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Origine : http://perso.orange.fr/marxiens/egep/economie/livres/latouche.htm
Il n'y a pas si longtemps toute résistance au libéralisme
semblait bien héroïque et solitaire. L'ambiance a bien
changé. Il devient impossible de lire tous les livres de
critique du libéralisme qui paraissent, comme on ne peut
participer à toutes les réunions, forums, débats
consacrés à la construction d'une alternative économique.
Alors que nous étions isolés, chacun devant se dresser
seul contre cette idéologie d'Etat, qui se révèlera
être une psychose collective comme les autres totalitarismes
; alors que nous devions défendre les valeurs humaines bafouées
et l'existence même de la société contre la
toute-puissance économique, avec le vertige affolant de refuser
le sens commun répété avec insistance, voilà
que la clameur s'élève de partout et submerge déjà
les anciens vainqueurs renvoyés aux poubelles de l'histoire.
L'OCDE elle-même doit reconnaître dans une étude
toute récente la priorité du développement
humain (du capital humain dit-elle) et le nouveau discours de la
Banque Mondiale, hérité d'Amartya Sen, finira par
transformer son action en profondeur même si on ne peut s'attendre
à un changement immédiat de ses méthodes sans
changer l'institution elle-même. Jacques Généreux
nous annonce un "Manifeste pour une économie humaine"
à paraître dans la revue Esprit, dont l'ambition n'est
pas moins que de rassembler la quasi-totalité des économistes
qui contestent la "théorie de référence"
; car Jacques Généreux affirme qu'il n'a presque jamais
rencontré de partisans de cette théorie dominante,
en fait américaine. La très grande majorité
des économistes ne croient pas à l'autonomie de l'économie
et portent leur attention sur le politique, les institutions, les
régulations sociales. Après la collaboration, tout
le monde va se retrouver résistant !
Il faut donc saluer à la fois les convergences remarquables
qui se font jour et les retournements étonnants. On trouvera
en annexe du livre de Serge Latouche une critique de l'utilisation
de Polanyi dans la théorisation du tiers-secteur très
proche de celle que j'avais faite dans "la privatisation de
la société" et qui avait paru osée. René
Passet vient de sortir un éloge du mondialisme alors que
je n'ai pas eu le temps de finir un article sur le même sujet.
Surtout, le livre de Michel Bounan "Sans valeur marchande"
précède de peu le livre de Serge Latouche "La
déraison de la raison économique" avec des thèmes
très proches : le nécessaire dépassement de
la rationalité, de la science, de la technique, de l'art,
du marché, de l'individualisme au profit d'une approche plus
holiste, sociale, raisonnable, humaine, multi-dimensionnelle, souple,
localiste, délibérante, politique. Cela fait longtemps
qu'on n'avait plus vu ces audaces qui vont jusqu'à remettre
en cause la démocratie formelle pour restituer l'appartenance
à une démocratie locale, à l'espace de la discussion
publique.
Pour les retournements, il est intéressant de comparer
avec le gros livre de David S. Landes "Richesse et pauvreté
des nations" qui trace la fresque historique du développement
économique mondial et dont les conclusions sont d'une part
que la géographie est déterminante (trop de chaleur
tue l'effort), d'autre part que le développement nécessite
une certaine dose de protectionnisme dans la phase de décollage
; mais ce qu'on a retenu de lui, c'est surtout l'importance de la
culture, des valeurs de travail, d'invention, de liberté
et, par dessus tout l'importance du calcul, de la rationalité,
de l'horloge. Pour Landes la domination de l'occident est sans appel.
Il raille la mode de la multiculturalité, du relativisme
des cultures. La supériorité de l'occident est technique,
matériélle, et la valorisation des cultures retardataires
n'est qu'un aveuglement criminel retardant le développement
économique et sa rationalisation. De son point de vue, il
n'y a pas pire que l'Afrique, règne de la facilité
qui n'aime pas le travail. Rien à tirer de sa culture arriérée,
il faut américaniser toutes les cultures.
Serge Latouche dit exactement le contraire et c'est en Afrique
qu'il va chercher le modèle de la palabre (qui cherche un
consensus, la réconciliation plutôt que la justice)
pour sortir d'une rationalité économique mortifère,
du "délire d'efficacité", et retrouver des
pratiques "raisonnables" intégrant le principe
de précaution. Le raisonnable s'oppose à la rationalité
comme la pensée pratique, conjoncturelle, à l'exactitude
de la pensée théorique (Aristote). Serge Latouche
identifie cette opposition à celle de la culture anglo-saxonne
qu'il oppose d'une certaine façon au reste du monde, hésitant
entre tiers-mondisme, "méridiennisme" (des peuples
de la Méditerranée) ou tout simplement holisme (en
référence à Louis Dumont).
L'essentiel de sa thèse tient à la réintégration
de la controverse publique, de la décision politique dans
les choix économiques, ce qui revient à prendre en
compte les rapports humains, l'occasion, la lutte et la ruse dans
le raisonnable, s'appuyer sur la situation avec le plus de discrétion
possible alors que la rationalité supprime les controverses
et ne concerne que les choses auxquelles elle s'applique aveuglément
en détruisant leurs arrangements. Au sujet passif du calcul
rationnel s'oppose le sujet pratique de l'action raisonnable : "agir
c'est toujours répondre à l'appel de l'inattendu,
laisser surgir le nouveau en exerçant sa vigilance dans le
creuset de la circonstance" (Françoise Collin). On peut
rapprocher cette définition de la subjectivité avec
celle de Christophe Dejours pour qui le travailleur doit faire face
à ce qui ne marche pas dans la production, à l'imprévu
qui échappe à la rationalité hétéronome.
C'est donc aussi la capacité d'autonomie, la capacité
de dire non, de refuser ou d'adapter les ordres. Si la rationalité
nous a apportée le développement de la modernité,
son unilatéralité trouve sa limite dans les déséquilibres
écologiques et rencontre la résistance de la plupart
des peuples.
Comme Michel Bounan, Serge Latouche insiste sur le fait qu'on
ne peut prétendre à une autre technique, une autre
rationalité, une autre science, un autre développement
économique. Ce qu'il faut abandonner c'est le calcul lui-même,
l'optimisation de Pareto pour qui le non-calculable, le non-économique
constitue un "résidu". Le tiers-secteur ne représente
pour la raison calculante qu'un tiers exclu, ce qui ne rentre pas
dans ses calculs, l'humanité en ce qu'elle a d'irrationnelle
et d'humain. Mais si l'Art se définit d'échapper au
calcul, cela ne l'empêche pas d'exister comme marché
! On ne peut corriger le calcul économique en y ajoutant
simplement ce qu'il exclut par nature. Au contraire, il s'agit bien
de ne plus calculer mais délibérer démocratiquement
des institutions, des conventions, des normes, des barèmes,
alors que "rationaliser le politique c'est supprimer la délibération
qui en est l'essence".
Bien qu'il défende une position holiste (un corps chimique
ou vivant ne se réduit pas à ses composants) et refuse
de réduire le social à la réciprocité
ou bien à l'économie matérielle, on pourrait
croire parfois qu'il le ramène à l'intersubjectivité,
à la palabre, à l'agir communicationnel. Il faut se
garder de cette réduction que conteste l'excellent "Phénoménologie
et sociologie" sortit récemment aux PUF : la conscience
collective est constituée plutôt de notre agir collectif
(praxis : fonctions, rites, techniques, reproduction) et pas seulement
de notre "agir communicationnel" (mythes, normes, politique,
domination) mais il est bien nécessaire de relancer le débat
public.
Venons-en aux propositions pratiques, qui se situent dans le sillage
d'Amartya Sen et dont on peut déplorer les faiblesses, notamment
en ignorant pratiquement la révolution informationnelle.
Son originalité est d'essayer de penser le passage de l'économique
au politique, du calcul au consensus. Le besoin d'une alternative
à la rationalité n'est ainsi pas compatible avec un
simple secteur protégé complémentaire réduisant
le tiers-secteur à la gestion des exclus, c'est l'économie
qu'il faut changer dans sa passion calculante. De même, le
refus d'étendre la rationalité économique fonde
sa critique du commerce équitable où il voit la contamination
de la fin (éthique) par le moyen (commerce) illustrée
par le charity business américain, ainsi que le rabaissement
du vote au simple achat, du citoyen au consommateur ou à
l'actionnaire, qui légitime encore plus le marché
comme prétendue démocratie réelle.
Au contraire, dans sa reconquête politique, "la production
alternative devrait s'appuyer sur une distribution alternative,
sur une finance alternative, sur une consommation alternative".
C'est seulement dans cette perspective que des fonds éthiques
pourraient être positifs. De même il faut être
conscient qu'il ne peut y avoir de démocratie d'entreprise
et de véritable éthique, nécessaire pour une
production alternative, que dans le cadre d'entreprises alternatives
(non soumises à la rationalité économique).
Il ne dit pas cependant comment ne plus être soumis à
la rationalité économique. Seul Bookchin y apporte
une réponse convaincante avec ses "coopérative
municipales" (nous ajouterons et le revenu garanti), mais l'accord
est général sur la nécessaire insistance sur
l'économie de proximité, les rapports humains et une
démocratie de face à face, une implication collective
plutôt qu'un acte individuel anonyme conforme à une
logique purement financière.
Le "consomacteur" doit être avant tout local.
Ce qu'il faut c'est reconstituer la société et l'économie
locale plutôt que moraliser la mondialisation, privilégier
les relations de proximités, le développement local,
l'informel, les "niches" plutôt que les "créneaux".
"Normaliser l'informel, c'est le tuer". Il faut s'appuyer
sur le "potentiel de la situation" et intervenir discrètement,
avoir pour objectif la "complicité" (qui semble
une bonne traduction de la philia qui était pour Aristote
la finalité de la politique).
Pourtant il s'agit bien de normaliser. On ne peut discuter sans
fin des termes de l'échange (dans les SEL par exemple), ni
calculer un impossible juste prix, ni se limiter au temps de travail
(time dollar) alors que le travail immédiat est sans rapport
avec le travail de reproduction ou de "production de soi"
comme dit Gorz. Il s'agit plutôt de remplacer l'évaluation
impossible par des normes sociales délibérées
collectivement : statut, barème, ancienneté tout comme
le salariat avec les conventions collectives (Friot), assurer la
reproduction de son statut, cette reproduction de la hiérarchie
sociale étant "La" question politique par excellence,
que reprennent d'ailleurs les syndicats réclamant une échelle
des salaires élargies afin de permettre une meilleure progression
de carrière.
L'intérêt de ce livre est donc de poser radicalement
le problème d'une alternative à la société
de marché par une politisation de l'économie locale
basée sur la délibération publique. Si on doit
faire part d'un large accord, on ne peut s'empêcher de trouver
bien optimiste les vertus prêtées à une démocratie
rénovée, de même que prendre l'Afrique pour
modèle de l'économie sociale n'est pas sans poser
problème eu égard à sa situation catastrophique
("L'Afrique noire est mal partie" avertissait René
Dumont il y a déjà bien longtemps). Il me semble enfin
qu'il serait plus "raisonnable" de laisser une place à
la rationalité afin de limiter les effets subjectifs (spéculation,
mimétisme, mensonge, corruption). Le calcul garde sa nécessité
car le réel n'oublie rien. Plutôt qu'un choix entre
le jour et la nuit, je crois à leur partage, à leur
dialectique, à leurs contradictions. L'accord inter-subjectif
a besoin d'une objectivité sur laquelle s'accorder, même
si ce n'est pas si simple désormais de s'y retrouver maintenant
que ni l'or, ni le travail ne peuvent nous servir de mesure. Il
ne faut pas négliger les "pathologies des hiérarchies",
les dangers du conservatisme social comme de la démagogie
(ainsi la défense de la retraite par répartition serait
plus crédible si elle dénonçait le déséquilibre
d'une protection sociale favorable aux générations
dominantes et délaissant complètement la jeunesse).
Je suis persuadé que les marchés gardent leur place
nécessaire, même subordonnée, pour éviter
les démesures du volontarisme et de la propagande.
Il n'en reste pas moins qu'il s'agit pour l'instant de politiser
l'économie, de rendre le secteur protégé dominant
et il semble qu'on puisse adopter utilement ces principes d'une
discussion raisonnable : toujours partir du "précédent"
et tenir compte de la complexité ("Tout ce qui est simple
est faux, mais ce qui n'est pas simple est inutilisable", Valéry),
de la "pluralité des mondes" et du conflit des
valeurs pour discuter jusqu'à dégager un consensus.
Afin d'illustrer la réussite de ce modèle, pas la
peine d'aller en Afrique, ce sont les pays nordiques (la Hollande
notamment) qui nous montrent la voie avec leur culture du consensus.
C'est plus facile dans les petits pays de s'appuyer sur des valeurs
communes, ce n'est pas impossible d'y arriver à plus grande
échelle (on l'a montré souvent). C'est, en tout cas,
un objectif indispensable pour socialiser l'économie, la
re-territorialiser, et donner un coup d'arrêt à une
rationalité globale trop aveugle.
16/05/2001
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