|
Origine : http://www.univ-tlse2.fr/cerises/recherche/txt/t23.htm
L'homo œconomicus et la déraison scientifique
Essai anthropologique sur l'économie et la technoscience
Jacques Prades, GRESOC, Université de Toulouse2-Le Mirail août
2000
Economiste, enseigne au Département sciences économiques
et gestion de l'université de Toulouse II - Le Mirail
Introduction
Cet ouvrage est le résultat d’un long processus de
maturation de réflexions qui m’a conduit, par des chemins
détournés, à chercher un cadre d’analyse
susceptible de rendre compte de la cohérence d’ensemble
d’une vision anthropologique de l’économie et
des technosciences et de ses implications analytiques.
C’est ce résultat d’ensemble que j’ai
cherché à exprimer ici ; certains passages, rapidement
évoqués, ont fait l’objet d’articles plus
explicites.
Cet ouvrage a bénéficié de la lecture et des
objections de différents lecteurs et auditeurs : Marie-Laure
Arripe, Geneviève Azam, Bernadette Costa, Serge Latouche,
Alain Lefebvre, Jean-Michel Servet - et de réactions à
sa présentation lors du séminaire du Gresoc (Groupe
de recherches socio-économiques) en 1998, de sa présentation
lors du colloque K .Polanyi à Lyon en 1999 et d’un
enseignement en DESS « La nouvelle économie sociale»
à l’université de Toulouse 2 en 2000. Que tous
soient ici sincèrement remerciés.
L’arrivée massive des techniques de l’information
ne peut pas être lue comme le signe de l’émergence
d’un nouveau secteur économique qui tracterait les
autres activités, prenant ainsi la place du secteur secondaire
et tertiaire. Selon les multiples variantes de cette thèse,
la société de l’information réinscrirait
à son actif le plein emploi. La mutation technique s’inscrit
dans une processus vieux de trois siècles où s’enchevêtrent
économie et technoscience le long d’une trajectoire
qu’il faut déchiffrer plutôt que se complaire
dans l’énoncé d’un modèle qu’on
voudrait répéter par trois fois depuis la révolution
industrielle. Par le point d’arrivée qu’elles
représentent dans la succession des systèmes techniques,
les technique de l’information marquent une place singulière
dans l’évolution sociale qui soulève des problèmes
de nature éthique considérables. Les relations qui
existent entre informatisation et clonage, marché et finance
ne sont pas réductibles à la gestion particulière
de l’économie de marché ni à la découverte
d’une technique aux effets diaboliques.
C’est donc à une relecture des relations entre économie
et technoscience que nous devrons nous livrer. Nous prenons comme
point de départ la perspective tracée par Karl Polanyi
dans l’ouvrage « La grande transformation. Aux origines
politiques et économiques de notre temps » (Paris,
traduction Gallimard, 1983), publié en 1944 (chapitre 1)
et celle de Martin Heidegger (chapitre 2) dans sa conférence
« La question technique » publiée dans «
Essais et conférences » (Paris, traduction Gallimard,
1958). Il s'agira de croiser ensuite les deux perspectives (chapitre
3) en montrant que ce qui est en cause n’est pas le contrôle
de l’économie et la maîtrise technologique mais
leur finalité et notre rapport à elles.
A l’intérieur de ce cadre historique, on peut alors
déceler la manière dont les différentes instances
se combinent en mettant en lumière le rôle primordial
des systèmes techniques dans la modernité. Bien -
sûr, les systèmes techniques ne naissent pas avec la
modernité. Mais celle-ci a fait jaillir une forme particulière,
les réseaux, à la fois matériellement et idéellement
(chapitre 4). Sous un angle plus "fonctionnaliste", nous
cherchons à montrer les conséquences de la réticulation
des différents objets techniques en termes de rythmes et
de vitesse, brossant ainsi le sens de la trajectoire technologique
(chapitre 5).
On pourra enfin aborder la question de l’informatisation
de la société. Celle-ci joue un rôle considérable
dans la lecture sociale du monde occidental aujourd’hui, à
condition qu’elle soit associée à d’autres
variables. Seront analysés les effets de ce processus en
le rapprochant de la globalisation des marchés, en remontant
le processus jusque dans ses racines (chapitre 6). Mais une telle
perspective laisserait bouchée l’horizon historique
si elle n’était pas contrariée pas une inconnue,
la réaction des hommes à ces tendances endogènes.
C’est l’erreur de beaucoup d’essayistes que de
considérer comme marginale la question sociale. Il nous faudra
aborder ce qui constitue la plus grande angoisse de cette fin de
siècle, l’atonie sociale (chapitre 7).
L’analyse permettra de mieux comprendre pourquoi nous sommes
plongés dans une situation historique nodale : les enjeux
humains liés aux nouvelles techniques mériteraient
beaucoup de prudence sociétale, mais la pression industrielle
écarte le doute vis-à-vis du progrès ; le doute
constitue un retard dans les batailles économiques à
venir. Prisonniers d’une logique économique incessante
à l’heure du clonage de l’humanité, les
hommes se dirigent vers le pire s’ils abandonnent tout dessein
collectif. Le drame est que si nos concitoyens jugent que le monde
tel qu'il est ne devrait pas exister, une plus grande partie encore
pense que le monde tel qu'il devrait être n'existe pas.
Pourtant, tout ce que nous analysons est vu par tout un chacun.
Chacun voit qu’on peut aujourd’hui louer une grand-mère
ou un chat pour un week-end à Tokyo, se protéger de
la pollution des grandes avenues de Mexico en acquérant un
masque à oxygène ou acheter du silence par des cassettes
vierges dans les cafés bruyants de Manhattan. L’affaire
du sang contaminé en France renforce le sentiment que nous
transformons notre planète en un gigantesque supermarché.
De même, personne n’ignore non plus que la bombe nucléaire
larguée sur Nagasaki en 1945, le nuage de Tchernobyl en 1986,
la naissance de Dolly dans un laboratoire écossais par transfert
nucléique le 5 juillet 1996 ou le risque d'une surveillance
globale satellitaire de la planète éclairé
par la guerre du Kosovo en 1999 illustrent la transformation de
cette même planète en un maillage gigantesque qui donne
l’image d’ une vaste prothèse liée à
l’essor des sciences et des techniques.
Mais il est moins admis que la location d’une grand-mère
et la vente d’organes d’une part et la naissance de
Dolly ou le poulet à la dioxine d’autre part participent
de logiques largement symétriques qui tendent à converger
sans jamais se confondre. Le clonage ne s’explique pas uniquement
par l’appât du gain mais par le processus auto-cumulatif
et irréversible des sciences et des techniques. Mais ce processus
technoscientifique suppose qu’à chaque étape
de réalisation il y ait calcul économique. Le principe
d’économicité, imagé ici par le symbole
du supermarché, sera explicité plus bas ; dès
que le processus est mis en route, il n’a alors plus de limite
et conduit au gigantisme des systèmes techniques. Nous nommons
hypertélie la commutation des grands systèmes techniques.
Cet ouvrage cherche à tirer les conséquences du caractère
transductif (1) des deux phénomènes : on ne peut pas
garder les bienfaits des sciences et des techniques et jeter les
eaux troubles du vilain marché, dès lors que l’on
récuse un niveau micro-économique ou micro-social
pour éclairer ce type de questionnement.
Pourtant, toute la littérature critique actuelle laisse
à penser le contraire en tenant séparés les deux
phénomènes.
Depuis quelques années en effet, une fronde anti-économiste
assiège les présentoirs des librairies françaises
(2). A n’en pas douter, l’allégeance de la classe
politique aux impératifs économiques européens
est à l’origine de cette fronde. Mais à bien
regarder cette littérature qui s’attache principalement
à une critique de l’ultra-libéralisme, on ne
trouvera que de rares allusions au caractère « transductif
» de l’économie et de la technoscience. Rares
sont en effet les économistes-critiques qui interrogent la
technoscience. Les courants - critiques cherchent surtout à
montrer que l’économie ne se clôture pas sur
elle-même et qu’elle est surdéterminée
par le politique (les régulationnistes), les conventions
sociales (les conventionnalistes), les institutions (les institutionnalistes)
ou la culture (les économistes industriels) sans comprendre
que ces différentes sphères sont à leur tour
contaminées par l’imaginaire économique et l’emprise
technicienne. Le cas est encore plus flagrant chez les Verts en
Francedont le programme économique n'est que faiblement critique
à l'égard de la technique alors même que le
mouvement s’est construit sur une mise à distance des
grands programmes nucléaires (3). Une position critique suppose
alors (pensons-nous) une extériorité par rapport au
champ économique.
De la même manière, les grands critiques de la technoscience,
les anciens (4) mais aussi les vivants (5)analysent l'expérience
occidentale de manière souvent remarquable et avec beaucoup
de perspicacité. On y décrit l’accélération
du rythme des processus technologiques, l’effet de puissance
exercé par la technique et le changement de sens qu’elle
traduit et implique. Dans tous les cas, les philosophes tendent
à accorder au phénomène technique un certain
degré d’autonomie (le phénomène possède
ses propres règles de régulation), même s’ils
ne lui accordent aucune indépendance (le phénomène
dépend des éléments extérieurs). Pourtant,
comme s’ils ne voulaient pas voir la réalité
marchande, les critiques en restent à une vision de la société
qui passe sous silence ce qui la caractérise massivement
: la domination de la sphère économique.
Etrange ignorance des uns et des autres qui, si on ne tient
pas les deux bouts de la chaîne, n’évite pas l’alternative
suivante :
-les uns dénoncent la valse des acquisitions et des fusions
d’entreprises sans finalités industrielles, les déplacements
gigantesques de flux financiers, les stocks options, l’invasion
des fonds de pension ; en bref, ils accusent le productivisme sous-jacent
et appellent de leurs vœux une économie au service des
hommes : l'économie doit être plurielle, solidaire
ou sociale, l'économie de marché devant coexister
avec l'économie non marchande ou non monétaire ;
-les autres montrent du doigt l’affaire du sang contaminé,
les hormones dans l’élevage, les bâtiments publics
floqués à l’amiante et les organismes génétiquement
modifiés ; en bref, ils déplorent la suprématie
du technicisme et de la machine sur toute autre forme de solution,
et la sagesse des responsables conduit à mettre en place
un Comité bioéthique ou une Commission nationale informatique
et libertés.
Les dénonciations du productivisme et du technicisme sous-entendent
les excès de la dynamique en œuvre aujourd'hui. Or,
le financement de la génomique, parce qu’il est le
fruit de la convergence de la biologie et de l’informatique,
ne peut se faire sans la mobilisation de ressources financières,
lesquelles profitent de déplacements gigantesques de flux
financiers. Ces déplacements, dont le délai de réactivité
est immédiat, ne sont pas imaginables sans l’informatisation
de la société qui marginalise les stratégies
industrielles d’intégration du passé. La financiarisation
de l’économie conduit à son tour à la
rentabilisation de tous les secteurs de l’économie,
y compris celle du sang contaminé. Ce n’est donc pas
d’excès qu’il s’agit, car on ne peut imaginer
qu'en changeant de main ou en contrôlant les outils fabriqués
par l'homme, on puisse inverser le signe algébrique de leurs
directions.
C’est un mauvais procès que d’évoquer,
pour expliquer ces carences théoriques, le partage des disciplines
; car précisément on ne peut pas rabattre le système
de marchés sur le développement technoscientifique
: si de profondes similitudes existent entre les deux logiques à
l’œuvre, c’est leurs différenciations qui
importent, ce que nous verrons plus bas.
On peut avancer trois types d’explication à tous
ces manquements théoriques.
La mise en question des sciences et des techniques est une
mise en cause de l’idée de progrès, même
si elle ne se réduit pas à cela. Or, s’il est
facile pour un économiste de s’offusquer des abus immoraux
des marchés financiers, il est plus difficile de mettre en
question l’idée de progrès qui est à la
base de la croissance économique. Les économistes ont
mis suffisamment de temps pour considérer que la technique
n’était pas un facteur résiduel dans l’explication
de la croissance pour être maintenant piégé par
un des adages les plus partagés depuis le rapport Nora-Minc,
acte fondateur de la politique télématique française,
selon lequel « la technique n’est ni bonne, ni mauvaise
en soi, tout dépend de ce que les hommes en feront ».
Discuter cet adage revient à reconsidérer ce que la
science économique a très tôt éliminé
: le problème du « sens ». En effet, en s’autonomisant
de la morale et de la politique (L. Dumont, 1983) pour se constituer
en tant que science, la discipline économique s’est débarrassée
de cette perspective envahissante : la direction et la signification
que prend la société. Or la puissance de la technoscience
aujourd’hui conduit à remettre au centre du débat
cette question du « sens ». Un économiste peut-il
aujourd’hui poser encore la question du « sens »
sans renoncer au projet de la science économique ? Et s’il
ne le fait pas, que peut-il dire aujourd’hui de la montée
en puissance des désastres écologiques, de la soumission
aux grands systèmes techniques, de la dégradation alimentaire,
de l’uniformisation culturelle, etc. ?
Une deuxième explication tient au fait que
l’étude de la technoscience n’est pas un problème
économique stricto sensu qui serait soluble dans le couple
« avantage coût », même si on élargit
le couple à des dimensions non quantifiables. En revanche,
les implications économiques de la technoscience sont nombreuses
: en termes de vitesse, de risque planétaire et de cohésion
sociale. On ne peut donc pas faire de nouveau « le coup »
des économistes hétérodoxes : faire entrer l’étude
des technosciences dans le champ économique, sans comprendre
comment ces deux logiques se sont émancipées (c’est-à-dire
s’auto-développent) sans faire fusion. Dans le passé
(J.Prades, 1992), nous avions déjà caressé le
rêve d’un rapprochement de disciplines pour aussitôt
remarquer qu’il ne suffisait pas de réunir deux corps
de spécialistes pour que les économistes arrivent à
penser la technique et les philosophes à penser l’économique.
Penser la technique n’a de sens que si on accompagne cette démarche
d’une critique de la raison économique alors que penser
l’économique ne peut se faire sans une critique de la
raison instrumentale. Mais ce double mouvement bute sur l’air
du temps : quand vient à naître l’urgence du pragmatisme,
disparaît sous la surface de l’entendement la vertu de
l’ordre critique.
Une troisième explication peut être
avancée : s’il n’y a pas de Général
conspirateur de ce que C. Castoriadis (1998) appelle un « Niagara
historique », où « tout respire ensemble, tout
respire dans la même direction » -la technoscience, la
tendance à l’économie et le profond nihilisme-
il n’y a certainement pas un seul principe explicatif mais un
faisceau de raisons, qui se dirigent dans la même direction
mais échappent à chaque champ disciplinaire. Cette difficulté
repose, comme le dit S. Latouche (1995), sur « des motifs divers
qui tiennent peut-être ultimement à cette même
pluralité irréductible de la Raison ». Certes,
il existe aujourd’hui dans le champ intellectuel une profonde
méfiance à l’égard d’analyses trop
générales ; on préfére la description
plus prudente d’expériences de micro-organisation informelle
de quartiers populaires, montrant combien la richesse des relations
sociales ne se réduit pas à la grossiéreté
des relations marchandes. Pour aussi intéressantes que soient
ces analyses, le propos présent ne les récuse pas si
ces dernières ne masquent pas, par leur relativisme analytique,
un renoncement politique ; car, dans ce cas, elles contribueraient
vite à la mousseline générale devant des risques
planétaires dont la nature n’est plus d’ordre «
politique », au sens de la montée d’une classe
sociale particulièrement dangereuse.
Le système de marché a fait du pouvoir et de
l’opportunisme, de l’individualisme et de la cupidité,
de la vanité et de la lâcheté, les différentes
formes d’un imaginaire social qui façonne un état
d’esprit disposé à être dépossédé
par l’essor des sciences et des techniques. Libéré
des oppositions de classe qui garantissaient une certaine forme de
visibilité à la dualité sociale que le masque
du progrès technique a tendance à diluer, l’homme
est privé de points de résistance devant ce qu’il
finit par croire être la liberté : le système
de marché offre tout grâce à l’argent, tout
de suite et autant qu’on le veut grâce à la technique,
en transformant la vie humaine en prothèse. Ce fantasme (avoir
tout, tout de suite et sans condition) inonde la société
de l’esprit individualiste, qui pénètre le secteur
associatif comme le milieu familial, phagocyte l’amitié
comme l’amour, et crève l’étanchéité
factice de la sphère marchande et non - marchande : intérieur
et extérieur sont minés par ce référent
général. Côté intérieur, plutôt
que de demeurer un rempart contre l’ordre marchand, la famille
nucléaire épouse les valeurs individualistes du cocooning
et des play-stations à partir de ce que les spécialistes
de la communication appellent « les écoutes flottantes
» (6). Côté extérieur, les associations,
petits morceaux de réalité humaine attendrie, sont trop
souvent le lieu d’affrontement et de vengeance de ceux qui,
victimes du marché, s’inventent ainsi une sphère
d’échange marchand symbolique. Tous ensemble tendent
à réchauffer la froideur de l’équivalent
général en généralisant des relations
d’échange dans un imaginaire aux limites floues dont
on ne voit pas pourquoi il n’exercerait plus d’effet lorsque
l’homme passerait le pas de sa demeure. Quand la société
cherche à rationaliser ses pratiques, le travail est en voie
d’expansion car la frontière entre ce qui concerne notre
vie privée et la sphère du travail tend à devenir
de plus en plus difficile à trancher.
Dans ce contexte, les hommes cherchent vainement, parce qu’individuellement,
à surmonter la société névrotique, enfermée
sur elle-même, qui fait que l’individu n’est plus
vraiment soi, qu’il ne peut pas aller vers les autres, qu’il
ne sait pas où il est. Un tel processus n’a pas de
limite dans l’enfoncement.
« Pourquoi les hommes acceptent-ils cette tyrannie du système
de marché et cette servitude volontaire de la technoscience
? » aurait pu se demander E. de La Boétie. Une telle
question ne peut trouver un début de réponse qu’en
la replaçant dans le contexte historique qui la nourrit.
On peut proposer ici le cadre de la réponse fournie : dans
les années soixante, au moment où touche à
sa fin le processus de décolonisation, où le niveau
de salaire moyen progresse et où le taux de chômage
avoisine le minimum incompressible, on assiste à la montée
de réflexions qui analysent la folie (M. Foucault), la pensée
sauvage (C. Lévi-Strauss), comme des créations de
l’Occident. Aux contradictions supposées de l’économie
(L. Althusser) succèdent des interprétations culturelles
de l’Occident qui trouvent leurs racines au plus profond de
l’inconscient (J. Lacan). Est-ce un hasard si ces interprétations
culturelles couvrent des champs divers sans s’appliquer aux
traits les plus saillants de la modernité, c’est-à-dire
à l’hégémonie de l’économisme
et à la toute puissance de la technoscience ? Pourquoi ceux
qui s’adonnent à ce type de lecture anthropologique
(Karl Polanyi, Louis Dumont, Jacques Ellul), qui n’implique
pas une quelconque forme de structuralisme, n’ont-ils rencontré
qu’un faible écho sur le vieux continent ? D’une
part, parce qu’il existe mille lieux de résistances
politiques locales qui trouvent une traduction économique
: ici, les quartiers immigrés des grandes métropoles
; là, les expériences d’économie solidaire
; ailleurs, les communautés tziganes (7). D’autre part,
parce que ces réflexions théoriques éparses
ne peuvent se développer que si elles trouvent un relais
politique. En l’absence de relais, l’anthropologie risque
de sombrer dans les errements des débats épistémologiques.
Les querelles épistémologiques n’ont pas résolu
la problématique que se proposait de résoudre K. Popper,
c’est-à-dire les raisons qui justifient qu’une
proposition soit juste ou fausse. Du coup, ces débats débouchent,
en économie, soit sur une rhétorique formelle qui
fait de l’économie une théorie de la décision
plus ou moins proche de la théorie des jeux, soit sur une
mesure bibliométrique de co-citations tendant à confondre
« le vrai » avec ce que la majorité de la communauté
savante admet. Un siècle de débat épistémologique
nous conduit à ce piètre résultat ! Cela devrait
nous conforter dans l’idée qu’il n’existe
pas de fondement rationnel de la raison. Reste qu’on n’en
a pas finit pour autant avec la méthode : une chose est de
constater les impasses du débat épistémologique
sur le statut des énoncés, une autre est de refuser
une discussion de méthode. Nous employons ici une méthodologie
en cascade ou en forme de « poupées-gigognes »
: la première contient la seconde, qui contient la troisième
; nous passons d’une perspective anthropologique à
une perspective méso-économique pour déboucher
sur une analyse micro-économique parce que les unes se déduisent
des autres historiquement. Plus on prend de recul historiquement
et mieux on peut confondre les différentes techniques sous
l’étiquette de La technique ou confondre les différents
régimes de régulation sous la figure de L’économique.
Plus on descend micro-économiquement et dans le temps présent
et plus la diversité des situations suggère de préciser
les formes prises par tel processus. Ce qui rend cohérent
cette méthode tient au fait que certains concepts servent
de relais : par exemple, le couple « croissance/productivité
» est essentiel pour rendre compte de la nouveauté
de l’Economique au XVIII eme siècle; on réutilisera
ce concept pour comprendre les déplacements du social et
du politique vers le principe d’économicité
; et on mobilisera ce même couple qui est au centre du modèle
de Kaldor. Une telle démarche cherche à se tenir à
l’écart d’une rhétorique emphatique et
grandiloquente composée de concepts « attrappe-tout
» (marchandisation, économicisation, planétarisation,
etc .) et de l’insatisfaction ressentie devant le relativisme
de ceux qui prétendent qu’il n’y a pas une technique
mais des techniques (Ph. Roqueplo), une économie mais des
économies (J.L Laville), un capitalisme mais des capitalismes
(R. Boyer).
Une telle perspective ouvre alors une réflexion sur la manière
de lire un des problèmes les plus controversés en
économie, celui du pouvoir économique. Dans le partage
des disciplines, l’avoir est du ressort des économistes
alors que le pouvoir relève des sociologues. Etudier le pouvoir
de l’avoir va se révéler la question centrale
des hétérodoxes. Les économistes industriels,
qui ont le plus travaillé cette question, partent de «
ceux qui ont la capacité d’exercer une pression sur
les autres sans que ces derniers puissent y répondre »
pour comprendre le pouvoir des capitalistes, des oligopoles ou des
multinationales. Une perspective opposée est d’inverser
l’ordre des relations en partant des assujettis, des ouvriers
ou des petites entreprises. Une des conclusions de cette lecture
est d’insister sur le fait que, là où il y a
résistance, le pouvoir change de forme. Mais ces deux perspectives
restent prisonnières d’une stratégie de prise
du pouvoir. Or la nature des problèmes que nous évoquons
va beaucoup plus loin. Que ferions-nous des 37 000 m3 de déchets
radioactifs de la mer des Barents si « nous prenions le pouvoir
» ? ! ! ! Une autre perspective est de ne pas partir du pouvoir
économique mais de la question du pouvoir de l’économie.
En quelque sorte, partir d’une sorte d’anthropologie
des sociétés en observant ses pôles fonctionnels
: l’économie, le social, le politique. Au travers de
leur déplacement, se joue l’essentiel de l’évolution
politique de nos organisations sociales. C’est cette idée
qui est à l’œuvre ici; comprendre le tout en partant
de ce qui se joue entre l’économique, le social et
les différentes sphères autonomisées. C’est
ici que se comprend la fonction de « la technique ».
« La technique » est à la fois un concept construit
pour rendre compte du mouvement de rationalisation de la société
(qui est une dimension plus vaste que la critique du progrès)
et une expression générale pour signifier l’étude
générale des techniques qui ne manquent pas de nous
fasciner : combien est radicale l’émergence de l’informatique
qui travaille le langage (8) ; combien le sont également
les biotechnologies qui prennent l’homme comme objet; et que
dire des technologies de l’espace qui sont l’exemple
même de l’hypertélie (9) ?
C’est en somme à cette vaste entreprise intellectuelle
que nous invitons le lecteur (10).
Notes de bas de page
(1) On doit à Gilbert Simondon ce mot de « transductivité
» ; il signifie qu’un terme ne peut pas exister sans
l’autre ou que l’intelligence de l’un amène
nécessairement à celle de l’autre.
(2) Depuis l’ouvrage remarqué de V. Forester au titre
évocateur, « L’horreur économique »,
ceux d’A.Jacquart « J’accuse l’économie
triomphante », de D.Méda « Le travail en question,
une valeur en voie de disparition » et de B.Maris «
Ah, Dieu, que la guerre économique est jolie », complètent
la déconstruction de l’édifice qui supporte
les théories du marché.
(3) Notons la parfaite illustration de mon propos dans le cas français
: le cadre d’analyse marxisant d’A. Lipietz ne lui permet
aucune critique de la technique alors que N. .Mamère, en
référence à J. Ellul et à B. Charbonneau,
est davantage centré sur les questions de politique économique
que de théorie économique.
(4) M. Heidegger, J. Ellul, B. Gille, G. Simondon ou J. Brun. Le
cas de B. Charbonneau est un peu particulier.Cf J. Prades (sous
la dir) « B. Charbonneau, une vie entière à
dénoncer la grande imposture », Toulouse éditions
ERES, 1997.
(5) D. Janicaud, F. Tinland, G. Hottois ou B. Stiegler.
(6 ) Par ce biais, entre brutalement chez nous Jean-Marc Sylvestre,
chroniqueur de France- Inter qui assène quotidiennement des
vérités libérales, au point qu’on finirait
presque par trouver cela naturel.
(7) Evitons de succomber dans ce type d’analyse au démon
marxiste qui cherche depuis trente ans à substituer à
la classe ouvrière, une autre catégorie porteuse de
l’histoire : les femmes, les immigrés, les squatters,
le tiers-monde comme laboratoire de la modernité. Mais évitons
également d’opposer « structuralisme »
à « localisme ». Par exemple, dans le domaine
du cinéma, cette distinction a servi à opposer des
auteurs comme Robert Guédiguian et Jean-Luc Godard ; le premier,
à l’opposé de la justesse de « A la vie
, à la mort », donne à penser dans « Marius
et Jeannette » que rien ne vaut la vie sous le soleil de l’Estaque
; de la même manière, Jean-Luc Godard, à côté
de son excellent « Sauve qui peut la vie » a sombré
dans le culte de la pédagogie des catastrophes où
on ne voit plus ce qui a du sens dans la vie. Rien ne garantit dans
les méthodes, de la justesse du point de vue. Et pour terminer,
rien n’autorise à ne plus s’intéresser
à la question de la « justesse » sous prétexte
que le débat est sans fin. Pire, c’est parce que le
débat est sans fin qu’il est intéressant !
(8) On consultera la revue trimestrielle créée en
1980 : Terminal, technologie de l’information, culture et
société, L’Harmattan.
(9) On consultera sur ce thème la revue semestrielle Zénon,espace,
technoscience et imaginaire, Milan édition n° 1 à
6.
(10) Je me suis déjà livré à cet exercice
théorique à plusieurs reprises : dans deux ouvrages
collectifs (1992 et 1997), j’avais essayé de faire
remonter cette problématique ; l’inconvénient
venait du fait que chaque auteur ne participait qu’en partie
seulement à mon projet (ce qui est bien normal !). Puis,
dans un ouvrage personnel (1995), j’avais tenté une
première réflexion ; mais ce livre était une
somme d’articles remaniés mais écrits dans des
contextes très différents, ce qui donnait à
la thèse un caractère décousu. J’espère
que cette nouvelle tentative me fera mieux comprendre, d’autant
que l’histoire semble, quinze ans plus tard, me donner enfin
raison ; mais au delà d’une satisfaction personnelle,
on ne peut pas véritablement s’en réjouir…
|
|