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Serge Latouche, L’occidentalisation du monde à l’heure de la « Globalisation . Ed. La découverte Poche, 2005.

Origine http://www.decroissance.info/Serge-Latouche-L-occidentalisation

Les paroles de Serge Latouche sont prophétiques. Non seulement elles ont l’intelligence de remettre en place les grands mythes politiques et de jeter un oeil impartial sur leurs faillites respectives, mais elles posent les conditions d’une nouvelle façon de gérer nos intérets. Parce qu’il dépasse la simple contestation du capital, remet le travail à sa place et déboulonne le prêt à penser du développement durable et d’une croissance qui serait notre seul salut, Serge Latouche mérite d’être lu, et au passage, notre respect. Voici ci-dessous la préface à l’édition 2005 de son ouvrage L’Occidentalisation du monde.

Serge Latouche, L’occidentalisation du monde (préface 2005).


« Peut-être la société occidentale a-t-elle depuis ses origines tendu vers ce point où elle accomplirait ses valeurs implicites dans la société bourgeoise - en même temps que le monde stupéfait adoptait ces valeurs. Et peut- être avec cette espèce de centre négatif, avec ce rien central, d’habitation du vide, le bourgeois a-t-il répondu à une sorte de désir inconscient de l’homme, une sorte de passion vers sa propre disparition » (Jacques Ellul) [1].

L’Occidentalisation du monde est paru en France en 1989. En ce temps-là, on parlait beaucoup du « déclin de l’empire américain » - c’était le titre d’un film à succès du réalisateur québécois Denys Arcand. Par une de ces ruses dont l’histoire a le secret, ce n’est pas l’empire américain qui s’est écroulé, mais, chose incroyable et non prévue, l’empire soviétique. Depuis 1989, quinze ans seulement se sont écoulés - et en même temps une éternité ! La chute du mur de Berlin semblait annoncer la fin du mensonge et des illusions totalitaires. Pendant quelques années, le monde occidental se prit à rêver de la paix perpétuelle qu’amènerait à coup sûr l’extension rapide à toute la planète de l’économie de marché, des droits de l’homme, des technosciences et de la démocratie. Aujourd’hui, le cauchemar a clairement succédé au rêve.

Le lendemain du 11 septembre 2001, jour de l’attentat contre les Twin Towers, un ami me téléphonait pour me dire que, relisant la conclusion de L’Économie dévoilée, intitulée « La fin du rêve occidental », il trouvait que l’analyse y était prophétique [2]. Déjà, Dans l’Occidentalisation du monde, je mettais en garde contre la montée d’un terrorisme disposant de moyens technologiques toujours plus sophistiqués, appelé à un bel avenir du fait de la croissance des inégalités Nord-Sud et de la montée des frustrations et du ressentiment. Désormais, l’occidentalisation est devenue la mondialisation et mes prévisions les plus sinistres se sont malheureusement réalisées.

Je me garderai bien cependant de dire un peu hâtivement, comme certains, que nous avons assisté en direct à l’écroulement de l’empire américain, voire à la chute de l’Occident. Tout au plus, peut-on voir dans l’événement un témoignage de la fragilité de notre mégamachine techno-économique planétaire et de la haine engendrée par l’arrogance de notre mode de vie. On ne désamorcera pas la bombe qui menace de nous faire sauter et on n’apaisera pas la soif de revanche des laissés-pour-compte, en se mettant la tête dans le sable comme l’autruche et en se gargarisant de belles paroles sur l’avènement prétendu d’une société multiethnique et multiculturelle planétaire. Sans doute vaut-il mieux prendre la mesure de l’« exception occidentale » et affronter avec lucidité le péril de la mondialisation qui pourrait bien signifier la faillite de notre universalisme « tribal » et envisager sereinement son remplacement par un « pluriversalisme » authentique.
La singularité occidentale

La mondialisation actuelle nous montre ce que le développement a été et que nous n’avons jamais voulu voir. Elle est, en effet, le stade suprême de l’impérialisme de l’économie. Rappelons la formule cynique d’Henry Kissinger : « La mondialisation n’est que le nouveau nom de la politique hégémonique américaine. » Mais alors quel était l’ancien nom ? C’était tout simplement le développement économique lancé par Harry Truman en 1949 pour permettre aux Etats-Unis de s’emparer des marchés des ex-empires coloniaux européens et éviter aux nouveaux États indépendants de tomber dans l’orbite soviétique. Et avant l’entreprise développementiste ? Le plus vieux nom de l’occidentalisation du monde était tout simplement la colonisation et le vieil impérialisme. Si le développement, en effet, n’a été que la poursuite de la colonisation par d’autres moyens, la nouvelle mondialisation, à son tour, n’est que la poursuite du développement avec d’autres moyens. Mondialisation et américanisation sont des phénomènes intimement liés à un processus plus ancien et plus complexe : l’occidentalisation.

Toutefois, l’Occident est un lieu introuvable. L’expérience historique unique et spécifique du monde moderne révèle un ensemble de forces relativement permanentes et des dimensions constantes sous des formes toujours renouvelées. Il est assez naturel d’attribuer les éléments durables ainsi manifestés à un sujet appelé « Occident ». Ce qui est désigné sous ce terme dans l’usage commun recouvre en effet une expérience polymorphe et une dérive historique. Ce que Heidegger appellerait un « destin ».

On constate que l’histoire du monde a été bouleversée par un mouvement spécifique né en Europe occidentale, et que ce mouvement prend les formes les plus diverses, si bien que le mouvement lui-même est plus caractéristique du phénomène que ses formes mêmes. Le triomphe actuel de la société technicienne et marchande s’explique en partie par la conception grecque de la phusis et de la tekhné ; mais seule une adhésion à la croyance métaphysique d’une continuité absolue et d’un déterminisme strict pourrait éliminer le hasard, les accidents et les circonstances, dans le long parcours qui nous sépare de nos origines helléniques, judaïques et chrétiennes. L’Occident n’a consistance que dans une histoire authentique, ni totalement déterministe, ni rétrodictive, ni pleinement évolutionniste. Le passé éclaire le présent, l’explique, mais parfois le contredit et laisse présager d’autres destins qui ne se sont pas produits. Le présent poursuit certains des desseins du passé, mais innove aussi radicalement.

Le mouvement inverse d’une définition précise de l’Occident est un exercice beaucoup plus périlleux, mais néanmoins nécessaire. Le sens commun nous apprend que l’Occident a à voir avec une entité géographique, l’Europe, avec une religion, le christianisme, avec une philosophie, les Lumières, avec une race, la race blanche, avec un système économique, la capitalisme. Pourtant, il ne s’identifie à aucun de ces phénomènes. Ne s’agit-il pas alors, plus largement, d’une culture ou d’une civilisation ? Mais, supposés réglés les redoutables problèmes de définition de ces deux concepts, il reste à cerner la spécificité proprement occidentale de cette culture et de cette civilisation-là. Or l’ensemble des traits successifs que l’on retient de l’enquête historique et de l’examen analytique dessine une figure qui ne ressemble à rien de connu et qui ne peut manquer de nous saisir d’étonnement ; il s’agit, en effet, proprement d’un monstre par rapport à nos catégories de repérage des espèces. L’Occident nous apparaît comme une machine vivante, mi-mécanisme mi-organisme, dont les rouages sont des hommes et qui, pourtant, autonome par rapport à eux dont elle tire force et vie, se meut dans le temps et l’espace suivant son humeur propre. En bref, une « mégamachine ».

Finalement, les deux aspects les plus remarquables de la singularité occidentale me paraissent résider dans son idéologie et dans son caractère de mégamachine techno-économique.

Aujourd’hui, l’Occident est une notion beaucoup plus idéologique que géographique. Dans la géopolitique contemporaine, le monde occidental désigne un triangle enfermant l’hémisphère nord de la planète avec l’Europe de l’Ouest, le Japon et les États-Unis. La triade Europe, Japon et Amérique du Nord, rassemblée parfois sous le nom de Trilatérale, symbolise bien cet espace défensif et offensif. Le G8, ce sommet périodique des représentants des huit pays les plus riches et les plus développés (États-Unis, Royaume-Uni, France, Allemagne, Italie, Japon, Canada, Russie), tient lieu d’exécutif provisoire de cet ensemble.

Irréductible à un territoire, l’Occident n’est pas seulement une entité religieuse, éthique ou même économique. L’Occident comme unité synthétique de ces différentes manifestations est une entité « culturelle », un phénomène de civilisation. La pertinence de ce concept d’Occident comme unité fondamentale sous-jacente à toute une série de phénomènes qui se sont déployés dans l’histoire, ne peut se cerner que dans son mouvement. Inséparable de sa souche géographique originelle, son extension et ses dérivés tendent à le réduire à un imaginaire. Géographiquement et idéologiquement, c’est un polygone à trois dimensions principales : il est judéo-hellénico-chrétien. Les contours de son espace géographique sont plus ou moins précis suivant les époques. Ses frontières se font de plus en plus idéologiques. Il s’est identifié presque totalement au « paradigme » déterritorialisé qu’il a fait naître.

L’important dans cet imaginaire partagé me paraît être, d’une part, la croyance, inouïe à l’échelle du Cosmos et des cultures, en un temps cumulatif et linéaire et l’attribution à l’homme de la mission de dominer totalement la nature, et, d’autre part, la croyance en la raison calculatrice pour organiser son action. Cet imaginaire social que dévoile le programme de la modernité, tel qu’il est explicité chez Descartes, trouve clairement son origine dans le fonds culturel juif, dans le fonds culturel grec, et dans leur fusion.

Ce n’est qu’au terme d’une longue odyssée que l’idéologie et la « culture » occidentales aboutiront à l’économicisation de la vie. Il est vrai que ce processus a été poussé le plus loin aux États-Unis, terre vierge où le poids de l’histoire était quasi absent.

Reste que la thèse de la réduction de l’Occident à une autoaffirmation de l’économie est doublement insatisfaisante. Elle coupe l’histoire de l’Europe chrétienne et de son expansion en deux : une partie avant la naissance du capitalisme, dont le dynamisme est à attribuer à des facteurs « culturels » comme la religion ; et une partie après, dont le mouvement résulte de mécanismes économiques. Par ailleurs, elle nie la spécificité de l’Occident au profit d’une machine naturelle ou, au moins, reproductible et universalisable. Or, s’il est incontestablement reproductible dans certaines conditions, le capitalisme ne paraît pas pleinement généralisable. L’exemple du Japon hier, celui de la Corée du Sud aujourd’hui et celui des pays émergents demain (peut-être) illustrent cette relative reproductibilité. La crise de l’environnement, le dépassement d’ores et déjà de l’empreinte écologique permise montrent l’impossible généralisation du mode de vie occidental. Le développement économique engendre le sous-développement ou du moins l’implique. Le processus de destruction créatrice qui nourrit la dynamique de l’économie de marché provoque une déculturation planétaire, détruit le lien social et suscite un ressentiment grandissant.
L’illusion du multiculturalisme

Après cinquante ans d’occidentalisation économique du monde, il est naïf et de mauvaise foi d’en regretter les effets pervers. Partout dans le monde, on se massacre allègrement et les États se défont au nom de la pureté de la race ou de la religion. Il y a tout lieu de penser que cet effarant retour de l’ethnocentrisme du Sud et de l’Est est au fond rigoureusement proportionnel à la secrète violence impliquée par l’imposition de la norme universaliste occidentale. Comme si, derrière l’apparente neutralité de la marchandise, des images et du juridisme, nombre de peuples percevaient en creux un ethnocentrisme paradoxal, un ethnocentrisme universaliste, l’ethnocentrisme du Nord et de l’Ouest, d’autant plus dévastateur qu’il consiste en une négation officielle radicale de toute pertinence des différences culturelles. Et qui ne voit dans la culture que la marque d’un passé à abolir définitivement.

On est ainsi enfermé dans un manichéisme suspect et dangereux : ethnicisme ou ethnocentrisme, terrorisme identitaire ou universalisme cannibale.

Ce débat sur l’ethnocentrisme est d’autant plus actuel que les problèmes du droit à différer font irruption dans notre quotidien, du foulard islamique à l’excision, de la montée du racisme à la ghettoïsation des banlieues. La mise en perspective de nos croyances en se mettant à la place de l’autre est indispensable sous peine de la perte de la connaissance de soi, danger que fait peser la mondialisation culturelle.

« Multiculturalisme » est un terme qui était encore assez peu employé dans les années 1980, du moins en Europe. Pour les thuriféraires de la mondialisation heureuse, le triomphe planétaire de l’économie de marché et de la pensée unique, loin de « broyer les cultures nationales et régionales », provoquerait une « offre » inégalée de diversité répondant à une demande croissante d’exotisme. La société globale se produirait tout en préservant les valeurs fondamentales de la modernité : droits de l’homme et démocratie. Et, en effet, dans les grandes métropoles, le libre citoyen peut à son choix déguster dans des restaurants « ethniques » toutes les cuisines du monde, écouter les musiques les plus diverses (folk, afro-cubaine, afro-américaine...), participer aux cérémonies religieuses de cultes variés, croiser des personnes de toutes couleurs avec parfois des tenues spécifiques.

Cette « nouvelle » diversité culturelle mondialisée s’enrichit encore des hybridations et métissages incessants que provoque le brassage des différences. Il en résulte l’apparition de nouveaux « produits ». Le tout dans ce climat de grande tolérance de principe qu’autoriserait un État de droit laïc. « Jamais, proclamait Jean-Marie Messier, du temps de sa splendeur, lorsqu’il était le boulimique représentant des transnationales du multimédia, l’offre culturelle n’a été aussi large et diverse. » « L’horizon, pour les générations à venir, poursuivait-il, ne sera ni celui de l’hyperdomination américaine ni celui de l’exception culturelle à la française, mais celui de la différence acceptée et respectée des cultures [3]. »

Curieusement, cette position médiatique semble rejoindre celle de certains anthropologues, comme Jean-Loup Amselle, pour qui « plutôt que de protester contre la domination américaine et de réclamer un état d’exception culturelle assisté de quotas, il serait préférable de montrer en quoi la culture française contemporaine, son signifié, ne peut s’exprimer que dans un signifiant planétaire globalisé, celui de la culture américaine [4] ». Celle-ci serait devenue un opérateur d’universalisation dans lequel nos spécificités peuvent se reformuler sans se perdre. Le vrai péril alors ne serait pas l’uniformisation, mais bien plutôt la balkanisation des identités. Ainsi, du constat incontestable que les cultures ne sont jamais « pures, isolées et fermées » mais vivent bien plutôt d’échanges et d’apports continuels, que par ailleurs, une américanisation totale est vouée à l’échec, que, même dans un monde anglicisé et « macdonalisé », les différences de langage et de cuisine se reconstitueraient, beaucoup en concluent - hâtivement, à notre sens - que la crainte de l’uniformisation planétaire est sans fondement [5]. L’invention de nouvelles sous-cultures locales et l’émergence de « tribus » dans nos banlieues gommeraient les effets de l’impérialisme culturel.

Cette position en face d’une situation neuve se retrouve partiellement également dans de récents livres, y compris d’auteurs dont je me sens proche [6]. Un tel point de vue n’est soutenable qu’à la condition de confondre les tendances lourdes du système dominant avec les résistances qu’il suscite, de dissocier à la façon anglo-saxonne l’économie de la culture et de refuser de voir que l’économie est en passe de phagocyter en Occident tous les aspects de la vie.

Remettons les pendules à l’heure. Loin d’entraîner la fertilisation croisée des diverses sociétés, la mondialisation impose à autrui une vision particulière, celle de l’Occident et plus encore celle de l’Amérique du Nord. Un ancien responsable de l’administration Clinton, David Rothkopf, déclarait froidement en 1997 : « Pour les États-Unis, l’objectif central d’une politique étrangère de l’ère de l’information doit être de gagner la bataille des flux de l’information mondiale, en dominant les ondes, tout comme la Grande-Bretagne régnait autrefois sur les mers. » Et il ajoutait : « II y va de l’intérêt économique et politique des États-Unis de veiller à ce que, si le monde adopte une langue commune, ce soit l’anglais ; que, s’il s’oriente vers des normes communes en matière de télécommunications, de sécurité et de qualités, ces normes soient américaines ; que, si ses différentes parties sont reliées par la télévision, la radio et la musique, les programmes soient américains ; et que, si s’élaborent des valeurs communes, ce soit des valeurs dans lesquelles les Américains se reconnaissent. » Il concluait en affirmant que ce qui est bon pour les États-Unis est... bon pour l’humanité : « Les Américains ne doivent pas nier le fait que, de toutes les nations dans l’histoire du monde, c’est la leur qui est la plus juste, la plus tolérante, la plus désireuse de se remettre en question et de s’améliorer en permanence, et le meilleur modèle pour l’avenir [7]. »

Cet impérialisme culturel aboutit le plus souvent à ne substituer à la richesse ancienne de sens qu’un vide tragique. Ce désenchantement du monde a été bien analysé par Max Weber : « Le tramway marche, certaines causes produisent certains effets, mais nous ne savons plus ce qu’est notre devoir, pourquoi nous vivons, pourquoi nous mourons [8]. »

Les réussites de métissages culturels sont ainsi plutôt d’heureuses exceptions, souvent fragiles et précaires. Elles résultent plus de réactions positives aux évolutions en cours que de la logique globale. L’irruption des revendications identitaires, au contraire, constitue le retour du refoulé. La mégamachine globale rase tout ce qui dépasse du sol, mais elle enfonce les superstructures et conserve à son insu les fondations, en tout cas cette aspiration indéracinable : l’aspiration à une identité. Sous l’uniformisation planétaire, on peut retrouver les racines des cultures humiliées qui n’attendent que le moment favorable pour resurgir, parfois déformées et monstrueuses. Faute d’une place nécessaire et d’une légitime reconnaissance, les cultures refoulées font partout retour ou se réinventent de manière explosive, dangereuse ou violente.

Parce que l’universalisme des Lumières n’est que le particularisme de la « tribu occidentale », il laisse derrière lui bien des survivances, suscite bien des résistances, favorise des recompositions et engendre des formations bâtardes étranges ou dangereuses.

Les réactions défensives face à l’échec du développement, les volontés d’affirmation identitaire, les résistances à l’homogénéisation universelle vont prendre des formes différentes, plus ou moins agressives ou plus ou moins créatives et originales. Dans les sociétés plus déculturées comme l’Euramérique, la culture se réduit au recyclage marchand des survivances imaginaires et des aspirations déçues - ce que Jacques Austruy appelle de l’« inutile partagé [9] ». Ces survivances culturelles servent aussi malheureusement de « banques de données » pour alimenter les conflits « ethniques » exacerbés qui émergent sur la base de l’indifférenciation et de la perte de sens. Les replis identitaires provoqués par l’uniformisation planétaire et la mise en concurrence exacerbée des espaces et des groupes sont d’autant plus violents que la base historique et culturelle en est plus fragile (voire inexistante dans le cas limite de la Padanie [10]).

L’identité culturelle est une aspiration légitime, mais coupée de la nécessaire prise de conscience de la situation historique, elle est dangereuse. Ce n’est pas un concept instrumentalisable. D’abord, lorsqu’une collectivité commence à prendre conscience de son identité culturelle, il y a fort à parier que celle-ci est déjà irrémédiablement compromise. L’identité culturelle existe en soi dans les groupes vivants. Quand elle devient pour soi, elle est déjà le signe d’un repli face à une menace ; elle risque de s’orienter vers l’enfermement, voire l’imposture. Produit de l’histoire, largement inconsciente, elle est dans une communauté vivante toujours ouverte et plurielle. Au contraire, instrumentalisée, elle se renferme, devient exclusive, monolithique, intolérante, totalisante, en danger de devenir totalitaire. La purification ethnique n’est pas loin. C’est ajuste titre que Maxime Rodinson a pu la stigmatiser comme « peste communautaire [11] ».

Les pays d’Islam auxquels on ne peut s’empêcher de penser, longtemps tentés par le projet nationaliste, le sont aujourd’hui - et, semble-t-il, de plus en plus - par le fondamentalisme. Paradoxalement, la déculturation engendrée par l’Occident (industrialisation, urbanisation, nationalitarisme) offre les conditions inespérées de ce renouveau religieux. L’individualisme, ou plus exactement l’individuation, déchaîné comme jamais, donne sens au projet de recomposition du corps social sur la seule base du lien religieux abstrait en effaçant toute autre inscription territoriale. Il s’agit d’un islam politique, théorisé notamment par Hassan El-Bana, le fondateur des Frères musulmans. La religion devient la base d’un projet de reconstruction de la communauté. Elle se voit attribuer le rôle d’assumer la totalité du lien social.

Les mouvements islamiques fondamentalistes touchent avant tout les villes et les bidonvilles dans les pays où la tradition a le plus souffert des projets industrialistes, l’Iran de la révolution blanche, l’Egypte post-nassérienne, l’Algérie « socialiste », le Pakistan ou l’Indonésie d’après Sukarno et Suharto. Les animateurs ne sont pas des notables ruraux ou des esprits rétrogrades, mais des ingénieurs, des médecins, des scientifiques formés dans les universités. La religion, qui canalise les frustrations des exclus de la modernité et des déçus des projets modernistes du nassérisme, du Baas ou du socialisme arabe, est une croyance abstraite, rigoureuse, universaliste. L’universalisme occidental se trouve ainsi confronté à un universalisme tout aussi fort et réactionnel.

Il ne s’agit pas cependant d’une voie véritablement différente : l’anti-occidentalisme de ce courant est très affiché, mais il ne va pas jusqu’à une remise en cause radicale du capitalisme. Le fonctionnement théocratique de l’État est plus une perversion de la modernité qu’un projet radicalement différent. Il implique, certes, un rejet de la métaphysique matérialiste de l’Occident, mais il a besoin de garder la « base matérielle » et en particulier la machine. Ces mouvements anti-occidentaux s’accommodent fort bien de la technique et, le plus souvent, de l’économie de marché (la modernisation sans le modernisme). Sans être totalement vide, le contenu spécifique de ce qu’on appelle l’économie islamique reste très limité : les banques et la finance islamiques, et un volontarisme éthique assez flou. Elle n’exclut même pas un libéralisme quasi total. Le néolibéralisme, de son côté, s’accommode assez bien des communautarismes qui partagent la foi dans le libre-échange, la libre entreprise et la propriété privée. « La loi du marché peut être déclinée, note Geneviève Azam, en fonction de différences culturelles absolutisées, instrumentalisées et marchandisées. Les revendications identitaires qui en découlent renforcent même le discours néolibéral : face à des fractures posées comme absolues, seules les règles objectives et neutres du libre-échange et de l’échange marchand peuvent assurer la paix [12]. » La menace d’une dérive totalitaire de ces mouvements démagogiques et théocratiques n’est cependant pas négligeable.

En fait, ce projet universaliste peut se lire comme le projet d’une autre mondialisation, la mondialisation islamique. Dans son livre Jusqu ’au bout de la foi, Naipaul décrit assez bien ce projet d’islamiser la modernité [13]. De même que Lénine définissait le socialisme par le slogan « les soviets plus l’électrification », les ingénieurs islamistes, indonésiens ou pakistanais, définissent leur projet par le programme techno-économie de pointe plus charia. Mais on voit tout de suite que cette proposition n’offre qu’une fausse alternative. « Les néofondamentalistes, remarque Olivier Roy, sont ceux qui ont su islamiser la globalisation en y voyant les prémices de la reconstitution d’une communauté musulmane universelle, à condition, bien sûr, de détrôner la culture dominante : l’occidentalisme sous sa forme américaine. Mais ce faisant, ils ne construisent qu’un universel en miroir de l’Amérique, rêvant plus de McDo hallal que de retour à la grande cuisine des vrais califes d’autrefois. [...] La oumma imaginaire des néofondamentalistes est bien concrète : c’est celle du monde global, où l’uniformisation des comportements se fait soit sur le modèle dominant américain (anglais et McDo), soit sur la reconstruction d’un modèle dominé imaginaire (djellaba blanche, barbe... et anglais [14]). »

Le cœur de la mondialisation n’est pas remis en question, et la dimension culturelle qui lui est ajoutée n’est guère susceptible de plaire à tout le monde, pas plus que nos valeurs occidentales/chrétiennes. Pour les « néofondamentalistes » musulmans, l’autre mondialisation social-démocrate que préconisent les « altermondialistes » est tout aussi fallacieuse, voire plus, que celle de Bush. L’autre mondialisation est non seulement un défi pour l’Islam, mais l’Islam est aussi un défi pour l’autre mondialisation [15].
Plaidoyer pour un pluriversalisme.

II est un fait que le triomphe de l’imaginaire de la mondialisation a permis et permet une extraordinaire entreprise de délégitimation du discours relativiste, même le plus modéré. Avec les droits de l’homme, la démocratie, et bien sûr l’économie (par la grâce du marché), les invariants transculturels ont envahi la scène et ne sont plus questionnables. On assiste à un véritable « retour de l’ethnocentrisme » occidental et anti-occidental. L’arrogance de l’apothéose du tout marché est elle-même une forme nouvelle d’ethnocentrisme.

Les adversaires de la mondialisation libérale d’Occident ou d’Islam devraient en tirer la leçon et éviter de tomber dans le piège de l’ethnocentrisme qui leur est tendu. On devrait commencer à savoir qu’il n’y a pas de valeurs qui soient transcendantes à la pluralité des cultures, pour la simple raison qu’une valeur n’existe comme telle que dans un contexte culturel donné. Or même les critiques les plus déterminés de la mondialisation sont eux-mêmes, pour la plupart, coincés dans l’universalisme des valeurs occidentales. Rares sont ceux qui tentent d’en sortir. Et pourtant, on ne conjurera pas les méfaits du monde unique de la marchandise en restant enfermé dans le marché unique des idées. Il est sans doute essentiel à la survie de l’humanité - précisément pour tempérer les explosions actuelles et prévisibles d’ethnicisme - de défendre la tolérance et le respect de l’autre, non pas au niveau de principes universels vagues et abstraits, mais en s’interrogeant sur les formes possibles d’aménagement d’une vie humaine plurielle dans un monde singulièrement rétréci.

Il ne s’agit donc pas d’imaginer une culture de l’universel, qui n’existe pas, il s’agit de conserver suffisamment de distance critique pour que la culture de l’autre donne du sens à la nôtre. Certes, il est illusoire de prétendre échapper à l’absolu de sa culture et donc à un certain ethnocentrisme. Celui-ci est la chose du monde la mieux partagée. Là où l’affaire commence à devenir inquiétante, c’est quand on l’ignore et qu’on le nie ; car cet absolu est bien sûr toujours relatif.

Avec ses Persans, Montesquieu tentait de faire prendre conscience à l’Europe de la relativité de ses valeurs. Seulement dans un monde unique, dominé par une pensée unique, il n’y a plus de Persans ! En bref, ne faut-il pas songer à remplacer le rêve universaliste, bien défraîchi du fait de ses dérives totalitaires ou terroristes, par un « pluriversalisme » nécessairement relatif, c ’ est-à-dire par une véritable « démocratie des cultures » dans lequel toutes conservent leur légitimité sinon toute leur place ? L’Europe a-t-elle un rôle à jouer dans ce projet ? Peut-elle relever le défi ? L’occidentalisation du monde aujourd’hui est plus une américanisation qu’une européanisation. L’uniformisation planétaire se fait sous le signe de l’American way of life. La plupart des signes extérieurs de la « citoyenneté » mondiale sont made in USA.

Les Etats-Unis sont désormais l’unique superpuissance mondiale. Leur hégémonie politique, militaire, culturelle, financière et économique est incontestable. Les principales firmes transnationales sont nord-américaines. Elles conservent la haute main sur les nouvelles technologies et sur les services haut de gamme. Le monde est une vaste manufacture, mais le logiciel reste américain... Plus que la vieille Europe, l’Amérique incarne la réalisation quasi intégrale du projet de la modernité. Société jeune, artificielle et sans racines, elle s’est construite en fusionnant les apports les plus divers. L’organisation rationnelle, fonctionnelle et utilitaire qui a présidé à sa constitution est vraiment universaliste et fonde son unilatéralisme.

L’Europe peut-elle renier sa progéniture et se désolidariser du « monstre » dont elle a accouché ? En dépit des rivalités et des antagonismes de toutes sortes qui les opposent, elle en reste profondément complice et solidaire. Pour affirmer et renforcer sa différence, il lui faudrait renouer avec ses racines prémodemes et précapitalistes, comme la vision méditerranéenne, et retrouver sa parenté avec son versant oriental et orthodoxe toujours resté en marge. Ces deux Europe du Sud et de l’Est, en effet, sont aux confins de l’autre : le proche, le moyen et l’extrême Orient. Et d’abord, le monde musulman dans sa diversité - turque, persane, mongole, berbère ou arabe. Les échanges incessants, les complicités de toutes sortes les ont toujours - en tout cas, longtemps - gardés de l’autisme de l’Europe atlantique débouchant sur la démesure américaine.

Ce projet d’une voie européenne originale, dont l’ébauche de Constitution européenne de 2004 ne peut malheureusement être considérée comme une étape, est utopique sans doute, mais il est nécessaire peut-être pour l’avenir de l’Occident et celui du monde.

Comme le dit le théologien et philosophe indo-catalan, Raimon Panikkar : « C’est l’Europe qui doit collaborer à la désoccidentalisation du monde ; et même parfois, ce sont les Européens qui doivent en prendre paradoxalement l’initiative auprès des élites occidentalisées d’autres continents qui, tels de nouveaux riches, se montrent plus papistes que le pape... L’Europe, ayant l’expérience de sa culture et ayant saisi ses limites, est mieux placée pour accomplir cette métanoia (regrès/regret) que ceux qui voudraient parvenir à jouir des biens de la civilisation européenne [16]. »


Notes

[1] Jacques ELLUL, Métamorphose du bourgeois. La Table Ronde, Paris, 1998, p. 3321

[2] J’y écrivais : « En réduisant la finalité de la vie au bonheur terrestre, en réduisant le bonheur au bien-être matériel et en réduisant le bien-être au PNB, l’économie universelle transforme la richesse plurielle de la vie en une lutte pour l’accaparement des produits standard. La réalité du jeu économique qui devait assurer la prospérité pour tous n’est rien d’autre que la guerre économique généralisée. Comme toute guerre, elle a ses vainqueurs et ses vaincus ; les gagnants bruyants et fastueux apparaissent auréolés de gloire et de lumière ; dans l’ombre, la foule des vaincus, les exclus, les naufragés du développement, représentent des masses toujours plus nombreuses. Les impasses politiques, les échecs économiques et les limites techniques du projet de la modernité se renforcent mutuellement et font tourner le rêve occidental en cauchemar. Seul un réenchâssement de l’économique et du technique dans le social pourrait nous permettre d’échapper à ces sombres perspectives. Il faut décoloniser notre imaginaire pour changer vraiment le monde, avant que le changement du monde ne nous y condamne dans la douleur » (Serge LATOUCHE (dir.), L’Économie dévoilée. Du budget familial aux contraintes planétaires, Autrement, Paris, 1995, p. 194-195).

[3] Jean-Marie MESSIER (président-directeur général de Vivendi Universal), « Vivre la diversité culturelle », Le Monde, 10 avril 2001.

[4] Jean-Loup AMSELLE, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures, Flammarion, Paris, 2001, p. 13

[5] Je ne crois pas que ce soit la position de Jean-Loup Amselle, mais c’est bien celle que Nicole Lapierre, dans le compte rendu de son livre, lui attribue (Nicole LAPIERRE, « L’illusion des cultures pures », Le Monde, 4 mai 2001)

[6] Je pense à Eccessi di culture de Marco Aime (Giulio Einaudi, Turin, 2004) et à Lu Fin de l’occidentalisation du monde de Henry Panhuys, sous-titré précisément : « De l’unique au multiple » (L’Harmattan, Paris, 2004).

[7] David ROTHKOPF, « In praise of cultural imperialism ? », Foreign Policy, n° 107, Washington, été 1997.

[8] Bien résumé ainsi par Christian LAVAL, L’Ambition sociologique, La Découverte/MAUSS, Paris, 2002, p. 427.

[9] Jacques AUSTRUY, Le Scandale du développement, 1968 (rééd. Clairefontaine, Genève-Paris, 1987).

[10] Cette région de la plaine du Pô qui sert de référence au mouvement politique italien de la Ligue du Nord d’Umberto Bossi, qui se revendique à la fois d’une identité celte bien problématique et de la référence historique aux ligues lombardes du Moyen Âge.

[11] Maxime RODINSON, « La peste communautaire », Le Monde, 1er décembre 1989.

[12] Geneviève AZAM, « Libéralisme et communautarisme », Politis, 20 novembre 2003.

[13] Vidiadhar Surajprasad NAIPAUL, Jusqu ’au bout de la foi. Pion, Paris, 1998.

[14] Olivier ROY, « L’islam au pied de la lettre », Le Monde diplomatique, avril 2002.

[15] Étrangement, cette mondialisation islamique semble largement ignorée des « altermondialistes ». L’invitation si controversée au Forum social européen de Saint-Denis en 2003 de l’intellectuel musulman de Genève, Tariq Ramadan, ne visait pas à découvrir cette autre mondialisation ni à dialoguer éventuellement avec elle. Il s’agissait plus simplement, à mon sens, de ne pas laisser sur le bord du chemin les contestataires musulmans du Nord et de tenter de les intégrer dans notre altermondialisation.

[16] Raimon PANIKKAR, « Méditation européenne après un demi-millénaire », in 1492-1992, Conquête et Évangile en Amérique latine. Questions pour l’Europe aujourd’hui, Actes du colloque de l’université catholique de Lyon, Profac Lyon 1992,p. 50.

le mardi 4 avril 2006
par Serge Latouche