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Serge Latouche, La déraison de la raison économique Albin Michel, 05/2001
Du délire d'efficacité au principe de précaution.
Jean Zin

Origine : http://perso.orange.fr/marxiens/egep/economie/livres/latouche.htm

Il n'y a pas si longtemps toute résistance au libéralisme semblait bien héroïque et solitaire. L'ambiance a bien changé. Il devient impossible de lire tous les livres de critique du libéralisme qui paraissent, comme on ne peut participer à toutes les réunions, forums, débats consacrés à la construction d'une alternative économique. Alors que nous étions isolés, chacun devant se dresser seul contre cette idéologie d'Etat, qui se révèlera être une psychose collective comme les autres totalitarismes ; alors que nous devions défendre les valeurs humaines bafouées et l'existence même de la société contre la toute-puissance économique, avec le vertige affolant de refuser le sens commun répété avec insistance, voilà que la clameur s'élève de partout et submerge déjà les anciens vainqueurs renvoyés aux poubelles de l'histoire.

L'OCDE elle-même doit reconnaître dans une étude toute récente la priorité du développement humain (du capital humain dit-elle) et le nouveau discours de la Banque Mondiale, hérité d'Amartya Sen, finira par transformer son action en profondeur même si on ne peut s'attendre à un changement immédiat de ses méthodes sans changer l'institution elle-même. Jacques Généreux nous annonce un "Manifeste pour une économie humaine" à paraître dans la revue Esprit, dont l'ambition n'est pas moins que de rassembler la quasi-totalité des économistes qui contestent la "théorie de référence" ; car Jacques Généreux affirme qu'il n'a presque jamais rencontré de partisans de cette théorie dominante, en fait américaine. La très grande majorité des économistes ne croient pas à l'autonomie de l'économie et portent leur attention sur le politique, les institutions, les régulations sociales. Après la collaboration, tout le monde va se retrouver résistant !

Il faut donc saluer à la fois les convergences remarquables qui se font jour et les retournements étonnants. On trouvera en annexe du livre de Serge Latouche une critique de l'utilisation de Polanyi dans la théorisation du tiers-secteur très proche de celle que j'avais faite dans "la privatisation de la société" et qui avait paru osée. René Passet vient de sortir un éloge du mondialisme alors que je n'ai pas eu le temps de finir un article sur le même sujet. Surtout, le livre de Michel Bounan "Sans valeur marchande" précède de peu le livre de Serge Latouche "La déraison de la raison économique" avec des thèmes très proches : le nécessaire dépassement de la rationalité, de la science, de la technique, de l'art, du marché, de l'individualisme au profit d'une approche plus holiste, sociale, raisonnable, humaine, multi-dimensionnelle, souple, localiste, délibérante, politique. Cela fait longtemps qu'on n'avait plus vu ces audaces qui vont jusqu'à remettre en cause la démocratie formelle pour restituer l'appartenance à une démocratie locale, à l'espace de la discussion publique.

Pour les retournements, il est intéressant de comparer avec le gros livre de David S. Landes "Richesse et pauvreté des nations" qui trace la fresque historique du développement économique mondial et dont les conclusions sont d'une part que la géographie est déterminante (trop de chaleur tue l'effort), d'autre part que le développement nécessite une certaine dose de protectionnisme dans la phase de décollage ; mais ce qu'on a retenu de lui, c'est surtout l'importance de la culture, des valeurs de travail, d'invention, de liberté et, par dessus tout l'importance du calcul, de la rationalité, de l'horloge. Pour Landes la domination de l'occident est sans appel. Il raille la mode de la multiculturalité, du relativisme des cultures. La supériorité de l'occident est technique, matériélle, et la valorisation des cultures retardataires n'est qu'un aveuglement criminel retardant le développement économique et sa rationalisation. De son point de vue, il n'y a pas pire que l'Afrique, règne de la facilité qui n'aime pas le travail. Rien à tirer de sa culture arriérée, il faut américaniser toutes les cultures.

Serge Latouche dit exactement le contraire et c'est en Afrique qu'il va chercher le modèle de la palabre (qui cherche un consensus, la réconciliation plutôt que la justice) pour sortir d'une rationalité économique mortifère, du "délire d'efficacité", et retrouver des pratiques "raisonnables" intégrant le principe de précaution. Le raisonnable s'oppose à la rationalité comme la pensée pratique, conjoncturelle, à l'exactitude de la pensée théorique (Aristote). Serge Latouche identifie cette opposition à celle de la culture anglo-saxonne qu'il oppose d'une certaine façon au reste du monde, hésitant entre tiers-mondisme, "méridiennisme" (des peuples de la Méditerranée) ou tout simplement holisme (en référence à Louis Dumont).

L'essentiel de sa thèse tient à la réintégration de la controverse publique, de la décision politique dans les choix économiques, ce qui revient à prendre en compte les rapports humains, l'occasion, la lutte et la ruse dans le raisonnable, s'appuyer sur la situation avec le plus de discrétion possible alors que la rationalité supprime les controverses et ne concerne que les choses auxquelles elle s'applique aveuglément en détruisant leurs arrangements. Au sujet passif du calcul rationnel s'oppose le sujet pratique de l'action raisonnable : "agir c'est toujours répondre à l'appel de l'inattendu, laisser surgir le nouveau en exerçant sa vigilance dans le creuset de la circonstance" (Françoise Collin). On peut rapprocher cette définition de la subjectivité avec celle de Christophe Dejours pour qui le travailleur doit faire face à ce qui ne marche pas dans la production, à l'imprévu qui échappe à la rationalité hétéronome. C'est donc aussi la capacité d'autonomie, la capacité de dire non, de refuser ou d'adapter les ordres. Si la rationalité nous a apportée le développement de la modernité, son unilatéralité trouve sa limite dans les déséquilibres écologiques et rencontre la résistance de la plupart des peuples.

Comme Michel Bounan, Serge Latouche insiste sur le fait qu'on ne peut prétendre à une autre technique, une autre rationalité, une autre science, un autre développement économique. Ce qu'il faut abandonner c'est le calcul lui-même, l'optimisation de Pareto pour qui le non-calculable, le non-économique constitue un "résidu". Le tiers-secteur ne représente pour la raison calculante qu'un tiers exclu, ce qui ne rentre pas dans ses calculs, l'humanité en ce qu'elle a d'irrationnelle et d'humain. Mais si l'Art se définit d'échapper au calcul, cela ne l'empêche pas d'exister comme marché ! On ne peut corriger le calcul économique en y ajoutant simplement ce qu'il exclut par nature. Au contraire, il s'agit bien de ne plus calculer mais délibérer démocratiquement des institutions, des conventions, des normes, des barèmes, alors que "rationaliser le politique c'est supprimer la délibération qui en est l'essence".

Bien qu'il défende une position holiste (un corps chimique ou vivant ne se réduit pas à ses composants) et refuse de réduire le social à la réciprocité ou bien à l'économie matérielle, on pourrait croire parfois qu'il le ramène à l'intersubjectivité, à la palabre, à l'agir communicationnel. Il faut se garder de cette réduction que conteste l'excellent "Phénoménologie et sociologie" sortit récemment aux PUF : la conscience collective est constituée plutôt de notre agir collectif (praxis : fonctions, rites, techniques, reproduction) et pas seulement de notre "agir communicationnel" (mythes, normes, politique, domination) mais il est bien nécessaire de relancer le débat public.

Venons-en aux propositions pratiques, qui se situent dans le sillage d'Amartya Sen et dont on peut déplorer les faiblesses, notamment en ignorant pratiquement la révolution informationnelle. Son originalité est d'essayer de penser le passage de l'économique au politique, du calcul au consensus. Le besoin d'une alternative à la rationalité n'est ainsi pas compatible avec un simple secteur protégé complémentaire réduisant le tiers-secteur à la gestion des exclus, c'est l'économie qu'il faut changer dans sa passion calculante. De même, le refus d'étendre la rationalité économique fonde sa critique du commerce équitable où il voit la contamination de la fin (éthique) par le moyen (commerce) illustrée par le charity business américain, ainsi que le rabaissement du vote au simple achat, du citoyen au consommateur ou à l'actionnaire, qui légitime encore plus le marché comme prétendue démocratie réelle.

Au contraire, dans sa reconquête politique, "la production alternative devrait s'appuyer sur une distribution alternative, sur une finance alternative, sur une consommation alternative". C'est seulement dans cette perspective que des fonds éthiques pourraient être positifs. De même il faut être conscient qu'il ne peut y avoir de démocratie d'entreprise et de véritable éthique, nécessaire pour une production alternative, que dans le cadre d'entreprises alternatives (non soumises à la rationalité économique). Il ne dit pas cependant comment ne plus être soumis à la rationalité économique. Seul Bookchin y apporte une réponse convaincante avec ses "coopérative municipales" (nous ajouterons et le revenu garanti), mais l'accord est général sur la nécessaire insistance sur l'économie de proximité, les rapports humains et une démocratie de face à face, une implication collective plutôt qu'un acte individuel anonyme conforme à une logique purement financière.

Le "consomacteur" doit être avant tout local. Ce qu'il faut c'est reconstituer la société et l'économie locale plutôt que moraliser la mondialisation, privilégier les relations de proximités, le développement local, l'informel, les "niches" plutôt que les "créneaux". "Normaliser l'informel, c'est le tuer". Il faut s'appuyer sur le "potentiel de la situation" et intervenir discrètement, avoir pour objectif la "complicité" (qui semble une bonne traduction de la philia qui était pour Aristote la finalité de la politique).

Pourtant il s'agit bien de normaliser. On ne peut discuter sans fin des termes de l'échange (dans les SEL par exemple), ni calculer un impossible juste prix, ni se limiter au temps de travail (time dollar) alors que le travail immédiat est sans rapport avec le travail de reproduction ou de "production de soi" comme dit Gorz. Il s'agit plutôt de remplacer l'évaluation impossible par des normes sociales délibérées collectivement : statut, barème, ancienneté tout comme le salariat avec les conventions collectives (Friot), assurer la reproduction de son statut, cette reproduction de la hiérarchie sociale étant "La" question politique par excellence, que reprennent d'ailleurs les syndicats réclamant une échelle des salaires élargies afin de permettre une meilleure progression de carrière.

L'intérêt de ce livre est donc de poser radicalement le problème d'une alternative à la société de marché par une politisation de l'économie locale basée sur la délibération publique. Si on doit faire part d'un large accord, on ne peut s'empêcher de trouver bien optimiste les vertus prêtées à une démocratie rénovée, de même que prendre l'Afrique pour modèle de l'économie sociale n'est pas sans poser problème eu égard à sa situation catastrophique ("L'Afrique noire est mal partie" avertissait René Dumont il y a déjà bien longtemps). Il me semble enfin qu'il serait plus "raisonnable" de laisser une place à la rationalité afin de limiter les effets subjectifs (spéculation, mimétisme, mensonge, corruption). Le calcul garde sa nécessité car le réel n'oublie rien. Plutôt qu'un choix entre le jour et la nuit, je crois à leur partage, à leur dialectique, à leurs contradictions. L'accord inter-subjectif a besoin d'une objectivité sur laquelle s'accorder, même si ce n'est pas si simple désormais de s'y retrouver maintenant que ni l'or, ni le travail ne peuvent nous servir de mesure. Il ne faut pas négliger les "pathologies des hiérarchies", les dangers du conservatisme social comme de la démagogie (ainsi la défense de la retraite par répartition serait plus crédible si elle dénonçait le déséquilibre d'une protection sociale favorable aux générations dominantes et délaissant complètement la jeunesse). Je suis persuadé que les marchés gardent leur place nécessaire, même subordonnée, pour éviter les démesures du volontarisme et de la propagande.

Il n'en reste pas moins qu'il s'agit pour l'instant de politiser l'économie, de rendre le secteur protégé dominant et il semble qu'on puisse adopter utilement ces principes d'une discussion raisonnable : toujours partir du "précédent" et tenir compte de la complexité ("Tout ce qui est simple est faux, mais ce qui n'est pas simple est inutilisable", Valéry), de la "pluralité des mondes" et du conflit des valeurs pour discuter jusqu'à dégager un consensus. Afin d'illustrer la réussite de ce modèle, pas la peine d'aller en Afrique, ce sont les pays nordiques (la Hollande notamment) qui nous montrent la voie avec leur culture du consensus. C'est plus facile dans les petits pays de s'appuyer sur des valeurs communes, ce n'est pas impossible d'y arriver à plus grande échelle (on l'a montré souvent). C'est, en tout cas, un objectif indispensable pour socialiser l'économie, la re-territorialiser, et donner un coup d'arrêt à une rationalité globale trop aveugle.

16/05/2001