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Feu sur la croissance avec Serge Latouche !
Vincent Cheynet critique le livre de Serge Latouche sur son site decroissance.org

Origine : http://forum.decroissance.info/viewtopic.php?p=26120&sid=a27fce35aa61b6d6d78164b7ab35a463


Voici la recension par Patrick Piro (parue dans Politis 12-18 octobre) du dernier livre de Serge Latouche Le Pari de la décroissance (Fayard, 19 euros) qui s’annonce déjà comme un ouvrage fondateur et incontournable pour qui veut réellement sortir (et pas faire semblant comme dans de trop nombreux articles du « journal de la joie de vivre ») de la société de croissance. C.H.

Citation:

Feu sur la croissance avec Serge Latouche !

Les idées de la décroissance suscitent plusieurs ouvrages. Celui de Serge Latouche, l’un des théoriciens de ce mouvement, devrait faire référence.

Labourant depuis trente ans la critique de l’universalisme de la pensée économique, Serge Latouche se distingue depuis quelques années comme l’un des principaux penseurs du mouvement anticroissance. Sur le socle de nombreux articles, forcément trop courts, voici donc l’ouvrage de référence que l’on attendait de lui, fouillant les fondements de la critique de la croissance. Veau d’or d’une civilisation de l’économie, mais aussi son talon d’Achille, de plus en plus saillant : comment prétendre faire croître la consommation, la production, les échanges, etc., alors que le mur est déjà en vue, et que la « machine » s’y dirige aveuglément ?

Si Serge Latouche rappelle chiffres, tendances et conséquences de la fuite en avant des modes de production et de consommation, ce n’est pas simplement pour cerner les impasses du système, mais pour étayer systématiquement sa conviction qu’il n’existe aucune réforme, aucun « relookage » possible d’un modèle de civilisation qui s’est fourvoyé dans la confusion entre « l’avoir plus » et le « mieux-être ».

Ce livre s’attache donc prioritairement à convaincre ceux qui en défendent les aménagements : décélération de la croissance, réforme des outils de mesure et de performance économique, réorientation de la valeur ajoutée vers des biens immatériels, etc. Pour Latouche, toute référence au modèle en vigueur est insuffisante pour assurer une survie durable de la planète et à l’humanité : il faut une rupture, décoloniser les esprits imprégnés par l’économisme, et tout d’abord détruire son mythe fondateur, la croissance.

Un fétichisme dont il fait une arme en la retournant, revendiquant la décroissance, une « trouvaille rhétorique heureuse », un « mot-obus », comme le dit le politologue Paul Ariès. Non pas comme une croissance négative (la récession), ni même une croissance « zéro », dans une société structurée par une nécessité perverse de la croissance, mais un rejet de la religion économique, une a-croissance comme on parlerait d’athéisme. Ceux qui pensaient trouver un modèle à équations en seront donc encore pour leurs frais : il ne s’agit pas d’une thèse économique de plus, une énième théorie « prête-à-substituer », avertit l’auteur (économiste), mais un « slogan politique à implication théorique », une proposition « utopique », plurielle, susceptible de rouvrir des espaces fermés, « une matrice autorisant un foisonnement d’alternatives ». La moitié de l’ouvrage est d’ailleurs consacrée à l’exploration des ingrédients d’un programme-cadre valant aussi mécanisme de transition, spirale vertueuse vers une décroissance sereine, conviviale et soutenable : réévaluer, reconceptualiser, restructurer, redistribuer, relocaliser, réduire, réutiliser, recycler - les « 8 R » de Latouche.

Un chapitre, notamment, tente une mise au point : « Le Sud aura-t-il droit à la décroissance ? » Serge Latouche fustige depuis des années le concept de « développement » des pays « pauvres », avatar ethnocentrique du modèle occidental fondé sur la croissance (et tout autant en échec). La décroissance, soutient-il, servirait utilement l’autonomie des peuples du Sud, qui prendraient en charge leurs propres modèles. Mais, trop brève, cette ébauche ne satisfera pas ses contradicteurs du monde de la solidartié internationale, qui prônent un universalisme des valeurs et de droits - égalité, démocratie, éducation, santé, citoyenneté, etc., sous-tendu par la croissance économique dans les pays du Sud.

L’une des forces de Latouche est cependant de parvenir à instiller le doute. Parce qu’il pousse les logiques à l’oeuvre jusque dans leurs retranchements, mais surtout parce qu’il interroge l’imaginaire des individus et des sociétés, singulièrement atrophié par le triomphe de la « pensée unique ». Sous son impulsion notamment, la décroissance donne, depuis deux ou trois ans, du grain à moudre à la gauche : aux économistes hétérodoxes proches d’Attac, aux Verts et même à quelques socialistes, mais aussi à un public grandissant, que les impasses actuelles et l’immobilisme des politiques laissent perplexe.

Dans La face cachée de la décroissance, Cyril Di Méo, militant écologiste et enseignant en sciences économiques et sociales, y voit cependant un péril et une fausse route dans l’incontournable lutte contre les ravages du système économique mondialisé. A la recherche des racines historiques, très diversifiées, du rejet de la modernité, il puise chez les extrémistes de la « deep ecology » ou des mouvements « écoféministes » des arguments pour justifier ss thèse : la décroissance est une idéologie réactionnaire. On ne tarde pas à saisir le moteur de l’auteur : son aversion pour la référence constante des « décroissants » à un nécessaire « réenchantement » du monde desséché par le matérialisme. Cyril Di Méo s’égare ainsi dans les amalgames, et notamment une confusion entre spiritualité et obsolète dévotion religieuse. Avant tout soucieux de défendre l’héritage du rationalisme et des Lumières, il ne nous livre guère d’éclairage sur ce qui, dans les idées de la décroissance, fertilise incontestablement un antiproductivisme que les écologistes sont à ce jour les seuls à défendre dans l’arène politique.

Patrick Piro
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" Les enfants croient au Père Noël. Les adultes votent. " (Pierre Desproges).



MessagePosté le: 19 Oct 2006 12:08 Sujet du message: Répondre en citant

Vincent Cheynet critique le livre de Serge Latouche sur son site decroissance.org

Citation:

Dans Le Pari de la décroissance, Serge Latouche nous livre une synthèse de son travail sur la critique du développement et la décroissance. Nous n’allons pas revenir ici sur l’impossibilité de poursuivre la croissance et le développement économique dans un monde limité et sur la nécessité de la décroissance. Nous partageons bien sûr cette analyse avec le professeur d’économie, tout comme nombre des solutions pratiques qu’il propose. Nous renvoyons donc nos lecteurs à la lecture du livre. Nous préférerons nous attacher ici à ce qui pose problème pour nous, c’est-à-dire certaines conclusions philosophiques de Serge Latouche. Il est essentiel de mettre en lumière ce qui nous divise.

Tout d’abord, Serge Latouche affirme que « la décroissance est simplement la bannière derrière laquelle se regroupent ceux qui ont procédé à une critique radicale du développement et qui veulent dessiner les contours d’un projet alternatif pour une politique de l’après-développement. » La notion d’« après-développement » m’a toujours semblée extrêmement floue voire incompréhensible par rapport au concept « décroissance soutenable ». Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons sûrement pas restreindre et enfermer la décroissance à cette seule approche. Derrière la décroissance se regroupent beaucoup plus largement tous ceux qui contestent l’injonction à la croissance économique et militent pour une réduction de la consommation et de la production des pays surconsommateurs.

Ensuite l’auteur affirme : « Nous refusons de sauver le fantasme d’une autre économie, d’une autre croissance, d’un autre développement. » Si nous le suivons sur la croissance et le développement économique – qui renvoient au sans limites –, pouvons-nous refuser en bloc la notion même d’économie qui émaille son livre ? Ce serait à notre avis tout aussi absurde que d’accepter le primat de l’économie. L’économie, comme la science, est très importante. Le problème survient quand de moyen elle devient une fin en soi.

Plus important, Serge Latouche semble réfuter la notion d’« humanisme ». Il accuse les humanistes d’être complices « depuis toujours » de « l'imposture du développement ». Pourtant, nous avons toujours affirmé que la décroissance n’était pour nous qu’un moyen au service des valeurs démocratiques et humanistes. C'est justement notre « humanisme » qui nous amène à contester le développement, entendu comme développement de la société de consommation. L'auteur s'en prend directement à la notion d'universalité qui lui est liée : « L'idée qu'une humanité unifiée est la condition d'un fonctionnement harmonieux de la planète fait partie de la panoplie des fausses bonnes idées véhiculées par l'ethnocentrisme occidental ordinaire. En effet chaque culture se caractérise par la spécificité de ses valeurs. » Faudrait-il renoncer aux valeurs universelles à cause de l’impérialisme occidental ou de l’uniformisation marchande ? Nous pensons le contraire. Les valeurs que nous pensons universelles, c’est-à-dire commune à tous les humains – fraternité, souci du plus faible, liberté, égalité ou respect de l’autre et sa culture – sont pour nous au centre de ce qui motive notre engagement. La notion d’universalité, c’est-à-dire d’unicité du genre humain – avec volonté de préserver la diversité culturelle – fonde notre engagement. La réfuter serait déterminer l’humain à sa culture et abandonner la notion même de Sujet, c’est-à-dire du libre-arbitre de chaque individu. Serge Latouche ouvre donc ici la voie à un relativisme total des valeurs, ce que nous ne pouvons que contester.

Très logiquement, le professeur d'économie ne voit plus alors de salut que dans un retour au local laissant une place minimale aux dimensions nationales et internationales. Il reprend à son compte une déclaration de Raimond Panikkar : « L'alternative que je cherche à offrir serait la biorégion, c'est-à-dire les régions naturelles ou les troupeaux, les plantes, les animaux, les hommes forment un ensemble unique et harmonieux. (…) La démocratie, en particulier, ne peut probablement fonctionner que si la politie est de petite dimension et fortement ancrée dans ses valeurs propres. » Bien que Serge Latouche se revendique de gauche, comment toute une frange de l’extrême droite prônant le repli sur des notions « identitaires » ne pourrait-elle pas être séduite par une telle proposition ? Serge Latouche pense qu’« il est exclu de renverser frontalement la domination du capital et des puissances économiques, il ne reste que la possibilité d'entrer en dissidence. » Voilà qui amènerait a penser l’engagement politique comme vain et à ne pas institutionnaliser et politiser la décroissance. Cela nous condamnerait nous confiner dans des marges. On ne transformera pas le monde en se limitant à des expériences du type SELS ou Amap qui si elles sont indispensables trouvent aussi vite leurs limites. La question politique est donc essentielle et doit nous amener de manière impérieuse à nous opposer frontalement au puissance économiques.

Serge Latouche continue en écrivant : « Réfléchir sur la démocratie aujourd’hui sans remettre radicalement en cause au préalable le fonctionnement d’un système dans lequel le pouvoir (donc le politique) est détenu par les ‘nouveaux maîtres du monde’ est au mieux un vain bavardage, au pire une forme de complicité avec le totalitarisme rampant de la mondialisation économique. Qui ne voit pas que, derrière les décors de la scène politicienne et la farce électorale, ce sont très largement les lobbys qui font les lois ? » Paradoxalement, Serge Latouche invite à s'engager dans les élections locales. Il semble que la « farce électorale » résiderait pour l’auteur surtout aux niveaux national et international. Nous ne pouvons au mieux que nous interroger suite à ce type de déclaration. L’élection est consubstantielle de la démocratie moderne. Parler de « farce électorale » c’est affirmer que la démocratie actuelle est, elle aussi, une farce. Comment pourrions-nous cautionner l'idée que les hommes et femmes qui s’engagent courage ment dans la conquête de la démocratie sont complice d’un totalitarisme ? Sortir de la dimension locale est pourtant indispensable justement pour faire valoir l’universel.

L’universalité est au cœur du message que nous voulons porter grâce à la décroissance. Utiliser cette dernière pour la remettre en cause au nom du refus de la marchandisation et de l’information du monde serait aller à l’encontre de la raison même de notre engagement. La décroissance défend la diversité culturelle, bien sûr, toutefois cela doit se faire premièrement sans négliger notre regard critique face aux aspects les plus sombres de la tradition, deuxièmement sans nier l’individu, Sujet et non Objet de son histoire. Nous ne sommes pas des êtres venant de nulle part et autosuffisant : nous sommes des pygmées, des tziganes, des allemands, des noirs, des déracinés, des juifs errants ou des immigrés, mais avant tout des être humains partageant une même fraternité.

Vincent Cheynet