|
Face à la mondialisation, qui n'est que le triomphe planétaire
du tout-marché, il nous faut concevoir et vouloir une société
dans laquelle les valeurs économiques ont cessé d'être
centrales (ou uniques), où l'économie est remise à
sa place comme simple moyen de la vie humaine et non comme fin ultime.
Il nous faut renoncer à cette course folle vers une consommation
toujours accrue. Cela n'est pas seulement nécessaire pour éviter
la destruction définitive de l'environnement terrestre, mais
aussi et surtout pour sortir de la misère psychique et morale
des humains contemporains (1).
Il s'agit là d'une véritable décolonisation
de notre imaginaire et d'une déséconomicisation des
esprits nécessaires pour changer vraiment le monde avant que
le changement du monde ne nous y condamne dans la douleur.
Il faut commencer par voir les choses autrement pour qu'elles puissent
devenir autres, pour que l'on puisse concevoir des solutions vraiment
originales et novatrices. Il s'agit de mettre au centre de la vie
humaine d'autres significations que l'expansion de la production et
de la consommation
La menace la plus grave qui pèse sur notre planète,
ce n’est Peut-être pas celle de la destruction par le
délire de la Mégamachine, c'est notre aveuglement
et notre impuissance. Comme les Romains de la fin de la République,
«nous ne pouvons plus supporter ni nos vices ni leurs remèdes
(2)». Nous refusons de faire le vrai diagnostic de la maladie,
et nous nous satisfaisons de masquer les symptômes. C'est
à l'aggravation même du mal que nous demandons des
remèdes Contre le développement proposer un développement
durable, local, social ou alternatif, c'est chercher, en fin du
compte, à prolonger l'agonie du patient le plus longtemps
possible en entretenant le virus. Il faut une véritable cure
de désintoxication collective. La croissance, en effet, est
à la fois un virus pervers et une drogue. Comme l'écrit
Majid Rahnema : «Pour s'infiltrer dans les espaces vernaculaires,
le premier Homo œconomicus avait adopté deux méthodes
qui ne sont pas sans rappeler, l'une l'action du rétrovirus
VIH et une autre les moyens employés par les trafiquants
de drogue " (3). » Il s'agit de la destruction des défenses
immunitaires et de la création de nouveaux besoins
Demander à nos contemporains de renoncer à la technique,
dans le sens du «système technicien» (et pouvons-nous
ajouter au développement), ce serait, selon Jacques Ellul,
comme de demander à l'homme du néolithique de brûler
sa forêt qui est son milieu (4) II est clair que nous ne renoncerons
volontiers ni au développement, ni à notre mode de
vie, ni aux techniques qui leur sont associées. Il n'est
même pas sûr que nous renoncions à brûler
les dernières forêts et les derniers hommes du «néolithique»
qui y vivent encore.
N’y a-t-il alors ni espoir ni perspective pour la planète
ou pour l'humanité ?
Les leçons de l'Histoire n'ont rien pour rendre optimistes,
et la victoire du bon sens sur le délire du système
techno-économique, de la convivialité sur l'égoïsme
des possédants et la volonté de puissance des dominants
ne serait rien moins qu'assurée si on ne devait faire fond
que sur la force de conviction et de persuasion de la raison pratique
Seulement, la démesure de la rationalité commandée
par la recherche sans limites du profit mène à des
catastrophes qui pour douloureuses qu'elles soient font naître
des occasions de remise en question Tchernobyl hier, la vache folle
aujourd'hui, l'effet de serre demain, sans parler des innombrables
risques technologiques quotidiens, sont de puissants adjuvants de
la réflexion. La pédagogie des catastrophes impulse
le nécessaire changement de l'imaginaire qui constitue la
condition non moins nécessaire à l'émergence
et au triomphe des alternatives.
Les Indiens de Colombie britannique sur la côte ouest du Pacifique
(les Kwakiult, Haida, Tshimshian, etc.) pensaient que les saumons
étaient des êtres vivants comme eux, qu'ils vivaient
en tribus au fond de la mer où ils avaient leurs «
tipis ». En hiver, ils décidaient de se sacrifier pour
leurs frères terrestres, revêtaient leurs habits de
saumon et partaient vers les embouchures. À la saison de
la remonte des rivières, les Indiens accueillaient le premier
saumon comme un visiteur de marque. Ils le mangeaient avec cérémonie.
Son sacrifice n'était qu'un emprunt provisoire. Ils reportaient
à la mer l'arête centrale et les restes qui permettaient
la renaissance de l'hôte dévoré. Ainsi, la coexistence
et la symbiose des saumons et des hommes se perpétuaient
de façon satisfaisante. Avec l'arrivée des Blancs
et l'installation sur chaque embouchure d'une conserverie, la course
au profit a entraîné un prélèvement abusif.
Les Indiens en ont conclu que les saumons ont disparu parce que
les Blancs n'ont pas respecté le rituel... Qui pourrait leur
donner tort (5). Cette obligation pour l'homme de se fondre dans
le cosmos se retrouve dans la plupart des sociétés.
En Sibérie, on va mourir dans la forêt pour rendre
aux animaux ce que l'on en a reçu. Cette attitude implique
des rapports de réciprocité entre les hommes et le
reste de l'univers. Les hommes sont prêts à se donner
à Gaia comme Gaia se donne à eux.
En niant la capacité de régénération
de la nature, en réduisant les ressources naturelles à
une matière première à exploiter et non en
la considérant comme un «ressourcement», la modernité
a éliminé le rapport de réciprocité
entre l'homme et la nature. Tous les peuples opprimés, étranglés,
humiliés de la planète n’aspirent pas nécessairement
à ce que cachent les miracles et les mirages du développement
quels que soient les emballages. Ils aspirent sans doute d’abord
à survivre. Non d’une survie purement biologique mesurée
en calories, ou purement matérielle, comme le donne à
penser la vision économiste et développementiste,
mais d’une survie culturelle en terme de chaleur humaine.
Ils aspirent si possible à vivre « bien ». Bien
et non pas toujours plus, ni mieux. Cela signifie vivre dans la
dignité, selon leurs valeurs, leurs normes et leurs choix
culturels, sans être piégés et broyés
par et dans la course au plus haut PNB. Au fond, n’est-ce
pas aussi une aspiration profonde partagée par les petites
gens du Nord ? C’est cette aspiration que vise à réaliser
la décroissance conviviale combinée au localisme.
1 Tite-Live, cité par Jacques Ellul, Le Bluff technologie,
Paris, Hachette, 1988, p. 214
2 Majid Rahnema, op. cit., p. 214
3 Jacques Ellul, Le Système technicien, Paris, Calmann-Lévy,
1977, pp. 94-98
4 Lewis Hyde, The Gift : Imagination and the Erotic Life of Property,
New York, Vintage/Random, 1983
|