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Décoloniser l’imaginaire
(Serge Latouche « Survivre au développement », conclusion, Intervention à l'Unesco)

Face à la mondialisation, qui n'est que le triomphe planétaire du tout-marché, il nous faut concevoir et vouloir une société dans laquelle les valeurs économiques ont cessé d'être centrales (ou uniques), où l'économie est remise à sa place comme simple moyen de la vie humaine et non comme fin ultime. Il nous faut renoncer à cette course folle vers une consommation toujours accrue. Cela n'est pas seulement nécessaire pour éviter la destruction définitive de l'environnement terrestre, mais aussi et surtout pour sortir de la misère psychique et morale des humains contemporains (1).

Il s'agit là d'une véritable décolonisation de notre imaginaire et d'une déséconomicisation des esprits nécessaires pour changer vraiment le monde avant que le changement du monde ne nous y condamne dans la douleur. Il faut commencer par voir les choses autrement pour qu'elles puissent devenir autres, pour que l'on puisse concevoir des solutions vraiment originales et novatrices. Il s'agit de mettre au centre de la vie humaine d'autres significations que l'expansion de la production et de la consommation

La menace la plus grave qui pèse sur notre planète, ce n’est Peut-être pas celle de la destruction par le délire de la Mégamachine, c'est notre aveuglement et notre impuissance. Comme les Romains de la fin de la République, «nous ne pouvons plus supporter ni nos vices ni leurs remèdes (2)». Nous refusons de faire le vrai diagnostic de la maladie, et nous nous satisfaisons de masquer les symptômes. C'est à l'aggravation même du mal que nous demandons des remèdes Contre le développement proposer un développement durable, local, social ou alternatif, c'est chercher, en fin du compte, à prolonger l'agonie du patient le plus longtemps possible en entretenant le virus. Il faut une véritable cure de désintoxication collective. La croissance, en effet, est à la fois un virus pervers et une drogue. Comme l'écrit Majid Rahnema : «Pour s'infiltrer dans les espaces vernaculaires, le premier Homo œconomicus avait adopté deux méthodes qui ne sont pas sans rappeler, l'une l'action du rétrovirus VIH et une autre les moyens employés par les trafiquants de drogue " (3). » Il s'agit de la destruction des défenses immunitaires et de la création de nouveaux besoins

Demander à nos contemporains de renoncer à la technique, dans le sens du «système technicien» (et pouvons-nous ajouter au développement), ce serait, selon Jacques Ellul, comme de demander à l'homme du néolithique de brûler sa forêt qui est son milieu (4) II est clair que nous ne renoncerons volontiers ni au développement, ni à notre mode de vie, ni aux techniques qui leur sont associées. Il n'est même pas sûr que nous renoncions à brûler les dernières forêts et les derniers hommes du «néolithique» qui y vivent encore.

N’y a-t-il alors ni espoir ni perspective pour la planète ou pour l'humanité ?

Les leçons de l'Histoire n'ont rien pour rendre optimistes, et la victoire du bon sens sur le délire du système techno-économique, de la convivialité sur l'égoïsme des possédants et la volonté de puissance des dominants ne serait rien moins qu'assurée si on ne devait faire fond que sur la force de conviction et de persuasion de la raison pratique Seulement, la démesure de la rationalité commandée par la recherche sans limites du profit mène à des catastrophes qui pour douloureuses qu'elles soient font naître des occasions de remise en question Tchernobyl hier, la vache folle aujourd'hui, l'effet de serre demain, sans parler des innombrables risques technologiques quotidiens, sont de puissants adjuvants de la réflexion. La pédagogie des catastrophes impulse le nécessaire changement de l'imaginaire qui constitue la condition non moins nécessaire à l'émergence et au triomphe des alternatives.

Les Indiens de Colombie britannique sur la côte ouest du Pacifique (les Kwakiult, Haida, Tshimshian, etc.) pensaient que les saumons étaient des êtres vivants comme eux, qu'ils vivaient en tribus au fond de la mer où ils avaient leurs « tipis ». En hiver, ils décidaient de se sacrifier pour leurs frères terrestres, revêtaient leurs habits de saumon et partaient vers les embouchures. À la saison de la remonte des rivières, les Indiens accueillaient le premier saumon comme un visiteur de marque. Ils le mangeaient avec cérémonie. Son sacrifice n'était qu'un emprunt provisoire. Ils reportaient à la mer l'arête centrale et les restes qui permettaient la renaissance de l'hôte dévoré. Ainsi, la coexistence et la symbiose des saumons et des hommes se perpétuaient de façon satisfaisante. Avec l'arrivée des Blancs et l'installation sur chaque embouchure d'une conserverie, la course au profit a entraîné un prélèvement abusif. Les Indiens en ont conclu que les saumons ont disparu parce que les Blancs n'ont pas respecté le rituel... Qui pourrait leur donner tort (5). Cette obligation pour l'homme de se fondre dans le cosmos se retrouve dans la plupart des sociétés. En Sibérie, on va mourir dans la forêt pour rendre aux animaux ce que l'on en a reçu. Cette attitude implique des rapports de réciprocité entre les hommes et le reste de l'univers. Les hommes sont prêts à se donner à Gaia comme Gaia se donne à eux.

En niant la capacité de régénération de la nature, en réduisant les ressources naturelles à une matière première à exploiter et non en la considérant comme un «ressourcement», la modernité a éliminé le rapport de réciprocité entre l'homme et la nature. Tous les peuples opprimés, étranglés, humiliés de la planète n’aspirent pas nécessairement à ce que cachent les miracles et les mirages du développement quels que soient les emballages. Ils aspirent sans doute d’abord à survivre. Non d’une survie purement biologique mesurée en calories, ou purement matérielle, comme le donne à penser la vision économiste et développementiste, mais d’une survie culturelle en terme de chaleur humaine. Ils aspirent si possible à vivre « bien ». Bien et non pas toujours plus, ni mieux. Cela signifie vivre dans la dignité, selon leurs valeurs, leurs normes et leurs choix culturels, sans être piégés et broyés par et dans la course au plus haut PNB. Au fond, n’est-ce pas aussi une aspiration profonde partagée par les petites gens du Nord ? C’est cette aspiration que vise à réaliser la décroissance conviviale combinée au localisme.

1 Tite-Live, cité par Jacques Ellul, Le Bluff technologie, Paris, Hachette, 1988, p. 214

2 Majid Rahnema, op. cit., p. 214

3 Jacques Ellul, Le Système technicien, Paris, Calmann-Lévy, 1977, pp. 94-98

4 Lewis Hyde, The Gift : Imagination and the Erotic Life of Property, New York, Vintage/Random, 1983