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Origine : http://www.decroissance.info/Entretien-de-Serge-Latouche-sur
et
http://www.edscuola.it/archivio/interlinea/latouche5.html
En ouverture de la troisième partie de votre livre La Mégamachine,
vous citez cette phrase de Heidegger : « Seulement, un dieu
peut encore nous sauver. Il nous reste pour seule possibilité
de préparer dans la pensée et la poésie une
disponibilité pour l’apparition du dieu ou pour l’absence
du dieu dans notre déclin ». En même temps, vous
avancez une « éthique du raisonnable », que vous
opposez à la rationalité purement instrumentale et
qui serait susceptible de nous sortir de l’impasse représentée
par la Mégamachine. Pourriez-vous donc préciser votre
pensée. Si l’on se range à votre critique de
la rationalité, de la rationalité économique
en particulier, et que l’on souhaite amorcer une sortie des
impasses de la Mégamachine, Que reste-t-il de la raison ?
Plaidez-vous pour une nouvelle rationalité ou en faveur d’une
prise de conscience de ses limites intrinsèques et donc en
faveur d’une reconnaissance du caractère permanent
et fondamental du Sacré et d’un nécessaire réenchentement
du monde ?
Serge LATOUCHE :
Je ne pose pas la question dans les termes où vous la posez,
même si votre formulation est pertinente. En fait, dans mon
dispositif théorique, je n’oppose pas la rationalité
à une autre rationalité, mais la rationalité
au raisonnable. En simplifiant beaucoup, on peut dire que la raison
avait deux voies chez les grecs, le logos et la phronésis,
cette dernière étant la sagesse. Le logos a pris un
développement fantastique qui a complètement éliminé
la phronésis, en devenant la raison rationnelle, c’est-à-dire
la raison calculatrice. La rationalité a trouvé son
domaine d’épanouissement fantastique dans l’économie,
c’est-à-dire dans le calcul économique. Et il
est tout à fait remarquable que, à partir de l’épanouissement
du calcul économique, toutes les références
au rationnel sont toujours avec en arrière fond une pensée
d’économique. C’est d’ailleurs tout à
fait normal puisque la raison s’est d’abord épanouie
dans les mathématiques et la mathématisation du social
s’est faite dans l’économie. Pour Max Weber «
Le droit bourgeois est un droit rationnel » par opposition
au droit des autres sociétés. C’est-à-dire
un droit sur lequel on peut compter comme sur du calcul économique,
le droit rationnel devrait ainsi être un droit calculable,
John Rawls parle quant à lui d’une justice rationnelle
au sens de la rationalité économique, et la rationalité
économique c’est la rationalité quantifiante.
Alors, il peut être légitime d’obéir
à un calcul rationnel lorsqu’on achète des actions
à la bourse, mais lorsqu’on fait de même pour
régler des problèmes qui concernent les hommes, il
est déraisonnable de se fier uniquement au calcul. Parce
qu’on a toujours affaire dans le social à des valeurs,
de justice, de liberté etc. On ne peut plus se fier au calcul,
puisque cela suppose que l’on ait éliminé les
valeurs ou que l’on situe son action à l’intérieur
d’une valeur unique. Pour prendre un problème concret
: faut-il ouvrir le marché français et européen
sans limites à la concurrence extérieure ?. Il y a
des arguments pour et d’autres contre, on les connait depuis
trois siècles. Or, tout d’un coup, par une espèce
de coup de force, la pensée unique économique nous
impose sa rationalité, c’est l’ouverture totale,
le libre-échange absolu. C’est tout à fait déraisonnable
: on va ruiner des milliers de gens, on va détruire des centaines
de savoirs, de traditions pour ne les remplacer par rien ou par
peu de choses. C’est donc une décision que l’on
doit délibérer démocratiquement en soupesant
le pour ou le contre.
Alors, la Mégamachine techno-économique fonctionne
à la rationalité, une rationalité à
la fois économique et technicienne, qui finalement est déraisonnable,
puisque la raison ne peut pas se donner à elle-même
ses propres fins. Et cela les Grecs l’avaient très
bien compris : la raison raisonnable, c’est celle qui considère
que l’on ne peut pas ultimement trancher de façon démonstrative
et définitive. On ne peut trancher que de façon provisoire
et délibérative en soupesant les arguments contradictoires.
Ceci amène à développer un savoir - qui est
totalement différent de ce savoir technocratique qu’est
l’économie - et qui était la rhétorique,
c’est-à-dire l’art de convaincre et de persuader
de la vérité, de rechercher la vérité,
de soupeser les arguments de manière à faire aboutir
la solution la plus raisonnable dans l’espace des connaissances.
Alors le deuxième problème soulevé par votre
question, c’est le désenchantement du monde. La modernité
dans sa prétention à construire la société
sur la seule base de la raison rationnelle, amène à
créer un monde totalement désenchanté. Et là,
bien sûr, les deux aspects de votre question se rejoignent,
car les sociétés antérieures pensaient qu’il
était raisonnable de suivre la tradition, et éventuellement
la révélation. Est-ce que les Grecs croyaient à
leurs mythes, à leurs dieux ? Peut-être bien que oui,
ou peut-être bien que non. Quand on lit Platon et Aristote
on peut être sceptique sur la réalité de leur
foi, mais je crois qu’ils pensaient raisonnable de faire mine
d’y croire. Ils faisaient un pari pascalien, en se disant
que même si les dieux n’existent pas, les civilisations
reposent sur des préjugés. Ils savaient que cet enseignement
que les anciens avaient déjà suivis avait été
amélioré marginalement au cours du temps, et qu’il
n’y avait pas de raison de bouleverser radicalement cette
tradition. A partir du XVIIIème siècle, en particulier
en Europe, on a voulu tout bouleverser, répudier la tradition
sous prétexte qu’elle n’était pas démontrée
rationnellement. Les sociétés humaines doivent aujourd’hui
affronter et supporter une indétermination fondamentale,
une espèce de vide au centre. Alors au MAUSS on dit quelque
fois qu’il faudrait au fond une transcendance immanente (rire).
C’est-à-dire qu’il faut accepter cette indétermination
fondamentale. Il y a en effet une espèce d’indétermination
fondamentale du social, dont il faut reconnaître qu’elle
nous dépasse. Il faut accepter par conséquent, le
fait que nous vivons dans des sociétés qui ne seront
jamais totalement rationnelles, et qui doivent chercher leurs racines
dans des traditions particulières. Evidemment, l’imaginaire
démocratique dont nous avons hérité nous donne
certaines bases pour affronter cette indétermination. En
fin de compte la solution la plus raisonnable, c’est d’en
débattre collectivement et de se ranger à la solution
qui satisfait provisoirement le plus grand nombre, quitte à
ce que cette solution soit remise en question lorsque le plus grand
nombre a changé d’idée, a évolué.
L.R.A.F. :
A l’instar de vos précédents travaux et de
ceux de vos amis du MAUSS, vous insistez sur le réenchassement
de la technique et de l’économie dans le social. Vous
entendez par là que la technique et l’économie
doivent rester « contextualisées » (embedded,
selon la terminologie de Karl Polanyi), c’est-à-dire
insérées dans une unité sociale, politique,
géographique, historique et culturelle aux valeurs de laquelle
elles se subordonnent. Mais précisément, et concrètement,
à quelle catégorie contemporaine peut correspondre
ce « contexte », cette identité collective, sachant
que l’Etat-nation, est aujourd’hui en crise ?
Serge LATOUCHE :
Elle est à inventer. Je pense que pour le meilleur et pour
le pire le monde est devenu un village planétaire. Je pense
que l’universalisme actuel est un universalisme imposé
par un impérialisme culturel occidental et qu’il ne
peut mener qu’à un chaos. Mon ami Bertrand Badie dit
que l’on s’oriente peut-être vers de nouvelles
formes impériales, avec des souverainetés emboîtées.
Je pense d’abord que l’on s’avance vers un immense
chaos, mais au delà de ce chaos, comme dans la trilogie d’Isaac
Asimov, on irait vers un nouvel empire, qui je l’espère
ne serait pas un nouvel empire du mal, mais une organisation où
il-y aurait une articulation successive de niveaux de souveraineté.
Je crois que la démocratie ne peut fonctionner qu’à
un niveau local. Platon donnait 5040 citoyens pour la république
idéale, je serais presque encore plus restrictif que lui.
J’observe qu’un grand nombre de décisions de
la vie quotidiennes devraient être prises au niveau des communautés
de base : maisons, immeubles, quartiers.
L.R.A.F. :
Votre ouvrage contient une critique sans appel de la notion de
développement durable qui reste la clef-de-voûte de
nombreux programmes écologistes. Je crois aussi que la formule
selon laquelle il faudrait initier non pas, « un développement
alternatif mais des alternatives au développement »
est de vous. Mais quel type d’alternatives au développement
la réflexion écologiste peut-elle proposer d’après
vous ?
Serge LATOUCHE :
Votre question est étonnante, même si vous n’êtes
pas le premier à me la poser. Notre imaginaire est à
ce point colonisé que nous nous posons une question qui si
on y réfléchit bien n’a pas vraiment de sens.
Depuis toujours, les hommes ont cherché à vivre conformément
aux lois de ce que les Grecs appelaient « la bonne vie ».
Dans la notion de « développement durable »,
il y a une contradiction dans les termes. C’est un oxymoron
parce que le développement c’est forcément la
démesure et que nous sommes dans un monde limité.
On chasse la démesure par la porte et elle revient par la
fenêtre. La décolonisation de l’imaginaire, c’est
vraiment le changement des bases imaginaires sur lesquelles repose
le système.
Origine :
http://www.edscuola.it/archivio/interlinea/latouche5.html
le mardi 20 décembre 2005
par La Revue Le Recours aux Fôrets.
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