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Origine : http://www.monde-solidaire.org/spip/article.php3?id_article=289
Le développement est-il la solution aux problèmes de
l’humanité ?
C’est souvent derrière les plus grandes évidences
qu’on trouve les croyances erronées les plus ancrées.
Ainsi, de grandes croyances collectives imprègnent nos esprits
et influencent nos actions. L’imaginaire lié à
la notion de développement est constitué de quelques
unes de ces croyances.
Avec tous ceux qui pensent qu’un autre monde est possible et
souhaitable, nous nous heurtons à des difficultés, dès
qu’il s’agit de décrire cet autre monde que nous
souhaitons construire : une "autre mondialisation" ? un
"autre développement", durable, local, équitable
? Qu’y a-t-il derrière ces mots ? Ce sont des mots piégés,
car ils dissimulent un ensemble de croyances rarement discutées
au grand jour. Sans un effort de prise de conscience, nous y restons
englués, et notre capacité à trouver des solutions
créatives aux problèmes actuels en est grandement réduite.
Le développement dans sa version "mythique"-comment
peut-on oser le critiquer ?
- Tous développés ?
Le mot de "développement" est chargé d’une
valeur entièrement positive. Dans notre imaginaire, il ne
peut être que le Bien : c’est une métaphore qui
rappelle le mouvement naturel des êtres vivants - la graine
se développe, réalise toutes ses potentialités
en devenant un grand arbre majestueux. Pour une société,
le développement signifie alors la réalisation progressive
d’un double potentiel : celui constitué par la collectivité
humaine et les individus qui la composent, et celui constitué
par le milieu physique où elle vit, riche de certaines ressources.
A la diversité des milieux a correspondu pendant des millénaires
une diversité de cultures, qui avaient toutes l’autonomie
économique nécessaire pour maîtriser leur évolution.
Cette évolution suivait un axe différent dans chaque
culture, à partir de ce qu’elle était (de ses
valeurs, de son histoire, etc).
En ce sens, toutes les sociétés, même celles
qui sont dites "primitives", étaient "développées"
avant le bouleversement mondial introduit par la colonisation. Le
terme de "développement" désigne alors tout
processus bénéfique d’évolution d’une
société, il est donc incapable de décrire le
moindre objectif précis. D’ailleurs, chaque société
a une conception différente de la "bonne vie" et
peut très bien se passer du mot unique de "développement"
pour le désigner : swadeshi-sarvodaya (amélioration
des conditions de vie de tous) pour Gandhi ; bamtaare (être
bien ensemble) pour les Toucouleurs.
- Le développement, croyance occidentale ?
Mais bien entendu, pour nous, occidentaux, le concept de développement
a un sens beaucoup plus précis : il fait référence
au "décollage" de l’économie qui a
lieu dans quelques pays à partir de la révolution
industrielle anglaise (fin 18° s.). Il s’agit alors de
croissance économique, dans le cadre d’un État
centralisé, et dans des sociétés où
règnent des valeurs spécifiques à l’Occident
des 19° et 20 ° siècles : le Progrès, le scientisme,
la maîtrise de la nature par les techniques, une conception
mécaniste de la vie. Il y a aussi une différence majeure
avec le sens littéral du mot : le développement de
l’arbre est fini, il tend vers un état défini
de maturité ; mais nous concevons le développement
des sociétés comme infini et la maturité comme
la capacité de croître sans fin. Car nous entretenons
la croyance que plus, c’est mieux.
- Promesses d’abondance matérielle
Cette idéologie du développement fait croire à
une prospérité matérielle possible pour tous.
Cette croyance est perverse : elle fixe un objectif qui s’éloigne
plus on essaye de s’en rapprocher. Les ressources limitées
de la planète rendent impossible la généralisation
du mode de vie occidental. Mais dans les sociétés
occidentales elles-mêmes, il ne peut y avoir de prospérité
sans une fuite en avant vers toujours plus de richesses matérielles,
sans la création incessante de nouveaux besoins.
- Tous réduits à des homo oeconomicus
Cette idéologie, appelée "développementisme"
par certains, donne à l’économie le rôle
central dans la vie humaine. Dans ce cadre, "mettre l’économie
au service de l’homme" n’est qu’un voeu pieu.
On aura beau parler de développement "durable"
ou "solidaire" ; cela ne revient finalement qu’à
ajouter un petit paragraphe environnemental ou social à un
programme dont le coeur reste la croissance du P.N.B.
- L’homme blanc, éclaireur de l’Histoire
Ce programme est présenté à tous les peuples
comme le modèle à suivre. Car l’industrialisation
est vue comme un stade nécessaire de l’histoire humaine,
au même titre que la révolution néolithique.
L’Europe prétend ouvrir le chemin vers le Bonheur et
la Paix universelle, et assumer courageusement "le fardeau
de l’homme blanc" (Kipling), apportant les bienfaits
de la "civilisation" aux "sauvages".
‹‹ Ainsi, la société occidentale persiste-t-elle
à penser qu’elle incarne l’avenir de toutes les
sociétés. Sa mission civilisatrice s’est transformée
en une mission d’aide. Et les sauvages d’hier étant
les sous-développés d’aujourd’hui, ceux
qui, hier, les civilisaient, aujourd’hui, les développent.
›› (1)
- De notre tendance à voir les autres peuples comme "en
retard"
Une croyance infondée constitue le fond de cette conception
de l’histoire humaine : elle est vue comme une route unique
sur laquelle les différentes sociétés avancent
à des rythmes différents, voire stagnent ou reculent.
C’est à partir de cette croyance que l’on parle
de pays "en retard", ou "moins avancés"
que l’on pourrait aider à nous rattraper. Cette croyance
est l’effet d’un "illusion d’optique"
culturelle : nous jugeons les autres cultures en fonction de notre
propre système de référence - toutes celles
qui ne vont pas dans notre direction nous semblent figées.
Depuis deux ou trois siècles, les sociétés
occidentales se sont fixées l’objectif de disposer
des moyens mécaniques les plus puissants : selon le critère
de la consommation d’énergie par habitant, l’Amérique
du Nord est en avance, suivie par l’Europe, et loin derrière,
l’Afrique. ‹‹ Si le critère retenu avait
été le degré d’aptitude à triompher
des milieux géographiques les plus hostiles, il n’y
a guère de doute que les Eskimos d’une part, les Bédouins
de l’autre, emporteraient la palme. ›› (2) Il
n’en a pas été ainsi. En 1949, lors d’un
discours, le président des États-Unis change le nom
de deux milliards de personnes : Berbères, Quechuas, Thaïs
et d’autres s’appelleront désormais "sous-développés".
La réalité historique du développement : pas
de quoi nous faire rêver...
- Le développement à l’assaut de la diversité
des cultures
On peut en tirer cette conclusion : le développement proposé
aux anciens colonisés après leur indépendance
politique est en réalité une machine de destruction
culturelle , qui impose à tous des normes et des valeurs
occidentales, prétendument universelles. Cette "occidentalisation"
est faite souvent en toute bonne foi, avec des motivations philanthropiques.
On admet qu’une "évolution des mentalités"
est nécessaire pour que les populations locales puissent
profiter des bienfaits de la modernité : le guérisseur
doit céder la place à un personnel médical
formé à l’occidentale ; les tabous religieux
doivent plier devant les projets d’installations touristiques
qui, promet-on, créeront des emplois.
- Le développement, entreprise de marchandisation
Une fois dissipée la version mythique du développement
et ses mirages, il devient possible de prendre conscience de façon
lucide de ce que le développement est réellement depuis
trois siècles : ‹‹ une entreprise visant à
transformer les rapports des hommes entre eux et avec la nature
en marchandises. [...] Entreprise agressive envers la nature comme
envers les peuples, elle est bien comme la colonisation qui la précède
et la mondialisation qui la poursuit une œuvre à la
fois économique et militaire de domination et de conquête.
›› (3) Elle est à l’origine des problèmes
sociaux et écologiques cruciaux de notre époque :
en particulier l’exclusion, la misère, les pollutions,
l’épuisement à venir des ressources.
- La solution : s’engager dans un "après-développement"
pluriel
Le développement, sous ses diverses variantes, n’est
donc pas la solution mais la source de la crise actuelle. Notre
attachement à des valeurs humanistes ou écologistes
ne doit pas nous conduire à rechercher vainement une autre
mondialisation ou un autre mode de développement, mais à
bâtir "un après-développement", des
alternatives au développement - c’est-à-dire
des modes d’épanouissement collectif où le bien-être
matériel cesse d’être central. Et cela commence
par un travail de décolonisation de nos esprits, de remise
en cause de nos croyances économiques, incompatibles avec
la diversité des cultures. Ainsi pourra avoir lieu dans de
bonnes conditions une décroissance économique choisie
plutôt que subie, permettant notre survie biologique et sociale,
et la construction de sociétés autonomes et convivales
diversifiées, au Nord comme au Sud.
Thomas Marshall - juillet 2003
(1) François Partant, La fin du développement, Actes
Sud.
(2) Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Folio. (chapitre
6)
(3) Serge Latouche, manifeste du Réseau pour l’après-développement
(voir plus bas)
P.S. Pour aller plus loin :
- lire le manifeste du Réseau pour l’après-développement,
créé il y a quelques mois. dans l’Ecologiste
n°9 (février 2003) ou sur internet, le site du réseau
- lire le numéro spécial de l’Ecologiste consacré
à la critique du développement, n°6 (hiver 2001)
[6 euros - 25 rue de Fécamp, 75012 Paris]
- lire le dossier de S !lence consacré à la décroissance
soutenable. (20 pages, interview de Pierre Rabhi - 2€ + 1€
de port - Silence, 9 rue Dumenge, 69 004 LYON)
- un colloque sur le sujet, organisé par des associations
et revues écologistes, aura lieu à l’Hôtel
de ville de Lyon le 26-27 septembre 2003. informations et inscriptions
sur le site ou auprès de l’I.E.E.S.D.S. - 41 rue des
Martyrs de Vingré - 42000 St Etienne - tel/fax : 04 77 41
18 16.
- Défaire le développement, refaire le monde, aux
éditions Parangon, rassemble une trentaine de contributions
d’intervenants au colloque du même nom, qui a eu lieu
en mars 2002. Y sont remises en cause les notions de croissance,
pauvreté, besoins, aide, entre autres.
thomas m
Création de l'article : 23 juillet 2003
Dernière mise à jour : 5 février 2004
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