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Origine : http://www.univ-tlse2.fr/cerises/recherche/Martigues.htm
Conférences Odyssée des lecteurs
Ville de Martigues 4-5 juin 2004
Des territoires en reconversion : les faux espoirs de la croissance
Jacques Prades Université de Toulouse2-Le Mirail
5 allée A. Machado 31058 Toulouse cédex France
Tél : 05 61 50 45 00 prades@univ-tlse2.fr
Martigues est un port industriel proche de Marseille, au sud de
l'Etang de Berre, spécialisé dans la prétrochimie
qui subit les difficultés du secteur concerné. Avec
un taux de chômage plus élevé que la moyenne
française, cette ville de 42 000 habitants, de municipalité
communiste, témoigne d'une réalité récurrente
du paysage industriel européen. En effet, si on observe le
paysage industriel européen et français, on constate
que les technopoles modernes ne se superposent pas aux vieux sites
industriels qui s'implantent très rarement sur les mêmes
territoires. Cette superposition impossible illustre la difficulté
d'une substitution d'une économie fondée sur l'industrie
à une économie fondée sur les flux.
Se pose alors la question des reconversions industrielles et des
pôles d'activité qui pourraient recréer de la
croissance dans « les régions qui perdent » [1]
.
La particularité du débat de Martigues est précisemment
qu'elle évite l'opposition entre environnement et développement,
même si l'idée que le développement durable
soit un oxymore ne perd pas toute sa sigification (Latouche, 1998).
Je voudrais montrer ici que cette volonté locale légitime
d'une recherche de la croissance est peu crédible au niveau
macro-économique mais surtout pas souhaitable en raison des
effets pervers qu'elle produit. L'idée principale est que
la trame principale des politiques économiques menées
en Europe consiste à trouver les bons moyens de la croissance
: pour les uns, il s'agit d'établir les meilleures bases
d'une compétitivité, pour les autres fabriquer du
consensus social qui puisse produire de l'efficience économique.
Notre hypothèse est que la force de l'Europe pourrait ne
reposer ni sur l'Europe économique, ni sur l'Europe sociale
mais sur l'entreprise sociale européenne. On débouchera
alors sur la recherche d'une troisième voie du développement
territorial qui, s'il ne résout pas totalement les questions
évoquées, peut limiter certains effets pervers de
la croissance.
Un point de vue macro-économique
La croissance économique est la progression de la quantité
de biens et de services produits et échangés dans
une économie entre deux périodes de temps donné.
On distingue en général deux grands modes de croissance
:
-Un mode de croissance extensive qui repose sur un accroissement
des quantités produites avec un progrès technique
faible qui évolue par palier ; c'est le type de croissance
que nous avons connu à la révolution industrielle
en Europe, qui se développe aujourd'hui en Chine ou en Indes.
Les colonisations sont une des caractéristiques de ce mode
de croissance.
-Un mode de croissance intensive où le progrès technique
est à l'origine de gains de productivité important
et cumulatif. Ces gains passent par l'innovation technologique dont
la finalité est de produire plus dans un même temps,
ce qu'on nomme la productivité. La productivité est
à l'origine d'une hausse de revenus (salaires ou profits)
qui tend à faire pression sur la quantité de biens
produits, soit à l'origine d'une baisse de coûts, de
prix et d'élargissement de la demande.
C'est ce dernier cas qui nous intéresse ici.
Il existe deux phénomènes majeurs qui expliquent
que les formidables progrès dans les technologies de l'information
n'induisent pas une spirale croissance-productivité-emploi.
- Le premier repose sur le fait que l'informatique n'est pas un
secteur nouveau qui viendrait prendre la suite de l'activité
secondaire et tertiaire mais davantage une enveloppe qui traverse
tous les autres secteurs. Les énormes progrès techniques
réalisés en informatique ne se traduisent pas par
une progression des gains de productivité comparable. Ce
fait est connu chez les économistes sous le nom du paradoxe
de Solow. [2] De ce fait, la théorie du déversement
que l'on a connu à la révolution industrielle d'un
transfert de main-d'oeuvre de l'agriculture vers le secondaire a
peu de chance de se reproduire.
- Le deuxième phénomène tient au fait que
la mondialisation des économies qui fait que les sources
de profit proviennent davantage de la financiarisation de l'économie
que l'activité industrielle.
Mais auparavant, il nous faut dire quelques mots de cette fameuse
« société de l'information ». Toutes les
sociétés sont des sociétés d'informations
puisque s'il peut y avoir des communautés sans information
(notamment animales), la société n'existe véritablement
que lorsqu'il y a langage, donc échange d'informations. Ce
qui est nouveau, ce n'est donc pas que l'information fasse société,
c'est que l'information soit traitée sous le mode de l'industrialisation.
Autrement dit, c'est le processus d'industrialisation engagé
à la révolution industrielle qui poursuit une étape
décisive par l'arrivée des technologies de l'information
après la seconde guerre mondiale en industrialisant l'intelligence.
Les conséquences de cette hypothèse sont beaucoup
plus heuristique que celle de la nouvelle société
de l'information qui repose sur le postulat d'une éternelle
« destruction-créatrice » [3] .
I. Pourquoi l'arrivée des TIC ne provoque pas une spirale
croissance-productivité-emploi ?
La compétitivité d'une économie dépend
toujours de la force de son industrie.
Pour démontrer l'arrivée de cette société
de l'information, on se repose sur le fait que l'emploi dans les
services progresse vertigineusement au regard des emplois industriels
qui s'effondrent.
Si les emplois nouveaux sont principalement issus des services,
c'est surtout parce que les industries externalisent leurs activités
(particulièrement dans la filière informatique, électronique
et des télécommunications), procèdent à
de la sous-traitance étrangère et que les services
évoqués sont principalement des services dédiés
aux industries. Le chiffre que l'on obtient en déduisant
du secteur industriel les emplois tertiaires dans les années
soixante-dix est voisin de celui que l'on obtient aujourd'hui lorsqu'on
ajoute à l'emploi industriel actuel, les emplois des services
dédiés au secteur industriel (c'est-à-dire
environ la moitié des emplois dédiés). On a
entre 1970 et 1990 en France, une relative stabilité des
emplois industriels : de 30 % à 35 % des emplois (si on ne
retient que l'emploi marchand, l'industrie occupe un emploi sur
deux). À cela, il faut ajouter que, prise à l'échelle
mondiale, l'industrie délocalisée, même si elle
n'a pas le poids qu'on lui prête ordinairement, occupe encore
une place stratégique. Enfin, même si on assiste à
un tassement des emplois industriels, cela ne justifie pas le manque
d'importance d'entraînement de l'industrie dans l'économie.
C'est elle qui d'abord concentre la majeure partie de la valeur
ajoutée (41 % du PIB français). C'est elle qui ensuite
est à l'origine des principaux modèles d'organisation
du travail appliqués aux services. C'est elle qui enfin concentre
les 2/3 de l'effort de recherche développement.
En réalité, ce recadrage des innovations met en lumière
une « tendance » économique lourde qui marque
les sociétés issues de la modernité : celle
du processus de rationalisation-industrialisation que souligne M.
Weber [4] .
Nous avons commencé par industrialiser l'agriculture ; ce
processus est toujours à l'oeuvre : 3,5 millions d'agriculteurs
français ont quitté la terre entre 1950 et 1980. Le
paysan n'existe quasiment plus que sous la figure de cet industriel
de l'agriculture dont les exploitations de l'Amérique du
Sud fournissent la vraie image : entouré d'ordinateurs qui
reçoivent en temps réel la productivité de
chaque machine qui est en train de travailler la terre, l'industriel
surveille via les satellites l'exploitation et la distribution de
ses produits. En France, le phénomène a été
freiné par la taille des exploitations et par la sur-représentation
politique du milieu rural, mais le phénomène reste
latent.
Puis nous avons « industrialisé l'industrie »
qui succéda à ce que Marx nommait la manufacture,
elle-même faisant suite aux corporations médiévales.
Ce processus est bien sûr toujours à l'oeuvre et c'est
là que la rationalisation du travail est la plus poussée
: taylorisme, fordisme et toyotisme.
Aujourd'hui, nous poursuivons le même processus : la transformation
qui s'opère devant nos yeux est moins une « tertiarisation
de l'économie » qu'une « industrialisation des
services. »
On peut lire le même processus d'industrialisation en disant
que nous avons d'abord prolongé le geste de la main, puis
automatisé les procédures répétitives
et enfin modélisé l'intelligence grâce à
l'explosion des technologies cognitives. Mais cette industrialisation
de l'intelligence passe toujours par une utilisation massive de
matière première et il n'y a donc aucune substitution.
La révolution industrielle a moins comme signification la
montée du secteur secondaire que la primauté de la
rationalisation des procédures physiques qui a commencé
par le corps, la gestuelle pour se poursuivre par l'âme, l'affectif,
le plaisir et l'émotion [5] . L'émergence des sciences
de la cognition, en apportant des connaissances nouvelles sur le
fonctionnement du cerveau, la perception, l'émotion, le langage
et la vie mentale en général, permet de représenter
quelques-unes des fonctions qui sont mises en jeu dans les activités
de création.
La profondeur des recherches cognitives signifie la pénétration
de « la prothèse » au coeur même des procédures
sensorimotrices et le mélange indissoluble entre corps et
âme. L'informatisation constitue un recouvrement, une enveloppe
qui coiffe toutes les activités, qui mélange du matériel
et de l'immatériel, de l'artefact et du sensible. Cependant,
en fin de compte, « l'interaction étroite entre l'homme
et la machine » n'est pas si éloignée d'un projet
« d'extension de l'intelligence humaine ».(P. Flichy,
2001).
Cette lecture du processus d'informatisation suggère une
sédimentation successive des innovations de procédé,
de produit et d'organisation par la substitution des facteurs et
de gammes sans modification radicale.
L'effet de substitution porte autant sur les innovations de processus,
sur les innovations de produits que sur les innovations d'organisation
:
Si le travail tend à être économisé
au profit de l'alourdissement du capital-machine, les innovations
de processus répartissent autrement les facteurs de production.
On a donc bien un accroissement de la productivité du travail
mais corrélativement une augmentation de l'intensité
capitalistique.
Cette dernière se heurte à un taux d'obsolescence
plus élevé du matériel informatique et logiciels
que les comptables nationaux américains évaluent à
30 % par an contre 15 % pour celui des autres équipements
et 2 % pour les bâtiments (F. Lequiller, 2000). Cette obsolescence
accélérée se double d'une sous-utilisation
du capital liée au fait que, dans le domaine des services,
un seul geste par salarié ne fait pas un emploi ; une multitude
de gestes différents est plus difficile à automatiser,
donc provoque une coordination plus complexe et des surcoûts
liés au fait que tous les segments de la production ne sont
pas informatisable de la même façon; or, la productivité
moyenne s'adapte aux segments les plus lents du processus productif.
Dans un troupeau de bêtes, la vitesse moyenne du troupeau
n’est pas égale à la moyenne des vitesses de
sbrebis mais à celles qui sont le moins rapides. Plus on
« industrialise » le secteur des services, et plus on
bute sur des cultures, des habitudes, des modes de « faire
» différents parce qu'on a affaire à des relations
de personne à personne : « l'intensité mentale
» du travail s'accroît au fur et à mesure de
l'informatisation. La décision d'investissement n'est pas
remise en cause car le capital se substitue au travail. Mais la
productivité globale des facteurs progresse faiblement. Même
dans le cas américain, au plus haut de ses performances,
dans la deuxième partie de la décennies quatre-vingt
dix, lorsqu'on soustrait l'effet « bulle financière
», la productivité globale était plus faible
que durant les trente glorieuses. L'augmentation de l'intensité
capitalistique associée à la baisse de la durée
de vie des équipements et donc de l'accroissement du coût
d'amortissement affaiblit la productivité du capital.C'est
ce qui explique que malgré la puissance du progrès
technique qui touche tous les actes de la vie, la productivité
globale est aujourd'hui plus faible que dans les chaînes de
montage d'après-guerre.
L'informatisation se traduit moins par un accroissement de la diversité
des espèces que par une homogénéisation des
modèles en amont doublé d'une variété
des formes en aval. Il n'y a donc pas irruption de nouveaux produits.
La conséquence est que les innovations de produits prennent
la forme d'une multiplication des gammes. Il en résulte un
faible effet sur la demande car celle-ci se substitue à d'autres
demandes plus qu'elle ne s'agrège, contrairement aux récurrences
observées lors d'une introduction d'innovation radicale de
produit.
Les innovations d'organisation deviennent déterminantes
si la représentation qu'on se fait des organisations est
brutalement transformée par l'arrivée des nouvelles
technologies ou coïncide avec cette arrivée. On a pu
constater au niveau micro-économique que l'informatique accroît
la productivité globale des entreprises qui se sont réorganisées
avec l'arrivée des nouvelles technologies et réduit
celle des entreprises qui ont dépensé en investissement
et non dans l'organisation. L'imaginaire d'internet, fondé
sur l'association de l'accès gratuit aux initiatives locales
ne s'est pas toujours traduit par davantage de décentralisation
de décision et de polyvalence. Dans beaucoup de cas, l'informatisation
est venue renforcer la travail taylorisé.
Au total donc, on aura compris que les chances de reproduire le
schéma de la révolution industrielle avec les TIC
est peu crédible. Mais je vous voudrais aller plus loin et
montrer que d'un point de vue normatif, ce n'est pas souhaitable.
II. Croissance et point de vue normatif
Atteint un certain niveau qu'il est difficile de chiffrer avec
précision car très circonscrit au type de société
qu’on étudie, la croissance a trois effets pervers
: l'exclusion sociale, les disparités territoriales et la
dégradation écologique.
1.L'exclusion sociale
Il peut paraître paradoxal de prétendre que l'accroissement
de la richesse économique (donc la croissance) se traduise
par de l'exclusion sociale mêmes si les faits sont ténus.
Nous appelons l'exclusion sociale d'abord l'état d'un individu
ou du groupe qui est dans une situation où il ne participe
plus à la vie en société qui se traduit par
la faiblesse d'accès au travail, au crédit, au logement,
etc, ensuite le processus difficile de réversibilité
de cet état.
Ce paradoxe est levé si l'on admet que l'accroissement de
la richesse dont il est question est matériel et passe par
un échange marchand. On appelle « l'échange
marchand », la relation qui lie deux échangistes sur
le principe d'une équivalence entre ce qui est donné
et ce qui est reçu au-delà duquel se clôture
la relation. Si la redistribution par l'Etat tend à devenir
plus maigre en raison de la difficulté de distribuer à
beaucoup un surplus difficile à se procurer, il reste que
la réciprocité qui n'est pas une relation dominante
dans le capitalisme moderne est limitée en fait pour l'essentiel
au relations familiales.
Au total, ce qui n'était pas du domaine de la propriété
mais de l'ordre du partage dans la société ancienne
ont été en large partie échangé dans
la société moderne. C'est ainsi qu'est née
l'exclusion sociale qui rajoute au fait de ne pas avoir d'emploi
le fait de perdre son statut social.
Plus l'échange marchand se généralise et plus
le chômage qui est une perte d'emploi se traduit par une exclusion
sociale. Comme l'a très bien vu K. Polanyi, c'est l'activité
économique qui confère un statut social aux individus
dans la société moderne. Ceci explique largement pourquoi
il vaut mieux être chômeur en Andalousie qu'en Angleterre.
Si on voulait se risquer à lire l'évolution sociale
en fonction des tendances à l'autonomisation, on pourrait
dire que le détachement des individus vis à vis des
milieux familiaux et locaux a constitué un progrès
mais que cette tendance a dépassé un seuil où
l'individualisation nuit à la cohésion sociale.
Les raisons qui expliquent que la croissance se traduise par de
l'exclusion d'un côté et de très hauts revenus
par ailleurs tient au fait que la productivité n'est pas
aussi forte que dans l'après-guerre et que les profits financiers
sont venus supplanter les profits d'exploitation tirant ainsi les
salaires des hauts cadres dirigeants.
2.Une disparité forte entre les régions
Les différentes régions françaises et européennes
souffrent de disparités fortes que les politiques publiques
ou la mondialisation n'arrivent pas à endiguer. Plus on intensifie
les échanges, et plus ce sont les pays les mieux organisés
qui profitent de l'extension des échanges. Dans le cas de
la France, les politiques de décentralisation ne sont pas
parvenues à modifier la donne, dans le cas de l'Espagne,
la représentation politique forte du sud de l'Espagne n'a
pas amoindri la domination de la catalogne et du pays Basque ; dans
le cas de l'Italie, on reste avec une dualisation forte des activités,
hormis la troisième Italie. Là encore, si la péréquation
des budgets publics a permi des résultats indéniables,
la concurrence des régions l'emporte sur leur coopération
et leur complémentarité.
En fait, lorsque se développe la globalisation, la régulation
par l'Etat devient de plus en plus difficile et les politiques industrielles
classiques deviennent obsolètes. De sorte que l'équilibre
des territoires avant la globalisationest très différent
d'après la globalisation. Dans l'ancienne configuration des
pôles industriels, on a une grosse industrie liée à
un avantage comparatif à forte concentration d'emplois qui
crée par effet d'externalité, c'est-à-dire
d'avantages qui sont accordés à d'autres sans qu'ils
y aient participé, des activités souvent tertiaires
(commerce, informatiques, etc). Par exemple, une infrastructure
lourde, un réservoir de main d'oeuvre qualifiée, une
base de connaissance commune, des fournisseurs spécialisés
sont des externalités qui offrent et partagent des coûts
fixes. Lorsque ces externalités pécunières
ou technologiques sont concentrés sur un même espace,
on a des économies d'organisation. Ces économies d'agglomération
se présentent sous la forme d'une grosse industrie et des
petits commerces qui densifient le lien social autour d'une population
à fortement dominante ouvrière.
Ainsi se crée par un avantage concurrentiel, une source
de matière première, une proximité portuaire,
un carrefour de communication ou par une action politique ponctuelle
(un festival, une action politique) une situation qui déclenche
un auto-développement qui constitue ensuite une sorte de
vérouillage dont le droit d'entrée des autres concurrents
devient prohibitif. C'est ce qu'on nomme d'ordinaire des économies
d'agglomération.
Deux éléments majeurs sont venus transformer la donne
des années quatre-vingt. La mondialisation des économies
s'est accélérée créant des différentiels
de toute sorte : sur le marché du travail en créant
de véritables écarts entre les secteurs d'activité
car la dérégulation permettait difficilement de pallier
les différentiels. L'informatisation permettait cette mondialisation.
Par ailleurs, la demande des produits est devenu plus volatile et
les grosses unités ont souffert de n'accroître les
gains de productivité que sur la base des économies
d'échelle.
3.L'accroissement des dérèglements écologiques
Que ce soient les bâtiments floqués à l'amiante,
le nuage de Tchernobyl , le sang contaminé, l'Erika ou le
Prestige, les poulets à la dioxine ou le réchauffement
de la planète, ces trente dernières années
ont vu l'accélération des accidents environnementaux.
Ceci résulte du fait que l'environnement est considéré
par les entreprises comme un bien gratuit, librement accessible.
Cette question est au fondement épistémologique de
l'économie dominante, comme l'a bien vu N. Georgescu-Roegen,
« qui représente le processus économique comme
un flux indépendant et circulaire entre « production
» et « consommation » »(1979).
III. Pourquoi ce qui est vrai globalement ne l'est pas micro-économiquement
Les possibilités de sortir seul de la situation sont possibles
mais pas généralisable sans changer brutalement et
radicalement de régime économique et politique. Il
faut donc plutôt voir l'entreprise sociale comme une voie
d'innovation, une alternative en marchant plutôt que l'illustration
d'une lente contamination par laquelle se diffuserait ce mode d'organisation.
Dans le cas de Martigues, il ne s'agit pas d'opposer les effets
en termes d'emplois que procurerait le projet de Fos-2XL qui s'étendra
sur 90 hectares et qui viendra concurrencer Valence et Génova
sur le trafic des conteneurs à une économie locale
fondée sur la stratégie des champs de fraises. Car
précisemment, si le projet d'équipement de portiques
permettant le transport de conteneurs de gros volume permet un développement
inespéré du port de Marseille, les voies navigables
et le réseau ferré pourraient éviter un nouveau
congestionnement de trafic routier et développer autour une
économie locale.
La question du développement et de l'environnement pourrait
ne pas être opposée si une volonté de la société
civile pouvait prendre en charge le débat public.
Ce qui distingue l'entreprise sociale, qu'on la nomme économie
solidaire en France, sociale en Italie, populaire en Amérique
latine, communautaire au Québec des autres activités
économiques tient au fait que les acteurs (et non les politiques)
qui la font vivre sont animés par une volonté de produire,
consommer et échanger autrement. En misant sur des relations
de personnes là où la médiation informatique
semblait s'imposer dans les relations de service aux personnes,
sur des relations de proximité là où l'idée
de territoire semblait disparaître, en agissant ici et maintenant
quand plus personne n'attendait le grand soir, ces pratiques sont
partagées entre l'alternative politique ou simplement la
résistance à l'économie lucrative et à
l'institutionnalisation par l'Etat. L'économie solidaire
peut être définie comme l'ensemble des services de
proximité qui sont conçus à travers des espaces
publics (ce qui différentie l'économie solidaire de
l'espace domestique) dont la pérennisation est assurée
par la combinaison de ressources et dont la finalité repose
sur un caractère non lucratif mais éthique. L'entreprise
d'économie solidaire, en utilisant des financements publics
pour se trouver en situation de concurrence par les prix sur le
marché, remplit une mission sociale soit par ses objectifs,
soit par son public. Dans la mesure où elle fait face à
des contraintes supplémentaires, l'obtention d'un financement
public n'est donc pas le signe d'une défaillance de l'entreprise
mais le gage d'un risque collectif qui mérite une participation
financière publique. Mais elle remplit également une
fonction économique en développant des externalités
positives.
Seront donc considérées comme faisant partie de l'économie
solidaire, les pratiques qui remplissent les caractéristiques
suivantes :
-La structuration du champ d'activité se fait de bas en
haut en partant des initiatives locales pour remonter vers des regroupements,
des comités de liaison ou des fédérations.
Cette structuration n'est pas sans risque car au fur et à
mesure que l'architecture se consolide, se créent des hiérarchies
dans l'asymétrie d'informations.
-Le champ d'activité relève principalement de services
aux personnes et de proximité, souvent au travers d'activités
d'insertion.
-Le financement des activités fait appel à plusieurs
sources dont le marché, l'Etat et le bénévolat.
-L'activité ne perdure que si son mobile est un projet collectif
et éthique, d'où les chartes qui conditionnent chaque
famille.
Quelques questions empiriques et enjeux théoriques
L'économie solidaire, en tant que pratique sociale et économique,
n'est pas une création ex nihilo. Pour partie, les services
que redécouvre l'économie solidaire étaient
liés à la sphère domestique; pour une autre
partie, ils faisaient partie du secteur étatique. L'évolution
de la sphère familiale (famille atomisée, multiplication
des séparations ou divorce, etc) n'autorise plus ces prises
en charge. L'Etat n’est pas en mesure non plus de traiter
convenablement des activités qui exigent souplesse, relation
de proximité relationnelle et territoriale. Enfin, le marché
a montré la limite des dispositifs technologiques qui permettent
d'accroître les gains de productivité dans ces services
relationnels (badge de secours pour les personnes âgées,
vidéo-surveillance pour les crèches, internet pour
les achats de consommation courante, etc).
Cet éclairage soulève deux types de question.
1. Une question empirique tenant à la capacité de
développement de l'économie solidaire en France. Outre
la clarification de ce qu'on entend par cette terminologie à
laquelle nous pensons avoir partiellement répondu, le développement
de ce champ d'activité doit passer par un élargissement
des segments d'intervention de la micro-finance (collecte de l'épargne,
variabilité des taux, soutien public au fonctionnement, etc.)
, la recherche d'innovation d'organisation dans les services de
proximité , des plates-formes d'initiatives locales gérées
par le groupement d'économie solidaire , l'ouverture des
SEL à des structures institutionnelles et des représentations
régionales clairement identifiées en fonction de leur
poids économique et non pas uniquement en fonction de leur
fonction de médiation. Ce développement n'est pas
lié à des instruments de médiation supplémentaire..
2. Une question théorique : le découpage que nous
avons utilisé fait clairement apparaître ses limites
: lorsque les prêts de l'ADIE se coupent de la nature des
projets, on assiste vite au développement d'une économie
des pauvres ; lorsque les crèches parentales sont considérées
comme du non-travail ou de la « consommation », elles
sont reléguées au registre de l'occupationnel ; Lorsque
les SEL restent sans relation avec le monde du marché ou
institutionnel, leur poids tend à fléchir et à
se marginaliser ; lorsque les services à domicile se financent
exclusivement sur le marché, ils se concentrent sur la professionnalisation
des services et la solvabilisation de la demande ; lorsque la mutualité
a les yeux braqués sur la couverture sociale, les dépenses
de santé deviennent le signe d'une progression de la qualité
de la vie des populations
L'économie sociale et solidaire cherche à inverser
l'ordre des priorités : la qualité de vie des populations
doit se traduire par une faiblesse des dépenses de santé.
Les services de proximité ne nient pas le rôle de la
famille mais recherche un autre type de famille où le rôle
de chacun s'ajuste en fonction de la dette que l'on a, du don que
l'on accorde, de la liberté qu'autorise le marché
et du financement étatique que permet l'économie réalisée.
Ce brouillage de relations entre l'économique et le social,
le marchand et le non-marchand, pose l'éternelle question
des externalités. Telle firme du bâtiment utilise un
cours d'eau pour nettoyer des matériaux, la dégradation
de l'environnement n'étant pas un coût internalisé.
L'économie solidaire internalise certains coûts que
d'autres entreprises laissent à la charge de la collectivité.
Selon que l'on donne à l'économie une dimension extensive
ou restrictive, on modifie le champ des externalités.
L'économie solidaire est donc fondamentalement une économie
de l'innovation sociale : elle recherche des architectures originales
reposant toujours sur la régulation Etat-marché mais
en brouillant les frontières : en intégrant dans les
coûts des firmes les externalités négatives
(la dégradation de l’environnement), elle en limite
l'étendue en abaissant par ailleurs le coût du recours
à « l'Etat réparateur ». En diffusant
dans la société des externalités positives
de ces activités (une épicerie collective dans un
village) elle reçoit de l'Etat la contrepartie financière
d'un avantage collectif. Le portage de l'initiative provenant d'initiatives
privées et souvent individuelles, l'Etat favorise les actions
décentralisées ; en surveillant le caractère
collectif de cession, l'Etat veille à la non-propriétarisation
des initiatives et à la diffusion des innovations sociales.
Si la productivité globale de l'économie n'est pas
affectée, les capacités de développement d'activités
culturelles, sportives et sociales sortent des règles étatiques
et peuvent prendre un nouvel essor. Elles ne manqueront pas de se
professionnaliser en se diversifiant et d'être le foyer d'une
demande sociale illimitée mais là n'est pas l'essentiel.
L'essentiel est que l'économie solidaire tend à sortir
de la régulation keynésienne : ce n'est plus l'Etat
qui compense les dégats provoqués par la compétitivité
des économies en soutenant socialement les plus vulnérables
; c'est par l'activité économique locale initiées
par des porteurs de projets, souvents anciens exclus, qu'on recrée
une dynamique sociale et économique, en créant de
nouvelles modalités organisationnelles et de nouveaux arrangements
institutionnels. A ce niveau de micro-organisations, les données
statistiques de l'INSEE ne permettent pas une approche assez fine.
Une étude réalisée (Cerise, 2001) montre que
le volume d'emploi dégagés par l'économie solidaire
représente environ 10 % du total du secteur, lui-même
représentant environ 10 % des emplois de la région.
C'est peu du point de vue quantitatif , non négligeable du
point de vue de l'innovation sociale et fondamental du point de
vue des projections.
L'hybridation des différentes ressources ne fait pas de
ces pratiques une troisième voie mais une prise en charge
et une forme d'autonomie des acteurs, une responsabilité
sociale capable d'inventer un imaginaire qui ne considère
pas notre système technico-économique comme indépassable.
In fine, ce brouillage peut conduire à une écologie
de la vie, c'est-à-dire à la recherche d'un nouvel
équilibre entre le marchand et le non-marchand, le travail
productif et l'activité, la santé et les modes de
vie, l'économique et le social.
Il me semble que ces quelques éléments peuvent enrichir
le débat qui est aujourd'hui, le vôtre.
[1] Par référence au colloque sur le développement
régional tenu à l'université du Québec
à Montréal « Et les régions qui perdent
? » en réponse au livre de Benko et Lipietz « les
régions qui gagnent »PUF, 1992
[2] voir Prades (2004), De la mesure de la richesse économique
: concepts, mesures et pratiques sociales »Revue Economies
et Solidarités , Montréal, volume 35 n°2.
[3] Voir Prades (2002), Eclairage sur le paradoxe de Solow, in
2001, Bogues sous la direction de B.Miége, Presses de l'université
Laval.
[4] Ce processus est un idéal-type au sens historique de
M.Weber.
[5] Comme l'écrit M. Borillo (1999), « l'enjeu des
sciences cognitives est la pénétration rationnelle
par l'informatique de pratiquement tous les domaines de l'activité
humaine. »
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