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L'homo œconomicus et la déraison scientifique
Essai anthropologique sur l'économie et la technoscience
Jacques Prades

Origine : http://www.univ-tlse2.fr/cerises/recherche/txt/t23.htm

L'homo œconomicus et la déraison scientifique
Essai anthropologique sur l'économie et la technoscience
Jacques Prades, GRESOC, Université de Toulouse2-Le Mirail août 2000
Economiste, enseigne au Département sciences économiques et gestion de l'université de Toulouse II - Le Mirail

Introduction

Cet ouvrage est le résultat d’un long processus de maturation de réflexions qui m’a conduit, par des chemins détournés, à chercher un cadre d’analyse susceptible de rendre compte de la cohérence d’ensemble d’une vision anthropologique de l’économie et des technosciences et de ses implications analytiques.

C’est ce résultat d’ensemble que j’ai cherché à exprimer ici ; certains passages, rapidement évoqués, ont fait l’objet d’articles plus explicites.

Cet ouvrage a bénéficié de la lecture et des objections de différents lecteurs et auditeurs : Marie-Laure Arripe, Geneviève Azam, Bernadette Costa, Serge Latouche, Alain Lefebvre, Jean-Michel Servet - et de réactions à sa présentation lors du séminaire du Gresoc (Groupe de recherches socio-économiques) en 1998, de sa présentation lors du colloque K .Polanyi à Lyon en 1999 et d’un enseignement en DESS « La nouvelle économie sociale» à l’université de Toulouse 2 en 2000. Que tous soient ici sincèrement remerciés.

L’arrivée massive des techniques de l’information ne peut pas être lue comme le signe de l’émergence d’un nouveau secteur économique qui tracterait les autres activités, prenant ainsi la place du secteur secondaire et tertiaire. Selon les multiples variantes de cette thèse, la société de l’information réinscrirait à son actif le plein emploi. La mutation technique s’inscrit dans une processus vieux de trois siècles où s’enchevêtrent économie et technoscience le long d’une trajectoire qu’il faut déchiffrer plutôt que se complaire dans l’énoncé d’un modèle qu’on voudrait répéter par trois fois depuis la révolution industrielle. Par le point d’arrivée qu’elles représentent dans la succession des systèmes techniques, les technique de l’information marquent une place singulière dans l’évolution sociale qui soulève des problèmes de nature éthique considérables. Les relations qui existent entre informatisation et clonage, marché et finance ne sont pas réductibles à la gestion particulière de l’économie de marché ni à la découverte d’une technique aux effets diaboliques.

C’est donc à une relecture des relations entre économie et technoscience que nous devrons nous livrer. Nous prenons comme point de départ la perspective tracée par Karl Polanyi dans l’ouvrage « La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps » (Paris, traduction Gallimard, 1983), publié en 1944 (chapitre 1) et celle de Martin Heidegger (chapitre 2) dans sa conférence « La question technique » publiée dans « Essais et conférences » (Paris, traduction Gallimard, 1958). Il s'agira de croiser ensuite les deux perspectives (chapitre 3) en montrant que ce qui est en cause n’est pas le contrôle de l’économie et la maîtrise technologique mais leur finalité et notre rapport à elles.

A l’intérieur de ce cadre historique, on peut alors déceler la manière dont les différentes instances se combinent en mettant en lumière le rôle primordial des systèmes techniques dans la modernité. Bien - sûr, les systèmes techniques ne naissent pas avec la modernité. Mais celle-ci a fait jaillir une forme particulière, les réseaux, à la fois matériellement et idéellement (chapitre 4). Sous un angle plus "fonctionnaliste", nous cherchons à montrer les conséquences de la réticulation des différents objets techniques en termes de rythmes et de vitesse, brossant ainsi le sens de la trajectoire technologique (chapitre 5).

On pourra enfin aborder la question de l’informatisation de la société. Celle-ci joue un rôle considérable dans la lecture sociale du monde occidental aujourd’hui, à condition qu’elle soit associée à d’autres variables. Seront analysés les effets de ce processus en le rapprochant de la globalisation des marchés, en remontant le processus jusque dans ses racines (chapitre 6). Mais une telle perspective laisserait bouchée l’horizon historique si elle n’était pas contrariée pas une inconnue, la réaction des hommes à ces tendances endogènes. C’est l’erreur de beaucoup d’essayistes que de considérer comme marginale la question sociale. Il nous faudra aborder ce qui constitue la plus grande angoisse de cette fin de siècle, l’atonie sociale (chapitre 7).

L’analyse permettra de mieux comprendre pourquoi nous sommes plongés dans une situation historique nodale : les enjeux humains liés aux nouvelles techniques mériteraient beaucoup de prudence sociétale, mais la pression industrielle écarte le doute vis-à-vis du progrès ; le doute constitue un retard dans les batailles économiques à venir. Prisonniers d’une logique économique incessante à l’heure du clonage de l’humanité, les hommes se dirigent vers le pire s’ils abandonnent tout dessein collectif. Le drame est que si nos concitoyens jugent que le monde tel qu'il est ne devrait pas exister, une plus grande partie encore pense que le monde tel qu'il devrait être n'existe pas.

Pourtant, tout ce que nous analysons est vu par tout un chacun.

Chacun voit qu’on peut aujourd’hui louer une grand-mère ou un chat pour un week-end à Tokyo, se protéger de la pollution des grandes avenues de Mexico en acquérant un masque à oxygène ou acheter du silence par des cassettes vierges dans les cafés bruyants de Manhattan. L’affaire du sang contaminé en France renforce le sentiment que nous transformons notre planète en un gigantesque supermarché.

De même, personne n’ignore non plus que la bombe nucléaire larguée sur Nagasaki en 1945, le nuage de Tchernobyl en 1986, la naissance de Dolly dans un laboratoire écossais par transfert nucléique le 5 juillet 1996 ou le risque d'une surveillance globale satellitaire de la planète éclairé par la guerre du Kosovo en 1999 illustrent la transformation de cette même planète en un maillage gigantesque qui donne l’image d’ une vaste prothèse liée à l’essor des sciences et des techniques.

Mais il est moins admis que la location d’une grand-mère et la vente d’organes d’une part et la naissance de Dolly ou le poulet à la dioxine d’autre part participent de logiques largement symétriques qui tendent à converger sans jamais se confondre. Le clonage ne s’explique pas uniquement par l’appât du gain mais par le processus auto-cumulatif et irréversible des sciences et des techniques. Mais ce processus technoscientifique suppose qu’à chaque étape de réalisation il y ait calcul économique. Le principe d’économicité, imagé ici par le symbole du supermarché, sera explicité plus bas ; dès que le processus est mis en route, il n’a alors plus de limite et conduit au gigantisme des systèmes techniques. Nous nommons hypertélie la commutation des grands systèmes techniques. Cet ouvrage cherche à tirer les conséquences du caractère transductif (1) des deux phénomènes : on ne peut pas garder les bienfaits des sciences et des techniques et jeter les eaux troubles du vilain marché, dès lors que l’on récuse un niveau micro-économique ou micro-social pour éclairer ce type de questionnement.

Pourtant, toute la littérature critique actuelle laisse à penser le contraire en tenant séparés les deux phénomènes.

Depuis quelques années en effet, une fronde anti-économiste assiège les présentoirs des librairies françaises (2). A n’en pas douter, l’allégeance de la classe politique aux impératifs économiques européens est à l’origine de cette fronde. Mais à bien regarder cette littérature qui s’attache principalement à une critique de l’ultra-libéralisme, on ne trouvera que de rares allusions au caractère « transductif » de l’économie et de la technoscience. Rares sont en effet les économistes-critiques qui interrogent la technoscience. Les courants - critiques cherchent surtout à montrer que l’économie ne se clôture pas sur elle-même et qu’elle est surdéterminée par le politique (les régulationnistes), les conventions sociales (les conventionnalistes), les institutions (les institutionnalistes) ou la culture (les économistes industriels) sans comprendre que ces différentes sphères sont à leur tour contaminées par l’imaginaire économique et l’emprise technicienne. Le cas est encore plus flagrant chez les Verts en Francedont le programme économique n'est que faiblement critique à l'égard de la technique alors même que le mouvement s’est construit sur une mise à distance des grands programmes nucléaires (3). Une position critique suppose alors (pensons-nous) une extériorité par rapport au champ économique.

De la même manière, les grands critiques de la technoscience, les anciens (4) mais aussi les vivants (5)analysent l'expérience occidentale de manière souvent remarquable et avec beaucoup de perspicacité. On y décrit l’accélération du rythme des processus technologiques, l’effet de puissance exercé par la technique et le changement de sens qu’elle traduit et implique. Dans tous les cas, les philosophes tendent à accorder au phénomène technique un certain degré d’autonomie (le phénomène possède ses propres règles de régulation), même s’ils ne lui accordent aucune indépendance (le phénomène dépend des éléments extérieurs). Pourtant, comme s’ils ne voulaient pas voir la réalité marchande, les critiques en restent à une vision de la société qui passe sous silence ce qui la caractérise massivement : la domination de la sphère économique.

Etrange ignorance des uns et des autres qui, si on ne tient pas les deux bouts de la chaîne, n’évite pas l’alternative suivante :

-les uns dénoncent la valse des acquisitions et des fusions d’entreprises sans finalités industrielles, les déplacements gigantesques de flux financiers, les stocks options, l’invasion des fonds de pension ; en bref, ils accusent le productivisme sous-jacent et appellent de leurs vœux une économie au service des hommes : l'économie doit être plurielle, solidaire ou sociale, l'économie de marché devant coexister avec l'économie non marchande ou non monétaire ;

-les autres montrent du doigt l’affaire du sang contaminé, les hormones dans l’élevage, les bâtiments publics floqués à l’amiante et les organismes génétiquement modifiés ; en bref, ils déplorent la suprématie du technicisme et de la machine sur toute autre forme de solution, et la sagesse des responsables conduit à mettre en place un Comité bioéthique ou une Commission nationale informatique et libertés.

Les dénonciations du productivisme et du technicisme sous-entendent les excès de la dynamique en œuvre aujourd'hui. Or, le financement de la génomique, parce qu’il est le fruit de la convergence de la biologie et de l’informatique, ne peut se faire sans la mobilisation de ressources financières, lesquelles profitent de déplacements gigantesques de flux financiers. Ces déplacements, dont le délai de réactivité est immédiat, ne sont pas imaginables sans l’informatisation de la société qui marginalise les stratégies industrielles d’intégration du passé. La financiarisation de l’économie conduit à son tour à la rentabilisation de tous les secteurs de l’économie, y compris celle du sang contaminé. Ce n’est donc pas d’excès qu’il s’agit, car on ne peut imaginer qu'en changeant de main ou en contrôlant les outils fabriqués par l'homme, on puisse inverser le signe algébrique de leurs directions.

C’est un mauvais procès que d’évoquer, pour expliquer ces carences théoriques, le partage des disciplines ; car précisément on ne peut pas rabattre le système de marchés sur le développement technoscientifique : si de profondes similitudes existent entre les deux logiques à l’œuvre, c’est leurs différenciations qui importent, ce que nous verrons plus bas.

On peut avancer trois types d’explication à tous ces manquements théoriques.

La mise en question des sciences et des techniques est une mise en cause de l’idée de progrès, même si elle ne se réduit pas à cela. Or, s’il est facile pour un économiste de s’offusquer des abus immoraux des marchés financiers, il est plus difficile de mettre en question l’idée de progrès qui est à la base de la croissance économique. Les économistes ont mis suffisamment de temps pour considérer que la technique n’était pas un facteur résiduel dans l’explication de la croissance pour être maintenant piégé par un des adages les plus partagés depuis le rapport Nora-Minc, acte fondateur de la politique télématique française, selon lequel « la technique n’est ni bonne, ni mauvaise en soi, tout dépend de ce que les hommes en feront ». Discuter cet adage revient à reconsidérer ce que la science économique a très tôt éliminé : le problème du « sens ». En effet, en s’autonomisant de la morale et de la politique (L. Dumont, 1983) pour se constituer en tant que science, la discipline économique s’est débarrassée de cette perspective envahissante : la direction et la signification que prend la société. Or la puissance de la technoscience aujourd’hui conduit à remettre au centre du débat cette question du « sens ». Un économiste peut-il aujourd’hui poser encore la question du « sens » sans renoncer au projet de la science économique ? Et s’il ne le fait pas, que peut-il dire aujourd’hui de la montée en puissance des désastres écologiques, de la soumission aux grands systèmes techniques, de la dégradation alimentaire, de l’uniformisation culturelle, etc. ?

Une deuxième explication tient au fait que l’étude de la technoscience n’est pas un problème économique stricto sensu qui serait soluble dans le couple « avantage coût », même si on élargit le couple à des dimensions non quantifiables. En revanche, les implications économiques de la technoscience sont nombreuses : en termes de vitesse, de risque planétaire et de cohésion sociale. On ne peut donc pas faire de nouveau « le coup » des économistes hétérodoxes : faire entrer l’étude des technosciences dans le champ économique, sans comprendre comment ces deux logiques se sont émancipées (c’est-à-dire s’auto-développent) sans faire fusion. Dans le passé (J.Prades, 1992), nous avions déjà caressé le rêve d’un rapprochement de disciplines pour aussitôt remarquer qu’il ne suffisait pas de réunir deux corps de spécialistes pour que les économistes arrivent à penser la technique et les philosophes à penser l’économique. Penser la technique n’a de sens que si on accompagne cette démarche d’une critique de la raison économique alors que penser l’économique ne peut se faire sans une critique de la raison instrumentale. Mais ce double mouvement bute sur l’air du temps : quand vient à naître l’urgence du pragmatisme, disparaît sous la surface de l’entendement la vertu de l’ordre critique.

Une troisième explication peut être avancée : s’il n’y a pas de Général conspirateur de ce que C. Castoriadis (1998) appelle un « Niagara historique », où « tout respire ensemble, tout respire dans la même direction » -la technoscience, la tendance à l’économie et le profond nihilisme- il n’y a certainement pas un seul principe explicatif mais un faisceau de raisons, qui se dirigent dans la même direction mais échappent à chaque champ disciplinaire. Cette difficulté repose, comme le dit S. Latouche (1995), sur « des motifs divers qui tiennent peut-être ultimement à cette même pluralité irréductible de la Raison ». Certes, il existe aujourd’hui dans le champ intellectuel une profonde méfiance à l’égard d’analyses trop générales ; on préfére la description plus prudente d’expériences de micro-organisation informelle de quartiers populaires, montrant combien la richesse des relations sociales ne se réduit pas à la grossiéreté des relations marchandes. Pour aussi intéressantes que soient ces analyses, le propos présent ne les récuse pas si ces dernières ne masquent pas, par leur relativisme analytique, un renoncement politique ; car, dans ce cas, elles contribueraient vite à la mousseline générale devant des risques planétaires dont la nature n’est plus d’ordre « politique », au sens de la montée d’une classe sociale particulièrement dangereuse.

Le système de marché a fait du pouvoir et de l’opportunisme, de l’individualisme et de la cupidité, de la vanité et de la lâcheté, les différentes formes d’un imaginaire social qui façonne un état d’esprit disposé à être dépossédé par l’essor des sciences et des techniques. Libéré des oppositions de classe qui garantissaient une certaine forme de visibilité à la dualité sociale que le masque du progrès technique a tendance à diluer, l’homme est privé de points de résistance devant ce qu’il finit par croire être la liberté : le système de marché offre tout grâce à l’argent, tout de suite et autant qu’on le veut grâce à la technique, en transformant la vie humaine en prothèse. Ce fantasme (avoir tout, tout de suite et sans condition) inonde la société de l’esprit individualiste, qui pénètre le secteur associatif comme le milieu familial, phagocyte l’amitié comme l’amour, et crève l’étanchéité factice de la sphère marchande et non - marchande : intérieur et extérieur sont minés par ce référent général. Côté intérieur, plutôt que de demeurer un rempart contre l’ordre marchand, la famille nucléaire épouse les valeurs individualistes du cocooning et des play-stations à partir de ce que les spécialistes de la communication appellent « les écoutes flottantes » (6). Côté extérieur, les associations, petits morceaux de réalité humaine attendrie, sont trop souvent le lieu d’affrontement et de vengeance de ceux qui, victimes du marché, s’inventent ainsi une sphère d’échange marchand symbolique. Tous ensemble tendent à réchauffer la froideur de l’équivalent général en généralisant des relations d’échange dans un imaginaire aux limites floues dont on ne voit pas pourquoi il n’exercerait plus d’effet lorsque l’homme passerait le pas de sa demeure. Quand la société cherche à rationaliser ses pratiques, le travail est en voie d’expansion car la frontière entre ce qui concerne notre vie privée et la sphère du travail tend à devenir de plus en plus difficile à trancher.

Dans ce contexte, les hommes cherchent vainement, parce qu’individuellement, à surmonter la société névrotique, enfermée sur elle-même, qui fait que l’individu n’est plus vraiment soi, qu’il ne peut pas aller vers les autres, qu’il ne sait pas où il est. Un tel processus n’a pas de limite dans l’enfoncement.

« Pourquoi les hommes acceptent-ils cette tyrannie du système de marché et cette servitude volontaire de la technoscience ? » aurait pu se demander E. de La Boétie. Une telle question ne peut trouver un début de réponse qu’en la replaçant dans le contexte historique qui la nourrit. On peut proposer ici le cadre de la réponse fournie : dans les années soixante, au moment où touche à sa fin le processus de décolonisation, où le niveau de salaire moyen progresse et où le taux de chômage avoisine le minimum incompressible, on assiste à la montée de réflexions qui analysent la folie (M. Foucault), la pensée sauvage (C. Lévi-Strauss), comme des créations de l’Occident. Aux contradictions supposées de l’économie (L. Althusser) succèdent des interprétations culturelles de l’Occident qui trouvent leurs racines au plus profond de l’inconscient (J. Lacan). Est-ce un hasard si ces interprétations culturelles couvrent des champs divers sans s’appliquer aux traits les plus saillants de la modernité, c’est-à-dire à l’hégémonie de l’économisme et à la toute puissance de la technoscience ? Pourquoi ceux qui s’adonnent à ce type de lecture anthropologique (Karl Polanyi, Louis Dumont, Jacques Ellul), qui n’implique pas une quelconque forme de structuralisme, n’ont-ils rencontré qu’un faible écho sur le vieux continent ? D’une part, parce qu’il existe mille lieux de résistances politiques locales qui trouvent une traduction économique : ici, les quartiers immigrés des grandes métropoles ; là, les expériences d’économie solidaire ; ailleurs, les communautés tziganes (7). D’autre part, parce que ces réflexions théoriques éparses ne peuvent se développer que si elles trouvent un relais politique. En l’absence de relais, l’anthropologie risque de sombrer dans les errements des débats épistémologiques.

Les querelles épistémologiques n’ont pas résolu la problématique que se proposait de résoudre K. Popper, c’est-à-dire les raisons qui justifient qu’une proposition soit juste ou fausse. Du coup, ces débats débouchent, en économie, soit sur une rhétorique formelle qui fait de l’économie une théorie de la décision plus ou moins proche de la théorie des jeux, soit sur une mesure bibliométrique de co-citations tendant à confondre « le vrai » avec ce que la majorité de la communauté savante admet. Un siècle de débat épistémologique nous conduit à ce piètre résultat ! Cela devrait nous conforter dans l’idée qu’il n’existe pas de fondement rationnel de la raison. Reste qu’on n’en a pas finit pour autant avec la méthode : une chose est de constater les impasses du débat épistémologique sur le statut des énoncés, une autre est de refuser une discussion de méthode. Nous employons ici une méthodologie en cascade ou en forme de « poupées-gigognes » : la première contient la seconde, qui contient la troisième ; nous passons d’une perspective anthropologique à une perspective méso-économique pour déboucher sur une analyse micro-économique parce que les unes se déduisent des autres historiquement. Plus on prend de recul historiquement et mieux on peut confondre les différentes techniques sous l’étiquette de La technique ou confondre les différents régimes de régulation sous la figure de L’économique. Plus on descend micro-économiquement et dans le temps présent et plus la diversité des situations suggère de préciser les formes prises par tel processus. Ce qui rend cohérent cette méthode tient au fait que certains concepts servent de relais : par exemple, le couple « croissance/productivité » est essentiel pour rendre compte de la nouveauté de l’Economique au XVIII eme siècle; on réutilisera ce concept pour comprendre les déplacements du social et du politique vers le principe d’économicité ; et on mobilisera ce même couple qui est au centre du modèle de Kaldor. Une telle démarche cherche à se tenir à l’écart d’une rhétorique emphatique et grandiloquente composée de concepts « attrappe-tout » (marchandisation, économicisation, planétarisation, etc .) et de l’insatisfaction ressentie devant le relativisme de ceux qui prétendent qu’il n’y a pas une technique mais des techniques (Ph. Roqueplo), une économie mais des économies (J.L Laville), un capitalisme mais des capitalismes (R. Boyer).

Une telle perspective ouvre alors une réflexion sur la manière de lire un des problèmes les plus controversés en économie, celui du pouvoir économique. Dans le partage des disciplines, l’avoir est du ressort des économistes alors que le pouvoir relève des sociologues. Etudier le pouvoir de l’avoir va se révéler la question centrale des hétérodoxes. Les économistes industriels, qui ont le plus travaillé cette question, partent de « ceux qui ont la capacité d’exercer une pression sur les autres sans que ces derniers puissent y répondre » pour comprendre le pouvoir des capitalistes, des oligopoles ou des multinationales. Une perspective opposée est d’inverser l’ordre des relations en partant des assujettis, des ouvriers ou des petites entreprises. Une des conclusions de cette lecture est d’insister sur le fait que, là où il y a résistance, le pouvoir change de forme. Mais ces deux perspectives restent prisonnières d’une stratégie de prise du pouvoir. Or la nature des problèmes que nous évoquons va beaucoup plus loin. Que ferions-nous des 37 000 m3 de déchets radioactifs de la mer des Barents si « nous prenions le pouvoir » ? ! ! ! Une autre perspective est de ne pas partir du pouvoir économique mais de la question du pouvoir de l’économie. En quelque sorte, partir d’une sorte d’anthropologie des sociétés en observant ses pôles fonctionnels : l’économie, le social, le politique. Au travers de leur déplacement, se joue l’essentiel de l’évolution politique de nos organisations sociales. C’est cette idée qui est à l’œuvre ici; comprendre le tout en partant de ce qui se joue entre l’économique, le social et les différentes sphères autonomisées. C’est ici que se comprend la fonction de « la technique ». « La technique » est à la fois un concept construit pour rendre compte du mouvement de rationalisation de la société (qui est une dimension plus vaste que la critique du progrès) et une expression générale pour signifier l’étude générale des techniques qui ne manquent pas de nous fasciner : combien est radicale l’émergence de l’informatique qui travaille le langage (8) ; combien le sont également les biotechnologies qui prennent l’homme comme objet; et que dire des technologies de l’espace qui sont l’exemple même de l’hypertélie (9) ?

C’est en somme à cette vaste entreprise intellectuelle que nous invitons le lecteur (10).

Notes de bas de page

(1) On doit à Gilbert Simondon ce mot de « transductivité » ; il signifie qu’un terme ne peut pas exister sans l’autre ou que l’intelligence de l’un amène nécessairement à celle de l’autre.

(2) Depuis l’ouvrage remarqué de V. Forester au titre évocateur, « L’horreur économique », ceux d’A.Jacquart « J’accuse l’économie triomphante », de D.Méda « Le travail en question, une valeur en voie de disparition » et de B.Maris « Ah, Dieu, que la guerre économique est jolie », complètent la déconstruction de l’édifice qui supporte les théories du marché.

(3) Notons la parfaite illustration de mon propos dans le cas français : le cadre d’analyse marxisant d’A. Lipietz ne lui permet aucune critique de la technique alors que N. .Mamère, en référence à J. Ellul et à B. Charbonneau, est davantage centré sur les questions de politique économique que de théorie économique.

(4) M. Heidegger, J. Ellul, B. Gille, G. Simondon ou J. Brun. Le cas de B. Charbonneau est un peu particulier.Cf J. Prades (sous la dir) « B. Charbonneau, une vie entière à dénoncer la grande imposture », Toulouse éditions ERES, 1997.

(5) D. Janicaud, F. Tinland, G. Hottois ou B. Stiegler.

(6 ) Par ce biais, entre brutalement chez nous Jean-Marc Sylvestre, chroniqueur de France- Inter qui assène quotidiennement des vérités libérales, au point qu’on finirait presque par trouver cela naturel.

(7) Evitons de succomber dans ce type d’analyse au démon marxiste qui cherche depuis trente ans à substituer à la classe ouvrière, une autre catégorie porteuse de l’histoire : les femmes, les immigrés, les squatters, le tiers-monde comme laboratoire de la modernité. Mais évitons également d’opposer « structuralisme » à « localisme ». Par exemple, dans le domaine du cinéma, cette distinction a servi à opposer des auteurs comme Robert Guédiguian et Jean-Luc Godard ; le premier, à l’opposé de la justesse de « A la vie , à la mort », donne à penser dans « Marius et Jeannette » que rien ne vaut la vie sous le soleil de l’Estaque ; de la même manière, Jean-Luc Godard, à côté de son excellent « Sauve qui peut la vie » a sombré dans le culte de la pédagogie des catastrophes où on ne voit plus ce qui a du sens dans la vie. Rien ne garantit dans les méthodes, de la justesse du point de vue. Et pour terminer, rien n’autorise à ne plus s’intéresser à la question de la « justesse » sous prétexte que le débat est sans fin. Pire, c’est parce que le débat est sans fin qu’il est intéressant !

(8) On consultera la revue trimestrielle créée en 1980 : Terminal, technologie de l’information, culture et société, L’Harmattan.

(9) On consultera sur ce thème la revue semestrielle Zénon,espace, technoscience et imaginaire, Milan édition n° 1 à 6.

(10) Je me suis déjà livré à cet exercice théorique à plusieurs reprises : dans deux ouvrages collectifs (1992 et 1997), j’avais essayé de faire remonter cette problématique ; l’inconvénient venait du fait que chaque auteur ne participait qu’en partie seulement à mon projet (ce qui est bien normal !). Puis, dans un ouvrage personnel (1995), j’avais tenté une première réflexion ; mais ce livre était une somme d’articles remaniés mais écrits dans des contextes très différents, ce qui donnait à la thèse un caractère décousu. J’espère que cette nouvelle tentative me fera mieux comprendre, d’autant que l’histoire semble, quinze ans plus tard, me donner enfin raison ; mais au delà d’une satisfaction personnelle, on ne peut pas véritablement s’en réjouir…