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Compte-rendu du dernier ouvrage de Serge Latouche
Par Hugues Croibien

Origine : http://acontrecourant.be/824.html

« Le 20 janvier 1949, le vent et la neige faisaient rage sur Pennsylvania Avenue - qui va de la Maison Blanche au Capitole - quand, dans son discours inaugural devant le Congrès, le président Truman qualifia la majeure partie du monde de régions sous-développée. Ainsi naquit brusquement ce concept charnière - depuis lors jamais remis en question - qui engloutit l’infinie diversité des modes de vie de l’hémisphère Sud dans une seule et unique catégorie : sous-développée. Du même coup, et pour la première fois, sur les scènes politiques importantes surgissait une nouvelle conception du monde selon laquelle tous les peuples de la terre doivent suivre la même voie et aspirer à un but unique : le développement.

Aux yeux du Président, le chemin était tout tracé : une plus grosse production est la clé de la prospérité et de la paix. Après tout, n’était-ce pas les Etats-Unis qui s’étaient le plus approché de cette utopie ? Dans cette perspective, les nations se classent comme les coureurs : celles qui traînent à l’arrière et celles qui mènent la course. Et les Etats-Unis se distinguent parmi les nations par le développement des techniques industrielles et scientifiques. Travestissant ses propres intérêts en générosité, Truman n’hésita pas à annoncer un programme d’aide technique qui allait supprimer la souffrance de ces populations grâce à l’activité industrielle et à la hausse du niveau de vie. Quarante ans plus tard, avec le recul, le discours de Truman est perçu comme le coup d’envoi de cette course du Sud pour rattraper le Nord, mais depuis, non seulement la distance s’est encore agrandie et certains coureurs chancèlent sur la piste, mais tous commencent à soupçonner qu’ils courent peut-être tout à fait dans la mauvaise direction... » [1]

C’est avec cette citation que Serge Latouche commence à décrire l’histoire du développement dans son livre intitulé Survivre au développement... Dans cet ouvrage, Serge Latouche dénonce donc ce processus mis en place à la sortie de la guerre par l’administration américaine pour légitimer aux yeux du monde l’exploitation de la terre et des hommes, la surconsommation et la pollution croissante au bénéfice des seuls capitalistes.

Le socialisme réellement existant a finalement déçu les gens qui se sont sacrifié pour son idéal, et l’auteur continue l’histoire de ces « grandes espérances pour l’humanité » en démontrant que le développement en est la suite logique. Malheureusement, ce développement déçoit déjà également ; depuis plus de 30 ans dans les sphères intellectuelles, et depuis peu chez les peuples du monde entier... « Après la faillite du socialisme réel et le glissement honteux de la social-démocratie vers le social-libéralisme, ces analyses post-développementistes sont succeptibles de contribuer à un renouveau de la pensée d’une véritable société alternative à la société de marché et de participer à la construire. » [2]

Le développement ?

L’auteur commence par qualifier ce concept de développement qu’il critique tout au long de son livre ; c’est un mot toxique, un mot plastique. En effet, « ce qui caractérise un mot plastique c’est d’avoir appartenu d’abord à la langue courante, où il possède un sens clair et précis (ex : le développement d’une équation mathématique), d’avoir été ensuite utilisé par la langue savante (ex : le développement des espèces selon Darwin) et d’être aujourd’hui repris par la langue des technocrates dans un sens si extensif qu’il ne signifie plus rien, sinon ce que veut lui faire dire le locuteur individuel qui l’emploie. » [3] Le développement est pour Latouche - et pour beaucoup de ses amis et collègues qu’il cite de nombreuses fois - « une entreprise visant à transformer les rapports des hommes entre eux et avec la nature en marchandises. Il s’agit d’exploiter, de mettre en valeur, de tirer profit des ressources humaines et naturelles. Entreprise agressive envers la nature comme envers les peuples, elle est bien comme la colonisation qui la précède et la mondialisation qui la poursuit ; une œuvre à la fois économique et militaire de domination et de conquête. (...) Le développement a été et est l’occidentalisation du monde. » [4]

Il démonte petit à petit le concept pour n’en retirer que l’image que l’on a aujourd’hui de ses effets les plus pervers - et ceux que l’on retiendra à long terme - c’est-à-dire les crises écologiques, sociales et politiques qui s’annoncent dès demain. Il cite alors Galbraith qui explique que « ce qu’on appelle le développement économique consiste largement à imaginer une stratégie qui permette de vaincre la tendance des hommes à imposer des limites à leurs objectifs de revenus, et donc à leurs efforts », puis explique lui-même que « l’économique ne peut se mettre en place qu’en s’appuyant de façon nécessaire sur la pauvreté. Non seulement l’imaginaire économique invente littéralement la rareté, mais encore la pauvreté vécue constitue une condition de croissance. La pression de la nécessité sert de moteur à la mise au travail des hommes, tandis que la création de l’indispensable demande de masse passe par l’exacerbation de nouveaux besoins. » [5]

C’est simple ; le développement réellement existant c’est

- la guerre économique (avec ses vainqueurs bien sûr, mais plus encore ses vaincus)

- le pillage sans retenue de la nature

- l’occidentalisation du monde et l’uniformisation planétaire

- le génocide ou tout au moins l’ethnocide pour les cultures différentes

La mondialisation ; une suite plus agressive

Dans cet vision des choses qui consiste à voir la mondialisation comme la dernière mutation en date du développement, Latouche précise que « l’un des enjeux du passage du développement à la mondialisation n’est autre que la disparition de ce qui donnait une certaine consistance au mythe développementiste, à savoir le trickle down effect, c’est-à-dire l’effet des retombées. La répartition de la croissance économique au Nord et même de ses miettes au Sud assuraient une certaine cohésion nationale. Les trois D (déreglementation, décloisonnement, désintermédiation) des marchés financiers qui ont mis la mondialisation sur orbite à partir de 1986 ont fait voler en éclat le cadre étatique des régulations, permettant par là au jeu des inégalités de se développer sans limites. » [6]

Il poursuit plus loin ; « La mondialisation actuelle nous montre ce que le développement a été et que nous n’avons jamais voulu voir. Elle est le stade suprème du développement réellement existant en même temps que la négation de sa conception mythique. Rappellons la formule cynique d’Henri Kissinger ; la mondialisation n’est que le nouveau nom de la politique hégémonique américaine. Mais alors, quel était l’ancien nom ? C’était tout simplement le développement économique lancé par Truman en 1949 pour permettre aux Etats-Unis de s’emparer des marchés des ex-empires coloniaux européens et et éviter aux nouveaux Etats indépendants de tomber dans l’orbite soviétique. Et avant l’entreprise développementiste ? Le plus vieux nom de l’occidentalisation du monde était tout simplement la colonisation et le vieil impérialisme. On a toujours à faire à des slogans et des idéologies visant à légitimer l’entreprise hégémonique de l’Occident. » [7] Pour Serge Latouche, il s’agit d’ailleurs de couper une bonne fois pour toutes tous ces liens qui nous rallient au processus de développement, et surtout à la mondialisation. Il critique d’ailleurs assez vivement les alter-mondialistes et les défenseurs du développement durable qui tentent de réconcilier des antagonismes apparents sans réellement s’en rendre compte...

Décroissance et développement durable ?

Pour sortir du développement, Latouche propose deux pistes alternatives ; la décroissance qu’il qualifie de conviviale et le localisme. Pour l’auteur, la décroissance n’est pas une utopie rétrograde ; il ne s’agit en aucun cas de retrouver l’ère pastorale où l’on s’éclairerait à la bougie et où l’on mangerait des herbes sauvages : « L’alternative au développement ne saurait être un impossible retour en arrière ; en outre, elle ne peut prendre la forme d’un modèle unique. L’après-développement est nécessairement pluriel. Il s’agit de la recherche de modes d’épanouissement collectif dans lesquels n’est pas privilégié un bien-être matériel destructeur de l’environnement et du lien social. » [8]

C’est une position qui se veut radicale, qui n’accepte aucune proposition de compromis qui tentent de concilier la préservation de l’environnement avec les acquis de la domination économique. On ne renonce ni au mode de production, ni au mode de consommation, ni au style de vie engendrés par la croissance antérieure. On se résigne par raison à un immobilisme conservateur, mais sans remettre en cause les valeurs et les logiques du développementisme et de l’économisme. » [9]

En ce sens, il critique - et n’est pas le seul - le concept de développement durable ; il explique que le terme durable est un qualificatif de plus que l’on tente d’accoler au terme développement pour tenter de prolonger encore un peu plus ce processus qui se voit balayer par un vent de critique de plus en plus bruyantes... Ainsi il explique que les qualificatifs « social », « humain » et « local » ont déjà été annexés au terme développement pour des raisons clairement conservatrices, politiquement et économiquement parlant. Il qualifie alors l’expression développement durable d’oxymoron [10], et note que « ce n’est pas l’environnement qu’il s’agit de préserver pour les décideurs mais avant tout le développement » [11] En effet pour l’auteur, qui se trouve être au grand nombre des critiques de ce développement durable, cet adjonction de durabilité touchera de toute manière à sa fin ; « Le développement durable nous enlève toute perspective de sortie ; il nous promet le développement pour l’éternité ! Fort heureusement, le développement n’est pas durable... » [12]

Pour une critique construite du développement durable, lire le Journal de la Décroissance, bimensuel des Casseurs de Pub. La prochaine fois, j’essayerai de vous mettre quelques arguments sur le site...

A bientôt !


[1] Wolfgang Sachs et Esteva Gustavo, « Le développement : une course dans le monde conçu comme une arène économique » in Des ruines du développement, Montréal, Ecosociété, 1996, p.14, cité dans le livre, pp. 15-16

[2] Latouche S., Survivre au développement ; De la décolonisation de l’imaginaire économique à la construction d’une société alternative, Paris, Mille et une nuit, 2004, p.11

[3] Uwe Pörsken, Plastikwörter ; Die Sprache einer internationalen Diktatur, Stuttgart, Klett-Cotta, 1989, cité dans le livre, p. 30

[4] Latouche S., op.cit, p.30

[5] Latouche S., op.cit, p.79

[6] Latouche S., op.cit, p.19

[7] Latouche S., op.cit, p.25

[8] Latouche S., op.cit, p.89

[9] Latouche S., op.cit, p.89

[10] oxymoron/oxymore ; rapprochement de deux mots qui semblent contradictoires.

[11] Latouche S., op.cit, p.59.

[12] Latouche S., op.cit, p.68

Rebond

Mis en ligne par Hugues le 21 juillet 2005