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Décoloniser notre imaginaire de croissance ? Ça urge !
Bernard Guibert
Un débat chez les Verts


Origine http://verts-economie.net/article.php3?id_article=60


Décoloniser notre imaginaire de croissance ? Ça urge !

mercredi 7 avril 2004, par Bernard Guibert

Le dernier numéro, le numéro 32, de mars-avril 2004, de la revue Mouvements annonce page 105 : « Croissance et décroissance en débat ».

Ce débat est présenté comme la réfutation du mot d'ordre de la décroissance élevé au statut épistémologique de « concept » (présentation page 105). Pourtant il ne s'agit pour des auteurs comme Serge Latouche entre autres que d'un slogan mobilisateur qui a vocation à nous inviter à « décoloniser notre imaginaire ». Celui-ci en effet est addict à la publicité (voir la croisade des « casseurs de pub ») et à la recherche obsessionnelle du profit. Ce soi-disant débat s'avère décevant. C'est une litote. Il est consternant. D'abord ce procès n'est même pas équitable. Les accusés sont condamnés sans avoir été seulement entendus. Il faut sans doute s'en prendre à la rédaction de la revue qui n'a même pas eu le « politiquement correct » de rendre le débat contradictoire. Bien entendu elle a convoqué deux interlocuteurs, Geneviève Azam (« Entre croissance et décroissance, réinventer le politique », pages 106 à 112) et Jean-Marie Harribey (« Les impasses de la croissance et de la décroissance indéfinie », ages 113 à 119). Mais au lieu que ces « débatteurs » développent des points de vue contradictoires, il n'y a que deux procureurs : ils sont du même avis pour tomber à bras raccourcis sur la cause de la « décroissance » dont ils font une caricature livrée à leur furie vengeresse. « À vaincre sans péril on triomphe sans gloire ». Ce n'est pas très glorieux pour deux personnes qui s'abritent derrière la scientificité du conseil scientifique d'ATTAC dont ils se réclament.

Ceci ne laisse augurer rien de bon de l'ouvrage « Le développement en question (s) : vers une société solidaire et économe » qui doit paraître en 2004 sous l'égide d'ATTAC !

Le débat qu'il y a quand même eu dans ce numéro de Mouvements

La véritable critique de Georgescu-Roegen

Contrairement à ce que dit la présentation la décroissance n'est pas un « nouveau concept ». Ce n'est pas un concept. Il serait en effet complètement inconsistant logiquement, comme le montre à peu de frais Jean-Marie Harribey dans son article, de prôner la décroissance parce que celle-ci ne saurait être indéfinie : le minimum c'est le plancher des vaches, le niveau zéro de la production. Comme dit Marx il y a un siècle et demi aucune société ne saurait subsister une seule seconde si la production s'arrêtait. Ce soi-disant concept n'est pas non plus « nouveau » puisque le livre de Georgescu-Roegen ne date pas de 1995, contrairement à ce que pourrait faire croire la date, 1995, de la seconde édition de sa traduction en français sous le titre « La Décroissance » par la maison d'édition « Sang de la Terre », mais de 1971 sous le titre « The Entropy Law and the Economic Process ». Le sous-titre de la traduction française en reprend l'idée générale : « entropie, écologie, économie ». Mais la première édition en français avait paru une première fois en 1979 sous le titre « Demain la décroissance », dans la traduction de Grinevald et Ivens aux éditions Favre. Il faut bien voir d'ailleurs que le mot « décroissance » est un ajout, assez malheureux d'après les contresens que manifestement il a suscités, des traducteurs en langue française. Ceci explique sans doute pourquoi Geneviève Azam commet un grossier contresens sur la pensée de cet économiste (page 109 et débuts de la page 110). En effet contrairement à ce qui est avancé, Georgescu-Roegen dans l'ouvrage cité ne construit pas le concept de « décroissance ». Comme le montre le titre anglais de l'ouvrage de 1971 il rappelle plutôt que l'économie, comme toute dépense d'énergie, reste soumise aux lois de la nature et plus particulièrement au deuxième principe de la thermodynamique. En conséquence le dilemme n'est pas entre croissance et décroissance, contrairement à ce que paraissent avancer nos deux auteurs, mais entre un rythme plus ou moins rapide des consommations irréversibles des ressources naturelles non renouvelables, et en particulier évidemment de l'énergie fossile, bref, en termes scientifiques, une consommation plus ou moins rapide de la "dot entropique de l'humanité".

Pour reprendre la formule imagée de Georgescu-Roegen, l'humanité a le choix entre vivre intensément, mais brièvement ou vivre sobrement, mais longtemps. Mais de toute façon elle mourra un jour. La dénonciation du mode de production capitaliste par Georgescu-Roegen consiste à fustiger une mentalité de « flambeur » qui flambe le patrimoine naturel de l'humanité, l'héritage que nous devons léguer aux générations futures, dans une économie casino de spéculation financière fiévreuse qui consiste à jouer à la roulette russe la survie de l'humanité à court terme. Selon les lois de la thermodynamique l'humanité, comme le soleil, comme l'univers, est condamnée à très long terme. Il ne s'agit donc pas d'assurer l'existence des générations futures au-delà de la durée de vie finie de l'univers, à un terme infini (contrairement à ce qu'avance Geneviève Azam page 110), mais de choisir d'abréger ou pas le séjour de l'humanité dans l'univers dont elle est locataire pour un bail de plus ou moins longue durée : c'est la durée du bail qu'il est en notre pouvoir d'abréger plus ou moins, non le fait que ce bail soit à durée déterminée. Nous avons le même travestissement caricatural de la pensée des « partisans de la décroissance » chez Jean-Marie Harribey (pages 116 et 117) lorsqu'il prétend qu'ils prennent la décroissance comme un objectif en soi malgré l'avertissement explicite de Serge Latouche comme on pourra le voir plus bas dans la citation incriminée. La caricature tourne d'ailleurs à la diabolisation chez Geneviève Azam (page 112) lorsqu'elle fait des partisans de la décroissance les contempteurs des droits sociaux et des aspirations légitimes du tiers-monde à en bénéficier. On retrouve la même caricature chez Jean-Marie Harribey lorsqu'il dénonce (page 117) : « Il faut réaffirmer avec force que les populations pauvres ont droit à un temps de croissance. »

La contradiction de Arundhati Roy

La contradiction dans ce « débat » - que la direction de la revue a organisé sans contradicteurs - est apportée - sans doute par un acte manqué au fond assez amusant de cette même direction - un peu plus loin dans le même numéro par l'entretien avec Arundhati Roy (pages 170 à 175) et par les deux compte-rendu du livre de Christopher Lasch « Le seul vrai paradis : une histoire de l'idéologie du progrès et de ses critiques », le compte-rendu de Anne Rassmussen (pages 180 à 183) étant significativement intitulé « Une déconstruction de la croyance dans le progrès » et celui de Hugues Jallon (pages 184 à 186) étant non moins significativement intitulé « La gauche sans le progrès ? ».

Je ne résiste pas au plaisir de citer Arundhati Roy qui exprime très bien (page 175) ce que c'est que « décoloniser l'imaginaire » : « En Inde, on a encore cette profusion de la pensée et de l'imagination.... Dans les pays d'Occident, on a l'impression que tout est en code barres, et qu'il faudra beaucoup d'imagination pour casser cela. À l'ouest, les gens se battent pour revenir à une sorte de désordre de la pensée. Ici au moins, en Inde, nous avons encore cette sauvagerie, cette inefficacité, ces choses qui marchent mal, cette imprévisibilité, cette folie... En marchant dans la rue ici par exemple, on ne peut pas se dire : tiens, celui-ci a un short de chez Gap, et ce sari-là la vient de chez Banana Républic. Non, c'est le désordre, c'est la profusion, c'est terrible, c'est beau ! ».

Il est vrai que la catégorie « d'imaginaire » semble être inaccessible à Jean-Marie Harribey. En effet il confond imaginaire et inexistence. Ainsi il cite Serge Latouche (page 117, extrait de « Il faut jeter le bébé plutôt que l'eau du bain » page 127) : « Le mot d'ordre de décroissance a surtout pour objet de marquer fortement l'abandon de l'objectif insensé de la croissance pour la croissance, objectif dont le moteur n'est autre que la recherche effrénée du profit pour les détenteurs du capital. Bien évidemment, il ne vise pas au renversement caricatural qui consisterait à prôner la décroissance pour la décroissance. En particulier, la décroissance n'est pas la « croissance négative », expression antinomique et absurde qui traduit bien la domination de l'imaginaire de la croissance ».

Serge Latouche parle de « mot d'ordre » pas de « concept ». Et notre Don Quichotte, Jean-Marie Harribey, de dénoncer une « tromperie ». Je ne vois pas en quoi. Si on refuse en effet de prendre l'imaginaire pour quelque chose qui n'existe pas, de faire de l'adjectif « imaginaire » le synonyme de « qui n'existe pas », comme dans l'expression « danger imaginaire », je donne entièrement raison à Serge Latouche. La « décroissance » ne désigne pas une politique économique ni, encore moins, un modèle de « développement » économique.

Bien que je sois économiste, comme Serge Latouche d'ailleurs, je pense que l'économie est une affaire trop sérieuse pour être abandonnée aux seuls économistes. C'est encore plus vrai de l'écologie et de l'écologie politique. La « décroissance » ce n'est pas un concept, ce n'est pas de l'économie. Cela ne relève même pas de l'écologie politique. Comme le dit excellemment Serge Latouche, c'est un « mot d'ordre » d'hygiène mentale, « d'écologie de l'esprit », « d'écologie mentale », « d'écosophie » pour reprendre les termes de Félix Guattari, un des fondateurs de l'écologie politique en France. L'imaginaire dont il s'agit ici est celui de la psychanalyse, la psychanalyse de Jacques Lacan et surtout de Cornelius Castoriadis, ce que ce dernier appelle « l'imaginaire radical » dans « L'Institution imaginaire de la société ».

Ce n'est pas parce que la croissance existe de fait surtout dans notre imaginaire au point de l'avoir complètement intoxiqué et colonisé, qu'elle doit exister comme impératif catégorique, comme déterminisme historique, comme politique économique. Il s'agit plutôt, conformément à ceux qui, à la suite de Hanah Arendt, ont analysé l'emprise du totalitarisme sur les âmes comme conséquence d'une pathologie du langage, de mettre en place une prophylaxie des mots que nous utilisons. Il y a eu dans ce sens un début d'expérience prometteur au forum social européen de Paris Saint-Denis grâce à des initiatives heureuses de Patrick Viveret et Gilbert Wassermann : comment transformer nos rapports subjectifs aux mots que nous utilisons pour que nous puissions dissiper les malentendus et entreprendre des actions communes couronnées politiquement par le succès.

La contradiction de Christopher Lash

Toute l'oeuvre de Christopher Lash, et pas seulement son dernier livre, consiste (je ne fais que citer la présentation page 180) à dénoncer que « l'idéologie du développement et du progrès » est la cause du « fossé que la gauche « morale » a laissé se creuser avec les classes populaires et la petite bourgeoisie » et de « l'avilissement de la conscience populaire par le capitalisme culturel ». Si on en croit la femme de lettres indienne militante et l'historien américain, il s'agit pour ATTAC de choisir entre le « progrès » et le « peuple » (page 183). Lorsqu'il débusque en effet les présupposés de ceux qui croient au progrès, Christopher Lash dénonce « les formes de déterminisme historique -- héritières du marxisme ou des catégories de la sociologie du XIXe siècle -- qui entérinent l'irréversibilité des processus sociaux au nom de la nécessité progressiste, et subordonnent l'élément humain à cette « nécessité de fer », prix à payer de la modernisation. » Le slogan de la « décroissance », de manière autrement plus efficace que les discours assez tièdes que fournissent nos deux auteurs, permet de reconstruire un espace où la liberté politique nous laisse espérer briser les chaînes de l'asservissement économique.

Une lecture erronée de Marx

Il y a désormais d'autres lectures que la lecture positiviste et productiviste de Marx

En effet les deux auteurs du soi-disant débat sur la décroissance proposent une lecture désuète du marxisme comme avatar d'une idéologie du progrès, un progrès linéaire qui obligerait toutes les sociétés à passer par les fourches caudines du « développement » capitaliste. Or il y a plus de 20 ans maintenant que Claude Lefort, entre autres, a montré qu'avant même les relectures que nous en faisons au XXe siècle à la suite des tragédies totalitaires, et en particulier après le désespoir provoqué par le stalinisme, il y avait une ambivalence fondamentale dans les analyses de Marx et deux discours plus ou moins concurrents dont la tradition léniniste n'a gardé que la version positiviste et l'idéologie du progrès. Le second discours consistait à reconnaître un cours pluriel à l'histoire et à poser comme « absolu un relativisme culturel » (contrairement aux affirmations explicites de Jean-Marie Harribey) non incompatible avec l'avènement d'une communauté universelle et communicationnelle entre les êtres humains dans leur absolue diversité et dans leur absolue singularité. On ne peut pas en vouloir à Marx de ne pas avoir su « sauter par-dessus son temps » et de ne pas avoir ajouté à son génie de l'analyse du capitalisme un génie encore plus formidable qui aurait consisté à anticiper sur les analyses de Freud et de Nietzsche ou sur les développements de la phénoménologie et de l'herméneutique contemporaines, développements qui n'auraient pas pu voir le jour sans notre méditation sur les catastrophes qui nous ont accablés au XXe siècle, en particulier sur celle de la Shoah et sur celle qui a été engendrée d'une manière terriblement ironique par une perversion tragique de la pensée de ce même Marx. L'autre lecture du marxisme qui s'affirme progressivement dans les douleurs de la « déconstruction » en particulier, au fur et à mesure que nous surmontons le choc provoqué par la chute du mur en 1989, notamment grâce à Claude Lefort et à Cornelius Castoriadis, mais également à Paul Ricœur et à Jacques Derrida entre autres, consiste à renverser la thèse fameuse sur Feuerbach : pour pouvoir transformer le monde il ne faut surtout pas s'arrêter de l'interpréter. Il nous faut donc opérer une lecture herméneutique de notre histoire comme Proust a dû réinterpréter la sienne. Mais peut-être que pour que cette lecture finisse par s'imposer à notre génération avant qu'elle ne s'éteigne, il nous faut attendre patiemment que l'événement qu'a représenté l'implosion de l'Union soviétique soit « digéré ». Peut-être faut-il attendre qu'une ou deux générations se passent. Mais en attendant la critique des thèses de la décroissance que propose Jean-Marie Harribey est typiquement révélatrice de cette lecture erronée, et même catastrophique, du marxisme.

Je cite (page 116) : « En bref, il nous est dit que la chose économique n'existe pas en dehors de l'imaginaire occidental qui la crée. Au prétexte que certaines cultures ne connaissent pas les mots « économie » « développement » dont l'usage nous est, à nous occidentaux, familier. Mais l'absence de mots équivaut-il à l'absence d'une réalité matérielle c'est-à-dire de la production des moyens d'existence ? ».

Eh bien oui, à rebours de ce naturalisme positiviste naïf suivant lequel les choses préexisteraient à leur nomination par les êtres humains, il faut affirmer dans la tradition inaugurée par Marx et poursuivie par Karl Polanyi que l'économie n'aurait pas été « désencastrée » du social si notre imaginaire occidental n'avait pas été « colonisé » par le fétichisme de la marchandise et du capital et si les mots que nous utilisons pour créer cette réalité n'avait pas reçu de ce fétichisme la terrible et catastrophique efficacité performative qui fait que le tiers-monde est accablé par le « développement » que notre colonialisme lui impose. Il faut donc s'opposer au schéma rectiligne et stalinien de la succession des modes de production.

Ce n'est que le jumeau marxiste de la « pensée unique », la pensée libérale, développée notamment par Rostow, la doctrine dogmatique des « étapes du développement économique » et des « ajustements structurels » mis en oeuvre par la banque mondiale. À ces deux doctrines jumelles il faut opposer l'affirmation que l'histoire et l'économie sont plurielles et que cette pluralité ouvre à l'espérance et à l'action politiques.

Même selon les canons de la lecture positiviste du marxisme la réfutation de la « décroissance » est erronée

On peut pointer quelques erreurs fondamentales dans les deux lectures qui nous sont proposées. Ainsi la croissance est définie, de manière erronée, par Geneviève Azam comme « l'augmentation durable de la production de biens et services, mesurée par le PIB qui est censé augmenter le bien-être général. » (page 106). Dans une conception rigoureusement marxiste, la croissance est essentiellement la croissance du profit, c'est-à-dire la croissance de l'accumulation et de l'exploitation en vue du profit. En conséquence ce qui caractérise ce mode de croissance n'est pas les inégalités, qui existent bien évidemment, ni même leur accroissement.

En effet s'il était possible de réformer et d'amender le capitalisme au point de réduire les inégalités, voire de les supprimer (ce qui reste fondamentalement impossible, il est vrai), cela ne rendrait pas pour autant l'exploitation et l'aliénation capitalistes acceptables contrairement à ce qui semble être suggéré implicitement par l'auteur de l'article (pages 107 et 108).

Un autre symptôme particulièrement flagrant de cette lecture erronée et désuète de Marx est offert par Jean-Marie Harribey lorsqu'il confond « marchandises » et « richesses » (page 118, deuxième colonne bas de la page).

Je cite : « le capitalisme nous oblige à considérer de fait la croissance et le développement comme une identité, c'est-à-dire à voir dans la première la condition nécessaire et suffisante, en tout temps et en tout lieu, du second, l'amélioration du bien-être humain ne pouvant passer que par l'accroissement de la quantité de marchandises. »

Autrement dit Jean-Marie Harribey affirme, contrairement à la critique par Marx de la marchandise, critique que cite pourtant et à juste titre par ailleurs Jean-Marie Harribey (page 115, deuxième colonne, note 5) et qui dit que c'est uniquement dans le mode de production capitaliste pur que la richesse sociale apparaît exclusivement sous la forme de marchandises. Même dans nos sociétés il existe des richesses qui ne prennent pas la forme de marchandises et réciproquement il existe des marchandises qui ne correspondent à aucune richesse. On peut renvoyer ici au dernier ouvrage publié par Patrick Viveret : « Qu'est-ce que la richesse ? ». A fortiori cette différence entre les richesses et les marchandises existe dans les pays du tiers-monde comme le rappelait plus haut Arundhati Roy. C'est cette même différence qui montre que la misère est encore pire que l'extrême pauvreté. Voir le très beau livre de Majid Rahnema : « Quand la misère chasse la pauvreté » (Fayard, 2003).

Geneviève Azam commet (page 106) une erreur analogue lorsqu'elle caractérise le capitalisme par le seul commerce de marchandises, erreur « mercantiliste » dénoncée en son temps par Marx et qui consiste à « oublier » la production et à croire de manière erronée que le profit a pour seule origine la circulation des marchandises. D'où sans doute la réduction (déjà mentionnée précédemment) des méfaits du capitalisme aux seules inégalités et à la croissance de ces dernières, ce qui émousse singulièrement le tranchant de la critique de l'économie politique inaugurée par Marx. Ce qui ne nous dispense évidemment pas de combattre ces inégalités radicalement à l'échelle internationale et dès maintenant.

L'urgence de décoloniser notre imaginaire de croissance après le 28 mars 2004

Il est dommage dans la conjoncture actuelle, et encore plus dans ce lendemain de 28 mars 2004, que la direction de la revue Mouvements prenne la responsabilité de faire avorter ce débat sur la décroissance. Il n'a jamais été autant d'actualité au moment où il s'agit de repenser une alternative crédible pour l'ensemble de la gauche, non seulement dans le mouvement altermondialiste, mais en France et d'ici 2005. Ce qui est inquiétant dans le discours développé par les deux articles critiqués précédemment c'est de voir la prégnance et la permanence de cette interprétation positiviste et « progressiste » de la critique marxiste de l'économie politique. Elle a fait pourtant commettre un certain nombre d'erreurs catastrophiques au XXe siècle. Non seulement en Union soviétique, mais encore dans la première période des gouvernements socialistes présidés par François Mitterrand en France de 1981 à 1995, puis par la période social libérale de la politique conduite par le gouvernement de Lionel Jospin de 1997 à 2002.

Je vais tenter d'expliquer la difficulté que nous avons à « décoloniser notre imaginaire », à faire une « cure de désintoxication de croissance », à faire notre deuil de cette « idéologie du développement et du progrès », à juste titre dénoncée par Christophe Lash, difficulté dont Jean-Marie Harribey et Geneviève Azam n'ont pas l'exclusive, qu'ils se rassurent. La chute du mur de Berlin en 1989 a manifesté spectaculairement et brutalement la faillite de nos espoirs placés pendant des décennies dans l'édification du « socialisme réel » comme avant-dernier mode de production. Jusque là le dernier mode de production, le communisme, cristallisait l'« imaginaire » du « développement » de l'homme intégral. Nous avons maintenu cet imaginaire en coma dépassé pour ne pas « désespérer Billancourt ». Pourquoi l'effondrement du « socialisme réel » n'a-t-il pas entraîné le collapse de son double « imaginaire » ? La métaphore qui me vient à l'esprit est empruntée à la physique des différents états de la matière. Si on refroidit un liquide, il se solidifie lorsque la température diminue en dessous d'une valeur qualifiée de « critique ». Mais, dans des circonstances particulières, comme l'absence de germe de cristallisation, le corps peut rester liquide au-delà de cette valeur, dans un état de « surfusion » qualifié de « méta stable ». Cet état est d'ailleurs très instable : l'introduction de germes aboutit à une solidification instantanée.

Notre imaginaire me paraît dans cet état méta stable. Mais l'esprit humain étant peut-être plus visqueux que les liquides matériels, il faut sans doute plusieurs générations pour « décoloniser l'imaginaire » et « dépolluer » l'écologie mentale. Nous venons d'en faire l'expérience en France d'abord avec la collaboration et l'antisémitisme pendant la deuxième guerre mondiale, puis avec la décolonisation de l'Algérie. Les accords d'Évian datent de 1962. Mais le colonialisme s'est métamorphosé en néo colonialisme pour se survivre à lui-même. Le néocolonialisme de l'URSS et celui des Français ont permis d'éviter au colonialisme de base d'avoir à décoloniser son imaginaire. L'affaire du voile islamique, comme le rappelle dans ce numéro de Mouvements Emmanuel Terray, montre que la décolonisation de notre imaginaire colonial et raciste n'est toujours pas faite. Combien de temps nous faudra-t-il pour décoloniser notre imaginaire de croissance ? Le slogan de la « décroissance », mis en avant par Serge Latouche, n'a pas d'autres ambition, à mon avis, que d'être ce « germe de cristallisation » qui précipite cette « décolonisation de l'imaginaire », travail de deuil préalable à la conversion à une seconde lecture de Marx, la lecture herméneutique de l'histoire.

Cette conversion devient de plus en plus urgente si nous voulons sortir du piège de l'alternative « première gauche productiviste » versus « libéralisme productiviste », qui s'est refermé mortellement sur les expériences des gouvernements socialistes en France de 1981 à 2002.

La seconde lecture de Marx, la lecture herméneutique de l'histoire, la seule qui ne s'avère pas une impasse catastrophique, celle du stakhanovisme productiviste, celle de la « première gauche », rappelle de manière rassurante qu'en bonne logique dialectique le principe du tiers exclu n'est pas valable. En conséquence au-delà du productivisme d'une « société de marché » et du productivisme du « socialisme réel », la seule voie libre (dans tous les sens du mot libre) est celle d'une « économie plurielle » qui accorde toute sa place à un tiers secteur. Ce dernier a vocation à matérialiser dans l'économie la métaphore écologique de la biodiversité. Le tiers secteur, ni économie de marché, ni économie administrée, permet de nous émanciper ici et maintenant de manière collective et solidaire.

Débat à suivre donc de manière démocratique avec pour enjeu la démocratie !

L'enjeu du débat entre « altermondialisme et antiproductivisme », pour reprendre le titre du week-end des 28 et 29 février que j'ai organisé avec Serge Latouche à l'Arbresle près de Lyon et dont j'espère que nous allons prochainement publier les actes, est en effet de savoir si nous pouvons définir de manière positive une alternative crédible au néolibéralisme qui semble s'imposer, y compris à l'intérieur du parti socialiste. Quand la droite est au pouvoir, elle réalise une politique sauvagement ultralibérale. Quand se produit une alternance de gauche, la régression sociale est ralentie, mais ralentie seulement au prix d'une relance de la croissance, au prix du productivisme. La régression sociale n'est pas renversée en un perfectionnement de l'Etat providence.

C'est pourquoi, contrairement à ce que je disais plus haut, nous n'avons peut-être pas le temps d'attendre qu'une ou deux générations se passent pour surmonter l'effondrement des espoirs qu'a provoqué le stalinisme au XXe siècle. La catastrophe écologique qui s'annonce conjuguée à la catastrophe du triomphe du capitalisme à l'échelle mondiale nous oblige à forcer les cadences et à forger une alternative crédible à l'économie capitaliste. Cette relecture de Marx à laquelle j'ai fait allusion nous apprend que cette alternative n'est pas une conséquence mécanique et unique du « développement » (des forces productives), mais consiste en la promotion d'une économie et d'une démocratie authentiquement plurielles. Cette promotion doit être délibérée dans un double sens : comme librement consentie et comme le fruit des délibérations des citoyens. C'est le cadre de la « démocratie délibérative » qui a fait l'objet d'analyses et de propositions du Forum de la gauche citoyenne. Face à l'urgence de ces catastrophes annoncées, il est tentant de décréter l'état d'exception et de considérer que la démocratie est un luxe à reléguer à une époque où « la patrie ne sera plus en danger ». Il est tentant au nom de l'efficacité et de l'urgence de décréter « la Terreur » pour combattre le terrorisme.

C'est la question qui a émergé à la fin de notre week-end des 28 et 29 février et à laquelle nous souhaitons Serge Latouche et moi-même nous attaquer dans un nouveau week-end en 2005. Dans cette recherche d'une issue par la démocratie et pour la démocratie en ces temps de terreur nous avons accumulé les expériences porteuses d'espoir du mouvement altermondialiste.

Notamment à l'occasion des forums sociaux mondiaux. Je me réjouis que les pratiques politiques de la « démocratie en réseaux », du mouvement altermondialiste et en particulier du mouvement ATTAC, soient en avance par rapport à la pensée économique qui semble inspirer, une partie au moins, de son conseil scientifique. Ce serait encore mieux s'il y avait « synchronisation » et si la pensée économique d'ATTAC rattrapait son métro de retard sur ses pratiques politiques.

Dans les trimestres qui viennent cette synchronisation va devenir un enjeu politique stratégique et décisif pour l'avenir de notre pays. Le débat que nous avons eu à Lyon à la fin du mois de février aura vraisemblablement des répliques et des prolongements. J'espère que ce sera l'occasion pour le mouvement altermondialiste d'abandonner définitivement un productivisme anachronique et politiquement réactionnaire. Il faudra en particulier que ATTAC lève l'hypothèque de son « idéologie positiviste de progrès » et en particulier l'hypothèque du productivisme, hypothèque qui l'empêche d'offrir une alternative économique crédible à l'altermondialisme.

Pour cela il faudra qu'il commence par « décoloniser son propre imaginaire de croissance ».

Bernard Guibert

Militant Vert Paris 5e
 Responsable de la commission "Economie" des Verts

Origine : http://Verts-Economie.net


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