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Le développement est-il la solution aux problèmes de l’humanité ?
Thomas Marshall - juillet 2003

Origine : http://www.monde-solidaire.org/spip/article.php3?id_article=289


Le développement est-il la solution aux problèmes de l’humanité ?

C’est souvent derrière les plus grandes évidences qu’on trouve les croyances erronées les plus ancrées. Ainsi, de grandes croyances collectives imprègnent nos esprits et influencent nos actions. L’imaginaire lié à la notion de développement est constitué de quelques unes de ces croyances.
Avec tous ceux qui pensent qu’un autre monde est possible et souhaitable, nous nous heurtons à des difficultés, dès qu’il s’agit de décrire cet autre monde que nous souhaitons construire : une "autre mondialisation" ? un "autre développement", durable, local, équitable ? Qu’y a-t-il derrière ces mots ? Ce sont des mots piégés, car ils dissimulent un ensemble de croyances rarement discutées au grand jour. Sans un effort de prise de conscience, nous y restons englués, et notre capacité à trouver des solutions créatives aux problèmes actuels en est grandement réduite.
Le développement dans sa version "mythique"-comment peut-on oser le critiquer ?

- Tous développés ?

Le mot de "développement" est chargé d’une valeur entièrement positive. Dans notre imaginaire, il ne peut être que le Bien : c’est une métaphore qui rappelle le mouvement naturel des êtres vivants - la graine se développe, réalise toutes ses potentialités en devenant un grand arbre majestueux. Pour une société, le développement signifie alors la réalisation progressive d’un double potentiel : celui constitué par la collectivité humaine et les individus qui la composent, et celui constitué par le milieu physique où elle vit, riche de certaines ressources. A la diversité des milieux a correspondu pendant des millénaires une diversité de cultures, qui avaient toutes l’autonomie économique nécessaire pour maîtriser leur évolution. Cette évolution suivait un axe différent dans chaque culture, à partir de ce qu’elle était (de ses valeurs, de son histoire, etc).

En ce sens, toutes les sociétés, même celles qui sont dites "primitives", étaient "développées" avant le bouleversement mondial introduit par la colonisation. Le terme de "développement" désigne alors tout processus bénéfique d’évolution d’une société, il est donc incapable de décrire le moindre objectif précis. D’ailleurs, chaque société a une conception différente de la "bonne vie" et peut très bien se passer du mot unique de "développement" pour le désigner : swadeshi-sarvodaya (amélioration des conditions de vie de tous) pour Gandhi ; bamtaare (être bien ensemble) pour les Toucouleurs.

- Le développement, croyance occidentale ?

Mais bien entendu, pour nous, occidentaux, le concept de développement a un sens beaucoup plus précis : il fait référence au "décollage" de l’économie qui a lieu dans quelques pays à partir de la révolution industrielle anglaise (fin 18° s.). Il s’agit alors de croissance économique, dans le cadre d’un État centralisé, et dans des sociétés où règnent des valeurs spécifiques à l’Occident des 19° et 20 ° siècles : le Progrès, le scientisme, la maîtrise de la nature par les techniques, une conception mécaniste de la vie. Il y a aussi une différence majeure avec le sens littéral du mot : le développement de l’arbre est fini, il tend vers un état défini de maturité ; mais nous concevons le développement des sociétés comme infini et la maturité comme la capacité de croître sans fin. Car nous entretenons la croyance que plus, c’est mieux.

- Promesses d’abondance matérielle

Cette idéologie du développement fait croire à une prospérité matérielle possible pour tous. Cette croyance est perverse : elle fixe un objectif qui s’éloigne plus on essaye de s’en rapprocher. Les ressources limitées de la planète rendent impossible la généralisation du mode de vie occidental. Mais dans les sociétés occidentales elles-mêmes, il ne peut y avoir de prospérité sans une fuite en avant vers toujours plus de richesses matérielles, sans la création incessante de nouveaux besoins.

- Tous réduits à des homo oeconomicus

Cette idéologie, appelée "développementisme" par certains, donne à l’économie le rôle central dans la vie humaine. Dans ce cadre, "mettre l’économie au service de l’homme" n’est qu’un voeu pieu. On aura beau parler de développement "durable" ou "solidaire" ; cela ne revient finalement qu’à ajouter un petit paragraphe environnemental ou social à un programme dont le coeur reste la croissance du P.N.B.

- L’homme blanc, éclaireur de l’Histoire

Ce programme est présenté à tous les peuples comme le modèle à suivre. Car l’industrialisation est vue comme un stade nécessaire de l’histoire humaine, au même titre que la révolution néolithique. L’Europe prétend ouvrir le chemin vers le Bonheur et la Paix universelle, et assumer courageusement "le fardeau de l’homme blanc" (Kipling), apportant les bienfaits de la "civilisation" aux "sauvages".

‹‹ Ainsi, la société occidentale persiste-t-elle à penser qu’elle incarne l’avenir de toutes les sociétés. Sa mission civilisatrice s’est transformée en une mission d’aide. Et les sauvages d’hier étant les sous-développés d’aujourd’hui, ceux qui, hier, les civilisaient, aujourd’hui, les développent. ›› (1)

- De notre tendance à voir les autres peuples comme "en retard"

Une croyance infondée constitue le fond de cette conception de l’histoire humaine : elle est vue comme une route unique sur laquelle les différentes sociétés avancent à des rythmes différents, voire stagnent ou reculent. C’est à partir de cette croyance que l’on parle de pays "en retard", ou "moins avancés" que l’on pourrait aider à nous rattraper. Cette croyance est l’effet d’un "illusion d’optique" culturelle : nous jugeons les autres cultures en fonction de notre propre système de référence - toutes celles qui ne vont pas dans notre direction nous semblent figées. Depuis deux ou trois siècles, les sociétés occidentales se sont fixées l’objectif de disposer des moyens mécaniques les plus puissants : selon le critère de la consommation d’énergie par habitant, l’Amérique du Nord est en avance, suivie par l’Europe, et loin derrière, l’Afrique. ‹‹ Si le critère retenu avait été le degré d’aptitude à triompher des milieux géographiques les plus hostiles, il n’y a guère de doute que les Eskimos d’une part, les Bédouins de l’autre, emporteraient la palme. ›› (2) Il n’en a pas été ainsi. En 1949, lors d’un discours, le président des États-Unis change le nom de deux milliards de personnes : Berbères, Quechuas, Thaïs et d’autres s’appelleront désormais "sous-développés".
La réalité historique du développement : pas de quoi nous faire rêver...

- Le développement à l’assaut de la diversité des cultures

On peut en tirer cette conclusion : le développement proposé aux anciens colonisés après leur indépendance politique est en réalité une machine de destruction culturelle , qui impose à tous des normes et des valeurs occidentales, prétendument universelles. Cette "occidentalisation" est faite souvent en toute bonne foi, avec des motivations philanthropiques. On admet qu’une "évolution des mentalités" est nécessaire pour que les populations locales puissent profiter des bienfaits de la modernité : le guérisseur doit céder la place à un personnel médical formé à l’occidentale ; les tabous religieux doivent plier devant les projets d’installations touristiques qui, promet-on, créeront des emplois.

- Le développement, entreprise de marchandisation

Une fois dissipée la version mythique du développement et ses mirages, il devient possible de prendre conscience de façon lucide de ce que le développement est réellement depuis trois siècles : ‹‹ une entreprise visant à transformer les rapports des hommes entre eux et avec la nature en marchandises. [...] Entreprise agressive envers la nature comme envers les peuples, elle est bien comme la colonisation qui la précède et la mondialisation qui la poursuit une œuvre à la fois économique et militaire de domination et de conquête. ›› (3) Elle est à l’origine des problèmes sociaux et écologiques cruciaux de notre époque : en particulier l’exclusion, la misère, les pollutions, l’épuisement à venir des ressources.

- La solution : s’engager dans un "après-développement" pluriel

Le développement, sous ses diverses variantes, n’est donc pas la solution mais la source de la crise actuelle. Notre attachement à des valeurs humanistes ou écologistes ne doit pas nous conduire à rechercher vainement une autre mondialisation ou un autre mode de développement, mais à bâtir "un après-développement", des alternatives au développement - c’est-à-dire des modes d’épanouissement collectif où le bien-être matériel cesse d’être central. Et cela commence par un travail de décolonisation de nos esprits, de remise en cause de nos croyances économiques, incompatibles avec la diversité des cultures. Ainsi pourra avoir lieu dans de bonnes conditions une décroissance économique choisie plutôt que subie, permettant notre survie biologique et sociale, et la construction de sociétés autonomes et convivales diversifiées, au Nord comme au Sud.

Thomas Marshall - juillet 2003


(1) François Partant, La fin du développement, Actes Sud.

(2) Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Folio. (chapitre 6)

(3) Serge Latouche, manifeste du Réseau pour l’après-développement (voir plus bas)


P.S. Pour aller plus loin :

- lire le manifeste du Réseau pour l’après-développement, créé il y a quelques mois. dans l’Ecologiste n°9 (février 2003) ou sur internet, le site du réseau

- lire le numéro spécial de l’Ecologiste consacré à la critique du développement, n°6 (hiver 2001) [6 euros - 25 rue de Fécamp, 75012 Paris]

- lire le dossier de S !lence consacré à la décroissance soutenable. (20 pages, interview de Pierre Rabhi - 2€ + 1€ de port - Silence, 9 rue Dumenge, 69 004 LYON)

- un colloque sur le sujet, organisé par des associations et revues écologistes, aura lieu à l’Hôtel de ville de Lyon le 26-27 septembre 2003. informations et inscriptions sur le site ou auprès de l’I.E.E.S.D.S. - 41 rue des Martyrs de Vingré - 42000 St Etienne - tel/fax : 04 77 41 18 16.

- Défaire le développement, refaire le monde, aux éditions Parangon, rassemble une trentaine de contributions d’intervenants au colloque du même nom, qui a eu lieu en mars 2002. Y sont remises en cause les notions de croissance, pauvreté, besoins, aide, entre autres.

thomas m
Création de l'article : 23 juillet 2003
Dernière mise à jour : 5 février 2004