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Origine : http://www.scom.ulaval.ca/Au.fil.des.evenements/1998/04.16/megamachine.html
Selon Serge Latouche, la technologie est un bolide sans freins,
sans pilote, sans marche arrière. Et nous sommes tous à
bord...
Au milieu des discours glorifiant la mondialisation ou vantant
l'avènement du village global, la conférence prononcée
par Serge Latouche le 3 avril dernier, au pavillon Palasis-Prince,
à l'invitation de l'Institut québécois des
hautes études internationales, a l'effet d'un véritable
vent de fraîcheur. Volontiers iconoclaste, ce professeur en
économie du développement à l'Université
de Paris-Sud n'hésite pas à émettre de sérieux
doutes sur le sens de la course à la technologie qui caractérise
nos sociétés modernes. Cette quête effrénée,
si elle n'est pas maîtrisée, pourrait en effet nous
faire perdre notre humanité, selon le conférencier.
Métropolis, Les Temps modernes, 1984, Le meilleur des mondes:
nombre d'écrivains ou de cinéastes ont décrit
avec une précision parfois clinique le fonctionnement de
sociétés complètement dominées par un
type organisation réduisant l'homme au simple rang de rouage.
Selon Serge Latouche, la période de l'entre-deux guerres
fournit également quelques exemples éclairants, avec
la mise en place de la chaîne de montage fordiste aux États-Unis,
l'installation de la machine de guerre nazie en Allemagne ou celle
du socialisme bureaucratique en URSS. Même si ces trois mégamachines
n'existent plus aujourd'hui, le système d'organisation mondiale
qui s'ébauche actuellement sous le signe de la main invisible
semble encore plus terrifiant, à en croire cet économiste.
"Cette machine-univers, d'une ampleur inédite dans
l'histoire, n'a plus d'autre but qu'elle-même, tandis que
les systèmes précédents servaient certains
intérêts, remarque Serge Latouche. L'homme se retrouve
emprisonné dans cette horlogerie mécanique où
les firmes transnationales géantes, les réseaux mondiaux
mettent à leur service syndicats et gouvernements."
Il constate ainsi que le consommateur moderne devient toujours plus
passif et qu'il suffit d'investir massivement dans la publicité
pour le forcer à s'approprier les gadgets les plus inutiles,
qu'il s'agisse d'Eurodisney ou de la télévision par
câble.
La défaite du politique
Dans ce déchaînement techno-économique où
l'expertise remplace la citoyenneté, que devient l'individu
? Serge Latouche observe un lent glissement des valeurs, comme l'égalité
ou la liberté, qui ont participé à la fondation
de la république, vers de nouveaux crédos techniques
tels Internet et l'hyper-sécurité, exprimée
par un foisonnement de caméras de surveillance et de satellites.
Au nom d'un progrès technologique considéré
comme une condition essentielle au bonheur, on détourne le
citoyen de son rôle car il ne dispose plus de tribunes politiques
pour débattre de l'avenir de sa société. Serge
Latouche en veut d'ailleurs pour preuves les échecs des tentatives
de moratoire sur la génétique ou la poursuite de la
recherche spatiale.
Cette mégamachine, essentiellement préoccupée
par ses propres intérêts, connaît également
des déchirements intérieurs. Ainsi, les logiques techniques
et économiques se télescopent parfois. "Renault
a mis au point un moteur de voiture qui ne consomme que deux litres
aux 100 kilomètres, précise le conférencier.
Mais les enjeux financiers empêchent la commercialisation
d'un tel véhicule." Pour bien mesurer l'efficacité
économique de certains progrès technologiques, il
faudrait également prendre en compte leurs répercussions
sur l'environnement, et les écosystèmes. Mais la mégamachine
ne se préoccupe ni de la disparition des forêts, ni
de l'agrandissement du trou dans la couche d'ozone.
Technique ou culture?
L'introduction sans ménagement d'outils technologiques a
également des effets dévastateurs sur des types d'organisations
humaines fondées jusque-là sur des valeurs plus traditionnelles.
"L'Afrique est devenue depuis quelques années un véritable
cimetière de projets, indique Serge Latouche. Difficile en
effet de concilier techniques traditionnelles et rationalité
économique visant à soutenir la concurrence."
Dès lors, l'expert en développement se heurte à
un problème insoluble. Lorsqu'il tente de comprendre le fonctionnement
de ce genre de société, on lui reproche de nuire au
développement, tandis que s'il ignore l'importance du facteur
culturel le milieu résiste aux tentatives de modernisation.
"Nous sommes engagés dans une impasse, embarqués
dans un bolide sans freins, sans pilote, sans marche arrière
et qui fonce à toute allure", analyse le conférencier
qui refuse toutefois d'appeler un dieu quelconque à l'aide.
Selon lui, il faut refuser le règne du technique pour infléchir
notre destin et surtout éviter de considérer ce progrès
technologique comme une fatalité. Au hasard des catastrophes,
comme l'épidémie de la vache folle ou le smog londonien
qui a coûté la vie à de nombreuses personnes
en décembre 1952, les citoyens prennent conscience des dangers
d'un système qui s'impose de plus en plus pour lui-même.
Serge Latouche voit d'ailleurs dans les mouvements de défense
de consommateurs un moyen privilégié pour lutter contre
les diktats de la mégamachine. L'homme délaissera
alors son rôle asservissant de servile rouage pour devenir
le grain de sable grippant le subtil mécanisme.
PASCALE GUÉRICOLAS
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