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Origine : http://refractions.plusloin.org/refractions9/03Latouche.pdf
Sortir de l’économie consiste à remettre en
cause la domination de l’économie sur le reste de la
vie en théorie et en pratique, mais surtout dans nos têtes.
Cela doit certainement entraîner un dépassement de
la propriété privée des moyens de production
et de l’accumulation illimitée de capital. Cela doit
encore aboutir par conséquent à un abandon du développement
puisque ses mythes fondateurs, en particulier la croyance au progrès,
auraient disparu. L’économie entrerait simultanément
en décroissance et en dépérissement. La construction
d’une société moins injuste serait à
la fois la réintroduction de la convivialité, d’une
consommation plus limitée quantitativement et plus exigeante
qualitativement. Le gaspillage insensé des déplacements
d’hommes et de marchandises sur la planète avec l’impact
négatif correspondant sur l’environnement, celui non
moins considérable de la publicité tapageuse et inutile,
celui enfin de l’obsolescence accélérée
des produits et des appareils jetables sans autre justification
que de faire tourner toujours plus vite la mégamachine infernale
constituent des réserves importantes de décroissance
dans la consommation matérielle. Les seules atteintes à
notre niveau de vie ne peuvent être qu’un mieux-être.
Il est même possible de concevoir cette décroissance-là
avec la poursuite fétiche de la croissance d’un revenu
calculé de façon plus judicieuse. Tout cela sans parler
des dépenses militaires ni bien sûr des changements
en profondeur de nos valeurs et de nos modes de vie, accordant plus
d’importance aux « biens relationnels » et bouleversant
nos systèmes de production et de pouvoir.
Ce véritable réenchâssement de l’économique
dans le social signifierait-il pour autant la disparition du marché
?1
La question peut paraître saugrenue ou paradoxale. Comment
peut-on, en effet, concevoir une abolition de l’économique
avec un maintien de cette institution qui en est, en apparence du
moins, le fondement même ? Très certainement, cela
serait inconcevable si on identifiait le marché au Marché,
c’est-à-dire à l’économie de marché
et à la société de marché.2 Toutefois,
si on remarque que les marchés sont attestés dans
de multiples sociétés sur tous les continents, et
cela depuis la plus haute antiquité, bien avant la naissance
du capitalisme et en dehors de son mode de production, la question
mérite d’être posée. Car cette institution
facilite incontestablement le commerce social, et pas nécessairement
dans le sens du développement des inégalités
et de l’injustice.
L’un des indices de la pérennité de l’institution
du marché-rencontre, en dehors de l’invention de l’économie,
est le fait qu’à la différence des autres notions
fondamentales comme le développement ou le travail, il existe
des mots pour le dire dans toutes les langues africaines.3 Un bref
survol des marchés africains est riche d’enseignements.
Ceux-ci, comme nos foires médiévales, sont périodiques,
et leur localisation obéit à des logiques complexes,
plus sociales qu’économiques. La théorie économique
de la localisation des marchés de Lösch et Christaller,
qui n’est que le prolongement de la géographie économique
hypothético-déductive de Heinrich von Thünen
n’est qu’un exercice de virtuosité formelle qui
n’apprend guère plus que ce qu’avec le bon sens
et un peu d’intuition, on savait déjà. La localisation
idéale, selon ce modèle, doit minimiser les coûts
de déplacement des vendeurs et des acheteurs. Mais, toutes
sortes de facteurs extra-économiques interviennent dans la
détermination d’une place de marché, et comme
la relation entre l’emplacement et les acteurs n’est
pas à sens unique, on finit par s’accommoder d’une
localisation « non rationnelle » au départ pourvu
qu’elle ne soit pas déraisonnable. Les marchés
africains sont des « agoras » où la fonction
sociale prime sur la fonction économique, mais ce sont aussi
des lieux de pouvoir, ou plutôt de contre-pouvoir essentiellement
féminin, avec lequel les instances en place doivent compter.
Les marchés africains comme « agoras »
« Un marché ? note Dominique Fernandez, quel terme
plat et mercantile pour désigner le territoire magique où
se déroule la plus fastueuse des cérémonies
à la gloire des couleurs et des parfums ! »4
Cette remarque, qui vaut encore (mais pour combien de temps ?) pour
les marchés des villages et des villes de nos pays latins,
est cent fois plus vraie pour les marchés africains. Un marché
sans odeur risque même de n’y avoir aucun succès.
C’est du moins la leçon de l’expérience
de Ziniare au Burkina Faso telle que la tire Jean-Pierre Guingane.
Les musulmans y étant devenus majoritaires firent pression
pour qu’on leur fasse un marché « propre »
où ils ne seraient pas incommodés par l’odeur
du dolo (la bière de mil) et celle de la viande de cochon.
Toutefois, après avoir obtenu satisfaction, « ils étaient
malheureux parce qu’ils n’avaient aucun client ».
« Tous sont partis pour l’odeur du dolo et du cochon,
et voilà ! Ils n’avaient plus d’acheteurs. »
Tant et si bien qu’ils ont renégocié pour obtenir
un marché unique avec une séparation interne plus
nette.5 Le festival de couleurs et d’odeurs des marchés
africains est d’abord un espace de sociabilité spécifique
avant d’être un lieu d’échanges de denrées.
L’agora, comme le forum, était un marché (agora
d’ailleurs est le terme encore utilisé en grec moderne
pour désigner l’institution), mais l’histoire
a surtout retenu qu’il s’agissait des lieux par excellence
de la vie publique.
Le marché est ainsi l’occasion de rencontrer des amis,
des proches, du même village, mais aussi des villages avoisinants.
C’est un lieu où se croisent les générations,
les sexes et les ethnies diverses, liés par des parentés
à plaisanterie, voire en situation de guerre plus ou
moins ouverte. Le marché est un terrain neutre. Chacun dépose
ses armes avant d’entrer. Ces grands rassemblements rythment
le calendrier et servent souvent de repères chronologiques.
Ils sont l’occasion d’annoncer publiquement les grands
événements, éventuellement par crieur public.
Ici, ce sont les négociations matrimoniales, là les
funérailles qui font trois fois le tour de la place.6
« Dans certaines régions du Burkina Faso, note Guingane,
chez les Turka par exemple, le marché remplit la fonction
du journal officiel où tous les actes jugés importants
sont publiés. La cérémonie du mariage comporte
une partie où le marié, porté sur le dos de
la population, puis sur les épaules de son ami, est suivi
de la population. Il fait le tour du marché. Après
cela, personne dans le pays, même les absents temporaires,
n’est censé ignorer ».7
Des palabres informelles permettent d’y régler de
multiples affaires. Les jeunes hommes viennent de très loin
(20 à 30 km à pied) pour voir les jeunes filles dans
tous leurs atours.
« Les espaces de vente de dolo... ou de noix de cola, note
Guingane pour le Burkina, sont pris d’assaut, non pas parce
qu’on a particulièrement soif ou envie de croquer la
cola, mais parce que ces zones sont des lieux de rendez-vous amoureux.
»
Le côté érotique des marchés semble plus
prononcé encore pour les marchés nocturnes qui sont
souvent l’occasion de transgressions, ce qui expliquerait
leur succès en dépit des risques réels et imaginaires
qu’on prend pour s’y rendre.
Toutefois, avec la marchandise venue de loin arrive l’étranger,
à la fois objet de méfiance mais aussi de fascination.
Le marché africain, extérieur à l’enceinte
villageoise, est un lieu neutre et pacifique où se fait le
contact et l’apprentissage de l’autre. Les nouvelles
du monde extérieur arrivent avec la connaissance d’autres
croyances et coutumes qui inquiètent mais forcent à
sortir de soi-même et à relativiser les choses. Le
marché est une école de tolérance.
Enfin, si la principale denrée échangée est
certainement la parole, la circulation de denrées constitue
tout de même la raison d’être de ces foires périodiques.
Et, ici, on se heurte au paradoxe marchand en Afrique.
À lire certains textes économiques, et en particulier
les rapports de la Banque mondiale, on serait parfois tenté
de croire que le marché est une réalité nouvelle
au Sud du Sahara. Ainsi le rapport annuel pour l’année
2000 du FMI déclare à propos des pays africains qu’ils
« n’ont pas encore réussi à s’intégrer
aux marchés mondiaux ». L’insertion de l’Afrique
dans l’économie mondiale serait même un projet
d’avenir, comme si le commerce triangulaire, qui a saigné
à blanc l’Afrique pendant plusieurs siècles,
n’avait pas été une séquelle de la première
mondialisation du XVIe siècle ! Le « sous-continent
» noir en serait encore à découvrir les rapports
marchands et les « lois » de l’économie
moderne...
Il est vrai que depuis des décennies, les experts en développement
vitupèrent les liens de solidarité, les dépenses
ostentatoires, la faible monétarisation du monde rural, l’absence
de dynamique de création de besoins nouveaux, l’insuffisance
de la production pour la vente. Toutes ces choses constituent, selon
eux, des résistances archaïques au libre jeu des mécanismes
naturels, des freins insupportables à l’accumulation
productive du capital et des blocages inadmissibles au sacro-saint
développement.
Et pourtant, l’existence d’un commerce intérieur
au cœur de l’Afrique et de circuits caravaniers vers
l’extérieur est attestée depuis fort longtemps.
Hérodote, déjà, raconte les expéditions
des Phéniciens et l’étrange troc muet qu’ils
pratiquaient avec les populations des côtes de l’Atlantique.
Les perles de verre bleues, dites babyloniennes, de l’Antiquité
se retrouvent dans les tombes préhistoriques des vallées
du Niger. Les actuels commerçants syro-libanais ne font que
renouer avec les pratiques de leurs lointains ancêtres...
Du nord au sud du continent, il y a pléthore d’ethnies
et de groupes divers à la réputation bien établie
de « commerçants dans l’âme ». Certains
sont spécialisés dans le commerce local, d’autres
dans les transactions régionales, d’autres dans les
trafics lointains. Pour le Maghreb, on connaît le dynamisme
des Fassis et celui des Soussis du Maroc, celui des Mozabites d’Algérie,
celui des commerçants de Sfax en Tunisie. Chacun a ses spécificité,
ses réseaux, y compris en Europe. Les épiceries ouvertes
le dimanche dans la région parisienne sont le monopole des
émigrés du Souss, les pâtisseries tunisiennes
de ceux venant de Djerba, etc. Plus au sud, les Maures sont les
grands commerçants du Sahel. On les retrouve parfois sous
le nom de Sénégalais jusque dans le bassin du Congo.
L’Afrique noire n’est pas moins pourvue de groupes spécialisés
dans les trafics et l’échange : les Haoussa, les Yorouba,
les Dioulas, les Beembé du Congo, les Soninké, les
Baol-Baol du Sénégal, les Bamiléké du
Cameroun, sans oublier la confrérie des Mourides (car la
religion a souvent son rôle dans cette affaire) ni les mama-Benz
du Togo (car les femmes ne sont pas en reste dans ces trafics).
On ne compte plus les groupes ethniques, les sectes religieuses,
les zones ou les localités dont les membres passent pour
d’habiles commerçants et commerçantes, des hommes
et des femmes d’affaires avisés ou des spéculateurs
heureux. Les souks et les marchés, lieux d’échange
et de rencontre sont innombrables à travers toute l’Afrique.
Ils impliquent la totalité de la population. La prégnance
de l’échange marchand est au moins aussi ancienne qu’en
Europe, et si la marchandisation y est sensiblement différente,
sinon moins forte, on assiste désormais à une surmonétarisation
de la vie courante.9 La monnaie intervient partout et pour tout.
Si les pays d’Afrique semblent « rester sur le quai
» de l’actuelle mondialisation, c’est qu’ils
subissent de plein fouet les effets d’éviction de l’ouverture
des marchés. Saignés à blanc, ils n’ont
plus grand-chose à offrir, et ce qu’ils offrent est
toujours plus dévalué par les mécanismes diaboliques
des plans d’ajustement structurel. Toutefois, les marchés
colorés et pleins d’odeurs constituent peut-être
l’un des derniers remparts contre le Marché et ses
effets destructeurs. Cet échange de denrées mêlé
à la parole, où chacun jauge l’autre pour trouver
le taux d’échange qui permet de maintenir la relation,
est aux antipodes du supermarché vanté par Milton
Friedman dans lequel les gens n’ont pas besoin de s’aimer
ou de se connaître pour faire des affaires. On paye et on
embarque la marchandise.
« Donc Inno, dit Guingane, c’est pas un marché
; en fait, ça ne peut pas être un marché, c’est
des magasins. » « C’est des chiffres, c’est
ce que tu choisis, et tu paies et tu t’en vas. »10
Croire que l’unification et l’uniformisation planétaire
seraient la condition de la paix est une fausse bonne idée,
même en dehors de l’imposture économique. La
diversité des cultures est sans doute la condition d’un
commerce social paisible. En effet, chaque culture se caractérise
par la spécificité de ses valeurs. Même s’il
régnait un langage et une monnaie communes sur la planète,
chaque culture leur accorderait des significations propres et partiellement
différentes. Si les places de marché, les marchés-rencontres
ont été pendant des siècles sur presque tous
les continents des lieux d’échange pacifiques, de règlement
des conflits, de circulation matrimoniale, entre voisins et même
entre ennemis, c’est que les transactions entre étrangers
permises par l’intermédiation monétaire, en
dépit de son anonymat relatif, conservaient les qualités
du don réussi entre proches. Du fait des différences
d’échelles de valeur, chacun en ressortait convaincu
d’avoir fait une bonne affaire (voire d’avoir roulé
son partenaire, lui-même persuadé avoir réussi
le même coup !). Les marchés africains illustrent abondamment
cette ruse du commerce pacifique entre cultures différentes.
« En attribuant une valeur morale différente aux denrées
échangées, écrit l’anthropologue Marco
Aime, chacun des deux protagonistes s’en sortira comme le
vainqueur suivant ses propres paramètres. »11
Il en était ainsi dans une certaine mesure, selon l’auteur,
du commerce entre l’Occident et les pays de l’Est avant
la chute du mur de Berlin qui assumait souvent la forme d’un
troc en raison de « l’existence de conceptions culturelles
différentes des valeurs dans les deux systèmes économiques
et dans le maintien d’une frontière entre les deux
». 12
Dans les îles montagneuses d’Indonésie, les côtiers
considéraient ainsi les produits reçus des montagnards
comme un tribut payé par des sujets, tandis que les montagnards,
se sentant parfaitement libres, se félicitaient de recevoir
en échange de biens sans intérêts pour eux des
marchandises d’importation inaccessibles et sans prix. Chacun
interprétait la relation à son avantage et tous étaient
satisfaits. En voulant libérer les prétendus sujets,
missionnaires et colonisateurs hollandais ont cassé l’interdépendance
harmonieuse des populations et, en imposant des valeurs uniformes,
introduit des ferments de conflits insolubles.
Même marchand, l’échange peut posséder
les vertus du « doux commerce », à condition
qu’il participe de la logique du don, alors que le Marché
anonyme et abstrait est source inépuisable de frustrations,
d’envie et de conflits qui dégénèrent
en guerres tribales et purifications ethniques.
Cette participation à l’esprit du don se manifeste
dans la relation de clientèle. Les comptes ne sont jamais
apurés entre les partenaires. Le rabais consenti sous la
pression relationnelle (en faisant éventuellement intervenir
des proches importants) est un don qui relancera ultérieurement
un achat éventuel plus coûteux. D’autre part,
après un âpre marchandage, un petit cadeau (une mesure
de mil en plus ou un treizième œuf à la douzaine)
vient atténuer la rigueur de la joute marchande.
« Le cérémonial du marchandage, si âpre
soit-il, note Guy Nicolas pour les Haussa du Niger, conserve toujours
quelque aspect oblatif... L’aspect ludique du marchandage
a quelque rapport avec celui du don. »13
On ajoute toujours un petit quelque chose pour en témoigner.
Cela s’observe dans la plupart des pays d’Afrique.
« Il n’est pas jusqu’à la pratique de l’usure,
prétend-il, qui ne présente quelque aspect oblatif,
dans la mesure où l’emprunteur s’estime redevable
envers son usurier de lui consentir un prêt. »14
Cette proximité des rapports du commerce de marchandage avec
le don est encore accrue du fait que la monnaie n’a pas le
plus souvent en Afrique le statut d’un équivalent général
abstrait mais possède une réalité concrète
qui en fait un objet de contre-don. Lorsque l’argent et l’économie
restent encastrés dans le social, ce qui est encore largement
le cas, l’argent est un quasi-objet beaucoup plus 15 qu’une
monnaie.
Ainsi, le marché-rencontre est un signe et une source incontestable
de prospérité, dans tous les sens du terme. Comme
les foires du SEL des systèmes d’échange locaux,
il stimule non seulement les échanges mais, à travers
eux, la production de denrées et le dynamisme collectif,
mais sans l’aliénation propre au rapport marchand et
à l’instrumentalisation de la production capitaliste.
Le marché comme pôle de pouvoir :
l’anti-acropole
Il y a en Afrique un chef de marché, plus ou moins officiel,
qui rend compte en général au chef de village (qui
n’a pas le droit de venir au marché) de ce qui s’y
passe. Il y a surtout la sacralisation du lieu, nécessaire
à son succès et au bon déroulement pacifique
des rencontres. Le marché est un lieu plein d’esprits
bons et mauvais qui peuvent prendre toutes sortes de formes et qu’il
faut apaiser ou se concilier. Les morts reviennent hanter le marché,
et ceux qui ont le don de double-vue, les voyants, les y croisent.
Toutefois, les cérémonies nécessaires font
souvent appel à des pratiques archaïques et, parfois,
dans les pays islamisés, à des survivances païennes.
Les pouvoirs locaux ne peuvent pas refuser de se plier à
ces exigences.
« C’est simple, dit à sa façon truculente
Guingane, si vous ne faites pas ça et qu’il y a des
malheurs et des incendies, des ci, des ça, on tape le maire
qui n’a pas voulu respecter nos coutumes et le maire aussi
a peur. Je crois que personne ne peut installer aujourd’hui
un marché et ne pas tenir compte de ces aspects-là.
»16 Et le pouvoir central, colonial ou autochtone, en voulant
imposer ses propres vues se heurte souvent à l’obstruction
des populations. Au nord du Bénin, la volonté d’imposer
une localisation technocratique et la destruction du marché
traditionnel de Copargo a été la source d’émeutes
qui ont obligé le gouvernement à intervenir, à
déplacer le sous-préfet et à rétablir
l’état de choses ancien. Guingane cite un cas comparable
au Togo.
« Le gouvernement en place a construit carrément un
marché de toutes pièces et a voulu déplacer
le marché séculaire dont les gens se servent de père
en fils, de mère en fille depuis très longtemps. Il
a voulu déplacer les gens de force pour faire un grand marché.
Il a créé un autre grand marché, les gens ne
se déplaçaient pas de l’ancien marché
auquel ils sont habitués. Ils ont mis l’armée,
ça n’a rien changé. Ils ont tabassé les
gens, ils les ont poursuivis, ils les ont pourchassés, et
ça n’a rien changé : les gens demeurent toujours
au marché qui s’est créé spontanément
et qui existe depuis longtemps, de façon séculaire.
Donc, ça, c’est un cas de figure où finalement
le gouvernement, en porte à faux par rapport à ce
qui se fait de façon traditionnelle et spontanée,
n’en démord pas pour autant, et s’accroche à
vouloir inciter les gens à changer. »17
Au Mali, le cas du grand marché est une autre illustration.
Après l’incendie de l’ancien marché (provoqué
à dessein ?), les gens ont préféré s’agglutiner
dans les rues et les trottoirs avoisinants plutôt que de se
rendre sur le marché construit dans un autre site. Finalement,
l’ancien marché a été restauré.
Encore aujourd’hui, dans la vie politique française,
une partie importante de la campagne électorale, se déroule
autour des marchés. On y distribue des tracts, les candidats
viennent y discuter leur programme et serrer les mains des commerçants
et commerçantes et écouter leurs revendications. En
Afrique, une partie importante de la politique de l’après-indépendance
s’est faite sur et autour des marchés. L’appui
des associations de marché reste encore souvent décisif.
On comprend que les pouvoirs publics aient toujours tenté
de contrôler ces endroits où se brassent tant de populations
diverses et tant d’idées, éventuellement subversives.
Les marchés sont un exutoire, non seulement pour les transgressions
sexuelles, mais aussi pour toutes les tensions.
« Il existe, note Guingane, une relative liberté pour
les marginaux, malheureux des carcans des coutumes et des traditions.
Car une société bien gérée, c’est
celle qui sait prévenir les conflits, et quand ils s’imposent
leur trouver les solutions les meilleures. »18
Ainsi, le fou se trouve à son aise au marché, celui-ci
exerce une fonction quasi thérapeutique. Mais les marchés
sont surtout des lieux de fronde potentielle. Des grèves
ou des mouvements de commerçants ont eu raison de certains
gouvernements. « Encastré » dans la société
africaine, le marché représente une sorte de contre-pouvoir.
« Lieu neutre et pourtant politique, mais pas politisé.
»19
La distinction est importante. C’est le lieu par excellence
de la société civile, avec toute la complexité
de sens que ce concept revêt dans le contexte africain, opposé
à la société politique, militaire ou religieuse
lié au pouvoir officiel. Il se règle bien des conflits
sur les marchés, avec la parole et parfois le recours à
l’arbitrage des anciens et des sages, mais, si bien des palabres
se déroulent ainsi en marge du marché, le marché
n’est pas la palabre avec son rituel et sa solennité.20
Un lieu féminin
Cependant, il est grand temps de dévoiler l’autre face ou le
vrai visage du marché. Il s’agit d’un lieu féminin
par excellence. Les femmes en sont les acteurs clefs. Ce sont elles
qui tirent les ficelles et qui dominent la scène marchande.
Même si les multiples devoirs de l’épouse (la
cuisine, les enfants, le mari) limitent sa disponibilité
pour les trafics marchands, la répartition des tâches
entre les co-épouses, ou avec les enfants et les parents,
permettent aux femmes de jouer à plein leur rôle. Guy
Nicolas cite même pour le Niger le cas de femmes qui reconstituent
leur fonds de roulement en accordant furtivement leurs faveurs à
l’écart du marché avant de revenir prendre leur
place et repartir d’un bon pied dans leurs petits trafics.
Ces pouvoirs détenus par les femmes des marchés, plus
ou moins consacrés par des titres, des fonctions traditionnelles
et le rôle plus récent d’associations de commerçantes,
représentent un double défi par rapports aux autorités
locales et étatiques. Dans la plupart des pays africains,
le contrôle commercial constitue une forme de résistance
symbolique et matérielle aux tentatives de contrôle
économique de la part des gouvernements successifs. À
travers la force tranquille de la protestation passive
(mais parfois très active) des marchés, c’est
la société civile qui s’exprime et fait savoir
jusqu’où le mépris du citoyen (et plus encore
de la citoyenne) ne doit pas aller trop loin.
Finalement, le marché-rencontre, tel qu’il existe encore
en Afrique, témoigne de la survivance d’un encastrement
assez poussé de l’économie dans la société.
Mais alors, la distinction de Karl Polanyi entre économie
substantielle et économie formelle n’a plus lieu d’être,
comme l’a bien remarqué Louis Dumont. L’économie
est toujours formelle d’une certaine façon, et dire
qu’elle est encastrée est une manière «
occidentalo-centrique » de parler, pour exprimer le fait qu’on
n’a pas vraiment affaire à elle, mais à la société.
Certes, il faut introduire cette réserve importante que les
situations actuelles sont hybrides, puisque l’Occident ayant
pénétré partout, tous les marchés sont
pervertis par le Marché, tous les « commerces »
et « échanges » sociaux par l’économique,
et toutes les raisons par la rationalité calculatrice.21
Il n’en demeure pas moins, et c’est aussi une leçon
que la connaissance de l’Afrique peut nous apporter, que la
redécouverte du marché-rencontre fait partie de l’arsenal
que la société civile devra sans doute restaurer pour
sortir de la démesure de la société du Marché
imposée par la mondialisation libérale.
La société de marché est certes une société
de marchandisation, mais le Marché de la théorie comme
conjonction d’une multitude d’offreurs et de demandeurs
est un mythe. Les concentrations et les monopoles l’ont totalement
éliminé ou détourné, si tant est qu’il
ait jamais existé. En revanche, la place de marché,
le marché lieu de rencontre et de bavardage des citoyens
est à réinventer. Il importe tout en reconnaissant
la dualité nécessaire de la socialité primaire
ou communautaire et secondaire ou sociétale, d’éviter
l’hétéronomie de la société de
Marché en assumant pleinement la médiation démocratique
du rapport d’échange entre citoyens. Le retour de l’esprit
du don dans la société post-moderne est une nécessité,
mais il ne doit pas compromettre la persistance d’une socialité
secondaire. On peut concevoir celle ci comme fonctionnant à
la citoyenneté fondée sur la bienveillance mutuelle,
la sympathie ou la philia, sans retomber dans le familialisme et
le clientélisme. La réappropriation du marché
signifie concrètement la réaffirmation de la nature
radicalement politique de l’échange marchand qui n’est
qu’une forme du commerce social. Aussi, même s’il
est souhaitable que persistent des marchés et des rapports
marchands, à côté de la redistribution et de
la réciprocité, c’est l’imaginaire du
Marché qui devrait d’abord être aboli pour rompre
avec la logique de la démesure.22
Serge Latouche
Notes
1. La question se pose dans les mêmes termes pour l’argent,
mais nous ne l’aborderons pas ici.
2. Sur cette distinction voir le chapitre I,
« Marché et marchés », de notre livre
l’Autre
Afrique.
3. Jean-Pierre Guingane, le Marché africain comme espace
de communication, conférence débat. Sur www.cauris.org,
p. 12.
4. L’Or des tropiques, Grasset, l993, p. 113.
5. Jean-Pierre Guingane, le Marché africain comme espace
de communication, conférence-débat, sur www.cauris.org,
p. 10.
6. « Vivre, c’est donc aller au marché. Et si
on cesse d’aller au marché, c’est qu’on
est mort » souligne Guingane, p. 8.
7. Ibid., p. 7.
8. Ibid., p. 4.
9. Sur cette distinction intéressante, voir l’article
d’Olivier de Sardan, « L’économie morale
de la corruption en Afrique », Politique africaine, n°
63, octobre l996, Paris, Karthala, pp. 97-116.
10. Op. cit., p. 16.
11. Marco Aime, « Mercati africani », Bollati Borighieri,
Torino, 2002 (p. 61 du manuscrit).
12. Ibid., p. 62.
13. Op. cit., p. 2l7. Notons aussi : « Quant à la
pratique commerciale, on peut y déceler des aspects qui se
rapprochent de ceux du don et divergent par rapport au schéma
libéral de référence [...]. Il convient de
signaler [...], dans la pratique marchande courante, des conduites
relevant incontestablement du principe et du rite oblatif. »,
ibidem, p. 10.
14. Ibid., p. 219. Cela rejoint la vision d’Aristote à
propos de la vente à crédit. « La dette y est
claire et indiscutable, remarque-t-il, mais il y a quelque chose
d’amical (philikon) dans le délai consenti. »
Éthique à Nicomaque, VIII, 15, cité par Dominique
Temple et Mireille Chabal, la Réciprocité et la Naissance
des valeurs humaines, L’Harmattan, Paris, 1995, p. 200.
15. « Pour les Fidjiens, la monnaie dans certains cas est
moralement neutre, dans d’autres non. En Inde, par exemple
l’échange monétaire n’a pas du tout bouleversé
les relations traditionnelles et les hiérarchies préexistantes
entre les castes. » (p. 70).
16. Op. cit., p. 11.
17. Ibid., p. 13.
18. Op. cit., p. 9.
19. Page 79.
20. Voir la Déraison de la raison économique, le
chapitre II : « La palabre, une forme de“phronésis”[
mot grec qui signifie : sagesse] africaine ».
21. Nous renvoyons le lecteur à l’annexe de notre
livre la Déraison de la raison économique.
22. Sur ce point, voir la belle démonstration de Geneviève
Azam, « Économie sociale : quel pari ? » dans
Économie et Humanisme, n° 347, décembre l998-janvier
1999, pp. 20-21.
Résumé
Sortir de l’économie consiste à remettre en
cause la domination de l’économie sur le reste de la
vie en théorie et en pratique, mais surtout dans nos têtes.
Cela doit certainement entraîner une renonciation et un dépassement
de la propriété privée des moyens de production
et de l’accumulation illimitée de capital. Cela doit
encore aboutir par conséquent à un abandon du développement
puisque ses mythes fondateurs, en particulier la croyance au progrès,
auraient disparu. L’économie entrerait simultanément
en décroissance et en dépérissement. La construction
d’une société moins injuste serait à
la fois la réintroduction de la convivialité, d’une
consommation plus limitée quantitativement et plus exigeante
qualitativement. Le gaspillage insensé des déplacements
d’hommes et de marchandises sur la planète avec l’impact
négatif correspondant sur l’environnement, celui non
moins considérable de la publicité tapageuse et inutile,
celui enfin de l’obsolescence accélérée
des produits et des appareils jetables sans autre justification
que de faire tourner toujours plus vite la mégamachine infernale
constituent des réserves importantes de décroissance
dans la consommation matérielle. Les seules atteintes à
notre niveau de vie ne peuvent être qu’un mieux-être.
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