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Origine http://verts-economie.net/article.php3?id_article=60
Décoloniser notre imaginaire de croissance ? Ça
urge ! mercredi 7 avril 2004, par Bernard
Guibert
Le dernier numéro, le numéro 32, de mars-avril 2004, de la revue
Mouvements annonce page 105 : « Croissance et décroissance
en débat ».
Ce débat est présenté comme la réfutation du mot d'ordre de la
décroissance élevé au statut épistémologique de « concept »
(présentation page 105). Pourtant il ne s'agit pour des auteurs
comme Serge Latouche entre autres que d'un slogan mobilisateur qui
a vocation à nous inviter à « décoloniser notre imaginaire ».
Celui-ci en effet est addict à la publicité (voir la croisade des
« casseurs de pub ») et à la recherche obsessionnelle
du profit. Ce soi-disant débat s'avère décevant. C'est une litote.
Il est consternant. D'abord ce procès n'est même pas équitable.
Les accusés sont condamnés sans avoir été seulement entendus. Il
faut sans doute s'en prendre à la rédaction de la revue qui n'a
même pas eu le « politiquement correct » de rendre le
débat contradictoire. Bien entendu elle a convoqué deux interlocuteurs,
Geneviève Azam (« Entre croissance et décroissance, réinventer
le politique », pages 106 à 112) et Jean-Marie Harribey (« Les
impasses de la croissance et de la décroissance indéfinie »,
ages 113 à 119). Mais au lieu que ces « débatteurs » développent
des points de vue contradictoires, il n'y a que deux procureurs :
ils sont du même avis pour tomber à bras raccourcis sur la cause
de la « décroissance » dont ils font une caricature livrée
à leur furie vengeresse. « À vaincre sans péril on triomphe
sans gloire ». Ce n'est pas très glorieux pour deux personnes
qui s'abritent derrière la scientificité du conseil scientifique
d'ATTAC dont ils se réclament.
Ceci ne laisse augurer rien de bon de l'ouvrage « Le développement
en question (s) : vers une société solidaire et économe »
qui doit paraître en 2004 sous l'égide d'ATTAC !
Le débat qu'il y a quand même eu dans ce numéro de Mouvements
La véritable critique de Georgescu-Roegen
Contrairement à ce que dit la présentation la décroissance n'est
pas un « nouveau concept ». Ce n'est pas un concept. Il
serait en effet complètement inconsistant logiquement, comme le
montre à peu de frais Jean-Marie Harribey dans son article, de prôner
la décroissance parce que celle-ci ne saurait être indéfinie :
le minimum c'est le plancher des vaches, le niveau zéro de la production.
Comme dit Marx il y a un siècle et demi aucune société ne saurait
subsister une seule seconde si la production s'arrêtait. Ce soi-disant
concept n'est pas non plus « nouveau » puisque le livre
de Georgescu-Roegen ne date pas de 1995, contrairement à ce que
pourrait faire croire la date, 1995, de la seconde édition de sa
traduction en français sous le titre « La Décroissance »
par la maison d'édition « Sang de la Terre », mais de
1971 sous le titre « The Entropy Law and the Economic Process ».
Le sous-titre de la traduction française en reprend l'idée générale :
« entropie, écologie, économie ». Mais la première édition
en français avait paru une première fois en 1979 sous le titre « Demain
la décroissance », dans la traduction de Grinevald et Ivens
aux éditions Favre. Il faut bien voir d'ailleurs que le mot « décroissance »
est un ajout, assez malheureux d'après les contresens que manifestement
il a suscités, des traducteurs en langue française. Ceci explique
sans doute pourquoi Geneviève Azam commet un grossier contresens
sur la pensée de cet économiste (page 109 et débuts de la page 110).
En effet contrairement à ce qui est avancé, Georgescu-Roegen dans
l'ouvrage cité ne construit pas le concept de « décroissance ».
Comme le montre le titre anglais de l'ouvrage de 1971 il rappelle
plutôt que l'économie, comme toute dépense d'énergie, reste soumise
aux lois de la nature et plus particulièrement au deuxième principe
de la thermodynamique. En conséquence le dilemme n'est pas entre
croissance et décroissance, contrairement à ce que paraissent avancer
nos deux auteurs, mais entre un rythme plus ou moins rapide des
consommations irréversibles des ressources naturelles non renouvelables,
et en particulier évidemment de l'énergie fossile, bref, en termes
scientifiques, une consommation plus ou moins rapide de la "dot
entropique de l'humanité".
Pour reprendre la formule imagée de Georgescu-Roegen, l'humanité
a le choix entre vivre intensément, mais brièvement ou vivre sobrement,
mais longtemps. Mais de toute façon elle mourra un jour. La dénonciation
du mode de production capitaliste par Georgescu-Roegen consiste
à fustiger une mentalité de « flambeur » qui flambe le
patrimoine naturel de l'humanité, l'héritage que nous devons léguer
aux générations futures, dans une économie casino de spéculation
financière fiévreuse qui consiste à jouer à la roulette russe la
survie de l'humanité à court terme. Selon les lois de la thermodynamique
l'humanité, comme le soleil, comme l'univers, est condamnée à très
long terme. Il ne s'agit donc pas d'assurer l'existence des générations
futures au-delà de la durée de vie finie de l'univers, à un terme
infini (contrairement à ce qu'avance Geneviève Azam page 110), mais
de choisir d'abréger ou pas le séjour de l'humanité dans l'univers
dont elle est locataire pour un bail de plus ou moins longue durée :
c'est la durée du bail qu'il est en notre pouvoir d'abréger plus
ou moins, non le fait que ce bail soit à durée déterminée. Nous
avons le même travestissement caricatural de la pensée des « partisans
de la décroissance » chez Jean-Marie Harribey (pages 116 et
117) lorsqu'il prétend qu'ils prennent la décroissance comme un
objectif en soi malgré l'avertissement explicite de Serge Latouche
comme on pourra le voir plus bas dans la citation incriminée. La
caricature tourne d'ailleurs à la diabolisation chez Geneviève Azam
(page 112) lorsqu'elle fait des partisans de la décroissance les
contempteurs des droits sociaux et des aspirations légitimes du
tiers-monde à en bénéficier. On retrouve la même caricature chez
Jean-Marie Harribey lorsqu'il dénonce (page 117) : « Il
faut réaffirmer avec force que les populations pauvres ont droit
à un temps de croissance. »
La contradiction de Arundhati Roy
La contradiction dans ce « débat » - que la direction
de la revue a organisé sans contradicteurs - est apportée - sans
doute par un acte manqué au fond assez amusant de cette même direction
- un peu plus loin dans le même numéro par l'entretien avec Arundhati
Roy (pages 170 à 175) et par les deux compte-rendu du livre de Christopher
Lasch « Le seul vrai paradis : une histoire de l'idéologie
du progrès et de ses critiques », le compte-rendu de Anne Rassmussen
(pages 180 à 183) étant significativement intitulé « Une déconstruction
de la croyance dans le progrès » et celui de Hugues Jallon
(pages 184 à 186) étant non moins significativement intitulé « La
gauche sans le progrès ? ».
Je ne résiste pas au plaisir de citer Arundhati Roy qui exprime
très bien (page 175) ce que c'est que « décoloniser l'imaginaire » :
« En Inde, on a encore cette profusion de la pensée et
de l'imagination.... Dans les pays d'Occident, on a l'impression
que tout est en code barres, et qu'il faudra beaucoup d'imagination
pour casser cela. À l'ouest, les gens se battent pour revenir à
une sorte de désordre de la pensée. Ici au moins, en Inde, nous
avons encore cette sauvagerie, cette inefficacité, ces choses qui
marchent mal, cette imprévisibilité, cette folie... En marchant
dans la rue ici par exemple, on ne peut pas se dire : tiens,
celui-ci a un short de chez Gap, et ce sari-là la vient de chez
Banana Républic. Non, c'est le désordre, c'est la profusion, c'est
terrible, c'est beau ! ».
Il est vrai que la catégorie « d'imaginaire » semble
être inaccessible à Jean-Marie Harribey. En effet il confond imaginaire
et inexistence. Ainsi il cite Serge Latouche (page 117, extrait
de « Il faut jeter le bébé plutôt que l'eau du bain »
page 127) : « Le mot d'ordre de décroissance a surtout
pour objet de marquer fortement l'abandon de l'objectif insensé
de la croissance pour la croissance, objectif dont le moteur n'est
autre que la recherche effrénée du profit pour les détenteurs du
capital. Bien évidemment, il ne vise pas au renversement caricatural
qui consisterait à prôner la décroissance pour la décroissance.
En particulier, la décroissance n'est pas la « croissance négative »,
expression antinomique et absurde qui traduit bien la domination
de l'imaginaire de la croissance ».
Serge Latouche parle de « mot d'ordre » pas de « concept ».
Et notre Don Quichotte, Jean-Marie Harribey, de dénoncer une « tromperie ».
Je ne vois pas en quoi. Si on refuse en effet de prendre l'imaginaire
pour quelque chose qui n'existe pas, de faire de l'adjectif « imaginaire »
le synonyme de « qui n'existe pas », comme dans l'expression
« danger imaginaire », je donne entièrement raison à Serge
Latouche. La « décroissance » ne désigne pas une politique
économique ni, encore moins, un modèle de « développement »
économique.
Bien que je sois économiste, comme Serge Latouche d'ailleurs,
je pense que l'économie est une affaire trop sérieuse pour être
abandonnée aux seuls économistes. C'est encore plus vrai de l'écologie
et de l'écologie politique. La « décroissance » ce n'est
pas un concept, ce n'est pas de l'économie. Cela ne relève même
pas de l'écologie politique. Comme le dit excellemment Serge Latouche,
c'est un « mot d'ordre » d'hygiène mentale, « d'écologie
de l'esprit », « d'écologie mentale », « d'écosophie »
pour reprendre les termes de Félix Guattari, un des fondateurs de
l'écologie politique en France. L'imaginaire dont il s'agit ici
est celui de la psychanalyse, la psychanalyse de Jacques Lacan et
surtout de Cornelius Castoriadis, ce que ce dernier appelle « l'imaginaire
radical » dans « L'Institution imaginaire de la société ».
Ce n'est pas parce que la croissance existe de fait surtout dans
notre imaginaire au point de l'avoir complètement intoxiqué et colonisé,
qu'elle doit exister comme impératif catégorique, comme déterminisme
historique, comme politique économique. Il s'agit plutôt, conformément
à ceux qui, à la suite de Hanah Arendt, ont analysé l'emprise du
totalitarisme sur les âmes comme conséquence d'une pathologie du
langage, de mettre en place une prophylaxie des mots que nous utilisons.
Il y a eu dans ce sens un début d'expérience prometteur au forum
social européen de Paris Saint-Denis grâce à des initiatives heureuses
de Patrick Viveret et Gilbert Wassermann : comment transformer
nos rapports subjectifs aux mots que nous utilisons pour que nous
puissions dissiper les malentendus et entreprendre des actions communes
couronnées politiquement par le succès.
La contradiction de Christopher Lash
Toute l'oeuvre de Christopher Lash, et pas seulement son dernier
livre, consiste (je ne fais que citer la présentation page 180)
à dénoncer que « l'idéologie du développement et du progrès »
est la cause du « fossé que la gauche « morale »
a laissé se creuser avec les classes populaires et la petite bourgeoisie »
et de « l'avilissement de la conscience populaire par le capitalisme
culturel ». Si on en croit la femme de lettres indienne militante
et l'historien américain, il s'agit pour ATTAC de choisir entre
le « progrès » et le « peuple » (page 183).
Lorsqu'il débusque en effet les présupposés de ceux qui croient
au progrès, Christopher Lash dénonce « les formes de déterminisme
historique -- héritières du marxisme ou des catégories de la sociologie
du XIXe siècle -- qui entérinent l'irréversibilité des processus
sociaux au nom de la nécessité progressiste, et subordonnent l'élément
humain à cette « nécessité de fer », prix à payer de la
modernisation. » Le slogan de la « décroissance »,
de manière autrement plus efficace que les discours assez tièdes
que fournissent nos deux auteurs, permet de reconstruire un espace
où la liberté politique nous laisse espérer briser les chaînes de
l'asservissement économique.
Une lecture erronée de Marx
Il y a désormais d'autres lectures que la lecture positiviste
et productiviste de Marx
En effet les deux auteurs du soi-disant débat sur la décroissance
proposent une lecture désuète du marxisme comme avatar d'une idéologie
du progrès, un progrès linéaire qui obligerait toutes les sociétés
à passer par les fourches caudines du « développement »
capitaliste. Or il y a plus de 20 ans maintenant que Claude Lefort,
entre autres, a montré qu'avant même les relectures que nous en
faisons au XXe siècle à la suite des tragédies totalitaires, et
en particulier après le désespoir provoqué par le stalinisme, il
y avait une ambivalence fondamentale dans les analyses de Marx et
deux discours plus ou moins concurrents dont la tradition léniniste
n'a gardé que la version positiviste et l'idéologie du progrès.
Le second discours consistait à reconnaître un cours pluriel à l'histoire
et à poser comme « absolu un relativisme culturel » (contrairement
aux affirmations explicites de Jean-Marie Harribey) non incompatible
avec l'avènement d'une communauté universelle et communicationnelle
entre les êtres humains dans leur absolue diversité et dans leur
absolue singularité. On ne peut pas en vouloir à Marx de ne pas
avoir su « sauter par-dessus son temps » et de ne pas
avoir ajouté à son génie de l'analyse du capitalisme un génie encore
plus formidable qui aurait consisté à anticiper sur les analyses
de Freud et de Nietzsche ou sur les développements de la phénoménologie
et de l'herméneutique contemporaines, développements qui n'auraient
pas pu voir le jour sans notre méditation sur les catastrophes qui
nous ont accablés au XXe siècle, en particulier sur celle de la
Shoah et sur celle qui a été engendrée d'une manière terriblement
ironique par une perversion tragique de la pensée de ce même Marx.
L'autre lecture du marxisme qui s'affirme progressivement dans les
douleurs de la « déconstruction » en particulier, au fur
et à mesure que nous surmontons le choc provoqué par la chute du
mur en 1989, notamment grâce à Claude Lefort et à Cornelius Castoriadis,
mais également à Paul Ricœur et à Jacques Derrida entre autres,
consiste à renverser la thèse fameuse sur Feuerbach : pour
pouvoir transformer le monde il ne faut surtout pas s'arrêter de
l'interpréter. Il nous faut donc opérer une lecture herméneutique
de notre histoire comme Proust a dû réinterpréter la sienne. Mais
peut-être que pour que cette lecture finisse par s'imposer à notre
génération avant qu'elle ne s'éteigne, il nous faut attendre patiemment
que l'événement qu'a représenté l'implosion de l'Union soviétique
soit « digéré ». Peut-être faut-il attendre qu'une ou
deux générations se passent. Mais en attendant la critique des thèses
de la décroissance que propose Jean-Marie Harribey est typiquement
révélatrice de cette lecture erronée, et même catastrophique, du
marxisme.
Je cite (page 116) : « En bref, il nous est dit
que la chose économique n'existe pas en dehors de l'imaginaire occidental
qui la crée. Au prétexte que certaines cultures ne connaissent pas
les mots « économie » « développement » dont
l'usage nous est, à nous occidentaux, familier. Mais l'absence de
mots équivaut-il à l'absence d'une réalité matérielle c'est-à-dire
de la production des moyens d'existence ? ».
Eh bien oui, à rebours de ce naturalisme positiviste naïf suivant
lequel les choses préexisteraient à leur nomination par les êtres
humains, il faut affirmer dans la tradition inaugurée par Marx et
poursuivie par Karl Polanyi que l'économie n'aurait pas été « désencastrée »
du social si notre imaginaire occidental n'avait pas été « colonisé »
par le fétichisme de la marchandise et du capital et si les mots
que nous utilisons pour créer cette réalité n'avait pas reçu de
ce fétichisme la terrible et catastrophique efficacité performative
qui fait que le tiers-monde est accablé par le « développement »
que notre colonialisme lui impose. Il faut donc s'opposer au schéma
rectiligne et stalinien de la succession des modes de production.
Ce n'est que le jumeau marxiste de la « pensée unique »,
la pensée libérale, développée notamment par Rostow, la doctrine
dogmatique des « étapes du développement économique »
et des « ajustements structurels » mis en oeuvre par la
banque mondiale. À ces deux doctrines jumelles il faut opposer l'affirmation
que l'histoire et l'économie sont plurielles et que cette pluralité
ouvre à l'espérance et à l'action politiques.
Même selon les canons de la lecture positiviste du marxisme la
réfutation de la « décroissance » est erronée
On peut pointer quelques erreurs fondamentales dans les deux lectures
qui nous sont proposées. Ainsi la croissance est définie, de manière
erronée, par Geneviève Azam comme « l'augmentation durable
de la production de biens et services, mesurée par le PIB qui est
censé augmenter le bien-être général. » (page 106). Dans une
conception rigoureusement marxiste, la croissance est essentiellement
la croissance du profit, c'est-à-dire la croissance de l'accumulation
et de l'exploitation en vue du profit. En conséquence ce qui caractérise
ce mode de croissance n'est pas les inégalités, qui existent bien
évidemment, ni même leur accroissement.
En effet s'il était possible de réformer et d'amender le capitalisme
au point de réduire les inégalités, voire de les supprimer (ce qui
reste fondamentalement impossible, il est vrai), cela ne rendrait
pas pour autant l'exploitation et l'aliénation capitalistes acceptables
contrairement à ce qui semble être suggéré implicitement par l'auteur
de l'article (pages 107 et 108).
Un autre symptôme particulièrement flagrant de cette lecture erronée
et désuète de Marx est offert par Jean-Marie Harribey lorsqu'il
confond « marchandises » et « richesses » (page
118, deuxième colonne bas de la page).
Je cite : « le capitalisme nous oblige à considérer
de fait la croissance et le développement comme une identité, c'est-à-dire
à voir dans la première la condition nécessaire et suffisante, en
tout temps et en tout lieu, du second, l'amélioration du bien-être
humain ne pouvant passer que par l'accroissement de la quantité
de marchandises. »
Autrement dit Jean-Marie Harribey affirme, contrairement à la
critique par Marx de la marchandise, critique que cite pourtant
et à juste titre par ailleurs Jean-Marie Harribey (page 115, deuxième
colonne, note 5) et qui dit que c'est uniquement dans le mode de
production capitaliste pur que la richesse sociale apparaît exclusivement
sous la forme de marchandises. Même dans nos sociétés il existe
des richesses qui ne prennent pas la forme de marchandises et réciproquement
il existe des marchandises qui ne correspondent à aucune richesse.
On peut renvoyer ici au dernier ouvrage publié par Patrick Viveret :
« Qu'est-ce que la richesse ? ». A fortiori cette
différence entre les richesses et les marchandises existe dans les
pays du tiers-monde comme le rappelait plus haut Arundhati Roy.
C'est cette même différence qui montre que la misère est encore
pire que l'extrême pauvreté. Voir le très beau livre de Majid Rahnema :
« Quand la misère chasse la pauvreté » (Fayard, 2003).
Geneviève Azam commet (page 106) une erreur analogue lorsqu'elle
caractérise le capitalisme par le seul commerce de marchandises,
erreur « mercantiliste » dénoncée en son temps par Marx
et qui consiste à « oublier » la production et à croire
de manière erronée que le profit a pour seule origine la circulation
des marchandises. D'où sans doute la réduction (déjà mentionnée
précédemment) des méfaits du capitalisme aux seules inégalités et
à la croissance de ces dernières, ce qui émousse singulièrement
le tranchant de la critique de l'économie politique inaugurée par
Marx. Ce qui ne nous dispense évidemment pas de combattre ces inégalités
radicalement à l'échelle internationale et dès maintenant.
L'urgence de décoloniser notre imaginaire de croissance après
le 28 mars 2004
Il est dommage dans la conjoncture actuelle, et encore plus dans
ce lendemain de 28 mars 2004, que la direction de la revue Mouvements
prenne la responsabilité de faire avorter ce débat sur la décroissance.
Il n'a jamais été autant d'actualité au moment où il s'agit de repenser
une alternative crédible pour l'ensemble de la gauche, non seulement
dans le mouvement altermondialiste, mais en France et d'ici 2005.
Ce qui est inquiétant dans le discours développé par les deux articles
critiqués précédemment c'est de voir la prégnance et la permanence
de cette interprétation positiviste et « progressiste »
de la critique marxiste de l'économie politique. Elle a fait pourtant
commettre un certain nombre d'erreurs catastrophiques au XXe siècle.
Non seulement en Union soviétique, mais encore dans la première
période des gouvernements socialistes présidés par François Mitterrand
en France de 1981 à 1995, puis par la période social libérale de
la politique conduite par le gouvernement de Lionel Jospin de 1997
à 2002.
Je vais tenter d'expliquer la difficulté que nous avons à « décoloniser
notre imaginaire », à faire une « cure de désintoxication
de croissance », à faire notre deuil de cette « idéologie
du développement et du progrès », à juste titre dénoncée par
Christophe Lash, difficulté dont Jean-Marie Harribey et Geneviève
Azam n'ont pas l'exclusive, qu'ils se rassurent. La chute du mur
de Berlin en 1989 a manifesté spectaculairement et brutalement la
faillite de nos espoirs placés pendant des décennies dans l'édification
du « socialisme réel » comme avant-dernier mode de production.
Jusque là le dernier mode de production, le communisme, cristallisait
l'« imaginaire » du « développement » de l'homme
intégral. Nous avons maintenu cet imaginaire en coma dépassé pour
ne pas « désespérer Billancourt ». Pourquoi l'effondrement
du « socialisme réel » n'a-t-il pas entraîné le collapse
de son double « imaginaire » ? La métaphore qui me
vient à l'esprit est empruntée à la physique des différents états
de la matière. Si on refroidit un liquide, il se solidifie lorsque
la température diminue en dessous d'une valeur qualifiée de « critique ».
Mais, dans des circonstances particulières, comme l'absence de germe
de cristallisation, le corps peut rester liquide au-delà de cette
valeur, dans un état de « surfusion » qualifié de « méta
stable ». Cet état est d'ailleurs très instable : l'introduction
de germes aboutit à une solidification instantanée.
Notre imaginaire me paraît dans cet état méta stable. Mais l'esprit
humain étant peut-être plus visqueux que les liquides matériels,
il faut sans doute plusieurs générations pour « décoloniser
l'imaginaire » et « dépolluer » l'écologie mentale.
Nous venons d'en faire l'expérience en France d'abord avec la collaboration
et l'antisémitisme pendant la deuxième guerre mondiale, puis avec
la décolonisation de l'Algérie. Les accords d'Évian datent de 1962.
Mais le colonialisme s'est métamorphosé en néo colonialisme pour
se survivre à lui-même. Le néocolonialisme de l'URSS et celui des
Français ont permis d'éviter au colonialisme de base d'avoir à décoloniser
son imaginaire. L'affaire du voile islamique, comme le rappelle
dans ce numéro de Mouvements Emmanuel Terray, montre que la décolonisation
de notre imaginaire colonial et raciste n'est toujours pas faite.
Combien de temps nous faudra-t-il pour décoloniser notre imaginaire
de croissance ? Le slogan de la « décroissance »,
mis en avant par Serge Latouche, n'a pas d'autres ambition, à mon
avis, que d'être ce « germe de cristallisation » qui précipite
cette « décolonisation de l'imaginaire », travail de deuil
préalable à la conversion à une seconde lecture de Marx, la lecture
herméneutique de l'histoire.
Cette conversion devient de plus en plus urgente si nous voulons
sortir du piège de l'alternative « première gauche productiviste »
versus « libéralisme productiviste », qui s'est refermé
mortellement sur les expériences des gouvernements socialistes en
France de 1981 à 2002.
La seconde lecture de Marx, la lecture herméneutique de l'histoire,
la seule qui ne s'avère pas une impasse catastrophique, celle du
stakhanovisme productiviste, celle de la « première gauche »,
rappelle de manière rassurante qu'en bonne logique dialectique le
principe du tiers exclu n'est pas valable. En conséquence au-delà
du productivisme d'une « société de marché » et du productivisme
du « socialisme réel », la seule voie libre (dans tous
les sens du mot libre) est celle d'une « économie plurielle »
qui accorde toute sa place à un tiers secteur. Ce dernier a vocation
à matérialiser dans l'économie la métaphore écologique de la biodiversité.
Le tiers secteur, ni économie de marché, ni économie administrée,
permet de nous émanciper ici et maintenant de manière collective
et solidaire.
Débat à suivre donc de manière démocratique avec pour enjeu
la démocratie !
L'enjeu du débat entre « altermondialisme et antiproductivisme »,
pour reprendre le titre du week-end
des 28 et 29 février que j'ai organisé avec Serge Latouche
à l'Arbresle près de Lyon et dont j'espère que nous allons prochainement
publier les actes, est en effet de savoir si nous pouvons définir
de manière positive une alternative crédible au néolibéralisme qui
semble s'imposer, y compris à l'intérieur du parti socialiste. Quand
la droite est au pouvoir, elle réalise une politique sauvagement
ultralibérale. Quand se produit une alternance de gauche, la régression
sociale est ralentie, mais ralentie seulement au prix d'une relance
de la croissance, au prix du productivisme. La régression sociale
n'est pas renversée en un perfectionnement de l'Etat providence.
C'est pourquoi, contrairement à ce que je disais plus haut, nous
n'avons peut-être pas le temps d'attendre qu'une ou deux générations
se passent pour surmonter l'effondrement des espoirs qu'a provoqué
le stalinisme au XXe siècle. La catastrophe écologique qui s'annonce
conjuguée à la catastrophe du triomphe du capitalisme à l'échelle
mondiale nous oblige à forcer les cadences et à forger une alternative
crédible à l'économie capitaliste. Cette relecture de Marx à laquelle
j'ai fait allusion nous apprend que cette alternative n'est pas
une conséquence mécanique et unique du « développement »
(des forces productives), mais consiste en la promotion d'une économie
et d'une démocratie authentiquement plurielles. Cette promotion
doit être délibérée dans un double sens : comme librement consentie
et comme le fruit des délibérations des citoyens. C'est le cadre
de la « démocratie délibérative » qui a fait l'objet d'analyses
et de propositions du Forum de la gauche citoyenne. Face à l'urgence
de ces catastrophes annoncées, il est tentant de décréter l'état
d'exception et de considérer que la démocratie est un luxe à reléguer
à une époque où « la patrie ne sera plus en danger ».
Il est tentant au nom de l'efficacité et de l'urgence de décréter
« la Terreur » pour combattre le terrorisme.
C'est la question qui a émergé à la fin de notre
week-end des 28 et 29 février et à laquelle nous souhaitons
Serge Latouche et moi-même nous attaquer dans un nouveau week-end
en 2005. Dans cette recherche d'une issue par la démocratie et pour
la démocratie en ces temps de terreur nous avons accumulé les expériences
porteuses d'espoir du mouvement altermondialiste.
Notamment à l'occasion des forums sociaux mondiaux. Je me réjouis
que les pratiques politiques de la « démocratie en réseaux »,
du mouvement altermondialiste et en particulier du mouvement ATTAC,
soient en avance par rapport à la pensée économique qui semble inspirer,
une partie au moins, de son conseil scientifique. Ce serait encore
mieux s'il y avait « synchronisation » et si la pensée
économique d'ATTAC rattrapait son métro de retard sur ses pratiques
politiques.
Dans les trimestres qui viennent cette synchronisation va devenir
un enjeu politique stratégique et décisif pour l'avenir de notre
pays. Le débat que nous avons eu à Lyon à la fin du mois de février
aura vraisemblablement des répliques et des prolongements. J'espère
que ce sera l'occasion pour le mouvement altermondialiste d'abandonner
définitivement un productivisme anachronique et politiquement réactionnaire.
Il faudra en particulier que ATTAC lève l'hypothèque de son « idéologie
positiviste de progrès » et en particulier l'hypothèque du
productivisme, hypothèque qui l'empêche d'offrir une alternative
économique crédible à l'altermondialisme.
Pour cela il faudra qu'il commence par « décoloniser
son propre imaginaire de croissance ».
Bernard Guibert
Militant Vert Paris 5e
Responsable de la commission "Economie" des Verts
Origine : http://Verts-Economie.net
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