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Origine http://www.decroissance.info/Serge-Latouche-L-occidentalisation
Les paroles de Serge Latouche sont prophétiques. Non seulement
elles ont l’intelligence de remettre en place les grands mythes
politiques et de jeter un oeil impartial sur leurs faillites respectives,
mais elles posent les conditions d’une nouvelle façon
de gérer nos intérets. Parce qu’il dépasse
la simple contestation du capital, remet le travail à sa
place et déboulonne le prêt à penser du développement
durable et d’une croissance qui serait notre seul salut, Serge
Latouche mérite d’être lu, et au passage, notre
respect. Voici ci-dessous la préface à l’édition
2005 de son ouvrage L’Occidentalisation du monde.
Serge Latouche, L’occidentalisation du monde (préface
2005).
« Peut-être la société occidentale a-t-elle
depuis ses origines tendu vers ce point où elle accomplirait
ses valeurs implicites dans la société bourgeoise
- en même temps que le monde stupéfait adoptait ces
valeurs. Et peut- être avec cette espèce de centre
négatif, avec ce rien central, d’habitation du vide,
le bourgeois a-t-il répondu à une sorte de désir
inconscient de l’homme, une sorte de passion vers sa propre
disparition » (Jacques Ellul) [1].
L’Occidentalisation du monde est paru en France en 1989.
En ce temps-là, on parlait beaucoup du « déclin
de l’empire américain » - c’était
le titre d’un film à succès du réalisateur
québécois Denys Arcand. Par une de ces ruses dont
l’histoire a le secret, ce n’est pas l’empire
américain qui s’est écroulé, mais, chose
incroyable et non prévue, l’empire soviétique.
Depuis 1989, quinze ans seulement se sont écoulés
- et en même temps une éternité ! La chute du
mur de Berlin semblait annoncer la fin du mensonge et des illusions
totalitaires. Pendant quelques années, le monde occidental
se prit à rêver de la paix perpétuelle qu’amènerait
à coup sûr l’extension rapide à toute
la planète de l’économie de marché, des
droits de l’homme, des technosciences et de la démocratie.
Aujourd’hui, le cauchemar a clairement succédé
au rêve.
Le lendemain du 11 septembre 2001, jour de l’attentat contre
les Twin Towers, un ami me téléphonait pour me dire
que, relisant la conclusion de L’Économie dévoilée,
intitulée « La fin du rêve occidental »,
il trouvait que l’analyse y était prophétique
[2]. Déjà, Dans l’Occidentalisation du monde,
je mettais en garde contre la montée d’un terrorisme
disposant de moyens technologiques toujours plus sophistiqués,
appelé à un bel avenir du fait de la croissance des
inégalités Nord-Sud et de la montée des frustrations
et du ressentiment. Désormais, l’occidentalisation
est devenue la mondialisation et mes prévisions les plus
sinistres se sont malheureusement réalisées.
Je me garderai bien cependant de dire un peu hâtivement,
comme certains, que nous avons assisté en direct à
l’écroulement de l’empire américain, voire
à la chute de l’Occident. Tout au plus, peut-on voir
dans l’événement un témoignage de la
fragilité de notre mégamachine techno-économique
planétaire et de la haine engendrée par l’arrogance
de notre mode de vie. On ne désamorcera pas la bombe qui
menace de nous faire sauter et on n’apaisera pas la soif de
revanche des laissés-pour-compte, en se mettant la tête
dans le sable comme l’autruche et en se gargarisant de belles
paroles sur l’avènement prétendu d’une
société multiethnique et multiculturelle planétaire.
Sans doute vaut-il mieux prendre la mesure de l’« exception
occidentale » et affronter avec lucidité le péril
de la mondialisation qui pourrait bien signifier la faillite de
notre universalisme « tribal » et envisager sereinement
son remplacement par un « pluriversalisme » authentique.
La singularité occidentale
La mondialisation actuelle nous montre ce que le développement
a été et que nous n’avons jamais voulu voir.
Elle est, en effet, le stade suprême de l’impérialisme
de l’économie. Rappelons la formule cynique d’Henry
Kissinger : « La mondialisation n’est que le nouveau
nom de la politique hégémonique américaine.
» Mais alors quel était l’ancien nom ? C’était
tout simplement le développement économique lancé
par Harry Truman en 1949 pour permettre aux Etats-Unis de s’emparer
des marchés des ex-empires coloniaux européens et
éviter aux nouveaux États indépendants de tomber
dans l’orbite soviétique. Et avant l’entreprise
développementiste ? Le plus vieux nom de l’occidentalisation
du monde était tout simplement la colonisation et le vieil
impérialisme. Si le développement, en effet, n’a
été que la poursuite de la colonisation par d’autres
moyens, la nouvelle mondialisation, à son tour, n’est
que la poursuite du développement avec d’autres moyens.
Mondialisation et américanisation sont des phénomènes
intimement liés à un processus plus ancien et plus
complexe : l’occidentalisation.
Toutefois, l’Occident est un lieu introuvable. L’expérience
historique unique et spécifique du monde moderne révèle
un ensemble de forces relativement permanentes et des dimensions
constantes sous des formes toujours renouvelées. Il est assez
naturel d’attribuer les éléments durables ainsi
manifestés à un sujet appelé « Occident
». Ce qui est désigné sous ce terme dans l’usage
commun recouvre en effet une expérience polymorphe et une
dérive historique. Ce que Heidegger appellerait un «
destin ».
On constate que l’histoire du monde a été bouleversée
par un mouvement spécifique né en Europe occidentale,
et que ce mouvement prend les formes les plus diverses, si bien
que le mouvement lui-même est plus caractéristique
du phénomène que ses formes mêmes. Le triomphe
actuel de la société technicienne et marchande s’explique
en partie par la conception grecque de la phusis et de la tekhné
; mais seule une adhésion à la croyance métaphysique
d’une continuité absolue et d’un déterminisme
strict pourrait éliminer le hasard, les accidents et les
circonstances, dans le long parcours qui nous sépare de nos
origines helléniques, judaïques et chrétiennes.
L’Occident n’a consistance que dans une histoire authentique,
ni totalement déterministe, ni rétrodictive, ni pleinement
évolutionniste. Le passé éclaire le présent,
l’explique, mais parfois le contredit et laisse présager
d’autres destins qui ne se sont pas produits. Le présent
poursuit certains des desseins du passé, mais innove aussi
radicalement.
Le mouvement inverse d’une définition précise
de l’Occident est un exercice beaucoup plus périlleux,
mais néanmoins nécessaire. Le sens commun nous apprend
que l’Occident a à voir avec une entité géographique,
l’Europe, avec une religion, le christianisme, avec une philosophie,
les Lumières, avec une race, la race blanche, avec un système
économique, la capitalisme. Pourtant, il ne s’identifie
à aucun de ces phénomènes. Ne s’agit-il
pas alors, plus largement, d’une culture ou d’une civilisation
? Mais, supposés réglés les redoutables problèmes
de définition de ces deux concepts, il reste à cerner
la spécificité proprement occidentale de cette culture
et de cette civilisation-là. Or l’ensemble des traits
successifs que l’on retient de l’enquête historique
et de l’examen analytique dessine une figure qui ne ressemble
à rien de connu et qui ne peut manquer de nous saisir d’étonnement
; il s’agit, en effet, proprement d’un monstre par rapport
à nos catégories de repérage des espèces.
L’Occident nous apparaît comme une machine vivante,
mi-mécanisme mi-organisme, dont les rouages sont des hommes
et qui, pourtant, autonome par rapport à eux dont elle tire
force et vie, se meut dans le temps et l’espace suivant son
humeur propre. En bref, une « mégamachine ».
Finalement, les deux aspects les plus remarquables de la singularité
occidentale me paraissent résider dans son idéologie
et dans son caractère de mégamachine techno-économique.
Aujourd’hui, l’Occident est une notion beaucoup plus
idéologique que géographique. Dans la géopolitique
contemporaine, le monde occidental désigne un triangle enfermant
l’hémisphère nord de la planète avec
l’Europe de l’Ouest, le Japon et les États-Unis.
La triade Europe, Japon et Amérique du Nord, rassemblée
parfois sous le nom de Trilatérale, symbolise bien cet espace
défensif et offensif. Le G8, ce sommet périodique
des représentants des huit pays les plus riches et les plus
développés (États-Unis, Royaume-Uni, France,
Allemagne, Italie, Japon, Canada, Russie), tient lieu d’exécutif
provisoire de cet ensemble.
Irréductible à un territoire, l’Occident n’est
pas seulement une entité religieuse, éthique ou même
économique. L’Occident comme unité synthétique
de ces différentes manifestations est une entité «
culturelle », un phénomène de civilisation.
La pertinence de ce concept d’Occident comme unité
fondamentale sous-jacente à toute une série de phénomènes
qui se sont déployés dans l’histoire, ne peut
se cerner que dans son mouvement. Inséparable de sa souche
géographique originelle, son extension et ses dérivés
tendent à le réduire à un imaginaire. Géographiquement
et idéologiquement, c’est un polygone à trois
dimensions principales : il est judéo-hellénico-chrétien.
Les contours de son espace géographique sont plus ou moins
précis suivant les époques. Ses frontières
se font de plus en plus idéologiques. Il s’est identifié
presque totalement au « paradigme » déterritorialisé
qu’il a fait naître.
L’important dans cet imaginaire partagé me paraît
être, d’une part, la croyance, inouïe à
l’échelle du Cosmos et des cultures, en un temps cumulatif
et linéaire et l’attribution à l’homme
de la mission de dominer totalement la nature, et, d’autre
part, la croyance en la raison calculatrice pour organiser son action.
Cet imaginaire social que dévoile le programme de la modernité,
tel qu’il est explicité chez Descartes, trouve clairement
son origine dans le fonds culturel juif, dans le fonds culturel
grec, et dans leur fusion.
Ce n’est qu’au terme d’une longue odyssée
que l’idéologie et la « culture » occidentales
aboutiront à l’économicisation de la vie. Il
est vrai que ce processus a été poussé le plus
loin aux États-Unis, terre vierge où le poids de l’histoire
était quasi absent.
Reste que la thèse de la réduction de l’Occident
à une autoaffirmation de l’économie est doublement
insatisfaisante. Elle coupe l’histoire de l’Europe chrétienne
et de son expansion en deux : une partie avant la naissance du capitalisme,
dont le dynamisme est à attribuer à des facteurs «
culturels » comme la religion ; et une partie après,
dont le mouvement résulte de mécanismes économiques.
Par ailleurs, elle nie la spécificité de l’Occident
au profit d’une machine naturelle ou, au moins, reproductible
et universalisable. Or, s’il est incontestablement reproductible
dans certaines conditions, le capitalisme ne paraît pas pleinement
généralisable. L’exemple du Japon hier, celui
de la Corée du Sud aujourd’hui et celui des pays émergents
demain (peut-être) illustrent cette relative reproductibilité.
La crise de l’environnement, le dépassement d’ores
et déjà de l’empreinte écologique permise
montrent l’impossible généralisation du mode
de vie occidental. Le développement économique engendre
le sous-développement ou du moins l’implique. Le processus
de destruction créatrice qui nourrit la dynamique de l’économie
de marché provoque une déculturation planétaire,
détruit le lien social et suscite un ressentiment grandissant.
L’illusion du multiculturalisme
Après cinquante ans d’occidentalisation économique
du monde, il est naïf et de mauvaise foi d’en regretter
les effets pervers. Partout dans le monde, on se massacre allègrement
et les États se défont au nom de la pureté
de la race ou de la religion. Il y a tout lieu de penser que cet
effarant retour de l’ethnocentrisme du Sud et de l’Est
est au fond rigoureusement proportionnel à la secrète
violence impliquée par l’imposition de la norme universaliste
occidentale. Comme si, derrière l’apparente neutralité
de la marchandise, des images et du juridisme, nombre de peuples
percevaient en creux un ethnocentrisme paradoxal, un ethnocentrisme
universaliste, l’ethnocentrisme du Nord et de l’Ouest,
d’autant plus dévastateur qu’il consiste en une
négation officielle radicale de toute pertinence des différences
culturelles. Et qui ne voit dans la culture que la marque d’un
passé à abolir définitivement.
On est ainsi enfermé dans un manichéisme suspect
et dangereux : ethnicisme ou ethnocentrisme, terrorisme identitaire
ou universalisme cannibale.
Ce débat sur l’ethnocentrisme est d’autant plus
actuel que les problèmes du droit à différer
font irruption dans notre quotidien, du foulard islamique à
l’excision, de la montée du racisme à la ghettoïsation
des banlieues. La mise en perspective de nos croyances en se mettant
à la place de l’autre est indispensable sous peine
de la perte de la connaissance de soi, danger que fait peser la
mondialisation culturelle.
« Multiculturalisme » est un terme qui était
encore assez peu employé dans les années 1980, du
moins en Europe. Pour les thuriféraires de la mondialisation
heureuse, le triomphe planétaire de l’économie
de marché et de la pensée unique, loin de «
broyer les cultures nationales et régionales », provoquerait
une « offre » inégalée de diversité
répondant à une demande croissante d’exotisme.
La société globale se produirait tout en préservant
les valeurs fondamentales de la modernité : droits de l’homme
et démocratie. Et, en effet, dans les grandes métropoles,
le libre citoyen peut à son choix déguster dans des
restaurants « ethniques » toutes les cuisines du monde,
écouter les musiques les plus diverses (folk, afro-cubaine,
afro-américaine...), participer aux cérémonies
religieuses de cultes variés, croiser des personnes de toutes
couleurs avec parfois des tenues spécifiques.
Cette « nouvelle » diversité culturelle mondialisée
s’enrichit encore des hybridations et métissages incessants
que provoque le brassage des différences. Il en résulte
l’apparition de nouveaux « produits ». Le tout
dans ce climat de grande tolérance de principe qu’autoriserait
un État de droit laïc. « Jamais, proclamait Jean-Marie
Messier, du temps de sa splendeur, lorsqu’il était
le boulimique représentant des transnationales du multimédia,
l’offre culturelle n’a été aussi large
et diverse. » « L’horizon, pour les générations
à venir, poursuivait-il, ne sera ni celui de l’hyperdomination
américaine ni celui de l’exception culturelle à
la française, mais celui de la différence acceptée
et respectée des cultures [3]. »
Curieusement, cette position médiatique semble rejoindre
celle de certains anthropologues, comme Jean-Loup Amselle, pour
qui « plutôt que de protester contre la domination américaine
et de réclamer un état d’exception culturelle
assisté de quotas, il serait préférable de
montrer en quoi la culture française contemporaine, son signifié,
ne peut s’exprimer que dans un signifiant planétaire
globalisé, celui de la culture américaine [4] ».
Celle-ci serait devenue un opérateur d’universalisation
dans lequel nos spécificités peuvent se reformuler
sans se perdre. Le vrai péril alors ne serait pas l’uniformisation,
mais bien plutôt la balkanisation des identités. Ainsi,
du constat incontestable que les cultures ne sont jamais «
pures, isolées et fermées » mais vivent bien
plutôt d’échanges et d’apports continuels,
que par ailleurs, une américanisation totale est vouée
à l’échec, que, même dans un monde anglicisé
et « macdonalisé », les différences de
langage et de cuisine se reconstitueraient, beaucoup en concluent
- hâtivement, à notre sens - que la crainte de l’uniformisation
planétaire est sans fondement [5]. L’invention de nouvelles
sous-cultures locales et l’émergence de « tribus
» dans nos banlieues gommeraient les effets de l’impérialisme
culturel.
Cette position en face d’une situation neuve se retrouve
partiellement également dans de récents livres, y
compris d’auteurs dont je me sens proche [6]. Un tel point
de vue n’est soutenable qu’à la condition de
confondre les tendances lourdes du système dominant avec
les résistances qu’il suscite, de dissocier à
la façon anglo-saxonne l’économie de la culture
et de refuser de voir que l’économie est en passe de
phagocyter en Occident tous les aspects de la vie.
Remettons les pendules à l’heure. Loin d’entraîner
la fertilisation croisée des diverses sociétés,
la mondialisation impose à autrui une vision particulière,
celle de l’Occident et plus encore celle de l’Amérique
du Nord. Un ancien responsable de l’administration Clinton,
David Rothkopf, déclarait froidement en 1997 : « Pour
les États-Unis, l’objectif central d’une politique
étrangère de l’ère de l’information
doit être de gagner la bataille des flux de l’information
mondiale, en dominant les ondes, tout comme la Grande-Bretagne régnait
autrefois sur les mers. » Et il ajoutait : « II y va
de l’intérêt économique et politique des
États-Unis de veiller à ce que, si le monde adopte
une langue commune, ce soit l’anglais ; que, s’il s’oriente
vers des normes communes en matière de télécommunications,
de sécurité et de qualités, ces normes soient
américaines ; que, si ses différentes parties sont
reliées par la télévision, la radio et la musique,
les programmes soient américains ; et que, si s’élaborent
des valeurs communes, ce soit des valeurs dans lesquelles les Américains
se reconnaissent. » Il concluait en affirmant que ce qui est
bon pour les États-Unis est... bon pour l’humanité
: « Les Américains ne doivent pas nier le fait que,
de toutes les nations dans l’histoire du monde, c’est
la leur qui est la plus juste, la plus tolérante, la plus
désireuse de se remettre en question et de s’améliorer
en permanence, et le meilleur modèle pour l’avenir
[7]. »
Cet impérialisme culturel aboutit le plus souvent à
ne substituer à la richesse ancienne de sens qu’un
vide tragique. Ce désenchantement du monde a été
bien analysé par Max Weber : « Le tramway marche, certaines
causes produisent certains effets, mais nous ne savons plus ce qu’est
notre devoir, pourquoi nous vivons, pourquoi nous mourons [8]. »
Les réussites de métissages culturels sont ainsi
plutôt d’heureuses exceptions, souvent fragiles et précaires.
Elles résultent plus de réactions positives aux évolutions
en cours que de la logique globale. L’irruption des revendications
identitaires, au contraire, constitue le retour du refoulé.
La mégamachine globale rase tout ce qui dépasse du
sol, mais elle enfonce les superstructures et conserve à
son insu les fondations, en tout cas cette aspiration indéracinable
: l’aspiration à une identité. Sous l’uniformisation
planétaire, on peut retrouver les racines des cultures humiliées
qui n’attendent que le moment favorable pour resurgir, parfois
déformées et monstrueuses. Faute d’une place
nécessaire et d’une légitime reconnaissance,
les cultures refoulées font partout retour ou se réinventent
de manière explosive, dangereuse ou violente.
Parce que l’universalisme des Lumières n’est
que le particularisme de la « tribu occidentale », il
laisse derrière lui bien des survivances, suscite bien des
résistances, favorise des recompositions et engendre des
formations bâtardes étranges ou dangereuses.
Les réactions défensives face à l’échec
du développement, les volontés d’affirmation
identitaire, les résistances à l’homogénéisation
universelle vont prendre des formes différentes, plus ou
moins agressives ou plus ou moins créatives et originales.
Dans les sociétés plus déculturées comme
l’Euramérique, la culture se réduit au recyclage
marchand des survivances imaginaires et des aspirations déçues
- ce que Jacques Austruy appelle de l’« inutile partagé
[9] ». Ces survivances culturelles servent aussi malheureusement
de « banques de données » pour alimenter les
conflits « ethniques » exacerbés qui émergent
sur la base de l’indifférenciation et de la perte de
sens. Les replis identitaires provoqués par l’uniformisation
planétaire et la mise en concurrence exacerbée des
espaces et des groupes sont d’autant plus violents que la
base historique et culturelle en est plus fragile (voire inexistante
dans le cas limite de la Padanie [10]).
L’identité culturelle est une aspiration légitime,
mais coupée de la nécessaire prise de conscience de
la situation historique, elle est dangereuse. Ce n’est pas
un concept instrumentalisable. D’abord, lorsqu’une collectivité
commence à prendre conscience de son identité culturelle,
il y a fort à parier que celle-ci est déjà
irrémédiablement compromise. L’identité
culturelle existe en soi dans les groupes vivants. Quand elle devient
pour soi, elle est déjà le signe d’un repli
face à une menace ; elle risque de s’orienter vers
l’enfermement, voire l’imposture. Produit de l’histoire,
largement inconsciente, elle est dans une communauté vivante
toujours ouverte et plurielle. Au contraire, instrumentalisée,
elle se renferme, devient exclusive, monolithique, intolérante,
totalisante, en danger de devenir totalitaire. La purification ethnique
n’est pas loin. C’est ajuste titre que Maxime Rodinson
a pu la stigmatiser comme « peste communautaire [11] ».
Les pays d’Islam auxquels on ne peut s’empêcher
de penser, longtemps tentés par le projet nationaliste, le
sont aujourd’hui - et, semble-t-il, de plus en plus - par
le fondamentalisme. Paradoxalement, la déculturation engendrée
par l’Occident (industrialisation, urbanisation, nationalitarisme)
offre les conditions inespérées de ce renouveau religieux.
L’individualisme, ou plus exactement l’individuation,
déchaîné comme jamais, donne sens au projet
de recomposition du corps social sur la seule base du lien religieux
abstrait en effaçant toute autre inscription territoriale.
Il s’agit d’un islam politique, théorisé
notamment par Hassan El-Bana, le fondateur des Frères musulmans.
La religion devient la base d’un projet de reconstruction
de la communauté. Elle se voit attribuer le rôle d’assumer
la totalité du lien social.
Les mouvements islamiques fondamentalistes touchent avant tout
les villes et les bidonvilles dans les pays où la tradition
a le plus souffert des projets industrialistes, l’Iran de
la révolution blanche, l’Egypte post-nassérienne,
l’Algérie « socialiste », le Pakistan ou
l’Indonésie d’après Sukarno et Suharto.
Les animateurs ne sont pas des notables ruraux ou des esprits rétrogrades,
mais des ingénieurs, des médecins, des scientifiques
formés dans les universités. La religion, qui canalise
les frustrations des exclus de la modernité et des déçus
des projets modernistes du nassérisme, du Baas ou du socialisme
arabe, est une croyance abstraite, rigoureuse, universaliste. L’universalisme
occidental se trouve ainsi confronté à un universalisme
tout aussi fort et réactionnel.
Il ne s’agit pas cependant d’une voie véritablement
différente : l’anti-occidentalisme de ce courant est
très affiché, mais il ne va pas jusqu’à
une remise en cause radicale du capitalisme. Le fonctionnement théocratique
de l’État est plus une perversion de la modernité
qu’un projet radicalement différent. Il implique, certes,
un rejet de la métaphysique matérialiste de l’Occident,
mais il a besoin de garder la « base matérielle »
et en particulier la machine. Ces mouvements anti-occidentaux s’accommodent
fort bien de la technique et, le plus souvent, de l’économie
de marché (la modernisation sans le modernisme). Sans être
totalement vide, le contenu spécifique de ce qu’on
appelle l’économie islamique reste très limité
: les banques et la finance islamiques, et un volontarisme éthique
assez flou. Elle n’exclut même pas un libéralisme
quasi total. Le néolibéralisme, de son côté,
s’accommode assez bien des communautarismes qui partagent
la foi dans le libre-échange, la libre entreprise et la propriété
privée. « La loi du marché peut être déclinée,
note Geneviève Azam, en fonction de différences culturelles
absolutisées, instrumentalisées et marchandisées.
Les revendications identitaires qui en découlent renforcent
même le discours néolibéral : face à
des fractures posées comme absolues, seules les règles
objectives et neutres du libre-échange et de l’échange
marchand peuvent assurer la paix [12]. » La menace d’une
dérive totalitaire de ces mouvements démagogiques
et théocratiques n’est cependant pas négligeable.
En fait, ce projet universaliste peut se lire comme le projet d’une
autre mondialisation, la mondialisation islamique. Dans son livre
Jusqu ’au bout de la foi, Naipaul décrit assez bien
ce projet d’islamiser la modernité [13]. De même
que Lénine définissait le socialisme par le slogan
« les soviets plus l’électrification »,
les ingénieurs islamistes, indonésiens ou pakistanais,
définissent leur projet par le programme techno-économie
de pointe plus charia. Mais on voit tout de suite que cette proposition
n’offre qu’une fausse alternative. « Les néofondamentalistes,
remarque Olivier Roy, sont ceux qui ont su islamiser la globalisation
en y voyant les prémices de la reconstitution d’une
communauté musulmane universelle, à condition, bien
sûr, de détrôner la culture dominante : l’occidentalisme
sous sa forme américaine. Mais ce faisant, ils ne construisent
qu’un universel en miroir de l’Amérique, rêvant
plus de McDo hallal que de retour à la grande cuisine des
vrais califes d’autrefois. [...] La oumma imaginaire des néofondamentalistes
est bien concrète : c’est celle du monde global, où
l’uniformisation des comportements se fait soit sur le modèle
dominant américain (anglais et McDo), soit sur la reconstruction
d’un modèle dominé imaginaire (djellaba blanche,
barbe... et anglais [14]). »
Le cœur de la mondialisation n’est pas remis en question,
et la dimension culturelle qui lui est ajoutée n’est
guère susceptible de plaire à tout le monde, pas plus
que nos valeurs occidentales/chrétiennes. Pour les «
néofondamentalistes » musulmans, l’autre mondialisation
social-démocrate que préconisent les « altermondialistes
» est tout aussi fallacieuse, voire plus, que celle de Bush.
L’autre mondialisation est non seulement un défi pour
l’Islam, mais l’Islam est aussi un défi pour
l’autre mondialisation [15].
Plaidoyer pour un pluriversalisme.
II est un fait que le triomphe de l’imaginaire de la mondialisation
a permis et permet une extraordinaire entreprise de délégitimation
du discours relativiste, même le plus modéré.
Avec les droits de l’homme, la démocratie, et bien
sûr l’économie (par la grâce du marché),
les invariants transculturels ont envahi la scène et ne sont
plus questionnables. On assiste à un véritable «
retour de l’ethnocentrisme » occidental et anti-occidental.
L’arrogance de l’apothéose du tout marché
est elle-même une forme nouvelle d’ethnocentrisme.
Les adversaires de la mondialisation libérale d’Occident
ou d’Islam devraient en tirer la leçon et éviter
de tomber dans le piège de l’ethnocentrisme qui leur
est tendu. On devrait commencer à savoir qu’il n’y
a pas de valeurs qui soient transcendantes à la pluralité
des cultures, pour la simple raison qu’une valeur n’existe
comme telle que dans un contexte culturel donné. Or même
les critiques les plus déterminés de la mondialisation
sont eux-mêmes, pour la plupart, coincés dans l’universalisme
des valeurs occidentales. Rares sont ceux qui tentent d’en
sortir. Et pourtant, on ne conjurera pas les méfaits du monde
unique de la marchandise en restant enfermé dans le marché
unique des idées. Il est sans doute essentiel à la
survie de l’humanité - précisément pour
tempérer les explosions actuelles et prévisibles d’ethnicisme
- de défendre la tolérance et le respect de l’autre,
non pas au niveau de principes universels vagues et abstraits, mais
en s’interrogeant sur les formes possibles d’aménagement
d’une vie humaine plurielle dans un monde singulièrement
rétréci.
Il ne s’agit donc pas d’imaginer une culture de l’universel,
qui n’existe pas, il s’agit de conserver suffisamment
de distance critique pour que la culture de l’autre donne
du sens à la nôtre. Certes, il est illusoire de prétendre
échapper à l’absolu de sa culture et donc à
un certain ethnocentrisme. Celui-ci est la chose du monde la mieux
partagée. Là où l’affaire commence à
devenir inquiétante, c’est quand on l’ignore
et qu’on le nie ; car cet absolu est bien sûr toujours
relatif.
Avec ses Persans, Montesquieu tentait de faire prendre conscience
à l’Europe de la relativité de ses valeurs.
Seulement dans un monde unique, dominé par une pensée
unique, il n’y a plus de Persans ! En bref, ne faut-il pas
songer à remplacer le rêve universaliste, bien défraîchi
du fait de ses dérives totalitaires ou terroristes, par un
« pluriversalisme » nécessairement relatif, c
’ est-à-dire par une véritable « démocratie
des cultures » dans lequel toutes conservent leur légitimité
sinon toute leur place ? L’Europe a-t-elle un rôle à
jouer dans ce projet ? Peut-elle relever le défi ? L’occidentalisation
du monde aujourd’hui est plus une américanisation qu’une
européanisation. L’uniformisation planétaire
se fait sous le signe de l’American way of life. La plupart
des signes extérieurs de la « citoyenneté »
mondiale sont made in USA.
Les Etats-Unis sont désormais l’unique superpuissance
mondiale. Leur hégémonie politique, militaire, culturelle,
financière et économique est incontestable. Les principales
firmes transnationales sont nord-américaines. Elles conservent
la haute main sur les nouvelles technologies et sur les services
haut de gamme. Le monde est une vaste manufacture, mais le logiciel
reste américain... Plus que la vieille Europe, l’Amérique
incarne la réalisation quasi intégrale du projet de
la modernité. Société jeune, artificielle et
sans racines, elle s’est construite en fusionnant les apports
les plus divers. L’organisation rationnelle, fonctionnelle
et utilitaire qui a présidé à sa constitution
est vraiment universaliste et fonde son unilatéralisme.
L’Europe peut-elle renier sa progéniture et se désolidariser
du « monstre » dont elle a accouché ? En dépit
des rivalités et des antagonismes de toutes sortes qui les
opposent, elle en reste profondément complice et solidaire.
Pour affirmer et renforcer sa différence, il lui faudrait
renouer avec ses racines prémodemes et précapitalistes,
comme la vision méditerranéenne, et retrouver sa parenté
avec son versant oriental et orthodoxe toujours resté en
marge. Ces deux Europe du Sud et de l’Est, en effet, sont
aux confins de l’autre : le proche, le moyen et l’extrême
Orient. Et d’abord, le monde musulman dans sa diversité
- turque, persane, mongole, berbère ou arabe. Les échanges
incessants, les complicités de toutes sortes les ont toujours
- en tout cas, longtemps - gardés de l’autisme de l’Europe
atlantique débouchant sur la démesure américaine.
Ce projet d’une voie européenne originale, dont l’ébauche
de Constitution européenne de 2004 ne peut malheureusement
être considérée comme une étape, est
utopique sans doute, mais il est nécessaire peut-être
pour l’avenir de l’Occident et celui du monde.
Comme le dit le théologien et philosophe indo-catalan, Raimon
Panikkar : « C’est l’Europe qui doit collaborer
à la désoccidentalisation du monde ; et même
parfois, ce sont les Européens qui doivent en prendre paradoxalement
l’initiative auprès des élites occidentalisées
d’autres continents qui, tels de nouveaux riches, se montrent
plus papistes que le pape... L’Europe, ayant l’expérience
de sa culture et ayant saisi ses limites, est mieux placée
pour accomplir cette métanoia (regrès/regret) que
ceux qui voudraient parvenir à jouir des biens de la civilisation
européenne [16]. »
Notes
[1] Jacques ELLUL, Métamorphose du bourgeois. La Table Ronde,
Paris, 1998, p. 3321
[2] J’y écrivais : « En réduisant la
finalité de la vie au bonheur terrestre, en réduisant
le bonheur au bien-être matériel et en réduisant
le bien-être au PNB, l’économie universelle transforme
la richesse plurielle de la vie en une lutte pour l’accaparement
des produits standard. La réalité du jeu économique
qui devait assurer la prospérité pour tous n’est
rien d’autre que la guerre économique généralisée.
Comme toute guerre, elle a ses vainqueurs et ses vaincus ; les gagnants
bruyants et fastueux apparaissent auréolés de gloire
et de lumière ; dans l’ombre, la foule des vaincus,
les exclus, les naufragés du développement, représentent
des masses toujours plus nombreuses. Les impasses politiques, les
échecs économiques et les limites techniques du projet
de la modernité se renforcent mutuellement et font tourner
le rêve occidental en cauchemar. Seul un réenchâssement
de l’économique et du technique dans le social pourrait
nous permettre d’échapper à ces sombres perspectives.
Il faut décoloniser notre imaginaire pour changer vraiment
le monde, avant que le changement du monde ne nous y condamne dans
la douleur » (Serge LATOUCHE (dir.), L’Économie
dévoilée. Du budget familial aux contraintes planétaires,
Autrement, Paris, 1995, p. 194-195).
[3] Jean-Marie MESSIER (président-directeur général
de Vivendi Universal), « Vivre la diversité culturelle
», Le Monde, 10 avril 2001.
[4] Jean-Loup AMSELLE, Branchements. Anthropologie de l’universalité
des cultures, Flammarion, Paris, 2001, p. 13
[5] Je ne crois pas que ce soit la position de Jean-Loup Amselle,
mais c’est bien celle que Nicole Lapierre, dans le compte
rendu de son livre, lui attribue (Nicole LAPIERRE, « L’illusion
des cultures pures », Le Monde, 4 mai 2001)
[6] Je pense à Eccessi di culture de Marco Aime (Giulio
Einaudi, Turin, 2004) et à Lu Fin de l’occidentalisation
du monde de Henry Panhuys, sous-titré précisément
: « De l’unique au multiple » (L’Harmattan,
Paris, 2004).
[7] David ROTHKOPF, « In praise of cultural imperialism ?
», Foreign Policy, n° 107, Washington, été
1997.
[8] Bien résumé ainsi par Christian LAVAL, L’Ambition
sociologique, La Découverte/MAUSS, Paris, 2002, p. 427.
[9] Jacques AUSTRUY, Le Scandale du développement, 1968
(rééd. Clairefontaine, Genève-Paris, 1987).
[10] Cette région de la plaine du Pô qui sert de référence
au mouvement politique italien de la Ligue du Nord d’Umberto
Bossi, qui se revendique à la fois d’une identité
celte bien problématique et de la référence
historique aux ligues lombardes du Moyen Âge.
[11] Maxime RODINSON, « La peste communautaire », Le
Monde, 1er décembre 1989.
[12] Geneviève AZAM, « Libéralisme et communautarisme
», Politis, 20 novembre 2003.
[13] Vidiadhar Surajprasad NAIPAUL, Jusqu ’au bout de la
foi. Pion, Paris, 1998.
[14] Olivier ROY, « L’islam au pied de la lettre »,
Le Monde diplomatique, avril 2002.
[15] Étrangement, cette mondialisation islamique semble
largement ignorée des « altermondialistes ».
L’invitation si controversée au Forum social européen
de Saint-Denis en 2003 de l’intellectuel musulman de Genève,
Tariq Ramadan, ne visait pas à découvrir cette autre
mondialisation ni à dialoguer éventuellement avec
elle. Il s’agissait plus simplement, à mon sens, de
ne pas laisser sur le bord du chemin les contestataires musulmans
du Nord et de tenter de les intégrer dans notre altermondialisation.
[16] Raimon PANIKKAR, « Méditation européenne
après un demi-millénaire », in 1492-1992, Conquête
et Évangile en Amérique latine. Questions pour l’Europe
aujourd’hui, Actes du colloque de l’université
catholique de Lyon, Profac Lyon 1992,p. 50.
le mardi 4 avril 2006
par Serge Latouche
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