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Les effets culturels de la mondialisation
UNIVERSALISME CANNIBALE OU TERRORISME IDENTITAIRE
Par Serge Latouche à Otawa


Origine : http://www.redhouse-sofia.org/engl/projects/p_lectures/downloads/texteconfLatouche.doc

L'impérialisme économique et l'impérialisme de l'économie, qui caractérisent la surmodernité dans sa phase actuelle sont en train de détruire la planète. Cela peut s'observer par le spectacle du quotidien pour peu qu'on ne soit pas atteint de la myopie de cette vision ultra libérale des "staliniens" des institutions de Bretton-Woods, ceux-là mêmes qui jouent aux apprentis sorciers... Cet économisme a réduit la culture au folklore et l'a reléguée dans les musées. La mondialisation en liquidant les cultures engendre l'émergence des "tribus", des replis, de l'ethnicisme, et non la coexistence et le dialogue. La montée de la violence mimétique sur fond de victimisation des boucs émissaires est le corrolaire de l'homogénéisation et des faux métissages. Amplifiés par les média, ces phénomènes ont provoqué une telle répulsion, sans doute légitime, qu'on en vient à exalter un universalisme béat et sans nuance, d'essence exclusivement occidental, avec la répétition incantatoire de slogans creux.

En 1989, il y a tout juste dix ans, (et en même temps une éternité !), la chute du mur de Berlin semblait annoncer la fin du mensonge et des illusions totalitaires. Pendant quelques années le monde occidental se prit à rêver de la paix perpétuelle qu'aménerait à coup sûr l'extension rapide à toute la planète de l'économie de marché, des droits de l'homme, des technosciences et de la démocratie. Aujourd'hui, le cauchemar a clairement succédé au rêve. Partout dans le monde on se massacre allègrement et les États se défont au nom de la pureté de la race ou de la religion. L'Occident aurait doublement tort de croire que ce sont là affaires de barbares qui ne le concernent pas. D'une part parce que le conflit se fait de plus en plus sentir au cœur même des démocraties les mieux ancrées. Et surtout parce qu'il y a tout lieu de penser que cet effarant retour de l'ethnocentrisme du Sud et de l'Est est au fond rigoureusement proportionnel à la secrète violence impliquée par l'imposition de la norme universaliste occidentale. Comme si, derrière l'apparente neutralité de la marchandise, des images et du juridisme, nombre de peuples percevaient en creux un ethnocentrisme paradoxal, un ethnocentrime universaliste, l'ethnocentrisme du Nord et de l'Ouest, d'autant plus dévastateur qu'il consiste en une négation officielle radicale de toute pertinence des différences culturelles. Et qui ne voit dans la culture que la marque d'un passé à abolir définitivement.

Toutefois, après quarante ans d'occidentalisation économique du monde, il est naïf et de mauvaise foi d'en regretter les effets pervers. On est ainsi enfermé dans un manichéisme suspect et dangereux : ethnicisme ou ethnocentrisme, terrorisme identitaire ou universalisme cannibale.

Si les méfaits des replis identitaires et de l'ethnicisme doivent être dénoncés, il ne faut pas évacuer le bébé avec l'eau du bain. Leurs mécanismes doivent être analysés, en particulier celui d'une absolutisation de différences arbitraires par des entrepreneurs de l'identité sans scrupule. Symétriquement, l'ethnocentrisme arrogant et à nouveau triomphant de la bonne conscience occidentale doit aussi être démonté. Il faut dénoncer l'illusion d'une culture planétaire qui serait le sous-produit de la mondialisation techno-économique. Par quel miracle le mauvais mondial ne serait-il que le double déformé et caricatural du bon universel ?

La mondialisation en particulier, tout en caricaturant l'universel renforce la nostalgie pour ses valeurs de plus en plus bafouées. "Mondialisation et universalité, écrit Jean Baudrillard, ne vont pas de pair, elles seraient plutôt exclusives l'une de l'autre. La mondialisation est celle des techniques, du marché, du tourisme, de l'information. L'universalité est celle des valeurs, des droits de l'homme, des libertés, de la culture, de la démocratie. La mondialisation semble irréversible, l'universel serait plutôt en voie de disparition" . Quand Baudrillard oppose ainsi le mondial à l'universel, il ne fait que constater une réalité. Toutefois, n'est-ce pas l'universalité de la science, de la technique et plus encore de l'économie, d'essence bien occidentale, qui a engendré cette mondialisation "diabolique" ? La parution du cours de géographie d'Emmanuel Kant vient à point nommé pour nous rappeler l'étroitesse ethnocentriste de l'universalisme chez le plus grand penseur des Lumières, avec son florilège de clichés racistes .

La réalité de l'érosion et de l'écrasement des valeurs par la mégamachine techno-économique globale n'est-elle pas, d'une certaine façon, la vérité de l'universel, dès lors que cet universel est uniquement et exclusivement occidental et que son noyau dur n'est autre que l'économicisation/marchandisation du monde?

Ce débat sur l'ethnocentrisme est d'autant plus actuel que les problèmes du droit à différer font irruption dans notre quotidien, du foulard islamique à l'excision, de la montée du racisme à la ghettoïsation des banlieues. La mise en perspective de nos croyances en se mettant à la place de l'autre est indispensable sous peine de la perte de la connaissance de soi, danger que fait peser la mondialisation culturelle.

I L'Occident comme mégamachine anti-culture : L'universalisme cannibale.

Mégamachine techno-économique, anonyme et désormais sans visage, l'Occident remplace en son sein la culture par une mécanique qui fonctionne à l'exclusion et non à l'intégration de ses membres, et sur ses marges, à sa périphérie, elle lamine les autres cultures, dans sa dynamique conquérante, les écrase comme un rouleau compresseur. D'une certaine façon, l'économie (et la technique), que l'on présente souvent comme l'autre de la culture ne sont pas à coté de la culture, elles sont notre culture ou plutôt son "tenant-lieu". La culture, en effet, dans la signification pleine que la tradition anthropologique donne à ce terme, est ce qui donne sens à la réalité humaine et sociale. Or, comme l'homme vit d'abord dans le sens, à la différence des autres êtres vivants, la culture est ce qui permet de trouver une réponse au problème de l'être et de l'existence. Nous sommes littéralement immergés dans la culture.

L'Occident moderne, néanmoins, a imposé la technique et l'économie comme "milieu" social, réduisant, ce faisant, le sens à une simple fonction, la fonction vitale, celle de vivre pour vivre ou de vivre pour consommer et consommer pour vivre... Le seul sens de la vie que les produits de l'industrie culturelle propose à nos enfants, c'est : faire de l'argent et en gagner toujours plus. Aussi peut-on dire que cette soi-disant culture occidentale est une anti-culture. Elle est une non culture pour trois raisons ; d'abord, parce qu'elle désenchante le monde suivant le mot et l'analyse de Max Weber, c'est-à-dire qu'elle réduit le sens à une simple fonction et avec la recherche d'accumulation illimitée de l'argent, elle prend les moyens pour fin. Elle est une anti-culture, encore, parce qu'elle fonctionne à l'exclusion. Enfin, elle est ethnocidaire ou culturicide. Pseudo-culture universelle, elle est cannibale ; elle dévore les autres cultures et ses propres enfants ; elle assassine ou détruit tout ce qui lui resiste.

Loin d'entraîner la fertilisation croisée des diverses sociétés, la mondialisation impose à autrui une vision particulière, celle de l'Occident et plus encore celle de l'Amérique du Nord. Dans un article au titre provocateur ("In Praise of Cultural Imperialism ?"), un ancien responsable de l'administration Clinton, M. David Rothkopf déclare froidement : "Pour les Etats-Unis, l'objectif central d'une politique étrangère de l'ère de l'information doit être de gagner la bataille des flux de l'information mondiale, en dominant les ondes, tout comme la Grande-Bretagne règnait autrefois sur les mers"; Il ajoute : "Il y va de l'intérêt économique et politique des Etats-Unis de veiller à ce que, si le monde adopte une langue commune, ce soit l'anglais ; que, s'il s'oriente vers des normes communes en matière de télécommunications, de sécurité et de qualités, ces normes soient américaines ; que, si ses différentes parties sont reliées par la télévision, la radio et la musique, les programmes soient américains ; et que, si s'élaborent des valeurs communes, ce soit des valeurs dans lesquelles les Américains se reconnaissent". Il conclut en affirmant que ce qui est bon pour les Etats-Unis est bon pour l'humanité ! "Les Américains ne doivent pas nier le fait que, de toutes nations dans l'histoire du monde, c'est la leur qui est la plus juste, la plus tolérante, la plus désireuse de se remettre en question et de s'améliorer en permanence, et le meilleur modèle pour l'avenir" . Cet impérialisme culturel aboutit le plus souvent à ne substituer à la richesse ancienne de sens qu'un vide tragique. Les réussites de métissages culturels sont plutôt d'heureuses exceptions, souvent fragiles et précaires. Elles résultent plus de réactions positives aux évolutions en cours que de la logique globale. C'est à raison que l'on a pu parler à propos des pays du Sud, d'une "culture du vide". Toutefois, ce vide d'une modernité bâtarde et désenchantée est disponible pour nourrir les projets les plus délirants.

L'économie et la technique en s'autonomisant, en se désenclavant du social (selon l'analyse de la disembeddedness de Karl Polanyi) en viennent à occuper la totalité de l'espace social et sont in abstracto universelles. Toutefois, cette mégamachine techno-économique fonctionne à l'exclusion. Elle repose sur le culte de la performance technique et économique, sans frein, ni limite, le profit pour le profit, l'accumulation illimitée. Hobbes annonce déjà avec délectation cette ubris, cette démesure propre à l'homme occidental. "La félicité de cette vie, écrit-il, ne consiste pas dans le repos d'un esprit satisfait. Car n'existent en rélité ni ce finis ultimus (ou but dernier) ni ce summum bonum (ou bien suprême) dont il est question dans les ouvrages des anciens moralistes (...) la félicité est une continuelle marche en avant du désir d'un objet à un autre, la saisie du premier n'étant encore que la route qui mène au second. (...) Ainsi, je mets au premier rang, à titre d'inclination générale de toute l'humanité, un désir perpétuel et sans trêve d'acquérir pouvoir après pouvoir, désir qui ne cesse qu'à la mort" . Cette recherche inquiète du "toujours plus", cette démesure propre à l'homme occidental engendrent peut-être la félicité de quelques uns, mais sûrement pas le bonheur du plus grand nombre. La guerre économique, qui est la réalité de la concurrence, guerre à laquelle la course techniciste donne une puissance inouïe, engendre des vainqueurs mais aussi des vaincus. Les vainqueurs, les gagnants, petit nombre d'élus, sont magnifiés par les médias, proposés en modèles. Ce sont les héros des temps modernes.

C'est là un mythe d'une redoutable efficacité pour imposer l'extension de la mégamachine, et même réussir une certaine intégration imaginaire des exclus. Tous, en effet, ont une chance, infime et très inégale, sans doute, mais pas nulle, de sortir de l'immense bataille, de la gigantesque loterie comme un Dieu, une vedette, une star, une idole des nombreuses scènes interdépendantes de la société du spectacle : le show-biz, le sport, la science, la fortune, l'art, la bourse... Les jeux télévisés sont une caricature du fonctionnement de cette gigantesque foire.

Ce faisant, cette mécanique produit nécessairement une masse énorme de perdants : les exclus, les recalés, les laissés-pour compte. Cette "culture" de la performance est donc ipso facto une culture de l'échec. Or toute culture vise avant tout à l'intégration de ses membres, de tous ses membres et pas seulement de quelques uns. Elle ne vise pas uniquement à une intégration imaginaire, mais aussi à une intégration réelle dans la vie concrète. Elle fournit les mythes et les croyances qui contribuent à la fabrication sociale des personnes, donnent sens à leur existence en même temps qu'elle fournit les moyens matériels de cette existence en assumant le lien social et en instaurant une solidarité collective. Elle ne limite pas ses bienfaits à quelques élus ni à une élite, mais à tous. Elle canalise les pulsions agressives ou explosives, maîtrise la démesure, l'ambition, l'avidité des individus pour les faire travailler au bien commun ou au moins neutraliser les effets mortifères des passions débridées. Bref, toute culture se doit d'accomplir cette intégration concrète du vivre ensemble que l'Etat-nation moderne a plus ou moins réussi à maintenir pendant la période de montée en puissance du marché. En revanche, l'intégration abstraite de l'humanité dans le technocosme par le marché mondial, par l'omnimarchandisation du monde et la concurrence généralisée se fait au prix d'une désocialisation concrète, d'une décomposition du lien social, en dépit du mythe de la main invisible cher aux économistes.

A cette décomposition sociale et politique du Nord correspond la déculturation du Sud. Celle-ci est d'autant plus dramatique que, si dans une certaine mesure, le Nord fonctionne encore comme "élite planétaire", le Sud n'a souvent pour seule richesse que sa culture, ou ce qu'il en reste...

Le sous-développement n'est pas seulement une forme d'acculturation, il est en réalité une déculturation. Ses symptômes économiques ne peuvent ni s'expliquer ni se comprendre par la seule économie. Il n'est pas fondamentalement engendré par elle. L'analyse du sous-développement en terme de dynamique culturelle, n'est pas complémentaire d'une analyse économique, mais elle est exclusive, puisque la culture au sens fort englobe l'économie. Le sous-développement est d'abord un jugement porté de l'extérieur sur une réalité façonnée de l'extérieur. C'est l'intériorisation du regard de l'autre, ce processus d'autocolonisation de l'imaginaire piège les sociétés non-occidentales dans la dynamique infernale de l'occidentalisation. Ce processus pourrait être illustré de mille façons par les observations de la vie quotidienne comme par l'expérience des échecs tant du mimétisme politique (L'Etat importé) que du mimétisme économique (la faillite du développement). Toutefois, cet écrasement laisse des traces et engendre un grand ressentiment.

En conséquence de cela, les cultures refoulées font partout retour, parfois sous les formes les plus pernicieuses. Faute d'une place nécessaire et d'une légitime reconnaissance, elles reviennent de manière explosive, dangereuse ou violente.

II Le retour du refoulé : l'irruption des revendications identitaires.

La mégamachine globale rase tout ce qui dépasse du sol, mais elle enfonce les superstructures et conserve à son insu les fondations. Sous l'uniformisation planétaire, on peut retrouver les racines des cultures humiliées qui n'attendent que le moment favorable pour resurgir, parfois déformées et monstrueuses. Les replis identitaires provoqués par l'uniformisation planétaire et la mise en concurrence exacerbée des espaces et des groupes sont d'autant plus violents que la base historique et culturelle en est plus fragile, (voire inexistante dans le cas limite de la Padanie). Parce que l'universalisme des Lumières n'est que le particularisme de la "tribu occidentale", il laisse derrière lui bien des survivances, suscite bien des résistances, favorise des recompositions et engendre des formations bâtardes étranges ou dangereuses.

Les réactions défensives face à l'échec du développement, les volontés d'affirmation identitaire, les résistances à l'homogénéisation universelle vont prendre des formes différentes plus ou moins agressives ou plus ou moins créatives et originales.

Les délices du jeu politique marqué par le conflit droite-gauche que l'Occident a propagé avec plus ou moins de bonheur dans le reste du monde s'en trouvent empoisonnées. Les revendications communautaires sont tantôt de "droite", tantôt de "gauche". Dans les vieilles démocraties elles-mêmes, l'identité "nationale" devient un enjeu électoral. Des "nouvelles droites" ou des "nouvelles gauches" en font leurs thèmes porteurs. Des pêcheurs en eau trouble récupèrent les aspirations identitaires nostalgiques dans des projets nettement néo-fascistes. Rien n'est plus comme avant, et les choses sont bien embrouillées avec l'émergence de ce monstre polymorphe qu'est l'identité culturelle stigmatisée par Maxime Rodinson comme "peste communautaire".

L'identité culturelle est une aspiration légitime, mais coupée de la nécessaire prise de conscience de la situation historique, elle est dangereuse. Ce n'est pas un concept instrumentalisable. D'abord, lorsqu'une collectivité commence à prendre conscience de son identité culturelle, il y a fort à parier que celle-ci est déjà irrémédiablement compromise. L'identité culturelle existe en soi dans les groupes vivants. Quand elle devient pour soi, elle est déjà le signe d'un repli face à une menace ; elle risque de s'orienter vers l'enfermement, voire l'imposture. Produit de l'histoire, largement inconsciente, elle est dans une communauté vivante toujours ouverte et plurielle. Au contraire, instrumentalisée, elle se renferme devient exclusive, monolithique, intolérante, totalisante, en danger de devenir totalitaire. La purification ethnique n'est pas loin...

Arnold Toynbee distinguait naguère deux types de réaction face à l'impérialisme culturel : l'hérodianisme et le zélotisme, soit le mimétisme caricatural et le renfermement désespéré. Ces deux tendances seraient d'ailleurs vouées à l'échec. Ne doit-on pas ajouter une troisième forme plus optimiste, celle d'une véritable innovation historique ? Même si, en pratique, ces formes se mélangent et s'interpénètrent, il convient donc de discerner trois grands types de réaction : le projet fondamentaliste qui s'apparente au zélotisme, l'affirmation national-populiste, plus proche du mimétisme et la construction d'un néo-clanisme original.

Le projet fondamentaliste

Dans les sociétés musulmanes déstructurées par l'industrialisation et l'individualisme de la modernité, on voit apparaître et se développer une forme régressive d'affirmation de l'identité perdue. Le fondamentalisme islamique, saisi dans son ensemble, est l'illustration actuelle la plus typique de la percée des mouvements identitaires. La montée en puissance spectaculaire de ce courant ne doit pas cacher d'autres phénomènes du même type, comme l'extrémisme brahmanique en Inde, ou les revendications régionalistes dans les vieux pays d'Europe. Tous ces phénomènes sont suscités par l'échec de la modernisation et résultent des frustrations engendrées par cet échec. Les masses arabes touchées à l'heure actuelle par les frères musulmans ou les mouvements chi'ites, étaient nassériennes ou baasistes il y a vingt ans, c'est-à-dire qu'elles mettaient alors leurs espoirs dans le modernisme et croyaient en une synthèse possible de l'héritage arabe et de la modernité. Leur fanatisme actuel permet de mesurer l'ampleur de leur déception. Certes, ce courant est porteur de nombreuses ambiguïtés. Il se nourrit des formidables survivances religieuses et culturelles sans lesquelles il n'aurait jamais vu le jour. Il trouve dans la nostalgie d'un passé historique glorieux, en partie mythique, une force de résistance et d'expansion. Il constitue une tentative problèmatique de concilier l'industrialisation et la technique avec le Coran, (une modernisation sans la modernité). Aux tentatives nationalistes de "modernisation de l'islam", il oppose son projet ambitieux d'"islamisation de la modernité".

Les sociétés concernées n'ont jamais fait de la religion leur seul principe d'identification sociale. Il ne s'agit donc pas d'un retour à un vécu religieux traditionnel, ni à une forme de société antérieure, même si la nostalgie d'un âge d'or de l'Islam ou d'une pureté originelle des temps du prophète et de ses compagnons nourrit l'imaginaire des masses. Au grand dam des intégristes, les croyances populaires de la société rurale sont pétries de rituels et de pratiques locales étrangères au Coran et de survivances ante-islamiques qualifiées de superstitions. Le Maraboutisme, si vivant en Afrique noire et les divers soufismes en sont une illustration. "S'il se présente comme un farouche partisan du conservatisme en matière de moeurs, note Hocine Benkheira à propos du fondamentalisme, il n'en est pas moins un adversaire intrangiseant des modes de vie traditionnels, notamment pour tout ce qui touche à la religiosité. Dans ces modes de vie, celle-ci repose, selon lui, sur un tissus de superstitions qui a recouvert la religion authentique et qu'il faut donc éradiquer pour retrouver le vrai islâm, la vraie foi, celle qui règnait avant, dans un temps mythique". En n'y voyant qu'un retour de l'islâm traditionnel, poursuit-il, "on s'est empêché de voir que si le fondamentalisme triomphait, cela signait l'arrêt de mort de la religiosité qui a dominé le Maghreb depuis environ dix siècles" . Le retour mythique à un Islam authentique suppose autant l'éradication de la religiosité traditionnelle que l'élimination des valeurs de la modernité occidentale.

Les sociétés traditionnelles des pays d'Islâm se caractérisaient par un enchevêtrement complexe de communautés et de particularismes. L'identité culturelle était de ce fait plurielle et ouverte. La oumma, ou assemblée des croyants, n'avait été qu'un repère unificateur imaginaire pour les musulmans disséminés dans des collectivités enchevêtrées, formées d'un réseau très complexe de liens historiques. La sharî'à n'avait jamais été la loi civile unique et applicable à tous. Les intégristes ont raison en un certain sens de dénoncer l'âge d'or des grands empires arabes comme une époque de corruption, d'impiété et d'hérésie. La grande période de la Perse, celle des poètes chantant l'amour et le vin, celle des miniatures raffinées et des palais des Mille et Une Nuits, était aux antipodes du puritanisme imposé par les ayatollah. Les fanatiques détruisent aujourd'hui au Yémen ou ailleurs des oeuvres d'art sans prix du XIème siècle produites dans les périodes de tolérance de l'Islam au temps de sa première splendeur : tombeaux de marabout, objets et lieux de cultes populaires.

"Même l'islam dont ils (les intégristes algériens) se réclament, écrit Camille Tarot, fut-il antimoderniste, n'est plus l'Islâm traditionnel. C'est un islâm importé par des coopérants venus du proche-orient, mâtiné de militantisme nationaliste, d'idées totalitaires, de méthodes activistes empruntées aux guerres révolutionnaires de naguère et à la guerilla afghane, un islâm ébloui par le succès tactique de la révolution khomeiniste" .

Paradoxalement, la déculturation engendrée par l'Occident (industrialisation, urbanisation, nationalitarisme) offre les conditions inespérées d'un renouveau religieux. L'individualisme, déchaîné comme jamais, donne sens au projet de recomposition du corps social sur la seule base du lien religieux abstrait en effaçant toute autre inscription territoriale. La religion devient la base d'un projet de reconstruction de la communauté. Elle se voit attribuer le rôle d'assumer la totalité du lien social. Les mouvements islamiques intégristes touchent avant tout les villes et les bidonvilles dans les pays où la tradition a le plus souffert des projets industrialistes, l'Iran de la révolution blanche, l'Égypte post-nassérienne, l'Algérie "socialiste". Les animateurs ne sont pas des notables ruraux ou des esprits rétrogrades, mais des ingénieurs, des médecins, des scientifiques formés dans les universités. La religion, qui canalise les frustrations des exclus de la modernité et des déçus des projets modernistes du nassérisme, du Baas ou du socialisme arabe, est une croyance abstraite, rigoureuse, universaliste. L'universalisme occidental se trouve ainsi confronté à un universalisme tout aussi fort et réactionnel. Il ne s'agit pas cependant d'une voie véritablement différente ; l'anti-occidentalisme de ce courant est plus affiché que profond. Le fonctionnement théocratique de l'Etat est plus une perversion de la modernité qu'un projet radicalement différent. Il implique, certes, un rejet de la métaphysique matérialiste de l'Occident mais il a besoin de garder la "base matérielle" et en particulier la machine. Ces mouvements anti-occidentaux s'accommodent le plus souvent de la technique et de l'économie de marché (la modernisation sans le modernisme). Sans être totalement vide, le contenu spécifique de ce qu'on appelle l'économie islamique reste très limité : les banques et la finance islamiques, et un volontarisme éthique assez flou. Elle n'exclut même pas un libéralisme quasi-total. La menace d'une dérive totalitaire de ces mouvements démagogiques et théocratiques n'est pas négligeable.

Cependant, le monde islamique n'a pas le monopole de ces phénomènes. On les retrouve sous leur forme strictement religieuse avec l'hindouisme radical, l'intégrisme chrétien, en particulier dans certaines sectes au Nord comme au Sud. Tous les fondamentalismes islamiques, mais aussi leurs équivalents hindouistes et, dans une certaine mesure, les intégrismes chrétiens, s'inscrivent dans cette direction d'un néo-populisme religieux porteur de projets de société imprécis. Le discours est égalitaire et reprend ad nauseam le thème de la dénonciation de la "corruption" des dirigeants. L'utilisation politique de la religion est manifeste.

L'affirmation nationaliste/ethniciste.

Dans les sociétés où l'appareil d'État porteur du projet moderniste apparaît comme étranger aux populations locales, les réactions face à l'échec du développement et à l'uniformisation planétaire prennent la forme de revendications "nationalistes" plus traditionnelles. Le particularisme ethnique, linguistique, historique, bref culturel, constitue la base du projet d'autonomie. Les revendications des Kurdes, des Tamouls, mais aussi celles des Berbères d'Algérie, des Corses, des Basques d'Espagne ou des Baltes sont de ce type .

Cette réaction n'est pas radicalement étrangère à la précédente ; un certain fondamentalisme va se loger dans l'ethnie fétichisée, enfantant un véritable intégrisme civil.

La fin de l'impérialisme soviétique donne naissance à un réveil des nationalités (et des nationalismes) qui rappelle autant la période 1848-1919 que celle de la décolonisation. On assiste à un retour en force apparent et paradoxal à l'heure du village global de l'Etat-nation. La fascination imaginaire du modèle est toujours aussi forte alors même que les vieux Etats-nations connaissent une crise décisive de la citoyenneté et une désaffection politique.

A défaut d'autres formes d'organisation sociétale, l'Etat-nation apparaît comme le seul mode d'expression de l'existence collective au regard des autres et de soi-même. Il n'empêche que ce nationalisme se restreint aux dimensions de communautés homogènes, ou soi-disant telles. Il canalise provisoirement tout à la fois les aspirations identitaires et communautaires. Sans doute, le mythe mobilisateur de la nation est-il, en l'espèce, aussi porteur d'illusions et de déceptions que celui de la religion. L'identité qui s'affirme dans la revendication n'a guère plus de contenu que le souvenir de sa disparition. Souvent même, la violence des conflits avec les voisins extérieurs ou les allogènes à l'intérieur (juifs, gitans, minorités diverses) est à la mesure de l'indifférenciation croissante entre les individus. L'uniformisation planétaire favorise le déchaînement des crises mimétiques, c'est-à-dire d'explosions engendrées par la disparition des différences complémentaires, selon l'analyse de René Girard . L'ex-empire soviétique est un fantastique terrain d'expérience des phénomènes de ce type, comme l'avaient été et comme le sont toujours, mais à des degrés moindres, les ex-empires ottoman et austro-hongrois. C'est le triomphe de l'ethnicisme avec son corollaire sinistre, la purification. La Yougoslavie est l'exemple clinique de ce processus. Il ronge aussi l'Afrique noire sous le nom plus exotique de "tribalisme". Les ethnocides à répétition du Rwanda et du Burundi en offrent une tragique illustration. La Somalie, le Liberia sont sans doute des manifestations du même phénomène. On chercherait en vain un seul pays du sous-continent où les tensions, souvent même nourries par les processus dits de démocratisation, ne menacent pas de dégénérer en conflits ethniques ouverts.

La construction néo-clanique.

Dans les deux cas, on se trouve en face d'un fondamentalisme comparable à l'intégrisme occidental. Au lieu de savoir que ce en quoi l'on croît est une croyance, ce qui est légitime, on croît qu'il s'agit d'un savoir, ce qui l'est beaucoup moins (qu'il d'agisse de science ou de religion). Un usage raisonné de la religion est à tout prendre moins dangereux qu'un usage religieux de la raison.

A coté de ces dérives terroristes identitaires, il existe, enfin, une forme plus souterraine et plus ouverte de renaissance du sentiment communautaire qui rejoint peut-être le "pluriversalisme". On la trouve de la façon la plus forte, là où l'exclusion par rapport à la mégamachine techno-économique transnationale est la plus totale, là où les bénéfices sociaux, politiques et économiques de la modernité-monde sont quasiment inexistants. L'Afrique noire est la terre d'élection de ces marginaux, mais on les rencontre aussi en Océanie et dans certaines zones d'Amérique latine (surtout chez les Afro-américains et les Amérindiens). Ces exclus de la modernité-monde sont condamnés à résister au rouleau compresseur de l'uniformisation. Les masses qui s'agglutinent à la périphérie des villes du Tiers-Monde n'ont guère pour "richesse" que l'ingéniosité, la solidarité et l'entraide. Le renforcement des liens traditionnels et la constitution de nouveaux réseaux sont la réponse à la faillite du mimétisme économique, technologique et politique. Il ne s'agit pas seulement d'entretenir une nostalgie compensatrice, mais de produire la vie dans toutes ses dimensions. Un tissu social nouveau se crée ainsi dans la déréliction des bidonvilles et des quartiers populaires.

Ce miracle résulte de la synthèse assez réussie par la "société civile", c'est-à-dire en fait la masse hétérogène des laissés pour compte, entre la tradition perdue et la modernité inaccessible... La fusion se réalise à trois niveaux : au niveau imaginaire, au niveau sociétal, au niveau techno-économique ; l'ensemble forme ce qu'on peut appeller la société vernaculaire.

Au niveau imaginaire, l'innovation majeure est constituée par les cultes dits syncrétiques et les mouvements prophétiques qui mêlent des éléments modernistes, chrétiens ou islamiques aux valeurs traditionnelles. Ces croyances, kimbanguisme et kitawala, dans le bassin du Congo, cultes vaudou sur les côtes du Bénin, harrisme, secte papa-novo, Albert Atcho ou le culte déima en Côte d'Ivoire, etc., sont en pleine expansion et atteignent toutes les couches de la population et, en particulier, les déracinés des bidonvilles et des banlieues. A Lagos, il vient même de se constituer le premier syndicat de prophètes vivants... Ces religions, quand elles ne donnent pas lieu aux dérives dénoncées ci-dessus, fabriquent du sens à la situation nouvelle et conflictuelle que vivent les néo-urbains et maîtrisent les tensions psychiques que les cultes blancs et l'animisme traditionnel, lié au pouvoir des ainés et à la polygamie, ne peuvent plus contrôler. Elles font contrepoids à la montée en puissance de la sorcellerie qui ronge ces sociétés en crise. Le cas des layennes chez les Lebous de Yoff, cette confrérie musulmane apparue au Sénégal dans la banlieue de Dakar au début du siècle, comme celui de l'umbanda au Brésil, peuvent illustrer cette reconquête de la dignité. Ces croyances permettent aux déshérités de trouver un sens à leur situation et de ne plus se percevoir seulement en négatif par rapport à l'autre (en l'occurrence, l'occidental). L'apport et le message des prophètes sont à peu près les mêmes. Face à une situation coloniale ou néo-coloniale, où un grand nombre d'Africains sont eux-mêmes convaincus de l'infériorité de la race noire ou d'une malédiction qui pèse sur elle, ils affirment que Dieu n'a privilégié aucune race, voire même que les Noirs sont ses élus .

Au niveau sociétal, cela concerne l'invention de structures qu'on peut appeler "néo-claniques". Les nouveaux citadins s'organisent dans des réseaux de solidarité qui reproduisent partiellement les formes ancestrales, mais répondent à une situation nouvelle. Chez les Sérères et les Wolof du Sénégal, par exemple, les réseaux urbains (tontines, dahira, associations sportives, théâtrales, de voisinage, etc.) sont calqués sur le système lignager, avec des "aînés sociaux". Chaque individu participe à plusieurs de ces réseaux (de cinq à dix en moyenne). Cette auto-organisation permet la prise en charge des mille et un problèmes de la vie quotidienne dans un bidonville ou une cité populaire, depuis l'enlèvement des ordures ménagères, le fonctionnement des égouts jusqu'à l'ensevelissement des morts en passant par les branchements clandestins d'eau et d'électricité, l'animation festive et culturelle. Cette convivialité en marche ne doit rien aux animateurs extérieurs, ni aux experts des ONG. Elle constitue la base vivante de la création économique populaire .

Au niveau techno-économique, la production, la répartition et la consommation sont presque intégralement enchâssées dans cette socialité nouvelle. Le bricolage et la débrouille peuvent aller jusqu'à une endogénèse technologique qui laisse rêveur le développeur sans succès. Ici, on est ingénieux sans être ingénieur, entreprenant sans être entrepreneur, industrieux sans être industriel. Irréductibles dans ses logiques, ses comportements et ses formes d'organisation au capitalisme traditionnel et à la société technicienne, la nébuleuse informelle fait preuve d'une efficacité remarquable pour recycler les déchets de la modernité et relever les défis de la situation d'exclusion. Fortement articulés entre eux, ces trois niveaux constituent une intégration réactionnelle à une collectivité ouverte, hors de l'ordre national-étatique. Le réenchassement du technique et de l'économique dans le social n'est pas un retour à un monde disparu mais une véritable invention historique. Ainsi, sans bruit et sans fureur, ces sociétés vernaculaires sont-elles peut-être en train de se donner une identité plurielle et de construire une socialité postmoderne qui dépasse l'opposition de l'individu et de la communauté. On dit souvent que l'Afrique n'a pas encore fait entendre sa voix dans l'aventure humaine. La voie ainsi esquissée sera peut-être son apport précieux au concert universel.

Conclusion : Plaidoyer pour un pluriversalisme

Avec ses persans, Montesquieu tentait de faire prendre conscience à l'Europe de la relativité de ses valeurs. Seulement dans un monde unique, dominé par une pensée unique, il n'y a plus de persans ! Pourtant, ce moment de l'avènement de la cosmopolis, est aussi celui de l'acmé des déchirures. On l'a vu, c'est l'heure de la Bosnie et du Kosovo, pour ne pas parler du Rwanda, de l'E.T.A et de l'I. R. A. ... C'est-à-dire un temps de résurgence d'un fanatisme identitaire sans précédent aux contours problèmatiques. Le triomphe de l'imaginaire de la mondialisation a permis et permet une extraordinaire entreprise de délégitimation du discours relativiste même le plus modéré. Avec les droits de l'homme, la démocratie, et bien sûr l'économie (par la grâce du marché), les invariants transculturels ont envahi la scène et ne sont plus questionnables. On assiste à un véritable "retour de l'ethnocentrisme" occidental et anti-occidental. L'arrogance de l'apothéose du tout marché est elle-même une forme nouvelle d'ethnocentrisme. L'extension programmée des technologies sophistiquées de la communication au sein du village planétaire a un fort relan d'impérialisme culturel. Le triomphe même de la technoscience et ses conséquences pratiques (développement des biotechnologies, en particulier) ne portent-ils pas en germe une intolérance radicale et problèmatique de la diversité ? On devrait néanmoins savoir qu'il n'y a pas de valeurs qui soient transcendantes à la pluralité des cultures pour la simple raison qu'une valeur n'existe comme telle que dans un contexte culturel donné. Cette situation de triomphe de l'ethnocentrisme ordinaire a été rendue possible par la démonisation des excès en retour que cette même mondialisation engendre : montée des intégrismes et des terrorismes ethnicistes. Même les critiques les plus déterminés de la mondialisation sont eux-mêmes, pour la plupart, coincés dans l'universalisme des valeurs occidentales. Rares sont ceux qui tentent d'en sortir. Et pourtant, on ne conjurera pas les méfaits du monde unique de la marchandise en restant enfermé dans le marché unique des idées. Il est sans doute essentiel à la survie de l'humanité, et précisément pour tempérer les explosions actuelles et prévisibles d'ethnicisme, de défendre la tolérance et le respect de l'autre, non pas au niveau de principes universels vagues et abstraits, mais en s'interrogeant sur les formes possibles d'aménagement d'une vie humaine plurielle dans un monde singulièrement rétréci.

Il ne s'agit donc pas d'imaginer une culture de l'universel, qui n'existe pas, il s'agit de conserver suffisamment de distance critique pour que la culture de l'autre donne du sens à la notre. Le drame de l'Occident est de n'avoir jamais pu se départir de deux attitudes, qui, finalement aboutissent au même résultat : nier la culture de l'autre, ou nier notre propre culture au profit d'un universalisme très particulier. Certes, il est illusoire de prétendre échapper à l'absolu de sa culture et donc à un certain ethnocentrisme. Celui-ci est la chose du monde la mieux partagée. Là où l'affaire commence à devenir inquiétante, c'est quand on l'ignore et qu'on le nie ; car cet absolu est bien sûr toujours relatif. La religion et la science (et en particulier la religion de la science) véhiculent en Occident une absolutisation du relatif, comme le font tous les intégrismes. La tolérance vraie commence avec la relativisation de l'absolu. L'absolutisation de l'universel, en effet, fait de celui-ci un dogme religieux comparable à l'intégrisme islamique issu de l'absolutisation symétrique du relatif et du particulier.

En bref, ne faut-il pas songer à remplacer le rève universaliste bien défraîchi par ses réalisations inéluctablement totalitaires par un "pluriversalisme" nécessairement relatif dans lequel les persans et les autres conservent toute leur légitimité sinon toute leur place ? "Pluralisme, comme le remarque Raimon Panikkar qui de fait pense au pluriversalisme, ne signifie pas la simple tolérance de l'autre, vu qu'il n'est pas encore trop fort ; pluralisme signifie l'acceptation de notre contingence, la reconnaissance que ni moi ni nous, n'avons de critères absolus pour juger le monde et les autres. Pluralisme signifie qu'il y a des systèmes de pensée et cultures incompatibles entre eux ou, en utilisant une métaphore géométrique, qu'ils sont incommensurables (tels, que le sont le rayon et la circonférence ou l'hypothènuse et le cathète, en restant pour autant en coexistence et co-implication). La convivialité est quelque chose de beaucoup plus profond que la simple tolérance mutuelle" . Il s'agit bien d'une "démocratie des cultures" pour reprendre une autre de ses expressions.

La disparition du pluriel dans un monde unique (pas seulement par la pensée...), provoque un écrasement qui à son tour est responsable de l'émergence du double ethnocentrisme dénoncé. Le refus de la pensée unique et de l'homme unidimentionnel avec ses séquelles débouche sur un plaidoyer pour réhabiliter le polythéisme des valeurs, la pluralité des fins ultimes, bref la tolérance et la diversité des soucis légitimes de la vie humaine et de la différence. Sans, pour nous occidentaux, renoncer aux apports de la modernité (qui irriguent aussi l'autre Afrique, comme en témoignent les conférences nationales et leurs revendications démocratiques), il s'agit de réhabiliter la dimension holiste inéluctable de toute société et non de la nier ou de la refouler honteusement. L'existence du tout social et donc la recherche du bien commun et de la justice sociale doit encadrer les individus et l'affirmation des droits de l'homme. Ainsi est-il possible d'acceuillir l'autre et de dialoguer avec les socités non-occidentales. Il s'agit d'admettre qu'il y a plusieurs voies pour accèder au bien commun et à la justice, et donc d'autres conceptions recevables de la dignité humaine que les droits de l'homme à l'occidental.