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Origine http://www.jutier.net/contenu/slatouch.htm
http://www.etatsgeneraux.org/economie/livres/latouche.htm
http://www.edscuola.com/archivio/interlinea/lat1.html
http://www.ulaval.ca/scom/Au.fil.des.evenements/1998/04.16/megamachine.html
http://www.revuedumauss.com/Pages/MEGA.html
http://www.apres-developpement.org/html/textes/lalignedhorizon/latouche_diplo.htm
http://www.cyberscopie.com/pages/art_sources/art30_sources.html
http://www.globenet.org/cgramsci/archives/latouche.htm
LES MIRAGES DE L'OCCIDENTALISATION DU MONDE
En finir, une fois pour toutes, avec le développement
Serge latouche
Présenté comme la solution aux problèmes du Sud, le développement
n'est souvent qu'un autre visage de l'occidentalisation du monde.
Qu'il soit " durable ", " soutenable " ou " endogène ", il s'inscrit
toujours, de manière plus ou moins violente, dans la logique destructrice
de l'accumulation capitaliste. Il signifie inégalités, destruction
de l'environnement et des cultures. Pourtant, des solutions peuvent
être imaginées, qui prennent en compte la diversité du monde et
s'appuient sur les expériences, menées ici ou là, d'économie non
marchande.
Le " développement " est semblable à une étoile morte dont
on perçoit encore la lumière, même si elle s'est éteinte depuis
longtemps, et pour toujours. (1) Gilbert Rist.
Voici un peu plus de trente ans est née une espérance.
Une espérance aussi grande pour les peuples du tiers-monde que le
socialisme l'avait été pour les prolétariats des pays occidentaux.
Une espérance peut-être plus suspecte dans ses origines et dans
ses fondements, puisque les Blancs l'avaient apportée avec eux avant
de quitter les pays qu'ils avaient pourtant durement colonisés.
Mais enfin, les responsables, les dirigeants et les élites des pays
nouvellement indépendants présentaient à leur peuple le développement
comme la solution de tous leurs problèmes.
Les jeunes Etats ont tenté l'aventure. Avec maladresse, peut-être,
mais ils l'ont tentée, et souvent avec une violence et une énergie
désespérées. Le projet " développementiste " était même la seule
légitimité avouée des élites au pouvoir. Certes, on peut épiloguer
à l'infini pour savoir si les conditions objectives de réussite
de l'aventure moderniste étaient ou n'étaient pas remplies. Sans
ouvrir cet énorme dossier, tout un chacun reconnaîtra qu'elles n'étaient
guère favorables ni à un développement planifié, ni à un développement
libéral.
Le pouvoir des nouveaux Etats indépendants était pris dans d'insolubles
contradictions. Ils ne pouvaient ni dédaigner le développement ni
le construire. Ils ne pouvaient, en conséquence, ni refuser d'introduire
ni réussir à acclimater tout ce qui participe de la modernisation
: l'éducation, la médecine, la justice, l'administration, la technique.
Les " freins ", les " obstacles " et les " blocages " de toute nature,
chers aux experts économistes, rendaient peu crédible la réussite
d'un projet qui implique d'accéder à la compétitivité internationale
à l'époque de l'" hypermondialisation ". Théoriquement reproductible,
le développement n'est pas universalisable. D'abord pour des raisons
écologiques : la finitude de la planète rendrait la généralisation
du mode de vie américain impossible et explosif.
Le concept de développement est piégé dans un dilemme : soit il
désigne tout et son contraire, en particulier l'ensemble des expériences
historiques de dynamique culturelle de l'histoire de l'humanité,
de la Chine des Han à l'empire de l'Inca ; et alors il n'a aucune
signification utile pour promouvoir une politique, et il vaut mieux
s'en débarrasser. Soit il a un contenu propre et définit alors nécessairement
ce qu'il possède de commun avec l'expérience occidentale du " décollage
" de l'économie telle qu'elle s'est mise en place depuis la révolution
industrielle en Angleterre dans les années l750-1800. Dans ce cas,
quel que soit l'adjectif qu'on lui accole, son contenu implicite
ou explicite réside dans la croissance économique, l'accumulation
du capital avec tous les effets positifs et négatifs que l'on connaît.
Or, ce noyau dur, que tous les développements ont en commun avec
cette expérience-là, est lié à des " valeurs " qui sont le progrès,
l'universalisme, la maîtrise de la nature, la rationalité quantifiante.
Ces valeurs, et tout particulièrement le progrès, ne correspondent
pas du tout à des aspirations universelles profondes. Elles sont
liées à l'histoire de l'Occident et recueillent peu d'écho dans
les autres sociétés (2). Les sociétés animistes, par exemple, ne
partagent pas la croyance dans la maîtrise de la nature. L'idée
de développement est totalement dépourvue de sens et les pratiques
qui l'accompagnent sont rigoureusement impossibles à penser et à
mettre en oeuvre parce qu'impensables et interdites (3). Ces valeurs
occidentales sont précisément celles qu'il faut remettre en question
pour trouver une solution aux problèmes du monde contemporain et
éviter les catastrophes vers lesquelles l'économie mondiale nous
entraîne.
Le développement a été une grande entreprise paternaliste (" les
pays riches assurent l'essor des pays les moins avancés ") qui a
occupé approximativement la période des " trente glorieuses " (1945-1975).
Conjugué transitivement, le concept a fait partie de l'ingénierie
sociale des experts internationaux. C'était toujours les autres
qu'il fallait développer. Tout cela a fait faillite. En témoigne
le fait que l'aide fixée à 1 % du produit intérieur brut (PIB) des
pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques
(OCDE), lors de la première décennie du développement des Nations
unies en l960, réajustée à la baisse à 0,70 % en l992 à Rio et en
l995 à Copenhague, n'atteint pas les 0,25 % en 2000 ! (4) En témoigne
aussi le fait que la plupart des instituts d'études ou des centres
de recherches spécialisés ont fermé leurs portes ou sont moribonds.
La crise de la théorie économique du développement, annoncée dans
les années 1980, est en phase terminale : on assiste à une vraie
liquidation ! Le développement ne fait plus recette dans les enceintes
internationales " sérieuses " : Fonds monétaire internationale (FMI),
Banque mondiale, Organisation mondiale du commerce (OMC), etc. Au
dernier forum de Davos, la " chose " n'a même pas été évoquée. Il
n'est plus revendiqué au Sud que par certaines de ses victimes et
leurs bons samaritains : les organisations non gouvernementales
(ONG) qui en vivent (5). Et encore ! La nouvelle génération des
" ONG sans frontières " a axé le charity business plus sur l'humanitaire
et l'intervention d'urgence que sur l'essor économique.
Toutefois, le développement a moins été victime de sa faillite,
pourtant incontestable au Sud, que de son succès au Nord. Ce " retrait
" conceptuel correspond au déplacement engendré par la " mondialisation
" et par ce qui se joue derrière cet autre slogan mystificateur.
Le développement des économies nationales devait déboucher presque
automatiquement sur la transnationalisation des économies et sur
la globalisation des marchés.
Dans une économie mondialisée, il n'existe pas de place pour une
théorie spécifique destinée au Sud. Toutes les régions du monde
désormais sont " en développement " (6). A un monde unique correspond
une pensée unique. L'enjeu de ce changement n'est autre que la disparition
de ce qui donnait une certaine consistance au mythe développementiste,
à savoir le trickle down effect c'est-à-dire le phénomène de retombées
favorables à tous.
Colonisation des imaginaires
La répartition de la croissance écono mique au Nord (avec le compromis
keynéso-fordiste), et même celles de ses miettes au Sud, assurait
une certaine cohésion nationale. Les trois D (déréglementation,
décloisonnement, désintermédiation) ont fait voler le cadre étatique
des régulations, permettant ainsi au jeu des inégalités de s'étendre
sans limites. La polarisation de la richesse entre les régions et
entre les individus atteint des sommets inusités. Selon le dernier
rapport du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD),
si la richesse de la planète a été multipliée par six depuis l950,
le revenu moyen des habitants de 100 des 174 pays recensés est en
pleine régression, de même que l'espérance de vie. Les trois personnes
les plus riches du monde ont une fortune supérieure au PIB total
des 48 pays les plus pauvres ! Le patrimoine des 15 individus les
plus fortunés dépasse le PIB de toute l'Afrique subsaharienne. Enfin,
les avoirs des 84 personnes les plus riches surpasse le PIB de la
Chine avec son 1,2 milliard d'habitants !
Dans ces conditions, il n'est plus question de développement, seulement
d'ajustement structurel. Pour le volet social, on fait largement
appel à ce que Bernard Hours appelle joliment un " samu mondial
" dont les ONG humanitaires, les urgenciers sont l'outil capital
(7). Toutefois, si les " formes " changent considérablement (et
pas seulement elles), tout un imaginaire reste bien en place. Si
le développement n'a été que la poursuite de la colonisation par
d'autres moyens, la nouvelle mondialisation, à son tour, n'est que
la poursuite du développement par d'autres moyens. L'Etat s'efface
derrière le marché. Les Etats-nations du Nord qui s'étaient déjà
fait plus discrets avec le passage de témoin de la colonisation
à l'indépendance quittent le devant de la scène au profit de la
dictature des marchés (qu'ils ont orga nisée...) avec leur instrument
de gestion, le FMI, qui impose les plans d'ajustement structurels.
On retrouve toujours l'occidentalisation du monde avec la colonisation
de l'imaginaire par le progrès, la science et la technique. L'économicisation
et la technicisation sont poussées à leur point ultime. La critique
théorique et philosophique radicale menée courageusement par un
petit nombre d'intellectuels marginaux (Cornélius Castoriadis, Ivan
Illich, François Partant, Gilbert Rist, en particulier) a contribué
au glissement rhétorique mais n'a pas débouché sur une remise en
cause des valeurs et des pratiques de la modernité.
Si la rhétorique pure du développement et la pratique qui lui est
liée de l'" expertocratie " volontariste ne fait plus recette, le
complexe des croyances eschatologiques en une prospérité matérielle
possible pour tous, qu'on peut définir comme le " développemen tisme
", reste intact.
La survie du développement à sa mort est surtout manifeste travers
les critiques dont il a été l'objet. Pour tenter d'en conjurer magiquement
les effets négatifs, on est entré en effet dans l'ère des développements
" à particule " (8). On a vu des développements " auto centrés ",
" endogènes ", " participa tifs ", " communautaires ", " intégrés
", " authentiques ", " autonomes et populaires ", " équitables "
sans parler du développement local, du micro-développement, de l'endo-développement
et même de l'ethno-développement ! Les humanistes canalisent ainsi
les aspirations des victimes. Le développement durable est la plus
belle réussite dans cet art du rajeunissement des vieilles lunes.
Il constitue un bricolage conceptuel, visant à changer les mots
à défaut de changer les choses, une monstruosité verbale par son
antinomie mystificatrice. Le " durable " est alors ce qui permet
au concept de survivre.
Dans toutes ces tentatives pour définir un " autre " développement
ou un développement " alternatif ", il s'agit de guérir un " mal
" qui atteindrait le déve loppement de façon accidentelle et non
congénitale. Quiconque ose s'attaquer au développementisme se voit
rétorquer qu'il se trompe de cible. Il ne s'en serait pris qu'à
certaines formes dévoyées, au " mal-développement ". Mais ce monstre
repoussoir créé pour l'occasion n'est qu'une chimère aberrante.
Dans l'imaginaire de la modernité, en effet, le mal ne peut pas
atteindre le développement pour la bonne raison qu'il est l'incarnation
même du Bien. Le " bon " développement, même s'il ne s'est jamais
réalisé nulle part, est un pléonasme parce que par définition développement
signifie " bonne " croissance, parce que la croissance, elle aussi,
est un bien et qu'aucune force du mal ne peut prévaloir contre elle.
C'est l'excès même des preuves de son caractère bénéfique qui révèle
le mieux l'escroquerie du concept, flanqué ou non d'une particule.
Il est clair que c'est le " développement réellement existant "
- de la même manière qu'on parlait du " socialisme réel " -, celui
qui domine la planète depuis deux siècles, qui engendre les problèmes
sociaux et environne mentaux actuels : exclusion, surpopulation,
pauvreté, pollutions diverses, etc. Le développementisme exprime
la logique économique dans toute sa rigueur. Il n'existe pas de
place, dans ce paradigme, pour le respect de la nature exigé par
les écologistes ni pour le respect de l'être humain réclamé par
les humanistes.
Le développement réellement existant apparaît alors dans sa vérité,
et le développement " alternatif " comme une mystification. En accolant
un adjectif, il ne s'agit pas vraiment de remettre en question l'accumulation
capitaliste, tout au plus songe-t-on à adjoindre un volet social
ou une composante écologique à la croissance économique comme on
a pu naguère lui ajouter une dimension culturelle. En se focalisant
sur les conséquences sociales, comme la pauvreté, les niveaux de
vie, les besoins essentiels, ou sur les nuisances apportées à l'environnement,
on évite les approches holistes ou globales d'une analyse de la
dynamique planétaire d'une mégamachine techno-économique qui fonctionne
à la concurrence généralisée sans merci et désormais sans visage.
Dès lors, le débat sur le mot déve loppement prend toute son ampleur.
Au nom du développement " alternatif ", on propose, parfois, d'authentiques
projets antiproductivistes, anticapitalistes très divers qui visent
à éliminer les plaies du " sous-dévelop pement " et les excès du
" mal-déve loppement " ou plus simplement les conséquences désastreuses
de la mondialisation. Ces projets d'une société conviviale n'ont
pas plus à voir avec le développement que l'" âge d'abondance des
sociétés primitives " ou que les réussites humaines et esthétiques
remarquables de certaines sociétés pré-industrielles qui ignoraient
tout du développement (9).
L'autre nom de la guerre économique
En France même, nous avons vécu cette expérience en vraie grandeur
d'un développement " alternatif ". C'est la modernisation de l'agriculture
entre l945 et l980, telle qu'elle a été programmée par des technocrates
humanistes et mise en oeuvre par des ONG chrétiennes, jumelles de
celles qui sévissent dans le tiers-monde (10). On a assisté à la
mécanisation, la concentration, l'industrialisation des campagnes,
à l'endettement massif des paysans, à l'emploi systématique de pesticides
et d'engrais chimiques, à la généralisation de la " malbouffe "...
Qu'on le veuille ou non, le développement ne saurait être différent
de ce qu'il a été et est : l'occidentalisation du monde. Les mots
s'enracinent dans une histoire ; ils sont liés à des représentations
qui échappent, le plus souvent, à la conscience des locuteurs, mais
qui ont prise sur nos émotions. Il y a des mots doux, des mots qui
donnent du baume au coeur et des mots qui blessent. Il y a des mots
qui mettent un peuple en émoi et bouleversent le monde. Et puis,
il y a des mots poison, des mots qui s'infiltrent dans le sang comme
une drogue, pervertissent le désir et obscurcissent le jugement.
Développement est un de ces mots toxiques. On peut, certes, proclamer
que désormais un " bon développement, c'est d'abord valoriser ce
que faisaient les parents, avoir des racines (11) ", c'est définir
un mot par son contraire. Le développement a été, est, et sera d'abord
un déracinement. Partout il a entraîné un accroissement de l'hétéronomie
au détriment de l'autonomie des sociétés.
Faudra-t-il attendre encore quarante ans pour qu'on comprenne que
le développement c'est le développement réellement existant ? Il
n'y en a pas d'autre. Et le développement réellement existant, c'est
la guerre économique (avec ses vainqueurs bien sûr, mais plus encore
ses vaincus), le pillage sans retenue de la nature, l'occidentalisation
du monde et l'uniformisation planétaire, c'est enfin la destruction
de toutes les cultures différentes.
C'est pourquoi le " développement durable ", cette contradiction
dans les termes, est à la fois terrifiant et désespérant ! Au moins
avec le développement non durable et insoutenable, on pouvait conserver
l'espoir que ce processus mortifère aurait une fin, victime de ses
contradictions, de ses échecs, de son caractère insupportable et
du fait de l'épuisement des ressources naturelles...
On pouvait ainsi réfléchir et travailler à un après-développement,
bricoler une post-modernité acceptable. En particulier réintroduire
le social, le politique dans le rapport d'échange économique, retrouver
l'objectif du bien commun et de la bonne vie dans le commerce social.
Le développement durable, lui, nous enlève toute perspective de
sortie, il nous promet le développement pour l'éternité !
L'alternative ne peut prendre la forme d'un modèle unique. L'après-développement
est nécessairement pluriel. Il s'agit de la recherche de modes d'épanouissement
collectif dans lesquels ne serait pas privilégié un bien-être matériel
destructeur de l'environnement et du lien social. L'objectif de
la bonne vie se décline de multiples façons selon les contextes.
En d'autres termes, il s'agit de reconstruire de nouvelles cultures.
Cet objectif peut s'appeler l'umran (épanouissement) comme chez
Ibn Kaldûn, swadeshi-sarvodaya (amélioration des conditions sociales
de tous) comme chez Gandhi, ou bamtaare (être bien ensemble) comme
chez les Toucouleurs... L'important est de signifier la rupture
avec l'entreprise de destruction qui se perpétue sous le nom de
développement ou de mondialisation. Pour les exclus, pour les naufragés
du développement, il ne peut s'agir que d'une sorte de synthèse
entre la tradition perdue et la modernité inaccessible. Ces créations
originales dont on peut trouver ici ou là des commencements de réalisation
ouvrent l'espoir d'un après-développement.
Serge Latouche
1 - Gilbert Rist, "Le développement. Histoire d'une croyance occidentale".
Presses de Sciences Po, Paris 1996. p. 377.
2 - Pour une analyse des autres raisons plus théoriques, voir notre
ouvrage Faut-il refuser le développement ? PUF, Paris, l985.
3 - Sur ce sujet voir tout particulièrement Gilbert Rist, "Le développement.
Histoire d'une croyance occidentale". Presses de Sciences Po, Paris
1996.
4 - "Le mot développement, écrit Bertrand Cabedoche en conclusion
de son livre, les chrétiens et le Tiers-Monde (Karthala, 1990, p.255),
a pu perdre de son attrait au contact de trop d'expériences décevantes.
Il reste le seul vocable que partagent tous les humains pour dessiner
leur espoir" .
5 - La socio-économie du développement aurait dû, dès lors, se substituer
à la science économique normale ; toutefois, en dépit de quelques
frémissements dans ce sens, c'est l'inverse qui s'est produit.
6 - Bernard Hours, "L'idéologie humanitaire ou le spectacle de l'altérité
perdue", L'harmattan,1998.
7 - On comprend que certaines élites du Sud (et leurs griots du Nord),
victimes de la baisse de l'aide et veufs de leur discours de légitimation
revendiquent avec nostalgie un "retour" au développement.
8 - La mouvance anti-développentiste est présente au sein des O.N.G.,
des mouvements écologistes et de l'intelligentsia à peu près partout
dans le monde mais de façon très minoritaire avec quelques points
forts, en Inde, au Mexique, au Quebec, en Belgique et en Suisse. Il
existe deux réseaux qui en regroupent les principaux représentants
: l'INCAD (International Network for Cultural Alternatives to Development)
basé à Montréal, Centre interculturel de Montréal, 49l7 rue St-Urbain,
Montréal, Québec, Canada, H2T2Wl et le Réseau Sud/Nord cultures et
développement, l72 rue Joseph II Bruxelles, Belgique. Le premier publie
la revue Interculture (2 éditions, en français et en Anglais), Le
second publie le bulletin Quid pro quo en français, anglais et espagnol.
Le principal ouvrage de réference est "The development dictionary",
edited by Wolfgang Sachs, Zed books, Londres, l992. Cet ouvrage traduit
dans de nombreuses langues, sauf le français, regroupe des contributions
des principaux représentants de ce courant.
9 - Marc Poncelet, Une utopie post-tiersmondiste, la dimension culturelle
du développement, L'Harmattan, Paris, 1994. p. 76. Ce travail de redéfinition
du développement porte toujours plus ou moins sur la culture, la nature
et la justice sociale. "La dimension culturelle, comme le note Marc
Poncelet, semble confèrer une dimension humaine à une problèmatique
trop sèchement environnementaliste. Elle procure un supplément d'âme,
un entregent social, une profondeur philosphique aux indicateurs humains"
p. 21.
10 - Il illustre parfaitement le procédé dénoncé par Viviane Forrester
dans "L'horreur économique" : "l'imagination des instances au pouvoir
est sans limite lorsqu'il s'agit de distraire la galerie avec des
bricolages débiles, sans effets, sinon nefastes, sur rien". Forrester
Viviane, L'horreur économique, Fayard, l996.p. 90.
11 - Notons avec Gilbert Rist (op.cit. p. 329) que le vrai développement
défini dans le rapport de la commission Sud comme "un processus qui
permet aux êtres humains de développer leur personnalité, de prendre
confiance en eux-mêmes et de mener une existence digne et épanouie"
ne s'est jamais produit nulle part.
12 - -Marshall Salhins : Age de pierre, âge d'abondance, Gallimard,
1972 .
13 - Dans plusieurs sociétés africaines, le mot même de développement
n'a aucun équivalent dans la langue locale parce que l'imaginaire
qui institue la chose fait largement défaut.
14 - "Des paysans ont osé. Histoire des mutations de l'agriculture
dans une France en modernisation. La révolution silencieuse des années
cinquante". Fondation pour le progrès de l'homme, octobre l993.
15 - Avec ce qu'elle a de meilleure parfois, mais surtout ce qu'elle
a de pire. Les techniques de représession s'exportent mieux que la
démocratie procédurale, le désir exacerbé de gadget et la pollution
que le niveau de vie. Sur tous ces points, voir notre livre L'occidentalisation
du monde, La découverte, Paris l989.
16 - -Alidou Sawadogo cité par Pierre Pradervand . Une Afrique en
marche, Plon, 1989,p.109.
17 - "Ce que les Français appellent développement, est-ce que c'est
ce que veulent les villageois ? interroge Thierno Ba responsable d'une
ONG sénégalaise sur le fleuve. Non. Ce qu'ils veulent c'est ce que
le pulaar appelle bamtaare. Qu'est-ce que cela signifie ? C'est la
recherche par une communauté fortement enracinée dans sa solidarité,
d'un bien-être social harmonieux où chacun des membres, du plus riche
au plus pauvre, peut trouver une place et sa réalisation personnelle",
Cimade, Quand l'Afrique posera ses conditions, Dossier pour un débat
n· 67, septembre 96, Fondation pour le progrès de l'homme. p. 43.
18 - Voir notre livre "L'autre Afrique. Entre don et marché" Albin
Michel, Paris 1998.
La métaphysique du Progrès. Le Progrès est une divinité
ou une idole objet d'une religion avec son dogme, sa doctrine, son
culte, ses sacrifices et ses victimes, ses apôtres et ses hymnes.
Citons : La religion du progrès d'Edgar Morin -- Le Monde du 23/08/97
; " Tous ont entonné les chants nauséabonds en l'honneur du Dieu
progrès, le fils aîné du Travail " Le Droit à la paresse de Paul
Lafarge ; " La théorie du progrès a été reçue comme un dogme à l'époque
où la bourgeoisie était la classe conquérante " Les illusions du
progrès de Georges Sorel (écrit en 1908).
Pour la théologie protestante, le progrès est la suite terrestre
de la rédemption. La propriété est à l'origine de la division du
travail et du progrès. Or le travail est la source de la propriété,
donc cela est éminemment moral. Rejeter la croyance en l'amélioration
possible et réelle des choses du monde est une forme d'impiété et
d'incroyance. Le progrès est un article de foi. Citons les mots
célèbres de Pasteur : " l'humanité ira dans les temples de l'avenir
et du bien-être que seraient les laboratoires pour y apprendre à
lire dans les œuvres de la nature, œuvres de progrès et
d'harmonie universelle ".
Le progrès est bon parce qu'il est utile est d'une certaine façon
il est utile parce que bon ! Fontenelle n'hésite pas à le dire :
" Il y a donc et il y aura Progrès. Cette idée ne serait-elle qu'une
illusion, une "idée fausse", ce serait toujours une illusion utile,
propre à accélérer l'activité humaine ". Or, "il faut qu'en toutes
choses les hommes se proposent un point de perfection au-delà même
de leur portée. Ils ne se mettraient jamais en chemin s'ils croyaient
n'arriver qu'où ils arrivent effectivement ; il faut qu'ils aient
devant les yeux un terme imaginaire qui les anime... on perdrait
courage si on n'était pas soutenu par des idées fausses ". Certes,
les adorateurs du progrès se trahissent. Ils reconnaissent que la
réalité même du progrès est liée à la désirabilité de son idée.
Sa valorisation n'est pas un jugement indépendant de son existence.
Kant apporte la sanction de sa philosophie : " Je m'aventurerai
en conséquence à prétendre que la race humaine s'avance continûment
en civilisation et en culture comme son but naturel, aussi fait-elle
continuellement des progrès vers le mieux en relation avec la fin
morale de son existence ". Proudhon aura à peine besoin de forcer
les choses pour identifier progrès et émancipation de l'humanité.
" Tout ce vers quoi l'on progresse est un progrès... Le mieux, écrit-il,
n'est autre que la marche régulière de l'être. Tout ce qui est progressif
est bon, tout ce qui rétrograde est mauvais ". Mais, suivant la
formule de Philippe Simonnot, à propos des dégâts du progrès sur
le plan médical et nucléaire : " Le progrès est légalisé par le
progrès ". On a là le mécanisme totalitaire à l'état pur, c'est-à-dire
l'impossibilité de sortir du miroir enchanté créé par les hallucinations
de l'esprit. Les progrès ultérieurs du Progrès apporteront les solutions
des dégâts engendrés par lui à un stade antérieur.
Le noyau dur qui soutient le schème fondamental du Progrès, celui
de la continuité illimitée bénéfique, semble donc bien identifiable
à la machine technicienne. L'ancrage définitif du progrès dans l'imaginaire
occidental puis universel ne se fera vraiment qu'avec le triomphe
de l'évolutionnisme. Le véritable bouleversement des mentalités
ne viendra qu'avec l'émergence des idées évolutionnistes. Une société
qui croit fermement que l'homme est l'aboutissement d'une longue
chaîne d'êtres qui part du premier bouillonnement d'une vie informe
vers une organisation de plus en plus complexe, pose dans la nature
biologique même un ferme pilier pour la croyance au progrès.
La technique renvoie inéluctablement au progrès technique, comme
l'économie renvoie à la croissance et au développement qui ne sont
rien d'autre que le progrès de l'économie. Les trois piliers de
la modernité sont le progrès, la technique et l'économie. Si le
progrès est au fondement de l'économie, l'économie en retour est
nécessaire à l'établissement du progrès. Sans système de prix, il
est impossible de donner sens à quelque chose comme un PNB par tête,
et sans progression de PNB comment se convaincre d'une amélioration
du sort de l'humanité ? La croyance au progrès est auto réalisatrice.
Si l'on est convaincu que l'accumulation du savoir, le perfectionnement
des techniques, le développement des forces productives, l'accroissement
de la maîtrise de la nature sont de bonnes choses, on agit pour
que les connaissances se transmettent et s'entassent, que les effets
puissent se comparer et s'accroître. On se donne des échelles ou
l'accroissement indéfini devient possible et pertinent. Cela suppose
nécessairement la conviction que la "marche en avant " est une amélioration
qu'il s'agit donc d'une chose bonne.
Les peuples heureux ignorent le Progrès. Ils ignorent la rationalité,
le temps calculé et les mathématiques, donc l'économie et le calcul
économique. Technique et économie sont enchâssées dans le social.
Leurs représentations en témoignent. Celles-ci sont le plus souvent
tournées vers le passé, donc anti-évolutionnistes : l'homme descend
des dieux et non des singes... La construction imaginaire du progrès
comme du développement est dans ces conditions quasi impossible.
Dans beaucoup de civilisations -- peut-être toutes -- avant le contact
avec l'Occident, le concept de développement était tout à fait absent.
Ces sociétés traditionnelles ne considèrent pas que leur reproduction
soit dépendante d'une accumulation continue de savoirs et de biens
censés rendre l'avenir meilleur que le passé. Les valeurs sur lesquelles
reposent le développement, et tout particulièrement le progrès,
ne correspondent pas du tout à des aspirations universelles profondes.
Ces valeurs sont liées à l'histoire de l'Occident, elles n'ont aucun
sens pour les autres sociétés.
En dehors des mythes qui fondent la prétention à la maîtrise rationnelle
de la nature et la croyance au progrès, l'idée du développement
est totalement dépourvue de sens et les pratiques qui lui sont liées
sont rigoureusement impossibles parce qu'impensables et interdites.
Ces peuples traditionnels -- d'Afrique, d'Amérique du sud ou d'Asie
-- sont heureux car ils ignorent "cette idée neuve en Europe", le
bonheur, qui découle du progrès.
Extrait d'une conférence donnée par Serge Latouche --
Professeur. d'économie à Paris XI et auteur de nombreux ouvrages
dont La mégamachine, éditions La Découverte, 1995
et Les dangers du marché planétaire, éditions des Presses de Science-Po.
1998.
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