2001.

jeudi 9 janvier 2003