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[Cip-idf] Pour une société de décroissance
Subject: [Cip-idf] Pour une société de décroissance
Date: 2 Fevrier 2004
Cc: Cip-idf (a) rezo .
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Pour ceux qui n'ont pas le monde diplo
Le Monde Diplomatique NOVEMBRE 2003
Absurdité du productivisme et des gaspillages
Pour une société de décroissance
Par SERGE LATOUCHE
Philosophe. Auteur notamment de L'Autre Afrique, Albin Michel, Paris,
1998, et des Dangers du marché, Presses de Sciences-Po, Paris.
Mot d'ordre des gouvernements de gauche comme de droite, objectif
affiché de la plupart des mouvements altermondialistes, la croissance
constitue-t-elle un piège ? Fondée sur l'accumulation des richesses,
elle est destructrice de la nature et génératrice d'inégalités sociales.
« Durable » ou « soutenable », elle demeure dévoreuse du bien-être.
C'est donc à la décroissance qu'il faut travailler : à une société
fondée sur la qualité plutôt que sur la quantité, sur la coopération
plutôt que la compétition, à une humanité libérée de l'économisme
se donnant la justice sociale comme objectif.
« Car ce sera une satisfaction parfaitement positive que de manger
des aliments sains, d'avoir moins de bruit, d'être dans un environnement
équilibré, de ne plus subir de contraintes de circulation, etc. »
Jacques Ellul (1)
Le 14 février 2002, à Silver Spring, devant les responsables américains
de la météorologie, M. George W. Bush déclarait : « Parce qu'elle
est la clef du progrès environnemental, parce qu'elle fournit les
ressources permettant d'investir dans les technologies propres, la
croissance est la solution, non le problème. (2) » Dans le fond, cette
position est largement partagée par la gauche, y compris par de nombreux
altermondialistes qui considèrent que la croissance est aussi la solution
du problème social en créant des emplois et en favorisant une répartition
plus équitable.
Ainsi, par exemple, Fabrice Nicolino, chroniqueur écologique de l'
hebdomadaire parisien Politis, proche de la mouvance altermondialiste,
a récemment quitté ce journal au terme d'un conflit interne provoqué
par... la réforme des retraites. Le débat qui s'en est suivi est révélateur
du malaise de la gauche (3). La raison du conflit, estime un lecteur,
est sans doute d' « oser aller à l'encontre d'une sorte de pensée
unique, commune à presque toute la classe politique française, qui
affirme que notre bonheur doit impérativement passer par plus de croissance,
plus de productivité, plus de pouvoir d'achat, et donc plus de consommation
(4) ».
Après quelques décennies de gaspillage frénétique, il semble que nous
soyons entrés dans la zone des tempêtes au propre et au figuré...
Le dérèglement climatique s'accompagne des guerres du pétrole, qui
seront suivis de guerres de l'eau (5), mais aussi de possibles pandémies,
de disparitions d'espèces végétales et animales essentielles du fait
de catastrophes biogénétiques prévisibles.
Dans ces conditions, la société de croissance n'est ni soutenable
ni souhaitable. Il est donc urgent de penser une société de « décroissance
» si possible sereine et conviviale.
La société de croissance peut être définie comme une société dominée
par une économie de croissance, précisément, et qui tend à s'y laisser
absorber. La croissance pour la croissance devient ainsi l'objectif
primordial, sinon le seul, de la vie. Une telle société n'est pas
soutenable parce qu'elle se heurte aux limites de la biosphère. Si
l'on prend comme indice du « poids » environnemental de notre mode
de vie l'« empreinte » écologique de celui-ci en superficie terrestre
nécessaire, on obtient des résultats insoutenables tant du point de
vue de l'équité dans les droits de tirage sur la nature que du point
de vue de la capacité de régénération de la biosphère. Un citoyen
des Etats-Unis consomme en moyenne 9,6 hectares, un Canadien 7,2,
un Européen moyen 4,5. On est donc très loin de l'égalité planétaire,
et plus encore d'un mode de civilisation durable qui nécessiterait
de se limiter à 1,4 hectare, en admettant que la population actuelle
reste stable (6).
Pour concilier les deux impératifs contradictoires de la croissance
et du respect de l'environnement, les experts pensent trouver la potion
magique dans l'écoefficience, pièce centrale et à vrai dire seule
base sérieuse du « développement durable ». Il s'agit de réduire progressivement
l'impact écologique et l'intensité du prélèvement des ressources naturelles
pour atteindre un niveau compatible avec la capacité reconnue de charge
de la planète (7).
Que l'efficience écologique se soit accrue de manière notable est
incontestable, mais dans le même temps la perpétuation de la croissance
forcenée entraîne une dégradation globale. Les baisses d'impact et
de pollution par unité de marchandise produite se trouvent systématiquement
anéanties par la multiplication du nombre d'unités vendues (phénomène
auquel on a donné le nom d'« effet rebond »). La « nouvelle économie
» est certes relativement immatérielle ou moins matérielle, mais elle
remplace moins l' ancienne qu'elle ne la complète. Au final, tous
les indices montrent que les prélèvements continuent de croître (8).
Enfin, il faut la foi inébranlable des économistes orthodoxes pour
penser que la science de l'avenir résoudra tous les problèmes et que
la substituabilité illimitée de la nature par l'artifice est concevable.
Si l'on suit Ivan Illich, la disparition programmée de la société
de croissance n'est pas nécessairement une mauvaise nouvelle. « La
bonne nouvelle est que ce n'est pas d'abord pour éviter les effets
secondaires négatifs d'une chose qui serait bonne en soi qu'il nous
faut renoncer à notre mode de vie comme si nous avions à arbitrer
entre le plaisir d'un mets exquis et les risques afférents. Non, c'est
que le mets est intrinsèquement mauvais, et que nous serions bien
plus heureux à nous détourner de lui. Vivre autrement pour vivre mieux
(9). »
La société de croissance n'est pas souhaitable pour au moins trois
raisons : elle engendre une montée des inégalités et des injustices,
elle crée un bien-être largement illusoire ; elle ne suscite pas pour
les « nantis » eux-mêmes une société conviviale, mais une anti-société
malade de sa richesse.
L'élévation du niveau de vie dont pensent bénéficier la plupart des
citoyens du Nord est de plus en plus une illusion. Ils dépensent certes
plus en termes d'achat de biens et services marchands, mais ils oublient
d'en déduire l'élévation supérieure des coûts. Celle-ci prend des
formes diverses, marchandes et non marchandes : dégradation de la
qualité de vie non quantifiée mais subie (air, eau, environnement),
dépenses de « compensation » et de réparation (médicaments, transports,
loisirs) rendues nécessaires par la vie moderne, élévation des prix
des denrées raréfiées (eau en bouteilles, énergie, espaces verts...).
Herman Daly a mis sur pied un indice synthétique, le Genuine Progress
Indicator, indicateur de progrès authentique (IPA), qui corrige ainsi
le produit intérieur brut (PIB) des pertes dues à la pollution et
à la dégradation de l'environnement. A partir des années 1970, pour
les Etats-Unis, cet indicateur stagne et même régresse, tandis que
celui du PIB ne cesse d'augmenter (10). Il est regrettable que personne
en France ne se soit encore chargé de faire ces calculs. On a toutes
les raisons de penser que le résultat serait comparable. Autant dire
que, dans ces conditions, la croissance est un mythe, même à l'intérieur
de l'imaginaire de l'économie de bien-être, sinon de la société de
consommation ! Car ce qui croît d'un côté décroît plus fortement de
l'autre.
Tout cela ne suffit malheureusement pas pour nous amener à quitter
le bolide qui nous mène droit dans le mur et à embarquer dans la direction
opposée.
Entendons-nous bien. La décroissance est une nécessité ; ce n'est
pas au départ un idéal, ni l'unique objectif d'une société de l' après-développement
et d'un autre monde possible. Mais faisons de nécessité vertu, et
concevons, pour les sociétés du Nord, la décroissance comme un objectif
dont on peut tirer des avantages (11). Le mot d'ordre de décroissance
a surtout pour objet de marquer fortement l'abandon de l' objectif
insensé de la croissance pour la croissance. En particulier, la décroissance
n'est pas la croissance négative, expression antinomique et absurde
qui voudrait dire à la lettre : « avancer en reculant ». La difficulté
où l'on se trouve de traduire « décroissance » en anglais est très
révélatrice de cette domination mentale de l'économisme, et symétrique
en quelque sorte de l'impossibilité de traduire croissance ou développement
(mais aussi, naturellement, décroissance...) dans les langues africaines.
On sait que le simple ralentissement de la croissance plonge nos sociétés
dans le désarroi en raison du chômage et de l'abandon des programmes
sociaux, culturels et environnementaux, qui assurent un minimum de
qualité de vie. On peut imaginer quelle catastrophe serait un taux
de croissance négatif ! De même qu'il n'y a rien de pire qu'une société
du travail sans travail, il n'y a rien de pire qu'une société de croissance
sans croissance. C'est ce qui condamne la gauche institutionnelle,
faute d' oser la décolonisation de l'imaginaire, au social-libéralisme.
La décroissance n'est donc envisageable que dans une « société de
décroissance » dont il convient de préciser les contours.
Une politique de décroissance pourrait consister d'abord à réduire
voire à supprimer le poids sur l'environnement des charges qui n'apportent
aucune satisfaction. La remise en question du volume considérable
des déplacements d'hommes et de marchandises sur la planète, avec
l'impact négatif correspondant (donc une « relocalisation » de l'économie)
; celle non moins considérable de la publicité tapageuse et souvent
néfaste ; celle enfin de l'obsolescence accélérée des produits et
des appareils jetables sans autre justification que de faire tourner
toujours plus vite la mégamachine infernale : autant de réserves importantes
de décroissance dans la consommation matérielle.
Ainsi comprise, la décroissance ne signifie pas nécessairement une
régression de bien-être. En 1848, pour Karl Marx, les temps étaient
venus de la révolution sociale et le système était mûr pour le passage
à la société communiste d'abondance. L'incroyable surproduction matérielle
de cotonnades et de biens manufacturés lui semblait plus que suffisante,
une fois aboli le monopole du capital, pour nourrir, loger et vêtir
correctement la population (au moins occidentale). Et pourtant, la
« richesse » matérielle était infiniment moins grande qu'aujourd'hui.
Il n'y avait ni voitures, ni avions, ni plastique, ni machines à laver,
ni réfrigérateur, ni ordinateur, ni biotechnologies, pas plus que
les pesticides, les engrais chimiques ou l' énergie atomique ! En
dépit des bouleversements inouïs de l' industrialisation, les besoins
restaient encore modestes et leur satisfaction possible. Le bonheur,
quant à sa base matérielle, semblait à portée de la main.
Pour concevoir la société de décroissance sereine et y accéder, il
faut littéralement sortir de l'économie. Cela signifie remettre en
cause sa domination sur le reste de la vie, en théorie et en pratique,
mais surtout dans nos têtes. Une réduction massive du temps de travail
imposé pour assurer à tous un emploi satisfaisant est une condition
préalable. En 1981 déjà, Jacques Ellul, l'un des premiers penseurs
d'une société de décroissance, fixait comme objectif pour le travail
pas plus de deux heures par jour (12). On peut, s'inspirant de la
charte « consommations et styles de vie » proposée au Forum des organisations
non gouvernementales (ONG) de Rio lors de la conférence des Nations
unies sur l'environnement et le développement de 1992, synthétiser
tout cela dans un programme en six « r » : réévaluer, restructurer,
redistribuer, réduire, réutiliser, recycler. Ces six objectifs interdépendants
enclenchent un cercle vertueux de décroissance sereine, conviviale
et soutenable. On pourrait même allonger la liste des « r » avec :
rééduquer, reconvertir, redéfinir, remodeler, repenser, etc., et bien
sûr relocaliser, mais tous ces « r » sont plus ou moins inclus dans
les six premiers.
On voit tout de suite quelles sont les valeurs qu'il faut mettre en
avant et qui devraient prendre le dessus par rapport aux valeurs dominantes
actuelles. L'altruisme devrait prendre le pas sur l'égoïsme, la coopération
sur la compétition effrénée, le plaisir du loisir sur l'obsession
du travail, l'importance de la vie sociale sur la consommation illimitée,
le goût de la belle ouvrage sur l'efficience productiviste, le raisonnable
sur le rationnel, etc. Le problème, c'est que les valeurs actuelles
sont systémiques : elles sont suscitées et stimulées par le système
et, en retour, elles contribuent à le renforcer. Certes, le choix
d'une éthique personnelle différente, comme la simplicité volontaire,
peut infléchir la tendance et saper les bases imaginaires du système,
mais, sans une remise en cause radicale de celui-ci, le changement
risque d'être limité.
Vaste et utopique programme, dira-t-on ? La transition est-elle possible
sans révolution violente, ou, plus exactement, la révolution mentale
nécessaire peut-elle se faire sans violence sociale ? La limitation
drastique des atteintes à l'environnement, et donc de la production
de valeurs d'échange incorporées dans des supports matériels physiques,
n' implique pas nécessairement une limitation de la production de
valeurs d' usage à travers des produits immatériels. Ceux-ci, au moins
pour partie, peuvent conserver une forme marchande.
Toutefois, si le marché et le profit peuvent persister comme incitateurs,
ils ne peuvent plus être les fondements du système. On peut concevoir
des mesures progressives constituant des étapes, mais il est impossible
de dire si elles seront acceptées passivement par les « privilégiés
» qui en seraient victimes, ni par les actuelles victimes du système,
qui sont mentalement ou physiquement droguées par lui. Cependant,
l 'inquiétante canicule 2003 en Europe du Sud-Ouest a fait beaucoup
plus que tous nos arguments pour convaincre de la nécessité de s'orienter
vers une société de décroissance. Ainsi, pour réaliser la nécessaire
décolonisation de l'imaginaire, on peut à l'avenir très largement
compter sur la pédagogie des catastrophes.
SERGE LATOUCHE.
Lire aussi : Ces libertaires qui luttent contre la technoscience
(1) Entretiens avec Jacques Ellul, Patrick Chastenet, La Table ronde,
Paris, 1994, page 342.
(2) Le Monde, 16 février 2002.
(3) Fabrice Nicolino, « Retraite ou déroute ? », Politis, 8 mai 2003.
La crise a en fait été déclenchée par des formules contestables de
Fabrice Nicolino qualifiant le mouvement social de « festival de criailleries
corporatistes », ou évoquant « le monsieur qui veut continuer à partir
à 50 ans à la retraite pardi, il conduit des trains, c'est la mine,
c' estGerminal ! ».
(4) Politis n° 755,12 juin 2003.
(5) Vandana Shiva, La Guerre de l'eau, Parangon, Paris, 2003.
(6) Gianfranco Bologna (sous la direction de), Italia capace di futur,
WWF-EMI, Bologne, 2001, pp. 86-88.
(7) The Business Case for Sustanable Development, document du World
Business Council for Sustanable Development diffusé au Sommet de la
terre de Johannesburg (août-septembre 2002).
(8) Mauro Bonaiuti, « Nicholas Georgescu-Roegen. Bioeconomia. Verso
un 'altra economia ecologicamente e socialmente sostenible », Bollati
Boringhieri, Torino, 2003. En particulier pp. 38-40.
(9) Le Monde, 27 décembre 2002.
(10) C. Cobb, T. Halstead, J. Rowe, « The Genuine Progress Indicator
: Summary of Data and Methodology, Redefining Progress », 1995, et
des mêmes, « If the GDP is Up, Why is America Down ? », in Atlantic
Monthly, n° 276, San Francisco, octobre 1995.
(11) En ce qui concerne les sociétés du Sud, cet objectif n'est pas
vraiment à l'ordre du jour : même si elles sont traversées par l'idéologie
de la croissance, ce ne sont pas vraiment pour la plupart des « sociétés
de croissance ».
(12) Voir « Changer de révolution », cité par Jean-Luc Porquet in
Ellul, l'homme qui avait (presque) tout prévu, Le Cherche-Midi, 2003,
pp. 212 -213.
LE MONDE DIPLOMATIQUE | NOVEMBRE 2003 | Pages 18 et 19 http://www.monde-diplomatique.fr/2003/11/LATOUCHE/10651
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