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La « décroissance » : renaissance d'un concept révolutionnaire
Auteur de l'article : Matthieu
Auzanneau Nos vies sont de plus en plus régies par
les nouvelles technologies, dont l’influence se fait sentir
d’un point de vue tant scientifique et économique que politique,
social et culturel. Alors que la profession de journaliste internet
est sinistrée et que la quasi- totalité des rubriques "multimédia"
ont disparu des journaux, nous pensons que l’internet ne se
résume pas au consumérisme des pages "high tech". Au contraire,
le sujet mérite, selon nous, un traitement journalistique de toutes
ses implications. Transfert entend proposer une veille complémentaire
du contenu des grandes agences de presse et des sites spécialisés.
La « décroissance » : renaissance d'un concept révolutionnaire
Cet article fait partie d’un dossier consacré à «l’impasse
énergétique» et a été publié le 6/10/2003
Les "objecteurs de croissance" pourraient apporter la théorie
économique qui manque aux alter mondialistes
Le premier colloque français sur la "décroissance" se tenait les
26 et 27 septembre derniers à Lyon. L’idée de la décroissance
date du début des années soixante-dix, une vingtaine d’années
avant l’émergence du "développement durable". Il s’agit
d’une critique radicale du principe de l’augmentation
constante du revenu global, autrement dit la croissance du PIB,
sur laquelle est fondé tout l’ordre économique actuel. L’argument
central de cette critique: toutes les matières premières et toutes
les énergies consommées aujourd’hui sont perdues pour les
générations futures. Les pays riches doivent donc consommer beaucoup
moins afin de préserver durablement le bien-être sur Terre. A l’heure
où l’on parle plus que jamais de réchauffement climatique,
de pénurie d’hydrocarbures et de destruction de la biodiversité,
la thèse de la décroissance retrouve des adeptes, après plus d’un
quart de siècle de léthargie. Bien qu’encore lacunaire et
parfois contradictoire, elle incarne pour certains la théorie économique
globale qui fait pour l’instant défaut au mouvement altermondialiste.
Réunis par des membres du collectif Casseurs de pub et de la revue
écologiste Silence, quelque 200 "objecteurs de croissance" ont tenu
colloque à Lyon pendant deux jours. Ils ont parlé de concepts comme
l’"innovation frugale", dans le décor rococo d’une salle
d’honneur parée de feuilles d’or de l’hôtel de
ville de Lyon, symbole de l’opulence de la capitale des Gaules.
Les racines de la "bioéconomie"
Les débats étaient animés par la poignée d’universitaires
français et italiens héritiers de l’économiste roumain Nicholas
Georgescu-Roegen, mort en 1994 dans une indifférence quasi totale.
Georgescu-Roegen est l’inventeur de la "bioéconomie", une
théorie qui ajoute à l’analyse économique un paramètre toujours
ignoré jusque-là: la finitude des ressources offertes par la nature.
Silvana De Gleria, une ancienne élève de Roegen, explique: "Du libéralisme
au socialisme soviétique, les penseurs de l’économie classique
travaillent à partir de l’image fausse d’un ’circuit
économique’ clos. L’activité économique n’est
pas un manège, dans lequel tout recommence toujours à l’identique.
C’est au contraire un processus destructeur de matière."
L’économiste Serge Latouche, principal thuriféraire de la
décroissance en France, affirme que l’approche classique de
l’économie ne sait pas intégrer l’évolution temporelle.
"Elle exclut de son raisonnement tous ceux qui disent ’J’ai
besoin de tel produit’ tout en étant incapables de lui fixer
un prix. C’est-à-dire les pauvres et... les générations futures!",
s’exclame le professeur d’économie qui enseigne à l’université
Paris-Sud.
L’analyse de Roegen a pour point de départ la fameuse loi
de "l’entropie", découverte en 1824 par Sadi Carnot. Une grande
partie de l’énergie mécanique utilisée par l’industrie
se transforme en chaleur. Or cette énergie calorique se dissipe
et ne peut jamais redevenir une énergie mécanique. L’entropie
décrit un processus irréversible. Toute énergie consommée par les
machines (Roegen parle d’"organes exosomatiques") finit par
disparaître et ne pourra plus jamais servir à nouveau. Ce qui veut
dire que les ressources énergétiques de la Terre sont un capital
limité. Plus l’on puise dedans, plus la fin de l’histoire
moderne se rapproche. Un instant emporté par l’élan messianique
omniprésent au cours du colloque, le politologue suisse Jacques
Grinevald lâche: "C’est la chaleur qui a fait fondre les tours
du World Trade Center"...
La décroissance a le vent en poupe dans les milieux écologistes
et altermondialistes. Un militant d’Attac venu assister au
colloque remarque: "La décroissance, c’est l’intuition
que les lois de l’économie ne peuvent pas être radicalement
différentes des lois de la nature. Après l’effondrement du
marxisme, la bioéconomie peut être la théorie économique globale
qui manque aujourd’hui aux nouveaux militants de gauche."
Si tous les habitants de la Terre devaient s’aligner sur
le niveau actuel de consommation des pays développés, il faudrait
entre trois et sept planètes supplémentaires pour couvrir nos besoins
en matières premières. Ce constat, qui fait désormais l’objet
d’un large consensus, est le meilleur argument des "objecteurs
de croissance." Pour eux, la solution est simple: les citoyens des
pays développés doivent "déconsommer."
Serge Latouche affirme: "La croissance économique est l’alpha
et l’omega de toutes les politiques économiques actuelles.
Elle représente un bénéfice illusoire pour des sociétés de plus
en plus malades de leurs richesses. Dans les pays développés, la
dégradation de l’air, de l’eau et de la nourriture ne
cesse d’augmenter: respirer, boire et manger y sont devenus
les principales sources de mortalité!"
Mais comment distinguer la décroissance d’une récession,
synonyme de chômage et de paupérisation? "La récession, c’est
un simple défaut de croissance, explique Jacques Grinevald, tandis
que la décroissance correspond à une modification des conditions
et des règles du développement."
Mort au consumérisme
Pour "décroître", poursuit Serge Latouche, il faut commencer par
supprimer tous les coûts économiques "absurdes": "Par exemple, de
nombreux déplacements sont inutiles. Il faut aussi s’attaquer
à la publicité et au consumérisme effréné qui font qu’un ordinateur
ou une voiture se démodent au bout de deux ou trois ans."
Un cas est fréquemment pointé du doigt: les échanges agricoles
internationaux. Pour Pierre Rabhi, l’une des figures de l’écologie
française depuis quarante ans, "faire parcourir la moitié de la
planète à des moutons est aberrant." La "relocalisation de la production"
est l’un des thèmes centraux de la bioéconomie. Rabhi insiste:
"Il faut que nous nous remettions à produire au plus près des lieux
de consommation, à la fois pour économiser l’énergie et pour
permettre un développement harmonieux de nos sociétés."
Les "objecteurs de croissance" se posent en concurrents du "développement
durable", un concept dont ils ne manquent jamais de relever les
paradoxes. Ils reconnaissent par exemple la pertinence de l’éco-conception
(c’est-à-dire la réduction au minimum des coûts environnementaux
de chaque produit). Mais ils remarquent que depuis 30 ans, l’amélioration
constante du rendement énergétique de la voiture, de l’avion
ou des appareils électroménagers a eu pour effet de doper le volume
global de leur consommation. On assiste à une sorte "d’effet
rebond": une voiture qui consomme 3 litres au cent au lieu de 15
incite à parcourir plus de kilomètres et donc à utiliser plus d’essence
au final. Serge Latouche: "Le développement durable est un concept
toxique qui conduit à réduire la matière première nécessaire à chaque
produit pour mieux augmenter le coût environnemental total de l’économie."
Parmi les mots d’ordre les plus applaudis au cours du colloque,
il y a celui de Pierre Latouche: "Il faut décoloniser notre
imaginaire envahi par l’idéologie de la croissance et du profit."
L’économiste argumente: "C’est parce qu’ils
sont incapables de décoloniser leur imaginaire que le Parti socialiste
français et tous les mouvements politiques ’sociaux-démocrates’
sont condamnés à faire du libéralisme social." Un triptyque proposé
par l’économiste italienne Sylvana de Gleria reçoit également
un accueil enthousiaste: "Le modèle de la décroissance nécessite
conscience, coopération et modération."
2 heures de travail par jour
La théorie de décroissance est encore pleine de lacunes et parfois
de contradictions. Pour l’instant, elle n’est animée
que par une poignée de professeurs italiens, suisses, français et
espagnols décriés au sein de leurs universités. Certains, comme
le penseur iconoclaste Jacques Grinevald (qui enseigne à l’université
de Genève) luttent en permanence pour éviter d’être mis au
placard. Ces leaders des "objecteurs de croissance" sont des macro-économistes
et des théoriciens. Pas d’urbanistes, ni de sociologues spécialistes
du travail, ni encore moins de politiciens dans leurs rangs.
L’absence de validation pratique de l’approche de
la décroissance conduit souvent les orateurs dans un flou artistique.
Serge Latouche, par exemple, affirme qu’une réduction "féroce
du temps de travail" est nécessaire: "Pas plus de deux heures par
jour", réclame-t-il. Il se prononce en même temps contre l’énergie
nucléaire, sans prendre la peine d’expliquer comment préserver
le fonctionnement de quelques infrastructures vitales (distribution
d’eau, chauffage, alimentation, etc.) en ne travaillant quasiment
plus et en supprimant de plus la source d’énergie qui réclame
le moins de main-d’oeuvre à quantité égale d’électricité
produite.
Le problème délicat de la rémunération du travail dans une société
travaillant très peu est à peine évoqué par les "objecteurs de croissance".
De manière générale, la question de la redistribution des richesses
demeure en suspens. Certains affirment que le marché doit continuer
à jouer son rôle de confrontation de l’offre et de la demande,
d’autres se prononcent en faveur de la suppression de la monnaie
et souhaitent emprunter le vieux chemin du socialisme distributiste.
Les "objecteurs de croissance" soulignent tous l’urgence
de la situation face à l’imminence d’une "catastrophe
environnementale planétaire". Pourtant, afin de franchir le pas
de la décroissance, la plupart compte sur une "révolution dans la
conscience des citoyens", qui prendra forcément du temps.
Quelle révolution?
Les partisans de la décroissance sont des libertaires convaincus,
qui rêvent de "micro-sociétés autonomes connectées entre elles".
Jacques Grinevald renâcle à se pencher sur la question du passage
à une économie de décroissance. Il botte en touche: "Nous ne sommes
ni des révolutionnaires, ni des utopistes." Pourtant, pour mettre
en place la vision de l’intérêt général imaginée par les théoriciens
de la décroissance, "de nouvelles institutions politiques de redistribution
sont nécessaires", souligne l’économiste italien Mauro Bonaiuti.
Les conditions d’exercice de cette nouvelle forme de coercition
du politique sur l’économie ne sont pas débattues, ni la place
accordée à la liberté d’entreprendre.
La décroissance est une idéologie en devenir. Pour qu’elle
se développe, Serge Latouche compte sur "la pédagogie des catastrophes".
Il affirme: "Les catastrophes sont notre seule source d’espoir,
car je suis absolument confiant dans la capacité de la société de
croissance à créer des catastrophes."
En attendant, et malgré ce qu’en disent les "objecteurs
de croissance", la société de décroissance reste encore dans le
domaine de l’utopie. Invitée à apporter un éclairage concret
sur le type d’organisation auquel la décroissance pourrait
donner lieu, Marie-Andrée Bremont, une représentante du vénérable
mouvement communautaire anti-technologique de l’Arche prend
la parole à la fin des deux jours de colloque. Avec un débit lent,
qui contraste par rapport à l’emphase des orateurs qui l’ont
précédé à l’estrade, la responsable de l’Arche décrit
sa vie quotidienne. Elle dit: "A part cela, que fait-on de notre
temps libre au sein de la communauté?" Silence. Marie-Andrée Bremont
ne prend pas la peine de répondre à sa propre question. Un peu plus
tard, elle précise tout de même: "Notre principale activité consiste
à cultiver la gratuité relationnelle." L’envie se lit sur
de nombreux visages dans l’auditoire.
Pour s'informer :
Le site de l’Institut d’études économiques et sociales
pour la décroissance soutenable (émanation de "Casseurs de pub"):
http://www.decroissance.org
Le site du collectif Casseurs de pub:
http://www.antipub.net/cdp/
La revue "Silence":
http://www.revuesilence.net/
"Le développement durable? Un concept toxique", interview de Bruno
Clémentin, responsable de l’IEESDS (Transfert):
http://www.transfert.net/a8573
"L’impasse énergétique", dossier (Transfert.net)
http://www.transfert.net/d51
Autre page avec des leins http://fsl33.apinc.org/article.php?id_article=38f
L'ensemble des textes de ce dossier
LA DÉCROISSANCE : UN MODÈLE ÉCONOMIQUE D'AVENIR ? Campagne
pour la décroissance, 10 premiers conseils pour rentrer en résistance
par la décroissance Libéralisme
économique et mondialisation, Critique d'une étude de l'Economic Freedom
Network En
finir avec la religion de la croissance L'étude
du développement : vaste programme ! Sortir
du développement durable Stagflation,
vous avez dit ? Autant s'y habituer La
décroissance économique volontaire La
décroissance soutenable appliquée pour une sobriété heureuse
La
décroissance économique, ou la nécessaire prise de conscience de l'avenir
de la planète Décroissance
durable Développement
durable Nicholas
Georgescu-Roegen
«
Le développement durable ? Un concept toxique ! » [Bruno Clémentin]
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