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Origine : http://www.terminal.sgdg.org/articles/61/technoprades.html
Le "phénomène technique" apparaît
sous plusieurs formes dont une est manifeste : un processus mental
de décomposition méthodique et systématique
des problèmes d'où découlent des réponses
opérationnelles. Lorsqu'une masse de hooligans envahit un
terrain de foot et provoque une centaine de blessés, on nomme
un comité d'experts, chargé de donner un avis ; celui-ci
décompose le problème politique en un problème
spécifique de terrain de jeu d'où émane la
réponse pratique : des grillages sépareront les joueurs
des spectateurs ! "La technique" est cet acte de réduction
de l'humain à de l'utile qui confine à l'absurde et
au cynisme : une première fois, par l'appel à des
experts (experts en quoi ?) ; une deuxième fois, en réduisant
un problème social à une question technique ; une
troisième fois en croyant que le matériel (le grillage),
l'objet, la machine ou tout autre artefact peut sauver du désespoir.
On peut se demander si cette dynamique ne produit pas d'elle-même
sa propre fin. Voilà qui pose correctement la question d'Heidegger
: est-il possible de pousser jusqu'à l'absurde les choses
de ce monde en espérant des hommes un ultime retournement
?
Je cherche à montrer, d'un point de vue historique et anthropologique,
que les représentations mentales techniciennes que nous véhiculons
tendent à devenir irréversibles à mesure que
le "temps" nous pénètre et que, de la rationalité
économique à la rationalité technologique,
le calcul et la méthode tuent tout ce qui pourrait encore
relever de la passion et de l'insoumission : "l'innovation"
est le nom donné à la création lorsque celle-ci
est réduite à un pur calcul. C'est elle qui, de mon
point de vue, est à l'origine de la suprématie du
modèle occidental sur la planète qui fonde ce qu'on
appelle, avec légèreté, "le sous-développement".
De ce point de vue, je pense que nous n'avons aucun intérêt
à trop attendre...
Un point de vue historique
Une nouvelle structuration du lien social, pratiquement en oeuvre
au XIV ème siècle, apparaît au moment où
l'ancien ordre est en voie de déliquescence : K. Polanyi
a montré que l'autonomie de l'économique prend forme
au XIII ème siècle, au moment où les institutions
de la période médiévale s'affaiblirent (perte
de la fonction militaire, développement des marchands, infiltration
des nobles dans les nouvelles institutions). M. Weber, quant à
lui, montrera que l'érosion de l'autorité de la loi
divine et l'éclatement de l'unité chrétienne
libéreront les hommes de l'angoisse du jugement dernier,
laissant ouverte la voie au monde moderne, bien illustrée
par ces mots de Nietzsche : "Tous les instincts qui avaient
des raisons de demeurer secrets se déchaînèrent
comme des chiens sauvages, les appétits les plus brutaux
eurent soudain le courage de se manifester, tout semblait justifier
".
Rien n'est inscrit d'emblée dans l'histoire (selon la formule
consacrée : "c'est inévitable" ou "c'est
nécessairement comme ça"), même si la critique
de l'historicisme par K. Popper n'épuise pas, loin s'en faut,
la question des déterminations. Des contraintes sont levées,
donc des espaces sont ouverts. Mais il n'y a rien de plus contraignant
que l'absence de repères : l'histoire prend alors des virages
décisifs autour d'une structuration particulière.
Tel est l'effet du "temps" qui ressoude la société
à travers une nouvelle norme ou un nouvel équivalent
général, l'heure universelle. Il faut qu'il y ait
eu plus qu'une convergence d'intérêts (gens de cour,
bourgeoisie, travailleurs, etc.) pour que s'exprime, à travers
cette volonté de mesurer le temps, l'invention de l'horloge.
Nous ne savons pas plus du temps aujourd'hui que ce que Saint-Augustin
en disait jadis (Òsi l'on me demande ce qu'est le temps,
je ne sais pas le dire"). La différence vient du seul
fait que, comme le dit le maître en la matière, D.Landes
(1983) : "Nul ne sait ce qu'est le temps ; et, sans doute,
personne ne sait non plus le définir et l'expliquer à
la satisfaction générale. Mais nous savons bien le
mesurer" (p276).
La mesure du temps soulève un nombre important de questions
de nature épistémologique dont quelque unes sont évoquées
ici :
Avec l'horloge mécanique apparaît un objet technique
dont les qualités sont manifestes au regard de la clepsydre
ou du cadran solaire. L'usage du poids comme origine de la force
motrice induit un entraînement régulier, indépendant
des saisons et du soleil, rendant possible le transport, et capable
de miniaturisation. Moins d'un siècle plus tard apparaissent
les horloges de Wallingford et Dondi, véritables petites
révolutions de l'horlogerie naissante. Les progrès
futurs iront dans le sens de la précision.
Le signifiant est lui aussi manifeste : distribution homogène
du temps calendaire, division hachurée et arithmétique
de la journée, l'horloge mécanique est le symbole
d'une partition du temps que nous vivons pleinement aujourd'hui.
Aucun de nos actes quotidiens n'échappe à cette répartition
uniforme du temps : la productivité, la tension du médecin,
l'école de masse, le transport ferroviaire.
L'objet technique, en soi, est important et le signifiant manifeste
: mais ils ne nous expliquent pas la relation que nous entretenons
vis-à-vis du temps mécanique, comme si, au bout du
compte, nous nous étions pliés à cette équivalence
formelle de l'unité de temps. L'heure, l'unité de
temps, se répète inlassablement tout au long de la
journée, quelques soient les milieux où elle s'exerce
; ne sommes-nous pas familier de cette comparaison des professions
sous le seul aspect du nombre d'heures effectuées comme si
tout se valait et pouvait être ramené à une
quantité en terme d'heures ? On se soumet à l'ordre
quantitatif comme si ce dernier avait radicalement écrasé
le qualitatif. L'heure universelle est donc un formidable vecteur
du contrôle social : elle ordonne la diversité humaine
en l'homogénéisant.
Pour finir, se plier à cette unité de temps dont
le symbole est l'horloge mécanique, c'est reconnaître
l'angoisse de n'être que quelque chose qui disparaît.
Tant que l'ordre religieux offrait à l'homme une durée
illimitée, au delà de sa propre existence et tant
que le pouvoir politique, fortement imbriqué avec le pouvoir
économique, offrait à ceux qui le détenaient
et à ceux qui semblaient y être indéterminablement
soumis la certitude d'une permanence ou d'un maintien, le temps
avait une dimension infinie. Il en sera différemment lorsqu'on
assistera à cette déchirure du lien social qui offre
à l'homme sa nudité. Devant l'angoisse de la mort,
l'homme répond par sa volonté de puissance qui cherche
à rompre le temps et à compimer l'espace ; trois siècles
plus tard, les nouvelles technologies peuvent toutes être
lues de cette manière, car elles poursuivent cette même
quête dont la vitesse s'accélère à mesure
que le sentiment d'isolement social progresse. N'a-t-on jamais constaté,
par simple observation de la vie sociale qui règle les pays
les plus compétitifs, que la perte de sens d'une société
accélère la vitesse de diffusion des technologies
? Comme si pour échapper Òà ce qui estÒ,
c'est-à-dire "rien", on souhaitait aller toujours
plus vite.
L'horloge porte en elle les fondements d'une maîtrise rationnelle,
d'un ordre pondéré, du calcul, destructeurs de l'esprit
spéculatif et contemplatif sur ce que nous sommes au profit
de "ce qui compte" c'est-à-dire de ce que nous
avons. "Plus tu as, moins tu es", disait Marx ; peut-être
aussi que le désir d'avoir n'est que le reflet du manque
d'être : "moins tu es, plus tu as", devrait-on ajouter.
L'espace est alors libre pour que, canalisés par la seule
mesure du temps, les objets puissent se développer et envahir
l'espace social.
Ce n'est pas que l'objet n'ait pas de sens, comme on l'entend
si souvent ; ceux qui le disent souhaitent toujours dissoudre l'objet
dans sa relation avant même d'avoir étudié la
structure et la logique qui les animent. Chaque objet porte un sens
de sorte que l'accroissement des objets multiplie les sens au point
de casser toute hiérarchie de valeur, ou "tout se vaut".
C'est au plus profond de ce manque de considération de
l'être que réside la force des objets techniques qui,
compte tenu de leur accroissement et de leurs différences
de nature (un fer à repasser n'est pas une télévision),
démultiplient alors leur capacité de puissance. Abandonné
à leur seule logique, les objets vont se développer
par lien de cohérence technique puisque l'homme ne fait qu'assister
leur filiation.
Rien de la période qui débute au XVIII ème
siècle et se poursuit aujourd'hui, et dont les fondements
apparaissent deux siècles plus tôt, n'aurait pu voir
le jour sans cette relation au temps mécanique, induite par
cette angoisse d'être dans un monde sans repère. La
régularité du mouvement de l'horloge masque, sous
le symbole du démon de Laplace, l'angoisse de l'être
déchiré.
La science est un projet qui repose sur la foi dans "le temps
qui vient". C'est pour cela que le positivisme s'identifie
aussi bien à la science et il n'est pas sûr que le
paradigme de la science moderne y soit bien étranger.
Les artefacts, qui nous submergent, capitalisent "le temps
passé". Une machine, n'est-ce pas une mémoire
de l'histoire qui retrace les conditions des inventions, les luttes
passées et les espoirs déçus ? Les capitaux
sont des "avances de temps". N'est-ce pas ce que nous
apprenons à nos étudiants lorsque nous leur parlons
"d'investissement" ?
Enfin, le cadre institutionnel et organisationnel est du "temps
domestiqué", encadré, canonisé, dompté.
Cet article pose les jalons de cette investigation ; un prochain
article étudiera l'articulation de ces différents
points.
La science, une foi illimitée dans le "temps
qui vient"
R. Descartes, qui voit dans le comportement humain et animal une
mécanique totalement explicable, posera le fondement de la
science moderne. F.Bacon, qui voit dans la puissance humaine l'ambition
de dominer la nature, préfigure ce que sera la méthode
expérimentale. Associant une vérification empirique
à une capacité mathématique, ils fondent la
raison démonstrative, la science.
L'idée de la science sous-entend deux préalables
: tout d'abord l'idée que "plus on va dans l'histoire
et plus on sait", de telle sorte que le savoir s'approche de
plus en plus de la vérité. Ensuite, la science étant
d'emblée opératoire, elle se coupe de toute autre
forme de savoir spéculatif, opérant une suprématie
sur les autres formes de connaissance.
Voici le développement de ces deux points :
La science, par ses réalisations concrètes, montre
à la fois les changements qu'elle occasionne et les espoirs
qu'elle fait naître. Elle porte en elle les espérances
eschatologiques que soutenait autrefois la religion. Le positivisme
est évidemment la figure la plus forte de ce moment historique
car A. Comte avait fondé ses trois états (l'état
théologique, l'état métaphysique et l'état
positif) sur la croyance que "plus la science progresse et
plus la méthode scientifique va s'étendre aux autres
disciplines et obtenir des résultats semblables". Il
n'aura pas tort quant à l'extension de la méthode
scientifique, que Nietzsche avait du reste parfaitement bien vu
: "Ce qui distingue le XIX ème siècle, ce n'est
pas le triomphe des sciences, mais le triomphe sur les sciences
de la méthode scientifique".
Même si, aujourd'hui, le positivisme prend d'autres formes,
on entend encore souvent des formules du type : "ceux qui ont
la connaissance devraient ..." comme si la connaissance était
quelque chose qui s'acquiert par capitalisation.
Donc, comme "modèle" de connaissance, la science
s'est incontestablement imposée. En revanche, elle ne tiendra
pas son projet d'éclaircissement de la réalité.
En voici une illustration : on a attendu plus de trois mille ans
pour lire les cartes de la biologie génétique : il
s'agit là d'une innovation probablement très prometteuse
mais celle-ci ne nous aide pas beaucoup à mieux penser notre
monde et le fait de l'ignorer n'a pas empêché le monde
passé de parfois bien se penser. En se débarrassant
de tout questionnement ontologique, l'esprit scientifique ne pourra
plus répondre aux questions majeures de notre époque.
Devant cet obscurcissement, sa seule issue va être de se réfugier
dans des espaces de plus en plus localisés et des champs
de plus en plus circonscrits. Le témoin de ce mouvement va
être K. Popper qui, d'une certaine façon, "sauve
les meubles". D'une part, parce qu'il enfermera la pensée
dans le champ clos de la "recherche" alors que le statut
même de celui qui a fonction de "chercher" était,
depuis longtemps, mis en cause. On concevait que "la rue"
pouvait avoir la raison.
D'autre part, parce qu'en séparant les conditions subjectives
des énoncés, il surdétermine la logique formelle
au détriment d'autres approches. Ce que, de façon
maladroite, P. Feyerabend lui reprochera.
Que certains soient amenés aujourd'hui à penser
que notre histoire est faite de "hasards" et de "bifurcations",
de "chances" et "d'opportunités", n'est
pas une grande sottise ; elle le devient dès lors qu'on omet
de souligner les degrés de liberté et les contraintes
auxquelles cette latitude est soumise. Telle est le cas de cette
"innovation intellectuelle" selon laquelle "le monde
est plein d'incertitude". Nul ne peut contester que la situation
économique actuelle est plus "incertaine" que celle
des années 60. Mais il ne s'agit pas de cela dans ce nouveau
discours car ce n'est pas le monde qui a changé, c'est le
"regard" que les scientifiques portent sur lui (à
la limite, ils assimilent la réalité à leur
regard quand ils ne vont pas jusqu'à dire que "la réalité
n'existe pas"). Autrement dit, le monde a toujours été
"incertain". Or, ce que nous cherchons à comprendre
n'est pas ce qui se passe dans la tête des prix Nobel, enfermés
dans les polémiques de leurs laboratoires, mais la réalité
qu'ils décrivent. La direction de la réalité
technoscientifique, à l'intérieur de laquelle règne
une forte incertitude quant aux choix des décisions, fait
peser des menaces plus "certaines "que dans les années
trente.
Donc, première conclusion : la conscience ne va pas de
pair avec la science .
La deuxième constatation est que le savoir scientifique
est par nature hégémonique :
- d'abord parce qu'il n'a pas besoin de l'assentiment général
même s'il est le lieu de rivalité entre scientifiques.
Par son caractère même, il laisse le débat social
à l'écart car il n'en a fondamentalement pas besoin
: "la science, c'est vrai". En ce sens, J.M Lévy-Leblond
a raison de dire que la "science a un caractère non
démocratique" ;
- ensuite, il est hégémonique parce qu'il sert de
modèle aux autres sciences, dont la science économique
s'est, par naïveté, le plus approchée. Plus généralement,
il sert de modèle aux pratiques sociales. En restreignant
leur champ d'investigation, les scientifiques sont pris dans leur
propre piège lorsqu'ils cherchent ensuite à parler
du monde. C'est l'ambiguïté de la démarche de
R.Thom qui propose un système d'interprétation général
qui ne peut pas être reconnu par les mathématiciens
;
- enfin et surtout, parce que la science est porteuse d'espoir.
S'étonne-t-on des déchets nucléaires versés
dans la Méditerranée ? On nous répond que "la
science pourra peut-être un jour en venir à bout".
Et d'ajouter que rien de ce monde n'existerait si, au moment où
les choses avaient été conçues, on avait anticipé
leur généralisation. Reste que la potentialité
de puissance des outils pose aujourd'hui une responsabilité
de nature différente.
Le discours actuel des scientifiques reste en fait très
entaché des origines de la science. Dans leur grande majorité,
ils pensent que la société est "en retard"
par rapport à leurs travaux et que "la nouvelle science
promulguera une autre société". De ce point de
vue, les scientifiques restent très positifs dans le temps
qui vient. Je ne partage pas le point de vue de ceux qui prennent
leurs désirs pour la réalité.
Les artefacts, le "temps qui passe"
La période qui démarre dans la seconde moitié
du XVIII ème siècle est celle de progrès technique
mesuré par des artefacts. On pense, au fil des siècles,
à la machine à filer le coton d'Arkwright en 1769,
au fer laminé en 1783, à la machine à vapeur
de J.Watt en 1787. La véritable victoire est celle de la
Machine -au delà de la machine-outil en 1799- de la passation
du travail humain et vivant vers l'artefact, mort ou machinique,
parce que la productivité y est devenue la traction principale
du monde social. Derrière le mythe d'une diminution de la
peine, c'est en fait le pouvoir de la machine sur l'homme qui est
réfléchi, face à la rapidité d'exécution
qui dépossède l'homme. Mais ce pouvoir de la machine
n'est pas innocent.
Quand le geste est reproduit, qu'il répète inlassablement
le même mouvement arithmétique que celui qui se donne
à voir dans l'horloge mécanique, pourquoi ne pas transférer
ce geste humain à une machine ? Que trouver d'étonnant
à cela ? Récemment, dans un colloque, un monsieur,
à qui on avait volé sa voiture, racontait qu'il avait
téléphoné à un commissariat central,
qu'il était tombé sur un disque et avait dû
laisser un message. Fou de rage, le monsieur se plaignait de ne
plus voir de gendarme. Ce serait bien la première fois que
j'irais me plaindre de ne plus voir de gendarme ! Ce qui est en
cause ici, ce n'est pas la machine, c'est qu'on soit arriver à
faire faire à des hommes, en l'occurence un gendarme, des
activités qu'une machine simple peut réaliser avec
plus d'efficacité. C'est parce qu'on a réduit le geste
humain à celui d'une machine qu'on a aujourd'hui une boulimie
de machines qui se substituent aux hommes.
L'histoire de la machine est donc celle de l'anéantissement
des capacités humaines : la machine est une sorte de loi
juridique appliquée à l'économie selon laquelle
elle stoppe, à un moment du temps, le conflit entre les dirigeants
et exécutants. A ce stade, elle signifie à ces derniers
l'étendue de leur misère. Plus la machine prend des
formes complexes, c'est-à-dire qu'elle incorpore de la valeur
ajoutée, et plus les conflits dirigeant/éxécutant
sont brouillés ; soit parce qu'il se déplacent dans
la concurrence des constructeurs entre eux, soit qu'ils épousent
d'autres lieux (utilisateurs ou usagers).
La substitution du capital au travail est donc un transfert de
conflits qui est fixé dans la matière. La machine
est par définition un objet politique qui capitalise une
histoire, celle du temps passé ; au moment où elle
est implantée, le conflit, prenant appui sur elle est déjà
ailleurs. Mais en disant cela, on ne dit pas seulement que la technique
est du "pouvoir cristallisé", on dit qu'elle mesure
la déchéance humaine, le moment où la servitude
est devenue volontaire.
Aujourd'hui, la machine n'est plus un objet isolé. Ce que
nous appelons "la technique" est un traitement du social,
plus général que la somme des conflits individuels,
dont la machine est un élément de meccano. Ce traitement
réside dans la fixation de normes et de codes dont la technologie
informationnelle est le principal vecteur (J.Prades 1985).
Les capitaux sont des "avances de temps"
Le "phénomène technique" n'a d'existence
que parce qu'il est l'enjeu d'une formidable accumulation de capitaux.
L'accumulation de capitaux est, à un double sens, une "avance
de temps" :
- une "avance de temps" liée à l'investissement
qui est, comme le disait Keynes, "un pari sur l'avenir"
mais dans une acception beaucoup plus large que celle qu'il donnait.
Ce pari n'est jamais rationnel. N'importe quel calcul d'actualisation
en matière de choix d'investissement est lié au nombre
d''années de vie du matériel. Quelques soient les
calculs de la SNCF, il y a toujours une large partie d'aléatoire
sur la durée de vie du TGV qui tient compte de variables
qui, pour la plupart, n'existent pas encore. Or, la simple modification
du nombre d'années change complètement les résultats
du calcul d'actualisation et rend encore plus relatifs les résultats
comptables. Donc, "l'avance de temps" dont il s'agit,
est celle qui inscrit l'avenir dans le présent, ou qui fait
de demain une forme quasi-identique à aujourd'hui. Keynes
avait donc encore raison de dire que "l'investissement est
un pont entre le passé et l'avenir" mais dans une acception
beaucoup plus forte que celle à laquelle il pensait ;
- une "avance de temps" liée cette fois à
la vitesse car ce qui compte est moins d'avoir du "courage"
d'avancer des capitaux que de les avancer avant les autres.
Certains économistes ont noté que le concept de
"productivité" était dépassé
et qu'il fallait aujourd'hui parler de "compétitivité".
La compétitivité est une avance sur le voisin, de
sorte que le système devient une fuite en avant qui présente
deux caractéristiques :
- la première est que la durée de vie des produits
est accélérée alors que les investissements
en R-D sont colossaux. Donc, la rentabilité est faible et
on doit faire de plus en plus d'efforts pour obtenir un résultat
toujours moindre. Les effets d'apprentissage nécessaires,
car les sauts technologiques sont difficiles, vont à l'encontre
des économies d'échelle ;.
- la deuxième conséquence est que "la vitesse"
est un concept toujours dangereux car il met face à face
la puissance des objets et la capacité de réaction
des hommes. C'est cela la réflexion sur l'irréversibilité
: le temps de l'irréversibilité des techniques face
à la capacité de réversibilité des humains.
Ces investissements en artefacts, qui économisent le temps
de travail direct, ne vont pas sans une formidable accumulation
de capitaux dont l'origine est autant l'exploitation de la main-d'oeuvre
(faible rémunération pour une quantité de travail
importante) que celle provenant de pays qui fournissent les matériaux
de base. En gonflant la part relative de valeur ajoutée dans
le coût des produits, les pays riches accroissent le différentiel
avec ceux qui produisent exclusivement des matières premières
et dont la part de la valeur ajoutée est faible. Une telle
disproportion existe également entre les couches des pays
riches, industriels et agriculteurs, ces derniers étant condamnés
à s'endetter s'ils se modernisent et à végéter
s'ils ne le font pas, car devant toujours produire davantage pour
maintenir les termes de l'échange (F. Partant 1987). Ainsi
se crée un système hierarchisé de groupes sociaux,
les pays riches étant ceux dont la part de la population
occupée à produire des biens à forte valeur
ajoutée l'emporte sur la population productrice de produits
de base. Plus l'avance est considérable et plus les pays
pauvres voient s'agrandir la distance qui les sépare des
pays riches.
Mais la rationalité du couple "coût/performance"
ne peut pas faire l'économie de transformations institutionnelles
qui paraissent souvent mineures à l'observateur alors qu'elles
participent de plus en plus à l'opérativité.
L'organisation ou le "temps domestiqué"
Les plus belles découvertes de produits ou procédés
ne sont rien, en effet, si elles ne sont pas accompagnées
d'innovations touchant l'organisation du travail et le cadre institutionnel
A ce titre, le développement de la lettre de change, de l'assurance,
sont aussi importants, sinon plus, que la machine de Watt. Et parmi
ces techniques nouvelles, la comptabilité mérite une
attention particulière (Sombart 1916) bien que contestée
(F.Braudel 1979). Elle a tout d'abord séparé la famille
de l'unité "entreprise", créant ainsi deux
entités séparées que le passif du bilan allait
refléter. Weber affirme par exemple que "dans les grandes
familles commerciales florentines, celle des Médicis par
exemple, les registres mélangeaient les dépenses domestiques
et les transactions en capital ; dans les bilans, on faisait les
comptes relatifs aux affaires extérieures de commenda, tandis
que du côté intérieur tout restait confondu
dans la marmite familiale de la communauté". La comptabilité
a ensuite remplacé les liens coutumiers par les symboles
algébriques qui se prêtent à des sommations
ou à des déductions, rendant le plus petit fait subjectif
justiciable du calcul. La comptabilité est de plus un apprentissage
formel, logico-déductif, qui peut conforter l'individu le
plus paresseux mais également le plus diabolique en le bornant
dans un cadre structuré. La comptabilité est également
susceptible de comparaisons entre différentes unités
; la société médiévale était
une société guerrière qui ne se prêtait
à des comparaisons que pour s'affronter physiquement ; là,
on passe d'un registre physique à l'intégration mentale
de la comparaison pour l'efficience. La comptabilité est
enfin la preuve d'un exercice licite de l'activité commerciale
et de la richesse. Le surplus de richesse dégagé provient
de l'articu-lation, du poids relatif des dépenses (nous dirions
aujourd'hui, des postes de charges) ; c'est dire qu'il est endogène
à l'activité et ne provient ni de la fraude ni de
la corruption. La comptabilité introduit donc un principe
de sincèrité.
Rien n'indique de relation de causalité entre la comptabilité
et le capitalisme. F Braudel rappelle que le premier livre de comptabilité
date de 1211 alors qu'il est admis que le principe de la partie
double décrit le plus systématiquement nous vient
de la " Summa de aritmetica" de Luca Pacioli en 1494,
redécouvert dans la deuxième partie du 19ème
siècle. Si on ne peut pas déduire une relation de
causalité linéaire, comme du reste aucun "fait"
pris isolemment, on ne peut, malgré tout, sous- estimer la
convergence des principes comptables avec ceux de la société
naissante puisqu'on y retrouve les mêmes principes canoniques
: l'enregistrement symbolique des activités dans "le
temps comptable", quelle merveille de domestication ! Si la
comptabilité est un symbole, c'est parce qu'elle est à
la fois la manifestation de la rationalité économique
et de la rationalité technique, entendue dans un sens non
machinique.
Nous venons d'évoquer quelques traits significatifs qui
laissent ouverte, sans la provoquer, la formidable transformation
qui a eu cours en Europe, entre le XVI ème siècle
et la fin du XVIII ème siècle.
Voici comment A. Koyré (1957) caractérise le nouveau
monde :
- "un univers indéfini et même infini, ne comportant
plus aucune hiérarchie naturelle et uni seulement par l'identité
des lois qui le régissent dans toutes ses parties, ainsi
que par celle de ses composants ultimes placés, tous, au
même niveau ontologique (...)"
- "le rejet par la pensée scientifique de toutes considérations
basées sur les notions de valeur, de perfection, d'harmonie,
de sens ou de fin, et finalement, la dévalorisation complète
de l'être, le divorce total entre le monde des valeurs et
le monde des faits".
Un point de vue anthropologique
Un point de vue anthropologique permet d'approcher, sous un nouvel
angle, l'étude de la technoscience et la singularité
de l'Occident. S. Latouche (1983) a montré le caractère
globalisant de l'Occident ; M. Beaud (1991) a traduit une idée
différente au niveau du "système national-mondial
hierarchisé". Tous deux admettent, selon la formule
de J.C. Chesneaux, le caractère transposable mais pas généralisable
du système.
On peut s'interroger sur ce qui a permis à cette petite
partie de la planète de s'offrir le privilège de mettre
à l'écart les 3/4 de l'humanité. Voici quelques
remarques, posées telles quelles, à la manière
weberienne avec, au centre, toujours l'idée du temps.
La croyance au Progrès : le "temps des autres"
La première remarque relève d'un constat : la majeure
partie des innovations, que ce soit dans les pays de l'Est (M. Heller
1985 / A. Zinoviev 1978) ou dans les sociétés du Sud
(F. Partant, 1983) est exportée de l'Occident et relève
du mimétisme. Il ne s'agit pas des innovations matérielles
les plus visibles mais du couplage entre les différents types
d'innovations : de produits, de procédés et d'organisation
du travail. Rapidement évoqué, on peut décrire
le processus de la manière suivante : les innovations de
produit tractent la consommation finale, donc une large partie de
la demande solvable ; les innovations de procédé favorisent
la substitution du capital au travail alors que les innovations
d'organisation interne ou externe de la firme favorisent une intensification
du travail ; ces deux derniers types d'innovation générent
des gains de productivité. A leur tour, ces derniers provoquent
une baisse de coût, donc de prix et, par là, un élargissement
de la demande qui redouble la force des innovations de produit.
L'impulsion de l'Etat est, dans ce mécanisme, à la
fois essentiel et très subtil : trop souvent réduit
au rôle quantitatif que lui prêtait Keynes, il est aujourd'hui
plus qualitatif (veille technologique, etc.)
Ce processus combinatoire est étranger aux trois quarts
de l'Humanité et cette étrange situation ne tombe
pas du ciel et résulte d'un imaginaire occidental : la
croyance au Progrès.
Voyons d'abord ce que cette croyance n'est pas, ensuite ce qu'elle
signifie, enfin ce qui distingue cette croyance d'autres systèmes
de valeur.
On aurait tort d'aller trop vite dans la dénégation
du progrès selon des formules creuses comme : "Plus
personne ne croit au Progrès" car sous cette formule
lapidaire, les intéressés ne savent plus de quoi ils
parlent.
Ce n'est pas, bien sûr, sous la forme morale que cette croyance
a une signification, en ce sens que le Progrès apporterait
le Bien et supprimerait le Mal. La seule traite que nous avons à
l'égard de la dégradation écologique suffirait
à montrer que nous n'allons pas dans le sens du "Bien"et
que beaucoup en ont une claire conscience. Mais ce n'est pas une
raison suffisante pour clamer que personne ne croit au progrès.
Ce n'est pas non plus sous sa forme eschatologique en ce sens
qu'à l'avenir nous serons tous riches et travaillerons peu.
Là encore, la simple comparaison de notre niveau de vie avec
la croissance du PIB montre que le premier augmente de moins en
moins vite par rapport à la croissance du second ce qui signifie
qu'il faut toujours plus de PIB pour couvrir une petite variation
du second. Même à un niveau strictement quantitatif,
la démonstration peut être faite. Mais ce n'est pas
encore suffisant pour dire que nous ne croyons pas au progrès.
Ce n'est pas enfin sous la forme du Vrai ou du Faux que l'on peut
s'autoriser à proclamer qu'on ne croit plus au progrès
: tout le monde sait que le progrès n'est pas plus "juste
que faux", ce qui n'entraîne pas le retrait d'une espérance,
bien au contraire.
Venons-en à spécifier cette croyance.
Nous prétendons que nos sociétés "vivent",
au sens fort, le changement technique et sont bousculées
par sa présence. Nous en voulons pour preuve qu'elles réagissent
sous les trois formes suivantes : soit elles refusent une innovation
(lorsque la population nantaise refusait en 1973 le projet Gamin),
soit elles l'acceptent (lorsque la population de Vélizy expérimentait
les débuts de la télématique française),
soit elles s'y plient, moyennant une réponse partielle des
"innovateurs" (comme la carte d'identité européenne,
par exemple).
En aucun cas, nos sociétés sont indifférentes
au changement technique, ne succombent à un ordre de la résignation
ou n'élaborent une véritable pratique de la distanciation.
Cette approche circonstanciée est celle du soviétique
de Zinoviev lorsqu'il n'offre pas de résistance verbale aux
propos du Parti, que les évènements récents
n'invalident pas totalement aux yeux de cet auteur. C'est également
la manière dont au Bénin on écoutait avec sagesse
les messages politiques comme des codes dont on ne croyait pas une
ligne car on les "entendait". Entendre ne signifie pas
ici "refuser", "accepter" ou se "plier".
Nous, Occidentaux, croyons au Progrès ; nous lui prêtons
attention, nous y souscrivons ou nous nous y opposons sans jamais
nous y soustraire.
L'Occident parle la Technique sans peut-être rarement évaluer
que le langage qu'il utilise est déjà celui de l'ordre
de la Technique. En ce sens, ces lignes sont déjà
l'expression de cette croyance ! Mais que dire de cette incroyable
production de livres et d'articles sur les sciences et les techniques
dont les auteurs, à peine l'ouvrage terminé, réfutent
le livre, refusent d'en parler et se mettent à travailler
sur le prochain ouvrage
Le pouvoir d'attraction : "notre temps"
La deuxième remarque que nous inspire l'Occident dans l'espace
est le pouvoir d'attraction qu'exercent notre façon de penser
et surtout nos objets techniques. Pour faire image, on serait tenté
de le comparer à ce pouvoir de captage d'attention qu'exerce
une télévision allumée sur un enfant qui rentre
dans une pièce. Une sorte de fascination à laquelle
il est difficile d'échapper. Du coup, tout ce qui relève
d'un autre imaginaire participe du retard, voire de l'exclusion.
C'est la conclusion à laquelle arrive P. Feyerabend : "La
montée de la science moderne coîncide avec la suppression
des sociétés non occidentales par les envahisseurs
occidentaux. Ces sociétés ne sont pas seulement physiquement
supprimées, elles perdent aussi leur indépendance
intellectuelle et sont forcées d'adopter la religion sanguinaire
de l'amour du prochain-le christianisme. Leurs individus les plus
intelligents obtiennent un bonus supplémentaire : ils sont
introduits dans les mystères du rationalisme occidental avec
à son sommet, la science occidentale".
Ce pouvoir d'attraction est terriblement effectif sur les objets
techniques, beaucoup plus que sur les rites et les coutumes auxquels
nous avaient habitué d'autres formes sociales : dès
que l'Occidental possède quatre sous, il les affecte à
l'acquisition d'objets qu'il consomme, ce qui nécessite,
en amont, la production de nouveaux objets capable de capter de
nouveaux besoins sociaux, en aval, l'acceptation de travailler plus
pour posséder davantage.
L'équivalence : "le temps pour tous"
La troisième remarque que nous inspire l'Occident est sa
capacité à assurer une équivalence entre le
travail, l'effort, l'investissement et sa traduction le long de
l'échelle sociale.
Loin de moi l'idée d'évacuer "le capital familial"
ou social, comme dirait P.Bourdieu, dans le positionnement social
; c'est une banalité statistique que de montrer que les "genres"
se reproduisent, tant au niveau du pouvoir industriel qu'au niveau
politique ou intellectuel. Ni encore la fonction de revanche sociale
qui existe dans beaucoup de promotions professionnelles. Nous n'étudions
pas les raisons de cette réussite mais seulement la chose
suivante : dans nos sociétés, la quasi-totalité
des fonctions professionnelles, de bas en haut de la pyramide sociale,
ne nécessite que de très faibles qualités :
celle du travail (sa quantité), celle qui permet de l'imposer
(l'autorité) puis celle qui la valorise (la promotion), ces
attributs étant assis sur une compétence technique
préalable, ouverte à suffisamment de "monde"
pour que ce même "monde" y croie. Mais il n'y a
pas que la compétence qui soit "technique", tout
le reste l'est aussi : il existe des techniques d'organisation du
travail (pour travailler plus), des techniques de management (pour
s'imposer davantage) et des techniques de marketing (pour mieux
se vendre).
Ceci ne serait rien si le système ne permettait pas de
mouvement : or, ce qui frappe dans l'histoire de l'Occident, c'est
le déplacement des fortunes familiales, des corps d'Etat,
des religions, de la bourgeoisie, etc. qui assure au système
sa pérennité alors même que la seule observation
de l'histoire islamique nous montre les forces de rappel qui ramènent
inexorablement les choses à leur position initiale.
Ce que l'on sait de la société soviétique
avec ses privilèges secrets réservés aux cadres
du Parti, le trucage systématique des données économiques,
la hiérarchisation codée et statique des progressions
interdit sur ce point une symétrie avec l'Occident. Nul ne
sait encore si les événements récents pousseront
le bloc soviétique vers l'occidentalisation ou la tiers-mondisation,
mais il y a fort à parier que le chemin qui conduit à
la première hypothèse sera long et périlleux.
De même, le rôle de l'économie informelle,
le don et la supériorité du lien familial sur le marché,
éventuellement les cultes pratiqués dans de larges
régions du Sud sont autant de barrières à l'Occidentalisation.
Loin de nous, s'il était besoin de le préciser, l'idée
que les pays concernés pourraient en tirer le moindre avantage,
si tant est que le choix puisse être posé en ces termes.
On l'aura compris : ce qui distingue l'Occident du reste du monde
à la fois d'un point de vue historique et anthropologique,
c'est son rapport au temps. Or, c'est la technique qui définit
notre relation au temps. La fin ultime de ce processus, nous la
nommons : "la technoscience". Il nous reste à préciser
ce que traduit ce concept, ce qui le distingue du terme de "technique".
Nous pourrons alors préciser la dynamique de la technoscience,
et dire pourquoi nous lui attribuons un caractère durable
ou passager.
* (sous la direction de) "La technoscience, les fractures
des discours" L'Harmattan 1992
Bibliographie
* F. Braudel "Civilisation matérielle,économie
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