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Séminaire interdisciplinaire sur le développement durable
Séance du 30 mai 2003
« L’imposture du développement durable »

Origine : diffusion publique et échange de fichiers


Séminaire interdisciplinaire sur le développement durable
Séance du 30 mai 2003
« L’imposture du développement durable »
Intervenant : Serge LATOUCHE, Professeur émérite d’économie
Discutants : Bertrand ZUINDEAU (économiste), Bruno BOIDIN (économiste)

Intervention

La réflexion de S. Latouche s’oriente très tôt sur la thématique du développement.

L’intervention s’appuie sur un Manifeste, qui reprend certains éléments de problématiques des différents ouvrages de S. Latouche.

Dernières publications :

- Latouche Serge et Alii., Défaire le développement. Refaire le monde, ed. Paragon, 2003
(actes du colloque :

http://www.apres-developpement.org/html2/listes/colloque.htm)

- Latouche Serge, 2003, Justice sans limites, Le défi de l’éthique dans une économie mondialisée, Paris, Fayard
- Voir aussi le numéro de la revue L’écologiste, n°6, 2001.

(http://www.ecologiste.org/)

- Voir les activités de l’association La ligne d’horizon.

http://www.apresdeveloppement.org/

S. Latouche rappelle qu’il a enseigné plus de 23 ans à Lille. Il a souhaité parler de « l’imposture du développement «.

Il lui semble que dès les origines de cette notion, il y a une ambiguïté : le 4 décembre 1949, Truman lance cette option du développement!(au sens transitif, le nord va aider les autres à atteindre un nouveau pallier): l’ère du développement. Les arrières pensées géostratégiques sont omniprésentes : il convient de récupérer les espaces laissés vacants par les anciens empires.

Les origines implicites du développement remontent aux années 1750, avec l’industrialisation britannique. Il a fallu trouver un contre-feu (tous les socialismes utopiques et le socialisme scientifique). On a euphémisé par adjectifs : c’est « l’ère des développements à particule « (autocentré, intégré, autonome, équitable…) ; on a aussi doublé!le terme : développement éco-soutenable, humain-soutenable et équitable…

On remet finalement peu en question l’accumulation capitaliste, on y adjoint un volet social (cf. l’Unesco avec son volet culturel) et une composante écologique. Cela vise à conjurer un mal, mais un mal périphérique ; il y a donc un mal-développement, « chimère aberrante «, car on ne remet jamais en cause le principe même de la croissance et du développement. La notion de « bonne croissance «, dans l’imaginaire de la modernité (« le bon, le bien, le meilleur «), n’est jamais remise en cause : les armes de destruction, la drogue… c’est encore meilleur !! Les effets négatifs relancent la demande…

La plus perverse de ces trouvailles est celle du Développement durable : « l’expression est paradoxale et inconsistante «.

Le développement durable est un oxymore

Toutes les déclinaisons participent à cette confusion : c’est une mise en scène imposée par la conférence internationale de Rio, un « simple bricolage conceptuel «, qui change les mots sans changer le fond. C’est une « monstruosité verbale «… Il évoque tous les concepts à particule : une formule qui est reprise par les organismes internationaux, comme par les ONG (même les plus critiques comme ATTAC). La conférence de Rio a laissé beaucoup d’ambiguïté sur les manières d’utiliser ce concept, et tout autant elle laisse imprécise la conception même du principe du développement durable. La hiérarchie entre l’environnement, l’économie et le social, est laissée à l’appréciation des acteurs du développement durable. Certains vont préférer l’option écologique (jusqu’à inventer un autre paradigme du développement, mais qui reste encore largement à mettre en oeuvre…). Pour d’autres, qui sont les plus nombreux, il faut que le développement tel qu’il est, puisse continuer le plus longtemps possible (industriels, la plupart des politiques, la quasi-totalité des économistes, et même dans certains milieux les organismes internationaux…).

Le développement durable est « pavé de bonnes intentions « : on donne des exemples de compatibilités entre environnement et développement pour montrer que ce n’est pas toujours impossible. Une école d’économistes — modernisation de l’écologie, ou « l’écologisation « de l’économie—, les nouvelles technologies… une méthode (réflexive gouvernance), des labels politiques… permettraient de concilier les principes.

Les industriels ont appris à se développer, comme autour du Business action for sustainable development (vaste regroupement de grands groupes industriels mondiaux).

La difficulté de percevoir le développement est liée au principe même de notre conception du progrès… Comme le dit Kissinger : « qu’est-ce que c’est la mondialisation ? C’est le nouveau nom hégémonique de la politique américaine. « Mais dans ce cas, quel était l’ancien nom ? C’était le développement… Et avant, cela s’intitulait l’impérialisme… Il convient donc de distinguer le principe du mythe et de l’application du principe du développement. Le mythe du développement renvoie au bien-être…

Dans l’acception courante, le développement est « un processus qui permet aux êtres humains de prendre conscience d’eux-mêmes, vivre une existence heureuse et épanouie «. Pour Jean XXXIII, le développement ne « se réduit pas au développement économique, mais doit promouvoir tout homme «.

La vision pragmatique du développement est piégée dans un dilemme : soit elle est détachée de ses références historiques (et l’on peut mobiliser toutes les périodes voulues, avec toutes les expériences plus ou moins réussies), mais cela ne désigne rien de particulier (notamment dans un objectif pédagogique) ; soit le terme a un contenu propre : avec l’expérience économique occidentale, datée depuis 1750. Dans ce cas, le contenu est la croissance économique, l’accumulation du capital (qui s’accompagne des effets négatifs : compétition, croissance des inégalités, pillage de la nature). Cela est alors lié à des « valeurs « particulières : la rationalité, le progrès, la maîtrise de la nature… Ces valeurs ne correspondent pas à des aspirations universelles profondes (l’approche anthropologique nous le démontre assez, et même rationnellement : voir par exemple la constitution Indienne). Et nous devons interroger ces valeurs, si nous souhaitons éviter l’impasse de notre développement.

Pour cela, il convient d’éviter une politique agressive envers la nature et les peuples, et donc d’éviter de transformer toute chose en bien marchand. Le développementalisme s’enracine dans une histoire, qui s’incarne dans nos représentations. Ce mot réussit admirablement à masquer les idéologies que mobilise le concept du développement : accumulation du capital, impérialisme… ces mots susciteraient une réaction négative…

L’insoutenable défi du développement durable

La définition du rapport Brundtlant ne prend en compte que la durabilité, et non pas le développement. Mais en réalité, il s’agit essentiellement de préserver le développement ; or si l’on prend en compte l’idée de la durabilité, on suit un principe jonassien classique à présent. Mais la signification de cette notion de développement est fondamentalement contraire au principe de la durabilité!! La « main invisible « et la « croyance des équilibres « garantissent cette compatibilité…

Pour les néo-classiques, le développement est « naturellement « durable : la conception économique organise par principe le développement même. L’intégration des coûts environnementaux se ferait quasi-naturellement : la substitution totale capital-nature est concevable (l’éco-efficience…). Pour les économistes hétérodoxes, l’objectif reste le même : il ne s’agit pas de faire de sémantique, mais de s’approprier une idée, et de s’accommoder de ce principe : le développement durable est celui qui dure…

Il importe cependant de ne jamais dissocier le développement de la croissance (cf. Georgescu3 Roegen). Le développement se perçoit en lui-même durable… La durabilité, bien comprise, est liée à l’idée d’une reproduction du modèle. Mais cela va à l’encontre d’une logique marchande… Déjà, Ciceron exposait le principe de la durabilité : « de fait l’agriculteur, si vieux soit-il, à qui l’on demande pour qui il plante, répond, je les transmets à mes descendants «. C’est une conception prudente, qui réprouve le risque…

Le développement durable est suspect car il satisfait tout le monde!! Chacun y met ce qu’il veut, et quand on investit ses espoirs dans les mots, les faits se chargent de vous détrousser… Il est fort douteux que cela vienne résoudre les problèmes… Cette collusion des termes rend impossible tout espoir, toute critique, qui réfléchirait à l’après-mondialisation, qui pourrait réintroduire l’idée du bien commun et la bonne vie dans les relations sociales…

Il est grand temps de sortir du développement, de concevoir une société dans laquelle les valeurs économiques seraient remises à leur place, de renoncer à une consommation sans cesse accrue… cela est nécessaire pour sortir l’humanité de sa misère sociale. Il faut décoloniser nos esprits : de l’économie, de la consommation…

Il faut commencer par voir le monde autrement pour concevoir des solutions innovantes. Le premier mot d’ordre serait résistance et dissidence… Y compris comme attitude concrète …

Cela consiste aussi à ne jamais oublier les exclus de ce développement : l’auto-organisation des exclus est pour nous un exemple (cf. Latouche S., L’autre Afrique, entre dons et marché). D’autres modèles existent, des anciennes philosophies perses, africaines, qui ne se perçoivent pas dans l’idée du développement : l’important est de signifier la rupture avec l’idée du développement et de la mondialisation.

L’alternative au développement ne saurait être un retour en arrière : on peut envisager la décroissance humaine et conviviale et le localisme. Il ne s’agit pas d’envisager un modèle négatif (la décroissance pour la décroissance…), mais de mettre en avant la difficulté même d’envisager une autre option (c’est un problème de représentation et d’épistémologie). Déjà, l’idée même du ralentissement de la croissance nous plonge dans des abîmes de morosité… Donc la décroissance n’est envisageable que dans une société de décroissance : sortir du capitalisme, en sortant de la société de croissance, cela suppose une tout autre organisation (valorisation du loisir sur le travail, de la qualité sur le jetable…).

On peut synthétiser cela autour d’un cercle, les 6-R :

réévaluer (revoir les valeurs auxquelles nous croyons) ;

restructurer (adapter l’appareil de production en fonction de ces changements) ;

redistribuer (accès aux richesses et des patrimoines naturels) ;

réduire (drastiquement les horaires de travail, l’impact sur la biosphère de nos modes de vie) ;

réutiliser (consommation),

recycler (supprimer les externalités négatives et enclencher un autre cercle vertueux…) Il faut aussi

relocaliser!(image du pot de yaourt qui voyage 6!000!kms)… non seulement réfléchir sur les cycles de circulation des matières, les modes de production et de diffusion, mais aussi valoriser des expériences de résistances locales (pratiques alternatives, communautaires…). Bref, tendre vers une cohérence globale, vers une décroissance sereine.

Discussion Bruno Boidin (économiste)

Sur la critique du concept, l’impression qui se dégage à la lecture de votre texte, est au contraire de reconnaître le bien-fondé du principe du développement, malgré le caractère contestable des définitions qui lui sont associées. L’amélioration qualitative et durable est déjà au coeur de cette notion du développement. Bien entendu, cela ne doit pas aboutir à une réduction du développement à la seule question de l’économie. Vous semblez porter un regard critique sur cette conception du développement, sur son instrumentalisation. Si l’instrumentalisation pose en effet problème, le concept du développement ne me semble pas toxique par nature.

Sur la critique du concept de développement durable, certes, accoler les deux termes est contestable ; mais il faut sans doute insister sur l’idée de la durabilité. La recherche d’un épanouissement collectif reste bien sûr prioritaire. Si le concept de développement durable est actuellement une « auberge espagnole «, il n’en reste pas moins vrai qu’il permet de prendre en compte des dimensions importantes mais encore délaissées du bien-être des individus, par exemple la perception subjective du bien-être des populations concernées (voir A. Sen). La durabilité réside dans l’existence de ce sentiment du bien-être.

Par ailleurs, vous semblez vous différencier des altermondialistes, allant plus loin qu’eux dans le rejet de la mondialisation ; mais, quelles différences de projet ? Et comment remettre en cause la mondialisation sans en évacuer certaines dimensions positives ? Le rejet en bloc est-il judicieux ? Sur la mise en oeuvre, finalement, dans vos propositions de l’après-développement, est-ce que vos travaux, rendent possible d’évaluer cet impact d’une société alternative sur le bien-être ? La quantification, même si elle est limitée, est une condition pour se faire entendre. Cela est d’autant plus important que vos thèses conduisent à un rejet de la mondialisation par principe, qui me semble parfois contraire à la volonté locale des populations… Par exemple, il serait intéressant d’évaluer quelle part de diffusion des savoirs et des technologies!doit être précisément remise en cause. Vous avez aussi tendance à diaboliser l’économie… n’est-ce pas un peu restrictif ? Enfin, on observe que certaines formes d’organisations sociales (ONG…) ont comme stratégie d’intégrer les négociations internationales pour faire pression sur la régulation internationale. Dans la mesure où vous rejetez toute forme d’intégration au marché, considérez-vous que ces stratégies soient à rejeter ?

Bertrand Zuindeau (économiste)

B. Zuindeau pose trois questions. La première part du constat que l’exposé traite en partie de sémantique, puisqu’il aborde la stratégie d’euphémisation et de légitimation du concept : mais suffit-il de reprendre ce mot de développement pour participer à cette conception du développement capitaliste ? Et donc, si on n’utilise pas ce mot, cela signifie-t-il qu’on n’y participerait pas ? Sans parler explicitement de développement, on est amené à faire référence à tel ou tel type de développement (cf. sur les anneaux en 6-R : ils ne poseraient pas de contradictions manifestes dans un principe de développement durable).

Deuxième question : Est-ce que les territoires, avec leurs expériences, sont sur un pied d’égalité ? Si ce n’est pas le cas, certaines actions ne sont-elles pas justifiées sur certains territoires, en fonction de leur histoire ? N’est-il pas judicieux de mettre en oeuvre dans certains cas des actions de redéveloppement économique plutôt que de rester dans la situation existante (exemple du bassin minier) ?

Enfin, n’est-il pas légitime que des auteurs des pays du sud préconisent une conception en termes de développement ? Quelle est la légitimité, à l’inverse, d’un auteur tel que vous, lorsqu’il dénonce l’occidentalisation ?

Réponses de Serge Latouche

Je dénonce la définition mythique du développement, mais aussi du développement réellement existant. On voit ce qu’est le développement : inégalité croissante entre le Nord et le Sud, destruction de la nature, destruction des liens sociaux… Bien sûr que le concept a été instrumentalisé, il a été fait pour cela!! L’économie a une fonction religieuse… L’expérience de terrain, au milieu des années 60, au Zaïre et au Laos, m’a incité à réévaluer ma position développementaliste… « A 30 ans, j’ai perdu la foi «.

Le développement est une vision organiciste, évolutionniste, sur le modèle économique. Par conséquent, il n’est guère possible d’adopter une position réformiste de ce modèle ; la puissance évocatrice de cette notion de développement va coloniser votre conception réformiste.

La mondialisation est un slogan, qui traduit le mécanisme de la « marchandisation du monde « ; alors, est-ce qu’on peut concevoir une autre marchandisation ? Bien évidemment, il ne s’agit pas de rejeter les échanges culturels, ou certains aspects positifs (mais est-ce une nouveauté ?). Mais il s’agit d’approfondir l’idée même d’une vision réaliste de la décroissance (voir le colloque à venir : 25-26-27 octobre, Lyon, colloque sur « La décroissance soutenable «, avec le soutien des revues Silence, L’Ecologiste, Nature et progrès…). Par exemple, prendre en compte le bonheur…

En ce qui concerne les pays du Sud, nous ne devons pas, évidemment, leur interdire quoi que ce soit!! Ils doivent rester libres de leur choix… Le problème se pose concrètement : comment refuser une aide, comment construire une autre conception ? Mais il faut aussi compter sur les propres innovations et les propres choix des populations locales (citons les paysans indiens). Cela suppose aussi de s’interroger sur l’idée de pauvreté : qu’est-ce que cela signifie dans une société collective, alors que la pauvreté renvoie à l’idée d’un manque individuel ? La pauvreté au sens moderne du terme apparaît avec les enclosures (les pauvres sont exclus des espaces collectifs qui leur permettaient de survivre… cf. Thomas Moore : « lorsque les moutons se sont mis à manger les hommes «). C’est la tragédie de la privatisation des commons.

Sur l’action des ONG par l’intérieur, dans les négociations internationales : certes, par exemple pour le commerce équitable, on peut s’interroger sur ces stratégies ; cela se réduit parfois trop à une logique de concurrence avec le système commercial, mais avec une vision plus « éthique « ! Or, cela n’est possible que si on développe une stratégie de la niche, en liaison avec les autres organisations alternatives, et non en termes de compétition…

Par conséquent, peut-on faire autrement qu’en utilisant ce terme ? En prenant le mot, on risque déjà d’entrer dans la logique du mot… Les 6-R renvoient implicitement à une notion de développement :

mais l’essentiel est dans le premier R :

la réévaluation. Il y a certes des valeurs communes! à partager, mais il faut s’interroger sur le modèle de ce développement.

Différencier selon les territoires ?

Oui. Mais pas soigner le mal par le mal…Ainsi, on doit s’interroger sur les modes de reconversion : offrir en termes de mieux disant social avec moins de garantie sociale ? Il s’agit d’un vaste débat…

Les auteurs du Sud qui ne préconisent pas le développement ?

Certes. Mais il faut aussi tenir compte des nouveaux convertis…

Mais ce n’est pas au monde occidental de préconiser des solutions pour les pays du Sud : je me contente de construire une critique du monde occidental!! Les mouvements altermondialistes restent encore très localisés (quid des chinois, du monde musulman…) ? Il s’agit essentiellement d’une société civile occidentale ou occidentalisée ; c’est bien, mais elle ne représente pas le monde… Et probablement que le monde ne s’exprimera pas de la même manière (en utilisant même des modes de communications qui ne nous plaisent pas beaucoup)…

Questions diverses

Une question porte sur le caractère réellement original de la thèse de la décroissance. L’idée de la croissance zéro a été avancée puis remise en cause, quelle voie attendre de la décroissance ? Serge Latouche répond que la croissance zéro, le principe d’un état stationnaire, est un leurre : il n’y a pas de remise en cause du principe même du développement. Ce qu’il y a de nouveau, c’est de promouvoir la société de décroissance, à condition que celle-ci repose sur une remise en cause totale de l’idéologie économiciste. La société de décroissance implique un changement de valeurs, alors que la « croissance zéro « reposait sur une vision économiciste.

Bertrand Zuindeau remercie l’intervenant et invite les participants à assister à la prochaine séance (5 juin 2003) au cours de laquelle interviendra Stéphane Callens.