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Origine : http://www.redhouse-sofia.org/engl/projects/p_lectures/downloads/texteconfLatouche.doc
L'impérialisme économique et l'impérialisme
de l'économie, qui caractérisent la surmodernité
dans sa phase actuelle sont en train de détruire la planète.
Cela peut s'observer par le spectacle du quotidien pour peu qu'on
ne soit pas atteint de la myopie de cette vision ultra libérale
des "staliniens" des institutions de Bretton-Woods, ceux-là
mêmes qui jouent aux apprentis sorciers... Cet économisme
a réduit la culture au folklore et l'a reléguée
dans les musées. La mondialisation en liquidant les cultures
engendre l'émergence des "tribus", des replis,
de l'ethnicisme, et non la coexistence et le dialogue. La montée
de la violence mimétique sur fond de victimisation des boucs
émissaires est le corrolaire de l'homogénéisation
et des faux métissages. Amplifiés par les média,
ces phénomènes ont provoqué une telle répulsion,
sans doute légitime, qu'on en vient à exalter un universalisme
béat et sans nuance, d'essence exclusivement occidental,
avec la répétition incantatoire de slogans creux.
En 1989, il y a tout juste dix ans, (et en même temps une
éternité !), la chute du mur de Berlin semblait annoncer
la fin du mensonge et des illusions totalitaires. Pendant quelques
années le monde occidental se prit à rêver de
la paix perpétuelle qu'aménerait à coup sûr
l'extension rapide à toute la planète de l'économie
de marché, des droits de l'homme, des technosciences et de
la démocratie. Aujourd'hui, le cauchemar a clairement succédé
au rêve. Partout dans le monde on se massacre allègrement
et les États se défont au nom de la pureté
de la race ou de la religion. L'Occident aurait doublement tort
de croire que ce sont là affaires de barbares qui ne le concernent
pas. D'une part parce que le conflit se fait de plus en plus sentir
au cœur même des démocraties les mieux ancrées.
Et surtout parce qu'il y a tout lieu de penser que cet effarant
retour de l'ethnocentrisme du Sud et de l'Est est au fond rigoureusement
proportionnel à la secrète violence impliquée
par l'imposition de la norme universaliste occidentale. Comme si,
derrière l'apparente neutralité de la marchandise,
des images et du juridisme, nombre de peuples percevaient en creux
un ethnocentrisme paradoxal, un ethnocentrime universaliste, l'ethnocentrisme
du Nord et de l'Ouest, d'autant plus dévastateur qu'il consiste
en une négation officielle radicale de toute pertinence des
différences culturelles. Et qui ne voit dans la culture que
la marque d'un passé à abolir définitivement.
Toutefois, après quarante ans d'occidentalisation économique
du monde, il est naïf et de mauvaise foi d'en regretter les
effets pervers. On est ainsi enfermé dans un manichéisme
suspect et dangereux : ethnicisme ou ethnocentrisme, terrorisme
identitaire ou universalisme cannibale.
Si les méfaits des replis identitaires et de l'ethnicisme
doivent être dénoncés, il ne faut pas évacuer
le bébé avec l'eau du bain. Leurs mécanismes
doivent être analysés, en particulier celui d'une absolutisation
de différences arbitraires par des entrepreneurs de l'identité
sans scrupule. Symétriquement, l'ethnocentrisme arrogant
et à nouveau triomphant de la bonne conscience occidentale
doit aussi être démonté. Il faut dénoncer
l'illusion d'une culture planétaire qui serait le sous-produit
de la mondialisation techno-économique. Par quel miracle
le mauvais mondial ne serait-il que le double déformé
et caricatural du bon universel ?
La mondialisation en particulier, tout en caricaturant l'universel
renforce la nostalgie pour ses valeurs de plus en plus bafouées.
"Mondialisation et universalité, écrit Jean Baudrillard,
ne vont pas de pair, elles seraient plutôt exclusives l'une
de l'autre. La mondialisation est celle des techniques, du marché,
du tourisme, de l'information. L'universalité est celle des
valeurs, des droits de l'homme, des libertés, de la culture,
de la démocratie. La mondialisation semble irréversible,
l'universel serait plutôt en voie de disparition" . Quand
Baudrillard oppose ainsi le mondial à l'universel, il ne
fait que constater une réalité. Toutefois, n'est-ce
pas l'universalité de la science, de la technique et plus
encore de l'économie, d'essence bien occidentale, qui a engendré
cette mondialisation "diabolique" ? La parution du cours
de géographie d'Emmanuel Kant vient à point nommé
pour nous rappeler l'étroitesse ethnocentriste de l'universalisme
chez le plus grand penseur des Lumières, avec son florilège
de clichés racistes .
La réalité de l'érosion et de l'écrasement
des valeurs par la mégamachine techno-économique globale
n'est-elle pas, d'une certaine façon, la vérité
de l'universel, dès lors que cet universel est uniquement
et exclusivement occidental et que son noyau dur n'est autre que
l'économicisation/marchandisation du monde?
Ce débat sur l'ethnocentrisme est d'autant plus actuel que
les problèmes du droit à différer font irruption
dans notre quotidien, du foulard islamique à l'excision,
de la montée du racisme à la ghettoïsation des
banlieues. La mise en perspective de nos croyances en se mettant
à la place de l'autre est indispensable sous peine de la
perte de la connaissance de soi, danger que fait peser la mondialisation
culturelle.
I L'Occident comme mégamachine anti-culture : L'universalisme
cannibale.
Mégamachine techno-économique, anonyme et désormais
sans visage, l'Occident remplace en son sein la culture par une
mécanique qui fonctionne à l'exclusion et non à
l'intégration de ses membres, et sur ses marges, à
sa périphérie, elle lamine les autres cultures, dans
sa dynamique conquérante, les écrase comme un rouleau
compresseur. D'une certaine façon, l'économie (et
la technique), que l'on présente souvent comme l'autre de
la culture ne sont pas à coté de la culture, elles
sont notre culture ou plutôt son "tenant-lieu".
La culture, en effet, dans la signification pleine que la tradition
anthropologique donne à ce terme, est ce qui donne sens à
la réalité humaine et sociale. Or, comme l'homme vit
d'abord dans le sens, à la différence des autres êtres
vivants, la culture est ce qui permet de trouver une réponse
au problème de l'être et de l'existence. Nous sommes
littéralement immergés dans la culture.
L'Occident moderne, néanmoins, a imposé la technique
et l'économie comme "milieu" social, réduisant,
ce faisant, le sens à une simple fonction, la fonction vitale,
celle de vivre pour vivre ou de vivre pour consommer et consommer
pour vivre... Le seul sens de la vie que les produits de l'industrie
culturelle propose à nos enfants, c'est : faire de l'argent
et en gagner toujours plus. Aussi peut-on dire que cette soi-disant
culture occidentale est une anti-culture. Elle est une non culture
pour trois raisons ; d'abord, parce qu'elle désenchante le
monde suivant le mot et l'analyse de Max Weber, c'est-à-dire
qu'elle réduit le sens à une simple fonction et avec
la recherche d'accumulation illimitée de l'argent, elle prend
les moyens pour fin. Elle est une anti-culture, encore, parce qu'elle
fonctionne à l'exclusion. Enfin, elle est ethnocidaire ou
culturicide. Pseudo-culture universelle, elle est cannibale ; elle
dévore les autres cultures et ses propres enfants ; elle
assassine ou détruit tout ce qui lui resiste.
Loin d'entraîner la fertilisation croisée des diverses
sociétés, la mondialisation impose à autrui
une vision particulière, celle de l'Occident et plus encore
celle de l'Amérique du Nord. Dans un article au titre provocateur
("In Praise of Cultural Imperialism ?"), un ancien responsable
de l'administration Clinton, M. David Rothkopf déclare froidement
: "Pour les Etats-Unis, l'objectif central d'une politique
étrangère de l'ère de l'information doit être
de gagner la bataille des flux de l'information mondiale, en dominant
les ondes, tout comme la Grande-Bretagne règnait autrefois
sur les mers"; Il ajoute : "Il y va de l'intérêt
économique et politique des Etats-Unis de veiller à
ce que, si le monde adopte une langue commune, ce soit l'anglais
; que, s'il s'oriente vers des normes communes en matière
de télécommunications, de sécurité et
de qualités, ces normes soient américaines ; que,
si ses différentes parties sont reliées par la télévision,
la radio et la musique, les programmes soient américains
; et que, si s'élaborent des valeurs communes, ce soit des
valeurs dans lesquelles les Américains se reconnaissent".
Il conclut en affirmant que ce qui est bon pour les Etats-Unis est
bon pour l'humanité ! "Les Américains ne doivent
pas nier le fait que, de toutes nations dans l'histoire du monde,
c'est la leur qui est la plus juste, la plus tolérante, la
plus désireuse de se remettre en question et de s'améliorer
en permanence, et le meilleur modèle pour l'avenir"
. Cet impérialisme culturel aboutit le plus souvent à
ne substituer à la richesse ancienne de sens qu'un vide tragique.
Les réussites de métissages culturels sont plutôt
d'heureuses exceptions, souvent fragiles et précaires. Elles
résultent plus de réactions positives aux évolutions
en cours que de la logique globale. C'est à raison que l'on
a pu parler à propos des pays du Sud, d'une "culture
du vide". Toutefois, ce vide d'une modernité bâtarde
et désenchantée est disponible pour nourrir les projets
les plus délirants.
L'économie et la technique en s'autonomisant, en se désenclavant
du social (selon l'analyse de la disembeddedness de Karl Polanyi)
en viennent à occuper la totalité de l'espace social
et sont in abstracto universelles. Toutefois, cette mégamachine
techno-économique fonctionne à l'exclusion. Elle repose
sur le culte de la performance technique et économique, sans
frein, ni limite, le profit pour le profit, l'accumulation illimitée.
Hobbes annonce déjà avec délectation cette
ubris, cette démesure propre à l'homme occidental.
"La félicité de cette vie, écrit-il, ne
consiste pas dans le repos d'un esprit satisfait. Car n'existent
en rélité ni ce finis ultimus (ou but dernier) ni
ce summum bonum (ou bien suprême) dont il est question dans
les ouvrages des anciens moralistes (...) la félicité
est une continuelle marche en avant du désir d'un objet à
un autre, la saisie du premier n'étant encore que la route
qui mène au second. (...) Ainsi, je mets au premier rang,
à titre d'inclination générale de toute l'humanité,
un désir perpétuel et sans trêve d'acquérir
pouvoir après pouvoir, désir qui ne cesse qu'à
la mort" . Cette recherche inquiète du "toujours
plus", cette démesure propre à l'homme occidental
engendrent peut-être la félicité de quelques
uns, mais sûrement pas le bonheur du plus grand nombre. La
guerre économique, qui est la réalité de la
concurrence, guerre à laquelle la course techniciste donne
une puissance inouïe, engendre des vainqueurs mais aussi des
vaincus. Les vainqueurs, les gagnants, petit nombre d'élus,
sont magnifiés par les médias, proposés en
modèles. Ce sont les héros des temps modernes.
C'est là un mythe d'une redoutable efficacité pour
imposer l'extension de la mégamachine, et même réussir
une certaine intégration imaginaire des exclus. Tous, en
effet, ont une chance, infime et très inégale, sans
doute, mais pas nulle, de sortir de l'immense bataille, de la gigantesque
loterie comme un Dieu, une vedette, une star, une idole des nombreuses
scènes interdépendantes de la société
du spectacle : le show-biz, le sport, la science, la fortune, l'art,
la bourse... Les jeux télévisés sont une caricature
du fonctionnement de cette gigantesque foire.
Ce faisant, cette mécanique produit nécessairement
une masse énorme de perdants : les exclus, les recalés,
les laissés-pour compte. Cette "culture" de la
performance est donc ipso facto une culture de l'échec. Or
toute culture vise avant tout à l'intégration de ses
membres, de tous ses membres et pas seulement de quelques uns. Elle
ne vise pas uniquement à une intégration imaginaire,
mais aussi à une intégration réelle dans la
vie concrète. Elle fournit les mythes et les croyances qui
contribuent à la fabrication sociale des personnes, donnent
sens à leur existence en même temps qu'elle fournit
les moyens matériels de cette existence en assumant le lien
social et en instaurant une solidarité collective. Elle ne
limite pas ses bienfaits à quelques élus ni à
une élite, mais à tous. Elle canalise les pulsions
agressives ou explosives, maîtrise la démesure, l'ambition,
l'avidité des individus pour les faire travailler au bien
commun ou au moins neutraliser les effets mortifères des
passions débridées. Bref, toute culture se doit d'accomplir
cette intégration concrète du vivre ensemble que l'Etat-nation
moderne a plus ou moins réussi à maintenir pendant
la période de montée en puissance du marché.
En revanche, l'intégration abstraite de l'humanité
dans le technocosme par le marché mondial, par l'omnimarchandisation
du monde et la concurrence généralisée se fait
au prix d'une désocialisation concrète, d'une décomposition
du lien social, en dépit du mythe de la main invisible cher
aux économistes.
A cette décomposition sociale et politique du Nord correspond
la déculturation du Sud. Celle-ci est d'autant plus dramatique
que, si dans une certaine mesure, le Nord fonctionne encore comme
"élite planétaire", le Sud n'a souvent pour
seule richesse que sa culture, ou ce qu'il en reste...
Le sous-développement n'est pas seulement une forme d'acculturation,
il est en réalité une déculturation. Ses symptômes
économiques ne peuvent ni s'expliquer ni se comprendre par
la seule économie. Il n'est pas fondamentalement engendré
par elle. L'analyse du sous-développement en terme de dynamique
culturelle, n'est pas complémentaire d'une analyse économique,
mais elle est exclusive, puisque la culture au sens fort englobe
l'économie. Le sous-développement est d'abord un jugement
porté de l'extérieur sur une réalité
façonnée de l'extérieur. C'est l'intériorisation
du regard de l'autre, ce processus d'autocolonisation de l'imaginaire
piège les sociétés non-occidentales dans la
dynamique infernale de l'occidentalisation. Ce processus pourrait
être illustré de mille façons par les observations
de la vie quotidienne comme par l'expérience des échecs
tant du mimétisme politique (L'Etat importé) que du
mimétisme économique (la faillite du développement).
Toutefois, cet écrasement laisse des traces et engendre un
grand ressentiment.
En conséquence de cela, les cultures refoulées font
partout retour, parfois sous les formes les plus pernicieuses. Faute
d'une place nécessaire et d'une légitime reconnaissance,
elles reviennent de manière explosive, dangereuse ou violente.
II Le retour du refoulé : l'irruption des revendications
identitaires.
La mégamachine globale rase tout ce qui dépasse du
sol, mais elle enfonce les superstructures et conserve à
son insu les fondations. Sous l'uniformisation planétaire,
on peut retrouver les racines des cultures humiliées qui
n'attendent que le moment favorable pour resurgir, parfois déformées
et monstrueuses. Les replis identitaires provoqués par l'uniformisation
planétaire et la mise en concurrence exacerbée des
espaces et des groupes sont d'autant plus violents que la base historique
et culturelle en est plus fragile, (voire inexistante dans le cas
limite de la Padanie). Parce que l'universalisme des Lumières
n'est que le particularisme de la "tribu occidentale",
il laisse derrière lui bien des survivances, suscite bien
des résistances, favorise des recompositions et engendre
des formations bâtardes étranges ou dangereuses.
Les réactions défensives face à l'échec
du développement, les volontés d'affirmation identitaire,
les résistances à l'homogénéisation
universelle vont prendre des formes différentes plus ou moins
agressives ou plus ou moins créatives et originales.
Les délices du jeu politique marqué par le conflit
droite-gauche que l'Occident a propagé avec plus ou moins
de bonheur dans le reste du monde s'en trouvent empoisonnées.
Les revendications communautaires sont tantôt de "droite",
tantôt de "gauche". Dans les vieilles démocraties
elles-mêmes, l'identité "nationale" devient
un enjeu électoral. Des "nouvelles droites" ou
des "nouvelles gauches" en font leurs thèmes porteurs.
Des pêcheurs en eau trouble récupèrent les aspirations
identitaires nostalgiques dans des projets nettement néo-fascistes.
Rien n'est plus comme avant, et les choses sont bien embrouillées
avec l'émergence de ce monstre polymorphe qu'est l'identité
culturelle stigmatisée par Maxime Rodinson comme "peste
communautaire".
L'identité culturelle est une aspiration légitime,
mais coupée de la nécessaire prise de conscience de
la situation historique, elle est dangereuse. Ce n'est pas un concept
instrumentalisable. D'abord, lorsqu'une collectivité commence
à prendre conscience de son identité culturelle, il
y a fort à parier que celle-ci est déjà irrémédiablement
compromise. L'identité culturelle existe en soi dans les
groupes vivants. Quand elle devient pour soi, elle est déjà
le signe d'un repli face à une menace ; elle risque de s'orienter
vers l'enfermement, voire l'imposture. Produit de l'histoire, largement
inconsciente, elle est dans une communauté vivante toujours
ouverte et plurielle. Au contraire, instrumentalisée, elle
se renferme devient exclusive, monolithique, intolérante,
totalisante, en danger de devenir totalitaire. La purification ethnique
n'est pas loin...
Arnold Toynbee distinguait naguère deux types de réaction
face à l'impérialisme culturel : l'hérodianisme
et le zélotisme, soit le mimétisme caricatural et
le renfermement désespéré. Ces deux tendances
seraient d'ailleurs vouées à l'échec. Ne doit-on
pas ajouter une troisième forme plus optimiste, celle d'une
véritable innovation historique ? Même si, en pratique,
ces formes se mélangent et s'interpénètrent,
il convient donc de discerner trois grands types de réaction
: le projet fondamentaliste qui s'apparente au zélotisme,
l'affirmation national-populiste, plus proche du mimétisme
et la construction d'un néo-clanisme original.
Le projet fondamentaliste
Dans les sociétés musulmanes déstructurées
par l'industrialisation et l'individualisme de la modernité,
on voit apparaître et se développer une forme régressive
d'affirmation de l'identité perdue. Le fondamentalisme islamique,
saisi dans son ensemble, est l'illustration actuelle la plus typique
de la percée des mouvements identitaires. La montée
en puissance spectaculaire de ce courant ne doit pas cacher d'autres
phénomènes du même type, comme l'extrémisme
brahmanique en Inde, ou les revendications régionalistes
dans les vieux pays d'Europe. Tous ces phénomènes
sont suscités par l'échec de la modernisation et résultent
des frustrations engendrées par cet échec. Les masses
arabes touchées à l'heure actuelle par les frères
musulmans ou les mouvements chi'ites, étaient nassériennes
ou baasistes il y a vingt ans, c'est-à-dire qu'elles mettaient
alors leurs espoirs dans le modernisme et croyaient en une synthèse
possible de l'héritage arabe et de la modernité. Leur
fanatisme actuel permet de mesurer l'ampleur de leur déception.
Certes, ce courant est porteur de nombreuses ambiguïtés.
Il se nourrit des formidables survivances religieuses et culturelles
sans lesquelles il n'aurait jamais vu le jour. Il trouve dans la
nostalgie d'un passé historique glorieux, en partie mythique,
une force de résistance et d'expansion. Il constitue une
tentative problèmatique de concilier l'industrialisation
et la technique avec le Coran, (une modernisation sans la modernité).
Aux tentatives nationalistes de "modernisation de l'islam",
il oppose son projet ambitieux d'"islamisation de la modernité".
Les sociétés concernées n'ont jamais fait de
la religion leur seul principe d'identification sociale. Il ne s'agit
donc pas d'un retour à un vécu religieux traditionnel,
ni à une forme de société antérieure,
même si la nostalgie d'un âge d'or de l'Islam ou d'une
pureté originelle des temps du prophète et de ses
compagnons nourrit l'imaginaire des masses. Au grand dam des intégristes,
les croyances populaires de la société rurale sont
pétries de rituels et de pratiques locales étrangères
au Coran et de survivances ante-islamiques qualifiées de
superstitions. Le Maraboutisme, si vivant en Afrique noire et les
divers soufismes en sont une illustration. "S'il se présente
comme un farouche partisan du conservatisme en matière de
moeurs, note Hocine Benkheira à propos du fondamentalisme,
il n'en est pas moins un adversaire intrangiseant des modes de vie
traditionnels, notamment pour tout ce qui touche à la religiosité.
Dans ces modes de vie, celle-ci repose, selon lui, sur un tissus
de superstitions qui a recouvert la religion authentique et qu'il
faut donc éradiquer pour retrouver le vrai islâm, la
vraie foi, celle qui règnait avant, dans un temps mythique".
En n'y voyant qu'un retour de l'islâm traditionnel, poursuit-il,
"on s'est empêché de voir que si le fondamentalisme
triomphait, cela signait l'arrêt de mort de la religiosité
qui a dominé le Maghreb depuis environ dix siècles"
. Le retour mythique à un Islam authentique suppose autant
l'éradication de la religiosité traditionnelle que
l'élimination des valeurs de la modernité occidentale.
Les sociétés traditionnelles des pays d'Islâm
se caractérisaient par un enchevêtrement complexe de
communautés et de particularismes. L'identité culturelle
était de ce fait plurielle et ouverte. La oumma, ou assemblée
des croyants, n'avait été qu'un repère unificateur
imaginaire pour les musulmans disséminés dans des
collectivités enchevêtrées, formées d'un
réseau très complexe de liens historiques. La sharî'à
n'avait jamais été la loi civile unique et applicable
à tous. Les intégristes ont raison en un certain sens
de dénoncer l'âge d'or des grands empires arabes comme
une époque de corruption, d'impiété et d'hérésie.
La grande période de la Perse, celle des poètes chantant
l'amour et le vin, celle des miniatures raffinées et des
palais des Mille et Une Nuits, était aux antipodes du puritanisme
imposé par les ayatollah. Les fanatiques détruisent
aujourd'hui au Yémen ou ailleurs des oeuvres d'art sans prix
du XIème siècle produites dans les périodes
de tolérance de l'Islam au temps de sa première splendeur
: tombeaux de marabout, objets et lieux de cultes populaires.
"Même l'islam dont ils (les intégristes algériens)
se réclament, écrit Camille Tarot, fut-il antimoderniste,
n'est plus l'Islâm traditionnel. C'est un islâm importé
par des coopérants venus du proche-orient, mâtiné
de militantisme nationaliste, d'idées totalitaires, de méthodes
activistes empruntées aux guerres révolutionnaires
de naguère et à la guerilla afghane, un islâm
ébloui par le succès tactique de la révolution
khomeiniste" .
Paradoxalement, la déculturation engendrée par l'Occident
(industrialisation, urbanisation, nationalitarisme) offre les conditions
inespérées d'un renouveau religieux. L'individualisme,
déchaîné comme jamais, donne sens au projet
de recomposition du corps social sur la seule base du lien religieux
abstrait en effaçant toute autre inscription territoriale.
La religion devient la base d'un projet de reconstruction de la
communauté. Elle se voit attribuer le rôle d'assumer
la totalité du lien social. Les mouvements islamiques intégristes
touchent avant tout les villes et les bidonvilles dans les pays
où la tradition a le plus souffert des projets industrialistes,
l'Iran de la révolution blanche, l'Égypte post-nassérienne,
l'Algérie "socialiste". Les animateurs ne sont
pas des notables ruraux ou des esprits rétrogrades, mais
des ingénieurs, des médecins, des scientifiques formés
dans les universités. La religion, qui canalise les frustrations
des exclus de la modernité et des déçus des
projets modernistes du nassérisme, du Baas ou du socialisme
arabe, est une croyance abstraite, rigoureuse, universaliste. L'universalisme
occidental se trouve ainsi confronté à un universalisme
tout aussi fort et réactionnel. Il ne s'agit pas cependant
d'une voie véritablement différente ; l'anti-occidentalisme
de ce courant est plus affiché que profond. Le fonctionnement
théocratique de l'Etat est plus une perversion de la modernité
qu'un projet radicalement différent. Il implique, certes,
un rejet de la métaphysique matérialiste de l'Occident
mais il a besoin de garder la "base matérielle"
et en particulier la machine. Ces mouvements anti-occidentaux s'accommodent
le plus souvent de la technique et de l'économie de marché
(la modernisation sans le modernisme). Sans être totalement
vide, le contenu spécifique de ce qu'on appelle l'économie
islamique reste très limité : les banques et la finance
islamiques, et un volontarisme éthique assez flou. Elle n'exclut
même pas un libéralisme quasi-total. La menace d'une
dérive totalitaire de ces mouvements démagogiques
et théocratiques n'est pas négligeable.
Cependant, le monde islamique n'a pas le monopole de ces phénomènes.
On les retrouve sous leur forme strictement religieuse avec l'hindouisme
radical, l'intégrisme chrétien, en particulier dans
certaines sectes au Nord comme au Sud. Tous les fondamentalismes
islamiques, mais aussi leurs équivalents hindouistes et,
dans une certaine mesure, les intégrismes chrétiens,
s'inscrivent dans cette direction d'un néo-populisme religieux
porteur de projets de société imprécis. Le
discours est égalitaire et reprend ad nauseam le thème
de la dénonciation de la "corruption" des dirigeants.
L'utilisation politique de la religion est manifeste.
L'affirmation nationaliste/ethniciste.
Dans les sociétés où l'appareil d'État
porteur du projet moderniste apparaît comme étranger
aux populations locales, les réactions face à l'échec
du développement et à l'uniformisation planétaire
prennent la forme de revendications "nationalistes" plus
traditionnelles. Le particularisme ethnique, linguistique, historique,
bref culturel, constitue la base du projet d'autonomie. Les revendications
des Kurdes, des Tamouls, mais aussi celles des Berbères d'Algérie,
des Corses, des Basques d'Espagne ou des Baltes sont de ce type
.
Cette réaction n'est pas radicalement étrangère
à la précédente ; un certain fondamentalisme
va se loger dans l'ethnie fétichisée, enfantant un
véritable intégrisme civil.
La fin de l'impérialisme soviétique donne naissance
à un réveil des nationalités (et des nationalismes)
qui rappelle autant la période 1848-1919 que celle de la
décolonisation. On assiste à un retour en force apparent
et paradoxal à l'heure du village global de l'Etat-nation.
La fascination imaginaire du modèle est toujours aussi forte
alors même que les vieux Etats-nations connaissent une crise
décisive de la citoyenneté et une désaffection
politique.
A défaut d'autres formes d'organisation sociétale,
l'Etat-nation apparaît comme le seul mode d'expression de
l'existence collective au regard des autres et de soi-même.
Il n'empêche que ce nationalisme se restreint aux dimensions
de communautés homogènes, ou soi-disant telles. Il
canalise provisoirement tout à la fois les aspirations identitaires
et communautaires. Sans doute, le mythe mobilisateur de la nation
est-il, en l'espèce, aussi porteur d'illusions et de déceptions
que celui de la religion. L'identité qui s'affirme dans la
revendication n'a guère plus de contenu que le souvenir de
sa disparition. Souvent même, la violence des conflits avec
les voisins extérieurs ou les allogènes à l'intérieur
(juifs, gitans, minorités diverses) est à la mesure
de l'indifférenciation croissante entre les individus. L'uniformisation
planétaire favorise le déchaînement des crises
mimétiques, c'est-à-dire d'explosions engendrées
par la disparition des différences complémentaires,
selon l'analyse de René Girard . L'ex-empire soviétique
est un fantastique terrain d'expérience des phénomènes
de ce type, comme l'avaient été et comme le sont toujours,
mais à des degrés moindres, les ex-empires ottoman
et austro-hongrois. C'est le triomphe de l'ethnicisme avec son corollaire
sinistre, la purification. La Yougoslavie est l'exemple clinique
de ce processus. Il ronge aussi l'Afrique noire sous le nom plus
exotique de "tribalisme". Les ethnocides à répétition
du Rwanda et du Burundi en offrent une tragique illustration. La
Somalie, le Liberia sont sans doute des manifestations du même
phénomène. On chercherait en vain un seul pays du
sous-continent où les tensions, souvent même nourries
par les processus dits de démocratisation, ne menacent pas
de dégénérer en conflits ethniques ouverts.
La construction néo-clanique.
Dans les deux cas, on se trouve en face d'un fondamentalisme comparable
à l'intégrisme occidental. Au lieu de savoir que ce
en quoi l'on croît est une croyance, ce qui est légitime,
on croît qu'il s'agit d'un savoir, ce qui l'est beaucoup moins
(qu'il d'agisse de science ou de religion). Un usage raisonné
de la religion est à tout prendre moins dangereux qu'un usage
religieux de la raison.
A coté de ces dérives terroristes identitaires, il
existe, enfin, une forme plus souterraine et plus ouverte de renaissance
du sentiment communautaire qui rejoint peut-être le "pluriversalisme".
On la trouve de la façon la plus forte, là où
l'exclusion par rapport à la mégamachine techno-économique
transnationale est la plus totale, là où les bénéfices
sociaux, politiques et économiques de la modernité-monde
sont quasiment inexistants. L'Afrique noire est la terre d'élection
de ces marginaux, mais on les rencontre aussi en Océanie
et dans certaines zones d'Amérique latine (surtout chez les
Afro-américains et les Amérindiens). Ces exclus de
la modernité-monde sont condamnés à résister
au rouleau compresseur de l'uniformisation. Les masses qui s'agglutinent
à la périphérie des villes du Tiers-Monde n'ont
guère pour "richesse" que l'ingéniosité,
la solidarité et l'entraide. Le renforcement des liens traditionnels
et la constitution de nouveaux réseaux sont la réponse
à la faillite du mimétisme économique, technologique
et politique. Il ne s'agit pas seulement d'entretenir une nostalgie
compensatrice, mais de produire la vie dans toutes ses dimensions.
Un tissu social nouveau se crée ainsi dans la déréliction
des bidonvilles et des quartiers populaires.
Ce miracle résulte de la synthèse assez réussie
par la "société civile", c'est-à-dire
en fait la masse hétérogène des laissés
pour compte, entre la tradition perdue et la modernité inaccessible...
La fusion se réalise à trois niveaux : au niveau imaginaire,
au niveau sociétal, au niveau techno-économique ;
l'ensemble forme ce qu'on peut appeller la société
vernaculaire.
Au niveau imaginaire, l'innovation majeure est constituée
par les cultes dits syncrétiques et les mouvements prophétiques
qui mêlent des éléments modernistes, chrétiens
ou islamiques aux valeurs traditionnelles. Ces croyances, kimbanguisme
et kitawala, dans le bassin du Congo, cultes vaudou sur les côtes
du Bénin, harrisme, secte papa-novo, Albert Atcho ou le culte
déima en Côte d'Ivoire, etc., sont en pleine expansion
et atteignent toutes les couches de la population et, en particulier,
les déracinés des bidonvilles et des banlieues. A
Lagos, il vient même de se constituer le premier syndicat
de prophètes vivants... Ces religions, quand elles ne donnent
pas lieu aux dérives dénoncées ci-dessus, fabriquent
du sens à la situation nouvelle et conflictuelle que vivent
les néo-urbains et maîtrisent les tensions psychiques
que les cultes blancs et l'animisme traditionnel, lié au
pouvoir des ainés et à la polygamie, ne peuvent plus
contrôler. Elles font contrepoids à la montée
en puissance de la sorcellerie qui ronge ces sociétés
en crise. Le cas des layennes chez les Lebous de Yoff, cette confrérie
musulmane apparue au Sénégal dans la banlieue de Dakar
au début du siècle, comme celui de l'umbanda au Brésil,
peuvent illustrer cette reconquête de la dignité. Ces
croyances permettent aux déshérités de trouver
un sens à leur situation et de ne plus se percevoir seulement
en négatif par rapport à l'autre (en l'occurrence,
l'occidental). L'apport et le message des prophètes sont
à peu près les mêmes. Face à une situation
coloniale ou néo-coloniale, où un grand nombre d'Africains
sont eux-mêmes convaincus de l'infériorité de
la race noire ou d'une malédiction qui pèse sur elle,
ils affirment que Dieu n'a privilégié aucune race,
voire même que les Noirs sont ses élus .
Au niveau sociétal, cela concerne l'invention de structures
qu'on peut appeler "néo-claniques". Les nouveaux
citadins s'organisent dans des réseaux de solidarité
qui reproduisent partiellement les formes ancestrales, mais répondent
à une situation nouvelle. Chez les Sérères
et les Wolof du Sénégal, par exemple, les réseaux
urbains (tontines, dahira, associations sportives, théâtrales,
de voisinage, etc.) sont calqués sur le système lignager,
avec des "aînés sociaux". Chaque individu
participe à plusieurs de ces réseaux (de cinq à
dix en moyenne). Cette auto-organisation permet la prise en charge
des mille et un problèmes de la vie quotidienne dans un bidonville
ou une cité populaire, depuis l'enlèvement des ordures
ménagères, le fonctionnement des égouts jusqu'à
l'ensevelissement des morts en passant par les branchements clandestins
d'eau et d'électricité, l'animation festive et culturelle.
Cette convivialité en marche ne doit rien aux animateurs
extérieurs, ni aux experts des ONG. Elle constitue la base
vivante de la création économique populaire .
Au niveau techno-économique, la production, la répartition
et la consommation sont presque intégralement enchâssées
dans cette socialité nouvelle. Le bricolage et la débrouille
peuvent aller jusqu'à une endogénèse technologique
qui laisse rêveur le développeur sans succès.
Ici, on est ingénieux sans être ingénieur, entreprenant
sans être entrepreneur, industrieux sans être industriel.
Irréductibles dans ses logiques, ses comportements et ses
formes d'organisation au capitalisme traditionnel et à la
société technicienne, la nébuleuse informelle
fait preuve d'une efficacité remarquable pour recycler les
déchets de la modernité et relever les défis
de la situation d'exclusion. Fortement articulés entre eux,
ces trois niveaux constituent une intégration réactionnelle
à une collectivité ouverte, hors de l'ordre national-étatique.
Le réenchassement du technique et de l'économique
dans le social n'est pas un retour à un monde disparu mais
une véritable invention historique. Ainsi, sans bruit et
sans fureur, ces sociétés vernaculaires sont-elles
peut-être en train de se donner une identité plurielle
et de construire une socialité postmoderne qui dépasse
l'opposition de l'individu et de la communauté. On dit souvent
que l'Afrique n'a pas encore fait entendre sa voix dans l'aventure
humaine. La voie ainsi esquissée sera peut-être son
apport précieux au concert universel.
Conclusion : Plaidoyer pour un pluriversalisme
Avec ses persans, Montesquieu tentait de faire prendre conscience
à l'Europe de la relativité de ses valeurs. Seulement
dans un monde unique, dominé par une pensée unique,
il n'y a plus de persans ! Pourtant, ce moment de l'avènement
de la cosmopolis, est aussi celui de l'acmé des déchirures.
On l'a vu, c'est l'heure de la Bosnie et du Kosovo, pour ne pas
parler du Rwanda, de l'E.T.A et de l'I. R. A. ... C'est-à-dire
un temps de résurgence d'un fanatisme identitaire sans précédent
aux contours problèmatiques. Le triomphe de l'imaginaire
de la mondialisation a permis et permet une extraordinaire entreprise
de délégitimation du discours relativiste même
le plus modéré. Avec les droits de l'homme, la démocratie,
et bien sûr l'économie (par la grâce du marché),
les invariants transculturels ont envahi la scène et ne sont
plus questionnables. On assiste à un véritable "retour
de l'ethnocentrisme" occidental et anti-occidental. L'arrogance
de l'apothéose du tout marché est elle-même
une forme nouvelle d'ethnocentrisme. L'extension programmée
des technologies sophistiquées de la communication au sein
du village planétaire a un fort relan d'impérialisme
culturel. Le triomphe même de la technoscience et ses conséquences
pratiques (développement des biotechnologies, en particulier)
ne portent-ils pas en germe une intolérance radicale et problèmatique
de la diversité ? On devrait néanmoins savoir qu'il
n'y a pas de valeurs qui soient transcendantes à la pluralité
des cultures pour la simple raison qu'une valeur n'existe comme
telle que dans un contexte culturel donné. Cette situation
de triomphe de l'ethnocentrisme ordinaire a été rendue
possible par la démonisation des excès en retour que
cette même mondialisation engendre : montée des intégrismes
et des terrorismes ethnicistes. Même les critiques les plus
déterminés de la mondialisation sont eux-mêmes,
pour la plupart, coincés dans l'universalisme des valeurs
occidentales. Rares sont ceux qui tentent d'en sortir. Et pourtant,
on ne conjurera pas les méfaits du monde unique de la marchandise
en restant enfermé dans le marché unique des idées.
Il est sans doute essentiel à la survie de l'humanité,
et précisément pour tempérer les explosions
actuelles et prévisibles d'ethnicisme, de défendre
la tolérance et le respect de l'autre, non pas au niveau
de principes universels vagues et abstraits, mais en s'interrogeant
sur les formes possibles d'aménagement d'une vie humaine
plurielle dans un monde singulièrement rétréci.
Il ne s'agit donc pas d'imaginer une culture de l'universel, qui
n'existe pas, il s'agit de conserver suffisamment de distance critique
pour que la culture de l'autre donne du sens à la notre.
Le drame de l'Occident est de n'avoir jamais pu se départir
de deux attitudes, qui, finalement aboutissent au même résultat
: nier la culture de l'autre, ou nier notre propre culture au profit
d'un universalisme très particulier. Certes, il est illusoire
de prétendre échapper à l'absolu de sa culture
et donc à un certain ethnocentrisme. Celui-ci est la chose
du monde la mieux partagée. Là où l'affaire
commence à devenir inquiétante, c'est quand on l'ignore
et qu'on le nie ; car cet absolu est bien sûr toujours relatif.
La religion et la science (et en particulier la religion de la science)
véhiculent en Occident une absolutisation du relatif, comme
le font tous les intégrismes. La tolérance vraie commence
avec la relativisation de l'absolu. L'absolutisation de l'universel,
en effet, fait de celui-ci un dogme religieux comparable à
l'intégrisme islamique issu de l'absolutisation symétrique
du relatif et du particulier.
En bref, ne faut-il pas songer à remplacer le rève
universaliste bien défraîchi par ses réalisations
inéluctablement totalitaires par un "pluriversalisme"
nécessairement relatif dans lequel les persans et les autres
conservent toute leur légitimité sinon toute leur
place ? "Pluralisme, comme le remarque Raimon Panikkar qui
de fait pense au pluriversalisme, ne signifie pas la simple tolérance
de l'autre, vu qu'il n'est pas encore trop fort ; pluralisme signifie
l'acceptation de notre contingence, la reconnaissance que ni moi
ni nous, n'avons de critères absolus pour juger le monde
et les autres. Pluralisme signifie qu'il y a des systèmes
de pensée et cultures incompatibles entre eux ou, en utilisant
une métaphore géométrique, qu'ils sont incommensurables
(tels, que le sont le rayon et la circonférence ou l'hypothènuse
et le cathète, en restant pour autant en coexistence et co-implication).
La convivialité est quelque chose de beaucoup plus profond
que la simple tolérance mutuelle" . Il s'agit bien d'une
"démocratie des cultures" pour reprendre une autre
de ses expressions.
La disparition du pluriel dans un monde unique (pas seulement par
la pensée...), provoque un écrasement qui à
son tour est responsable de l'émergence du double ethnocentrisme
dénoncé. Le refus de la pensée unique et de
l'homme unidimentionnel avec ses séquelles débouche
sur un plaidoyer pour réhabiliter le polythéisme des
valeurs, la pluralité des fins ultimes, bref la tolérance
et la diversité des soucis légitimes de la vie humaine
et de la différence. Sans, pour nous occidentaux, renoncer
aux apports de la modernité (qui irriguent aussi l'autre
Afrique, comme en témoignent les conférences nationales
et leurs revendications démocratiques), il s'agit de réhabiliter
la dimension holiste inéluctable de toute société
et non de la nier ou de la refouler honteusement. L'existence du
tout social et donc la recherche du bien commun et de la justice
sociale doit encadrer les individus et l'affirmation des droits
de l'homme. Ainsi est-il possible d'acceuillir l'autre et de dialoguer
avec les socités non-occidentales. Il s'agit d'admettre qu'il
y a plusieurs voies pour accèder au bien commun et à
la justice, et donc d'autres conceptions recevables de la dignité
humaine que les droits de l'homme à l'occidental.
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