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Origine : http://ecorev.org/article.php3?id_article=171
Le libéralisme économique s'est constitué
sur la base d'un affranchissement des échanges marchands
par rapport aux critères moraux, politiques ou religieux,
et ce autour du seul principe du calcul utilitariste. Pour Serge
Latouche, professeur émérite de l'Université
de Paris-Sud et président de la Ligne d'horizon, cette myopie
des acteurs économiques est, en soi, problématique,
du fait des déséquilibres sociaux et environnementaux
qu'elle contribue de fait à perpétuer. Il faut donc
repolitiser l'acte de consommer. Cependant, alors même que
les idéologues néo-libéraux chantent justement
les louanges d'une soi-disant "démocratie de marché",
comparant le "choix" économique au vote, l'auteur
dénonce les contraintes structurelles qui aliènent,
au contraire, le consommateur, fut-il "citoyen", et tendent
à l'emprisonner dans un système opaque, tout dévoué
au productivisme.
Avec la mondialisation, le consommateur (par ailleurs, enfant mineur,
mère de famille, travailleuse ou travailleur, producteur
ou retraité-e ...), acheteur en bout de chaîne des
marchandises fabriquées dans le monde entier, se trouve investi
d'une responsabilité nouvelle. Il peut paraître étrange
après la dénonciation de l'économisme et du
développement de nous voir "réhabiliter"
le consommateur, voire la consommation, fussent-ils critiques. Le
consumérisme, en effet, participe pleinement de la société
de croissance responsable de l'injustice du monde. Pas de croissance
de la production sans croissance illimitée de la consommation
suscitée par tous les moyens et en particulier la manipulation
systématique du consommateur. La consommation dite critique
ou éthique, le commerce équitable, peuvent apparaître
comme des oxymores au même titre que le développement
durable. Il faut sortir du consumérisme tout autant sinon
plus que du développementisme. Des slogans comme "consommer
éthique !" ou "achetez équitable" sont
contradictoires et pervers car ils reprennent ce qui fait problème
: l'impératif de consommer. Et de fait, les ONG qui s'investissent
dans le commerce équitable sont confrontées à
ces contradictions. "Ne consommer jamais !" ne serait
pas un mauvais slogan en un certain sens. Bien sûr ! Il ne
faut pas l'entendre comme une grève radicale d'achats, mais
comme une autolimitation volontaire du recours aux circuits commerciaux,
ce qui n'exclut pas une débauche d'échanges festifs.
Il s'agit avant tout d'un changement d'attitude dans le rapport
avec ce qu'on se procure des autres pour satisfaire ce dont on a
besoin en échange de ce qu'on leur offre. La provocation
éducative de l'appel à la mobilisation des consommateurs
trouve sa justification dans le fait que son pouvoir d'achat est,
en effet, l'un des derniers pouvoirs disponibles pour le citoyen
qui puisse contrebalancer ou contrer ceux de la finance transnationale.
Il ne peut plus se contenter d'être l'usager passif, rôle
auquel l'avait réduit le système consumériste,
laissant aux syndicats et à l'Etat (à ce qu'il en
reste...) le soin d'assumer le contre-pouvoir en face du Marché.
Il est désormais sommé de redécouvrir une forme
de citoyenneté au cœur même de la dépossession
marchande. Contre l'emprise quasi totalitaire du Marché qui
s'arroge le droit de se prétendre son porte-parole, la résistance
et l'insurrection deviennent nécessaires. Il ne s'agit plus
comme dans les projets de l'économie sociale de nier ou contourner
la lutte de classe, mais bien de l'assumer par ce biais.
La farce de la démocratie du marché
"Tu vas au supermarché et du prends un paquet de spaghetti
et, sans le vouloir, remarque Francesco Gesualdi, tu finances l'industrie
d'armement parce que la multinationale à laquelle tu achètes
possède aussi des fabriques d'armes. Ou bien, tu acquiers
un pot de tomates pelées et tu contribues à l'exploitation
des journaliers africains, puisque la multinationale à laquelle
tu achètes possède aussi des plantations d'ananas
(Del Monte, filiale d'United Fruit, en l'occurrence). En d'autres
termes, chaque fois que tu achètes à l'aveuglette
tu peux te transformer en complice d'entreprises qui polluent, qui
maltraitent les animaux ou qui accomplissent d'autres méfaits"
[1]. Dans ces conditions, acheter du café labellisé
"Max Havelaar" ou "Transfair" plutôt qu'une
marque du grand commerce ordinaire est peut-être un acte citoyen.
Acheter équitable, c'est-à-dire, en théorie,
selon un juste prix, plutôt que de se laisser vendre un produit
inéquitable au prix du marché, c'est une façon
d'affirmer la médiation politique dans l'échange commercial.
C'est donc affirmer aussi la solidarité avec des partenaires
lointains et inconnus sans nier leur existence ni être indifférent
à leur sort. Malheureusement, il n'est pas facile au consommateur
d'être citoyen. Cela, à la fois subjectivement et objectivement.
Subjectivement, parce que la manipulation des goûts et des
désirs desdits consommateurs est quasi totale, à travers
la publicité et les sollicitations de la grande distribution.
Objectivement, parce que, serait-il déterminé à
adopter un comportement citoyen, notre consommateur n'a guère
le choix. Acheter écologiquement, politiquement et éthiquement
correct relève le plus souvent du parcours du combattant
et de l'héroïsme, sans véritable garantie de
résultat. Pour la plupart des produits, ce choix-là
n'existe même pas. Où est la voiture équitable,
le frigidaire éthique, la machine à laver solidaire,
le logiciel social ? Déjà heureux si la traçabilité
est poussée assez loin pour se procurer un complet-veston
confectionné ailleurs que dans un bagne modernisé
pour femmes du sud-est asiatique... Votons-nous vraiment pour l'esclavage
des enfants pakistanais quand nous achetons une paire de chaussures
d'une grande marque transnationale ? Adhérons-nous à
la destruction des identités culturelles quand nous offrons
à nos proches un forfait vacances ? Certes, l'achat est un
vote ; mais cette affirmation ne se suffit pas à elle seule.
Les ultra-libéraux et les grands capitalistes aussi l'ont
toujours répété, opposant aux décisions
imposées par un État régulateur le "plébiscite
des consommateurs". "Le consommateur est roi, comme on
dit. Sa rationalité est souveraine et sa souveraineté
est rationnelle : d'une part, il est le meilleur juge de ses préférences
et de ses valeurs et, d'autre part, pour reprendre une métaphore
souvent utilisée par les économistes, la somme d'argent
qu'il accepte de consacrer à tel ou tel bien ou service apparaît
comme un ensemble de bulletins de vote. De là à dire,
que "la démocratie, c'est le marché", il
n'y a qu'un pas à franchir" [2]. La pensée unique
actuelle le franchit allègrement : elle a remis au goût
du jour le slogan démagogique des "petits porteurs"
imaginé par les adversaires du front populaire en 36. Elle
clame haut et fort ce thème mystificateur en même temps
que celui plus mystificateur encore du référendum
des petits actionnaires. C'est la soi-disant "démocratie
actionnariale" [3]. "Un électeur ordinaire détenant
deux cent cinquante mille bulletins de vote ! Cette démocratie-là
laisse un peu songeur" note René Passet en soulignant
la répartition asymétrique des titres [4]. Ce serait
la ménagère qui plébisciterait le super ou
l'hypermarché au détriment du petit commerce de proximité
dont la disparition entraîne la mort de la vie urbaine et
d'une certaine forme de convivialité. C'est encore elle qui
plébisciterait l'agriculture productiviste pour avoir des
produits alimentaires propres ou pasteurisés et meilleur
marché. Il faudrait donc s'en prendre à elle pour
la mort des campagnes et pour la disparition de l'eau potable, pour
la pollution des nappes phréatiques et des sols par les pesticides
et les engrais chimiques. Si l'on en croît Monsanto, la ménagère
du Tiers-Monde réclamerait même les OGM pour échapper
à la famine [5] ! C'est l'usager enfin qui ratifierait les
licenciements, les dégraissages, les délocalisations,
la flexibilité des salaires et des horaires, pour obtenir
des transports toujours plus rapides, plus lointains et moins chers,
des vêtements et de l'électronique à bas prix
provenant des pays émergents, des voitures, des téléphones
portables et des ordinateurs bon marché.
La demande, et elle seule, serait reine ; sa souveraineté
serait légitime, puisque démocratique et populaire.
Tous les discours sur les bienfaits de la mondialisation des marchés
(la mondialisation heureuse) reprennent cet antienne ad nauseam.
"Le principe de la souveraineté du consommateur (...)
constitue (...) le principe de démocratie directe pratiquée
dans un référendum", proclame tout naturellement
l'économiste [6]. Il est essentiel de dégonfler cette
argumentation arrogante faite au nom des consommateurs, mais qui
émane exclusivement des lobbies des grandes firmes. Ce n'est
pas la voix des consommateurs telle en tout cas qu'elle s'exprime
à travers les associations.
Quelle économie équitable ?
Le citoyen est aussi consommateur. Par conséquent, le consommateur
est également un citoyen. Le discours politique considère
le citoyen comme souverain tandis que le discours économique
affirme que le consommateur est roi. Le consommacteur, comme disent
les ONG, le consommateur-citoyen, entend revendiquer cette double
reconnaissance de sa suprématie et exercer pleinement les
prérogatives légitimes qui en découlent. Comment
lui refuser alors de savoir ce qu'il achète, de connaître
la provenance de ce qu'il mange, comme prétendent le faire
les firmes agro-alimentaire et l'O.M.C. ? La "traçabilité"
est vraiment le minimum qu'on doive offrir à celui qu'on
prétend souverain. Or celle-ci est loin d'être totale.
Derrière l'étiquette "première pression
à froid" de l'huile d'olive, par exemple, le consommateur
français ne dispose à ce jour d'aucune garantie de
provenance ni de fabrication [7]. Elle a été refusée
concrètement par les instances européennes pour le
chocolat ; quant aux OGM, les firmes transnationales pratiquent
sauvagement la politique du fait accompli avec la bénédiction
du gouvernement américain. Elles revendiquent le refus d'étiquetage
pour ne pas fausser le jeu de la concurrence ! "Ecrire sur
un produit qu'il contient des ingrédients génétiquement
modifiés, déclare Madame Sarah Thorn, responsable
de l'association Grocery manufactures of America, un lobby de l'alimentation,
équivaut à le condamner à rester sur les rayons
des supermarchés" [8]. La ministre de l'Agriculture,
Madame Venemann, s'est d'ailleurs fait auprès de Bruxelles
le soutien du lobby des OGM. "Il sera difficile, a-t-elle déclaré
au commissaire européen chargé de la protection des
consommateurs, de considérer les mesures d'étiquetage
des produits génétiquement modifiés comme n'étant
pas des mesures de discrimination commerciale" [9]. On ne peut
mieux dire que le consommateur-roi n'a pas à connaître
le contenu de la boite et à faire prévaloir son choix,
il n'a qu'à payer... Le retournement du consommateur, normalement
citoyen passif (et infiniment patient !), en citoyen actif et consommateur
exigeant un minimum de respect, s'observe occasionnellement en cas
de crise, lorsque les ménagères et les usagers refusent
les hormones dans le bœuf, les organismes génétiquement
modifiés ou les ballons de football faits par des esclaves-enfants
et sont prêts à aller jusqu'au boycott. Après
la condamnation de l'Europe à l'O.M.C. pour refus d'importer
du bœuf aux hormones et en réponse aux mesures de rétorsion
américaines sur divers produits dont le Roquefort, le président
du C.N.J.A. (Centre National des Jeunes Agriculteurs) déclarait
: "Ils ne connaissent que le fric. Il faut donc frapper là
où ça fait mal, au tiroir-caisse". Dommage qu'il
faille attendre une crise et le démontage de quelques Mac-do
pour découvrir ces solides vérités et l'évidence
de la "malbouffe"... C'est effectivement aussi par la
réappropriation du pouvoir politique de l'acte de consommation
que le citoyen d'une société économiquement
mondialisée peut espérer infléchir encore le
cours des choses. Il y a dans cette situation nouvelle un défi
éthique manifeste. L'action syndicale et la militance politique
supposent des sacrifices et ont une dimension morale souvent importante,
mais elles pouvaient apparaître justifiées par des
intérêts très concrets : hausses de salaires,
conditions de travail, avantages divers. Avec la consommation citoyenne,
le rapport entre éthique et intérêt est inversé.
Certes, il est de l'intérêt bien compris de tous que
la planète survive et soit sauvée, que les produits
soient sains et même que justice soit faite pour éviter
le chaos, mais cet intérêt-là se heurte à
d'autres intérêts plus immédiats qu'il faudrait
lui sacrifier. Il est indécent de demander au smicard ou
au RMiste de payer 30 % plus cher pour un produit biologique, 50
% voire 100 % plus cher pour une marchandise équitable. Comment
suggérer au banlieusard de renoncer à son supermarché
favori pour des formes moins injustes de distribution, alors que
celles-ci n'existent même pas à proximité et
que font encore plus défaut les marchés traditionnels.
Bien sûr, des circuits courts producteurs-consommateurs peuvent
être organisés y compris en zones urbaines sous forme
de paniers-fraîcheurs avec abonnement ou avec les jardins
ouvriers [10]. Quelques militants écologistes ou eco-solidaires
convaincus y ont recours. Nul doute qu'il soit souhaitable que de
telles initiatives se développent. Sous la pression citoyenne,
les pouvoirs publics peuvent venir en renfort et infléchir
les politiques agricoles dans un sens moins productiviste. L'Allemagne
a ouvert courageusement la voie. Toutefois, peut-on généraliser
ces formules ? Et encore une fois, où trouver la voiture
équitable, le juste kilowattheure et le m3 d'eau moral ?
Contrer les manipulations et refaire le monde
Il est clair qu'on ne va pas effacer d'un trait de plume la manipulation
des puissances économiques qu'il est impossible de méconnaître
et qu'il faut se garder de sous-estimer. Toutefois, l'objectif est
bien de refaire le monde et le moyen est bien de contrer la manipulation
et le lavage de cerveau auquel nous sommes soumis. Il est temps
de commencer la décolonisation de notre imaginaire, c'est-à-dire
la déséconomicisation des esprits. Prendre conscience
que nos désirs de consommation, notre vision du monde dominée
par le caractère incontournable de l'économie sont
le résultat de la manipulation insidieuse d'un système
et ne repose pas sur une véritable nécessité.
Les choses ont été autrement, pourraient être
autrement, devraient être autrement. Il faut toujours avoir
comme horizon cet objectif ambitieux avec l'idéal d'un échange
juste, c'est-à-dire d'économies et de marchés
médiatisés par le social ou le politique.
Ce texte est pour l'essentiel un extrait du dernier livre de l'auteur,
Justice sans limites. Le défi de l'éthique dans une
économie mondialisée, Fayard, Paris 2003.
[1] Francesco Gesualdi, Manuale per un consumo responsabile. Dal
boicottaggio al commercio equo e solidale, Feltrinelli, Milano 1999.
La traduction et la parenthèse sont nôtres.
[2] Franck-Dominique Vivien et Agnès Pivot, "A propos
de la méthode d'évaluation contingente", Natures
Sciences Sociétés, 1999, vol 7 n°2, p. 51.
[3] "De fait, rien n'est plus facile que de pousser à
son terme une métaphore démocratique qui ne cesse
d'affleurer dans le discours de la finance. L'exposition des projets
économiques (ceux des entreprises comme ceux de la politique
économique) à l'opinion des marchés n'est-elle
pas communément présentée comme une forme de
suffrage ? Et les décisions d'engagement ou de désengagement
des investisseurs ne sont-elles pas l'expression d'une sorte de
vote ? Les pratiques de la corporate governance font un cran supplémentaire
à cette analogie en donnant à la politeia financière
son agora : l'assemblée générale des actionnaires
(...) Fausse démocratie dans une société qui
ne connaît pas d'autres préoccupations communes que
celles du patrimoine : il n'est pas certain que la polis des fonds
de pension soit une cité radieuse", Frédéric
Lordon, Fonds de pension, piège à cons ? Mirage de
la démocratie actionnariale, Raisons d'agir, Juin 2000, pp.
106 et 109.
[4] Passet René, Éloge du mondialisme par un "anti"
présumé, Fayard, 2001, p. 30.
[5] Ce n'est pas encore le cas, mais grâce à la propagande
appuyée par l'argent des firmes et avec la complicité
des élites locales, cela semble en bon chemin. Déjà,
Mohamed Yunus, le "banquier des pauvres", se fait au Bangla
Desh le propagandiste des semences de Monsanto. Plusieurs ministres
africains de l'agriculture relayent cette campagne de pénétration
insidieuse. Les Américains en offrant des surplus de céréales
génétiquement modifiées aux Etats affamés
d'Afrique accentuent encore la pression.
[6] Ici Marc Williger, "La méthode d'évaluation
contingente : de l'observation à la construction des valeurs
de préservation". Natures Sciences Sociétés,
4,1, Paris, l999.
[7] Comme le rappelait récemment le Canard enchaîné.
[8] Cité par Politis, Jeudi 10 octobre 2002.
[9] "De telles mesures, poursuit-elle, pourraient coûter
des millions aux industriels états-uniens". Frédéric
Prat, "Europe et OGM : Bruxelles, le passage en force",
Courrier de l'environnement de l'INRA, N° 46, juin 2002, p.
76.
[10] La revue Silence (Ecologie, Alternatives, Non-violence), 9
rue Dumenge, 69004 Lyon, est une source irremplaçable d'informations
et d'adresses, de même que Nature et Progrès, 68 bd
Gambetta, 30700 Uzès.
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