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Origine : LE MONDE DIPLOMATIQUE Mai 2001
http://www.monde-diplomatique.fr/2001/05/LATOUCHE/15204
http://www.local.attac.org/13/aix/article.php3?id_article=237
http://lesamisdepablo.free.fr/dev4.htm
http://www.apres-developpement.org/alire/textes/lalignedhorizon/latouche_diplo.htm
Le « développement » est semblable à
une étoile morte dont on perçoit encore la lumière,
même si elle s’est éteinte depuis longtemps,
et pour toujours. Gilbert Rist.
Présenté comme la solution aux problèmes du
Sud, le développement n’est souvent qu’un autre
visage de l’occidentalisation du monde. Qu’il soit «
durable », « soutenable » ou « endogène
», il s’inscrit toujours, de manière plus ou
moins violente, dans la logique destructrice de l’accumulation
capitaliste. Il signifie inégalités, destruction de
l’environnement et des cultures. Pourtant, des solutions peuvent
être imaginées, qui prennent en compte la diversité
du monde et s’appuient sur les expériences, menées
ici ou là, d’économie non marchande.
Voici un peu plus de trente ans est née une espérance.
Une espérance aussi grande pour les peuples du tiers-monde
que le socialisme l’avait été pour les prolétariats
des pays occidentaux. Une espérance peut-être plus
suspecte dans ses origines et dans ses fondements, puisque les Blancs
l’avaient apportée avec eux avant de quitter les pays
qu’ils avaient pourtant durement colonisés. Mais enfin,
les responsables, les dirigeants et les élites des pays nouvellement
indépendants présentaient à leur peuple le
développement comme la solution de tous leurs problèmes.
Les jeunes Etats ont tenté l’aventure. Avec maladresse,
peut-être, mais ils l’ont tentée, et souvent
avec une violence et une énergie désespérées.
Le projet « développementiste » était
même la seule légitimité avouée des élites
au pouvoir. Certes, on peut épiloguer à l’infini
pour savoir si les conditions objectives de réussite de l’aventure
moderniste étaient ou n’étaient pas remplies.
Sans ouvrir cet énorme dossier, tout un chacun reconnaîtra
qu’elles n’étaient guère favorables ni
à un développement planifié, ni à un
développement libéral.
Le pouvoir des nouveaux Etats indépendants était
pris dans d’insolubles contradictions. Ils ne pouvaient ni
dédaigner le développement ni le construire. Ils ne
pouvaient, en conséquence, ni refuser d’introduire
ni réussir à acclimater tout ce qui participe de la
modernisation : l’éducation, la médecine, la
justice, l’administration, la technique. Les « freins
», les « obstacles » et les « blocages »
de toute nature, chers aux experts économistes, rendaient
peu crédible la réussite d’un projet qui implique
d’accéder à la compétitivité internationale
à l’époque de l’« hypermondialisation
». Théoriquement reproductible, le développement
n’est pas universalisable. D’abord pour des raisons
écologiques : la finitude de la planète rendrait la
généralisation du mode de vie américain impossible
et explosif.
Le concept de développement est piégé dans
un dilemme : soit il désigne tout et son contraire, en particulier
l’ensemble des expériences historiques de dynamique
culturelle de l’histoire de l’humanité, de la
Chine des Han à l’empire de l’Inca ; et alors
il n’a aucune signification utile pour promouvoir une politique,
et il vaut mieux s’en débarrasser. Soit il a un contenu
propre et définit alors nécessairement ce qu’il
possède de commun avec l’expérience occidentale
du « décollage » de l’économie telle
qu’elle s’est mise en place depuis la révolution
industrielle en Angleterre dans les années l750-1800. Dans
ce cas, quel que soit l’adjectif qu’on lui accole, son
contenu implicite ou explicite réside dans la croissance
économique, l’accumulation du capital avec tous les
effets positifs et négatifs que l’on connaît.
Or, ce noyau dur, que tous les développements ont en commun
avec cette expérience-là, est lié à
des « valeurs » qui sont le progrès, l’universalisme,
la maîtrise de la nature, la rationalité quantifiante.
Ces valeurs, et tout particulièrement le progrès,
ne correspondent pas du tout à des aspirations universelles
profondes. Elles sont liées à l’histoire de
l’Occident et recueillent peu d’écho dans les
autres sociétés (2). Les sociétés animistes,
par exemple, ne partagent pas la croyance dans la maîtrise
de la nature. L’idée de développement est totalement
dépourvue de sens et les pratiques qui l’accompagnent
sont rigoureusement impossibles à penser et à mettre
en oeuvre parce qu’impensables et interdites (3). Ces valeurs
occidentales sont précisément celles qu’il faut
remettre en question pour trouver une solution aux problèmes
du monde contemporain et éviter les catastrophes vers lesquelles
l’économie mondiale nous entraîne.
Le développement a été une grande entreprise
paternaliste (« les pays riches assurent l’essor des
pays les moins avancés ») qui a occupé approximativement
la période des « trente glorieuses » (1945-1975).
Conjugué transitivement, le concept a fait partie de l’ingénierie
sociale des experts internationaux. C’était toujours
les autres qu’il fallait développer. Tout cela a fait
faillite. En témoigne le fait que l’aide fixée
à 1 % du produit intérieur brut (PIB) des pays de
l’Organisation de coopération et de développement
économiques (OCDE), lors de la première décennie
du développement des Nations unies en l960, réajustée
à la baisse à 0,70 % en l992 à Rio et en l995
à Copenhague, n’atteint pas les 0,25 % en 2000 ! (4)
En témoigne aussi le fait que la plupart des instituts d’études
ou des centres de recherches spécialisés ont fermé
leurs portes ou sont moribonds.
La crise de la théorie économique du développement,
annoncée dans les années 1980, est en phase terminale
: on assiste à une vraie liquidation ! Le développement
ne fait plus recette dans les enceintes internationales «
sérieuses » : Fonds monétaire internationale
(FMI), Banque mondiale, Organisation mondiale du commerce (OMC),
etc. Au dernier forum de Davos, la « chose » n’a
même pas été évoquée. Il n’est
plus revendiqué au Sud que par certaines de ses victimes
et leurs bons samaritains : les organisations non gouvernementales
(ONG) qui en vivent (5). Et encore ! La nouvelle génération
des « ONG sans frontières » a axé le charity
business plus sur l’humanitaire et l’intervention d’urgence
que sur l’essor économique.
Toutefois, le développement a moins été victime
de sa faillite, pourtant incontestable au Sud, que de son succès
au Nord. Ce « retrait » conceptuel correspond au déplacement
engendré par la « mondialisation » et par ce
qui se joue derrière cet autre slogan mystificateur. Le développement
des économies nationales devait déboucher presque
automatiquement sur la transnationalisation des économies
et sur la globalisation des marchés.
Dans une économie mondialisée, il n’existe
pas de place pour une théorie spécifique destinée
au Sud. Toutes les régions du monde désormais sont
« en développement » (6). A un monde unique correspond
une pensée unique. L’enjeu de ce changement n’est
autre que la disparition de ce qui donnait une certaine consistance
au mythe développementiste, à savoir le trickle down
effect c’est-à-dire le phénomène de retombées
favorables à tous.
Colonisation des imaginaires
La répartition de la croissance écono mique au Nord
(avec le compromis keynéso-fordiste), et même celles
de ses miettes au Sud, assurait une certaine cohésion nationale.
Les trois D (déréglementation, décloisonnement,
désintermédiation) ont fait voler le cadre étatique
des régulations, permettant ainsi au jeu des inégalités
de s’étendre sans limites. La polarisation de la richesse
entre les régions et entre les individus atteint des sommets
inusités. Selon le dernier rapport du Programme des Nations
unies pour le développement (PNUD), si la richesse de la
planète a été multipliée par six depuis
l950, le revenu moyen des habitants de 100 des 174 pays recensés
est en pleine régression, de même que l’espérance
de vie (voir encadré page 7). Les trois personnes les plus
riches du monde ont une fortune supérieure au PIB total des
48 pays les plus pauvres ! Le patrimoine des 15 individus les plus
fortunés dépasse le PIB de toute l’Afrique subsaharienne.
Enfin, les avoirs des 84 personnes les plus riches surpasse le PIB
de la Chine avec son 1,2 milliard d’habitants !
Dans ces conditions, il n’est plus question de développement,
seulement d’ajustement structurel. Pour le volet social, on
fait largement appel à ce que Bernard Hours appelle joliment
un « samu mondial » dont les ONG humanitaires, les urgenciers
sont l’outil capital (7). Toutefois, si les « formes
» changent considérablement (et pas seulement elles),
tout un imaginaire reste bien en place. Si le développement
n’a été que la poursuite de la colonisation
par d’autres moyens, la nouvelle mondialisation, à
son tour, n’est que la poursuite du développement par
d’autres moyens. L’Etat s’efface derrière
le marché. Les Etats-nations du Nord qui s’étaient
déjà fait plus discrets avec le passage de témoin
de la colonisation à l’indépendance quittent
le devant de la scène au profit de la dictature des marchés
(qu’ils ont orga nisée...) avec leur instrument de
gestion, le FMI, qui impose les plans d’ajustement structurels.
On retrouve toujours l’occidentalisation du monde avec la
colonisation de l’imaginaire par le progrès, la science
et la technique. L’économicisation et la technicisation
sont poussées à leur point ultime. La critique théorique
et philosophique radicale menée courageusement par un petit
nombre d’intellectuels marginaux (Cornélius Castoriadis,
Ivan Illich, François Partant, Gilbert Rist, en particulier)
a contribué au glissement rhétorique mais n’a
pas débouché sur une remise en cause des valeurs et
des pratiques de la modernité.
Si la rhétorique pure du développement et la pratique
qui lui est liée de l’« expertocratie »
volontariste ne fait plus recette, le complexe des croyances eschatologiques
en une prospérité matérielle possible pour
tous, qu’on peut définir comme le « développemen
tisme », reste intact.
La survie du développement à sa mort est surtout
manifeste travers les critiques dont il a été l’objet.
Pour tenter d’en conjurer magiquement les effets négatifs,
on est entré en effet dans l’ère des développements
« à particule » (8). On a vu des développements
« auto centrés », « endogènes »,
« participa tifs », « communautaires »,
« intégrés », « authentiques »,
« autonomes et populaires », « équitables
» sans parler du développement local, du micro-développement,
de l’endo-développement et même de l’ethno-développement
! Les humanistes canalisent ainsi les aspirations des victimes.
Le développement durable est la plus belle réussite
dans cet art du rajeunissement des vieilles lunes. Il constitue
un bricolage conceptuel, visant à changer les mots à
défaut de changer les choses, une monstruosité verbale
par son antinomie mystificatrice. Le « durable » est
alors ce qui permet au concept de survivre.
Dans toutes ces tentatives pour définir un « autre
» développement ou un développement «
alternatif », il s’agit de guérir un «
mal » qui atteindrait le déve loppement de façon
accidentelle et non congénitale. Quiconque ose s’attaquer
au développementisme se voit rétorquer qu’il
se trompe de cible. Il ne s’en serait pris qu’à
certaines formes dévoyées, au « mal-développement
». Mais ce monstre repoussoir créé pour l’occasion
n’est qu’une chimère aberrante. Dans l’imaginaire
de la modernité, en effet, le mal ne peut pas atteindre le
développement pour la bonne raison qu’il est l’incarnation
même du Bien. Le « bon » développement,
même s’il ne s’est jamais réalisé
nulle part, est un pléonasme parce que par définition
développement signifie « bonne » croissance,
parce que la croissance, elle aussi, est un bien et qu’aucune
force du mal ne peut prévaloir contre elle. C’est l’excès
même des preuves de son caractère bénéfique
qui révèle le mieux l’escroquerie du concept,
flanqué ou non d’une particule.
Il est clair que c’est le « développement réellement
existant » - de la même manière qu’on parlait
du « socialisme réel » -, celui qui domine la
planète depuis deux siècles, qui engendre les problèmes
sociaux et environne mentaux actuels : exclusion, surpopulation,
pauvreté, pollutions diverses, etc. Le développementisme
exprime la logique économique dans toute sa rigueur. Il n’existe
pas de place, dans ce paradigme, pour le respect de la nature exigé
par les écologistes ni pour le respect de l’être
humain réclamé par les humanistes.
Le développement réellement existant apparaît
alors dans sa vérité, et le développement «
alternatif » comme une mystification. En accolant un adjectif,
il ne s’agit pas vraiment de remettre en question l’accumulation
capitaliste, tout au plus songe-t-on à adjoindre un volet
social ou une composante écologique à la croissance
économique comme on a pu naguère lui ajouter une dimension
culturelle. En se focalisant sur les conséquences sociales,
comme la pauvreté, les niveaux de vie, les besoins essentiels,
ou sur les nuisances apportées à l’environnement,
on évite les approches holistes ou globales d’une analyse
de la dynamique planétaire d’une mégamachine
techno-économique qui fonctionne à la concurrence
généralisée sans merci et désormais
sans visage.
Dès lors, le débat sur le mot déve loppement
prend toute son ampleur. Au nom du développement «
alternatif », on propose, parfois, d’authentiques projets
antiproductivistes, anticapitalistes très divers qui visent
à éliminer les plaies du « sous-dévelop
pement » et les excès du « mal-déve loppement
» ou plus simplement les conséquences désastreuses
de la mondialisation. Ces projets d’une société
conviviale n’ont pas plus à voir avec le développement
que l’« âge d’abondance des sociétés
primitives » ou que les réussites humaines et esthétiques
remarquables de certaines sociétés pré-industrielles
qui ignoraient tout du développement (9).
L’autre nom de la guerre économique
En France même, nous avons vécu cette expérience
en vraie grandeur d’un développement « alternatif
». C’est la modernisation de l’agriculture entre
l945 et l980, telle qu’elle a été programmée
par des technocrates humanistes et mise en oeuvre par des ONG chrétiennes,
jumelles de celles qui sévissent dans le tiers-monde (10).
On a assisté à la mécanisation, la concentration,
l’industrialisation des campagnes, à l’endettement
massif des paysans, à l’emploi systématique
de pesticides et d’engrais chimiques, à la généralisation
de la « malbouffe »...
Qu’on le veuille ou non, le développement ne saurait
être différent de ce qu’il a été
et est : l’occidentalisation du monde. Les mots s’enracinent
dans une histoire ; ils sont liés à des représentations
qui échappent, le plus souvent, à la conscience des
locuteurs, mais qui ont prise sur nos émotions. Il y a des
mots doux, des mots qui donnent du baume au coeur et des mots qui
blessent. Il y a des mots qui mettent un peuple en émoi et
bouleversent le monde. Et puis, il y a des mots poison, des mots
qui s’infiltrent dans le sang comme une drogue, pervertissent
le désir et obscurcissent le jugement. Développement
est un de ces mots toxiques. On peut, certes, proclamer que désormais
un « bon développement, c’est d’abord valoriser
ce que faisaient les parents, avoir des racines (11) », c’est
définir un mot par son contraire. Le développement
a été, est, et sera d’abord un déracinement.
Partout il a entraîné un accroissement de l’hétéronomie
au détriment de l’autonomie des sociétés.
Faudra-t-il attendre encore quarante ans pour qu’on comprenne
que le développement c’est le développement
réellement existant ? Il n’y en a pas d’autre.
Et le développement réellement existant, c’est
la guerre économique (avec ses vainqueurs bien sûr,
mais plus encore ses vaincus), le pillage sans retenue de la nature,
l’occidentalisation du monde et l’uniformisation planétaire,
c’est enfin la destruction de toutes les cultures différentes.
C’est pourquoi le « développement durable »,
cette contradiction dans les termes, est à la fois terrifiant
et désespérant ! Au moins avec le développement
non durable et insoutenable, on pouvait conserver l’espoir
que ce processus mortifère aurait une fin, victime de ses
contradictions, de ses échecs, de son caractère insupportable
et du fait de l’épuisement des ressources naturelles...
On pouvait ainsi réfléchir et travailler à
un après-développement, bricoler une post-modernité
acceptable. En particulier réintroduire le social, le politique
dans le rapport d’échange économique, retrouver
l’objectif du bien commun et de la bonne vie dans le commerce
social. Le développement durable, lui, nous enlève
toute perspective de sortie, il nous promet le développement
pour l’éternité !
L’alternative ne peut prendre la forme d’un modèle
unique. L’après-développement est nécessairement
pluriel. Il s’agit de la recherche de modes d’épanouissement
collectif dans lesquels ne serait pas privilégié un
bien-être matériel destructeur de l’environnement
et du lien social. L’objectif de la bonne vie se décline
de multiples façons selon les contextes.
En d’autres termes, il s’agit de reconstruire de nouvelles
cultures. Cet objectif peut s’appeler l’umran (épanouissement)
comme chez Ibn Kaldûn, swadeshi-sarvodaya (amélioration
des conditions sociales de tous) comme chez Gandhi, ou bamtaare
(être bien ensemble) comme chez les Toucouleurs... L’important
est de signifier la rupture avec l’entreprise de destruction
qui se perpétue sous le nom de développement ou de
mondialisation. Pour les exclus, pour les naufragés du développement,
il ne peut s’agir que d’une sorte de synthèse
entre la tradition perdue et la modernité inaccessible. Ces
créations originales dont on peut trouver ici ou là
des commencements de réalisation ouvrent l’espoir d’un
après-développement.
Serge Latouche
Philosophe. Auteur notamment de L’Autre Afrique, Albin Michel,
Paris, 1998, et des Dangers du marché, Presses de Sciences-Po,
Paris.
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