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Origine :
http://www.revuedumauss.com.fr/media/MEGA.pdf
Introduction
Lewis Mumford [1974] nous a appris que la plus extraordinaire machine
inventée et construite par l'homme n'était autre que
l'organisation sociale. La phalange macédonienne, l'organisation
de l'Égypte pharaonique, la bureaucratie céleste de
l'empire des Ming sont des « machines » dont l'histoire
a retenu l'incroyable puissance. L'empire d'Alexandre a durablement
bouleversé les destins du monde, les pyramides d'Égypte
étonnent encore l'homme du xxe siècle et la Grande
Muraille de Chine reste à ce jour la seule construction humaine
visible de la Lune. Dans ces organisations de masse, combinant la
force militaire, l'efficience économique, l'autorité
religieuse, la performance technique et le pouvoir politique, l'homme
devient le rouage d'une mécanique complexe atteignant une
puissance quasi absolue : une Mégamachine. Les machines simples
ou sophistiquées participent au fonctionnement de l'ensemble
et en fournissent le modèle.
Les Temps modernes, dont Chaplin nous a donné l'inoubliable
spectacle cinématographique, ont sans doute franchi une étape
nouvelle dans ce processus de montée en puissance. Walter
Rathenau, dans l'Allemagne de Weimar, parlait judicieusement de
la « mécanisation du monde1 ». Ure, dans The
Philosophy of Manufactures, cité par Marx et Mumford, parle
de l'usine de la grande industrie comme du « grand automate
». L'essentiel est dans « la distribution des différents
membres du système en un corps coopératif, faisant
fonctionner chaque organe avec la délicatesse et la rapidité
voulues, et par-dessus tout dans l'éducation des êtres
humains pour les faire renoncer à leurs habitudes décousues
de travail et les faire s'identifier à la régularité
invariable d'un automate2 ». Cinéastes, artistes et
écrivains de l'entre-deux-guerres se sont ingéniés
à annoncer l'ère nouvelle, l'ère technique.
Parmi les témoignages les plus saisissants, citons Metropolis
de Fritz Lang, Le Meilleur des mondes d'Aldous Huxley, ou 1984 de
George Orwell. En ce temps-là, le monde fasciné ou
horrifié a vu se mettre en place l'usine fordiste avec la
chaîne de montage, la machine de guerre et d'extermination
du régime nazi, le socialisme bureaucratique combinant, selon
la formule de Lénine, les soviets et l'électrification.
Au sein de ces Mégamachines, l'individu n'est plus une personne,
ni moins encore un citoyen. Si ces trois Mégamachines se
sont effondrées comme des colosses aux pieds d'argile, les
mécanismes plus subtils du marché mondial sont en
train d'enclencher sous nos yeux les différents rouages d'une
Mégamachine aux dimensions planétaires : la machine-univers.
Sous le signe de la main invisible, techniques sociales et politiques
(de la persuasion clandestine de la publicité au viol des
foules de la propagande, grâce aux autoroutes de l'information
et aux satellites des télécommunications...), techniques
économiques et productives (du toyotisme3 à la robotique,
des biotechnologies à l'informatique) s'échangent,
fusionnent, se complètent, s'articulent en un vaste réseau
mondial mis en oeuvre par des firmes trans-nationales géantes
(groupes multimédias, trusts agro alimentaires, conglomérats
industrialo-financiers de tous secteurs) mettant à leur service
États, partis, sectes, syndicats, ONG, etc. L'empire et l'emprise
de la rationalité technoscientifique et économique
donnent à la Mégamachine contemporaine une ampleur
inédite et inusitée dans l'histoire des hommes.
Ce livre rassemble des essais autour de ce thème de la Mégamachine
planétaire : son unité et sa diversité. À
la différence des analyses de Jacques Ellul, la fatalité
du totalitarisme technicien est mise en doute. La synthèse
unifiée du technocosme sous le signe de la rationalité
se heurte peut-être à des obstacles nés de la
pluralité de la Raison même : technicienne, économique
et politique. En vérité, il m'apparaît impossible
de donner une unité achevée à l'ensemble de
mes réflexions sur ce sujet, pour des motifs divers qui tiennent
peut-être ultimement à cette même pluralité
irréductible de la Raison. Si mes livres antérieurs,
L'Occidentalisation du monde [1989] et La Planète des naufragés
[1991], peuvent apparaître comme des variations sur ce thème
même, aborder de front la Mégamachine présente
d'importantes difficultés objectives et subjectives.
Rien ne prédispose ni ne qualifie, en effet, un economiste,
de par sa formation, à parler de la technique. Aussi curieux
que cela puisse paraître, l'économiste côtoie
continuellement la technique, mais ne la rencontre pour ainsi dire
jamais. De plus, il se refuse à voir dans sa discipline une
technique, laissant cela aux spécialistes de l'entreprise
et de la gestion qui prennent en charge l'intendance. Si le fondateur
officiel de l'économie politique, le philosophe Adam Smith,
est entré, comme on sait, dans une manufacture d'épingles,
et en a été profondément marqué, c'est
un peu par hasard. Il ne semble pas que cet exemple ait été
beaucoup suivi. Certes, Jean-Baptiste Say sera lui-même fondateur
d'une importante filature à Aulchy-le-Château (Pas-de-Calais).
Il en profitera pour exalter l'entrepreneur et s'intéressera
aux machines dans leurs effets sur les coûts4. Rares seront
par la suite les professeurs d'économie théorique
à franchir le seuil d'une fabrique. Il est vrai que les entreprises
n'encouragent guère les universitaires à venir les
visiter. Si j'ai pu pénétrer personnellement dans
une vingtaine d'usines les plus diverses, je le dois aussi au hasard
et à ma persévérance, mais en rien à
ma profession...
Le modeste atelier (moins de dix artisans) d'Adam Smith pratiquait
certes la division du travail qui devait tant impressionner le maître,
mais il n'utilisait que peu ou prou ces dispositifs ingénieux
susceptibles d'alléger le fardeau du travail des hommes et
qui devaient donner par la suite naissance au machinisme de la grande
industrie. Pour les économistes classiques, les inventions
de la « première révolution industrielle »
ont une grande importance pour l'économie, à travers
l'abaissement des coûts et la hausse de la productivité
; mais ayant eu lieu une fois pour toutes, elles ne sont pas susceptibles
de bouleverser ses lois. La plupart, comme John Stuart Mill, s'intéressent
d'ailleurs plus à l'effet des techniques sur les rendements
agricoles qu'aux changements des procédés de fabrication
dans l'industrie. L'univers de la technique est extérieur
à celui de l'économiste. Karl Marx est sans doute,
dans les sciences sociales jusqu'à une époque récente,
celui qui a le plus réfléchi sur la technique moderne,
ses sources, son impact, et sur l'interaction entre le développement
des machines et la société. Le système capitaliste
avec son « double moulinet » de l'accumulation du capital
et de la prolétarisation des travailleurs est une extraordinaire
Mégamachine présentée comme telle par Marx
lui-même, avec la concurrence comme moteur et le profit comme
source énergétique. Mais Marx est-il vraiment un économiste
? La plupart des collègues ne le reconnaissent pour leur
pair que du bout des lèvres et non comme un authentique représentant
de la science économique. Les néoclassiques, de leur
côté, concevant les combinaisons de facteurs comme
une sorte d'alchimie hors de leur champ d'intérêt,
se tourneront presque exclusivement vers les marchés, dont
la Bourse représente l'idéal. L'hypothèse peu
réaliste des rendements décroissants, nécessaire
à l'équilibre général, ne leur permet
pas de comprendre les processus concrets des choix de techniques
nouvelles. Les gros investissements d'innovation, en effet, sont
amortis sur des productions croissantes à coût réduit
qui éliminent du marché les produits anciens. Ces
innovations sont, en outre, des paris sur un avenir incertain dont
le choix est contraire au comportement « optimiseur »
censé être celui des entrepreneurs rationnels.
Certes, les économistes contemporains considèrent
la technique comme un élément central dans les phénomènes
de la croissance. Pourtant, il n'y avait aucune réflexion
sérieuse en économie sur ce que sont la technique
et le progrès à l'époque où j'ai fait
mes études, et jusqu'à ces dernières années.
Pour l'essentiel, dans le corpus traditionnel, c'est-à-dire
la théorie néoclassique ou théorie standard,
la question se ramène au choix de la technique optimale.
La technique est définie comme une combinaison de facteurs
de production (travail et capital).
On suppose que, pour obtenir une production donnée, on a
le choix entre une infinité de combinaisons de facteurs,
autrement dit on a un panier de techniques disponibles, déjà
là, l'arbitrage se faisant par les coûts. L'approche
formalisée du choix des techniques reste le noyau dur du
dispositif économique sur les techniques. La solution rationnelle
est donnée formellement par le point de tangence de la droite
de budget et de la courbe d'isoproduction5.
Confrontés à l'évidence du progrès
technique ou progrès des techniques, c'est-à-dire
à l'accroissement d'efficience des combinaisons productives,
les économistes ont développé des analyses
partielles sans véritables liens avec l'approche synchronique
du choix des combinaisons de facteurs. Il s'agit de la fameuse analyse
du résidu dans les fonctions de production dites de CobbDouglas.
L'amélioration de la qualité des facteurs (machines
plus productives, main-d'oeuvre mieux formée, etc.) explique
les deux tiers de la croissance tandis que l'accroissement quantitatif
des facteurs n'en expliquerait qu'un tiers environ. Comme le dit
fort bien Nathan Rosenberg, « le progrès technique
est traité de façon révélatrice comme
l'introduction de nouveaux procédés qui réduisent
le coût d'une production conçue comme identique6 ».
« L'approche analytique du progrès technique, conclut
justement Jean-Luc Gaffard, ignore le processus de constitution
des technologies dans le temps, qui signifie que la technologie
se construit étape par étape en interaction avec un
environnement spécifique dont les caractéristiques
orientent le développement technologique et sont modifiées
par lui » [Gaffard, 1985].
Quelques économistes plus ou moins hétérodoxes
ont ajouté des considérations complémentaires
; toutefois, il s'agit d'ajouts qui ne sont pas intégrés
au corpus. Reste le cas de Joseph Aldis Schumpeter. Celui-ci était
bien conscient, en écrivant La Théorie de l'évolution
économique tout au moins, que la belle mécanique économique
fonctionne à la reproduction à l'identique, mais ne
contient pas en elle-même les sources de son dynamisme.
En l'absence d'impulsion extérieure (l'innovation), l'économie
reste un circuit fermé immuable. C'est la volonté
de puissance, opposée à la recherche hédoniste
de l'utilité de l'homo oeconomicus ordinaire, qui pousse
l'entrepreneur à tenter des paris sur l'incertain. Il n'invente
pas les techniques nouvelles, mais il prend le risque de les utiliser.
Conformément à cette conception, il explique le «
cycle des affaires » par l'émergence de grappes d'innovations
et les processus de destruction créatrice [Schumpeter, 1939].
Pour intéressante que soit cette théorie schumpéterienne
de l'innovation, elle ne nous initie pas aux secrets de la technique.
Celle-ci reste pour l'économiste une « combinaison
de facteurs », c'est-à-dire une certaine proportion
de travail et de capital dont les sauts qualitatifs restent mystérieux
et hors du champ de la discipline. « Si au lieu de la quantité
de facteurs, écrit Schumpeter, nous changeons la forme des
fonctions, nous avons une innovation. » Très bien,
mais rien n'explique ce changement qui fait rupture7. Cette vision
froide et abstraite de la technique ne nous introduit pas dans la
réalité de l'usine et du laboratoire où se
fabrique le monde moderne. Le dispositif économique reste
transhistorique et universel face à un sujet désincarné
et calculateur. Plus récemment, on a cherché, avec
un succès mitigé, à étendre la formalisation
à la découverte scientifique elle-même.
Le processus de la découverte serait le résultat
d'un calcul rationnel 8.
Les analyses concernant la technique évoquées en
économie politique sont le plus souvent empruntées
à d'autres disciplines et intégrées comme des
pièces rapportées. Les énormes efforts déployés
ces dernières années pour constituer une « économie
industrielle », permettant de fonder une politique industrielle,
ont abouti à accumuler d'instructives études de cas
et des modèles formels sophistiqués, sans idées
vraiment originales. Ce bric-à-brac nourrit un enseignement
pour experts qui n'est pas forcément mauvais, mais est loin
de remplir le vide théorique.
Le progrès est une évidence inquestionnable. On sait
qu'on ne l'arrête pas ; moins que tout autre l'économiste
y songe. La croissance de la production et de la productivité,
l'amélioration des niveaux de vie, la diminution des coûts
et des horaires de travail, tous phénomènes assez
bien représentés par l'indice du PNB par habitant,
sont les critères incontestables du progrès. Si tout
le monde ne connaît pas un accroissement de son bien-être
(notion quantitative qui, pour les statisticiens, remplace le bonheur),
pour la plupart des économistes, cette situation regrettable,
et provisoire, tient à de mauvais choix, à des accidents
de parcours, à des obstacles contingents divers ; cela ne
saurait remettre en cause l'évidence massive que le progrès
est la loi de l'humanité, tout au moins des Temps modernes.
L'incontestable et spectaculaire croissance du PNB mondial et plus
encore celle des pays développés en sont la preuve
éclatante. La généralisation du mode de vie
américain durant les « trente glorieuses » (1945-1975)
a été la réalisation de ce « conte de
fées de la modernité », selon la belle expression
de Bertrand de Jouvenel [1968, p. 132]. Bien entendu, les choses
n'ont cette rassurante simplicité qu'à la condition
de ne pas se poser de questions sur ce qu'est le progrès.
L'économiste du développement, toutefois, ne peut
se tenir totalement à l'écart de la technique. Le
développement apparaît, en effet, comme le résultat
de la mise en oeuvre massive de techniques productives. Dans les
premières décennies du développement (1960-1970),
toutes les stratégies de décollage reposaient sur
des choix techniques au sens large : priorité aux cultures
de rente sur les cultures vivrières, priorité à
l'industrie sur l'agriculture, priorité à l'industrie
lourde sur l'industrie légère, priorité aux
techniques de pointe sur les techniques traditionnelles ou intermédiaires,
etc. Dans cette période, j'étais convaincu, sous l'influence
conjuguée du marxisme et des idées de François
Perroux, que seul le « raccourci technologique » et
l'industrialisation massive pourraient sortir le tiers monde de
la misère et du sous-développement [Latouche, 1994].
Dans les milieux de « gauche », l'efficacité
technique était, au moins jusqu'en 1968, une idole indétrônable.
Les économistes libéraux favorables à une intégration
progressive des techniques et qui préconisaient le recours
aux « petites industries », comme Ragnar Nurkse ou Albert
Hirschman, paraissaient aux experts progressistes suspects de complicité
avec l'imperialisme.
L'approfondissement de la critique de la mythologie de l'impérialisme
et de la crise du développement m'a amené naturellement
à questionner la technique et le présupposé
commun à la technique et au développement : la croyance
au progrès. Les implications pratiques de la remise en question
du développement m'ont conduit à participer aux débats
sur les techniques de pointe et la « technologie appropriée
» dans les années soixante-dix.
La critique de l'approche économique classique du
choix des techniques devait être complétée par
une critique de l'économisme et du technicisme marxistes,
c'est-à-dire une critique de la modernité et de ses
bases imaginaires.
Le rapport entre culture et technique (la question de la neutralité
de la technique par rapport à la culture ou, au contraire,
de son impact sur elle, la place de la technique dans la culture
et celle de la culture dans une société dominée
par la technique, c'est-à-dire le problème de la culture
technique, voire de la culture technicienne) devenait essentiel
dans une telle approche, pour tenter de déboucher sur de
nouvelles pratiques échappant à la crise du développement.
La critique du développement et de l'économisme m'ont
ainsi contraint à interroger ce sphinx qui se tient au carrefour
des chemins de la modernité et qu'on appelle le progrès.
Progrès, technique et progrès technique sont intimement
liés, mais l'interrogation sur le progrès sans qualité
atteint probablement la strate la plus profonde de l'imaginaire
de la modernité. C'est à cette époque seulement,
c'est-à-dire dans les années quatre-vingt, que je
me suis mis à lire Jacques Ellul. Cette lecture m'a incontestablement
aidé à entrevoir un lien entre ces divers champs de
réflexion. Ce n'est donc pas ma formation initiale d'économiste
qui a nourri mon intérêt pour le progrès, mais
bien plutôt la nécessité de sortir de la discipline,
par une approche anthropologique et philosophique, pour en saisir
le point aveugle. Ce parcours explique la manière particulière
dont j'interroge la technique et la société technicienne.
Le phénomène technique n'est central que pour autant
qu'il est inséré dans un contexte social et dans l'histoire.
Il n'est pas isolable du jeu planétaire complexe de la puissance
et de la richesse auquel il contribue à donner forme.
Modernité, Occident, Grande société, mais
aussi développement, progrès, rationalité,
technique, autant de maîtres mots qui se font signe, se renvoient
les uns aux autres, peuvent se substituer dans une certaine mesure
pour désigner le même complexe ou le même paradigme,
celui de la Mégamachine. La rationalité économique
est au fondement de la recherche technoscientifique. Le progrès
est la condition, mais aussi le résultat de l'économicisation
du monde et de l'accumulation illimitée de capital, de marchandises
et de biens matériels et inimatériels.
La technique est la condition de la croissance et du développement,
mais aussi, dans une certaine mesure, son résultat et son
moteur. La Mégamachine est bien un autre nom pour désigner
ce que j'ai appelé naguère l'Occident, dans L'Occidentalisation
du monde, puis la Grande société, dans La Planète
des naufragés. On pourrait lui ajouter tous les maîtres
mots cités comme qualificatifs, multipliant ainsi les connotations
tout en dénotant toujours la même chose. La Mégamachine
est tout aussi bien moderne, occidentale, développernentiste,
progressiste, rationnelle et technoscientifique. Gilbert Hottois
a bien perçu cette unité profonde : « Le processus
qu'on appelle souvent l'occidentalisation de la planète et
qui est en fait la technicisation, l'extension du technocosme, ne
serait donc pas un accident, une erreur politique réparable,
mais l'expression d'une nécessité directement issue
de l'essence même de la technique et des principes de la techno-évolution...
» [Hottois, 1984, p. 200.] Pourtant, ce nouveau livre, La
Mégamachine, n'est pas vraiment la suite de L'Occidentalisation
du monde ni de La Planète des naufragés. Les notes
de cours et les articles qui le composent ont été
rédigés, pour l'essentiel, avant ou pendant la préparation
de ces deux ouvrages. Ma réflexion sur la technique et le
progrès a accompagné et nourri ma critique de l'Occident
et de la Grande société. Elle a servi parfois d'échafaudage
pour construire l'édifice, et parfois m'a fourni quelques
matériaux. C'est dire que La Mégamachine se relie
tout de même fortement aux précédents ouvrages.
Le fil directeur et la conclusion visent à montrer la nécessité
de « réenchâsser » la ou le technique dans
le social. La Planète des naufragés tentait de montrer
la nécessité du « réenchâssement
» de l'économique.
C'est d'une tentative du même ordre concernant le technique,
prolongeant et complétant la première, qu'il s'agit
cette fois. La technique en soi, si tant est que l'expression ait
un sens, n'est pas pour moi une figure du mal. Toute société
utilise des « techniques » et celles-ci sont bonnes
si elles permettent à la société concemée
de fabriquer des citoyens sains et heureux. Même nos techniques
les plus délirantes, en tant que pures techniques, pourraient,
si tant est que cela soit concevable, être bonnes dans une
société réconciliée avec elle-même
et qui en aurait besoin pour relever certains défis. Le drame
de la technique moderne n'est pas tant dans la technique que dans
le moderne, c'est-à-dire dans la société. Le
fait que la société issue des Lumières, émancipée
de toute transcendance et de toute tradition, ait véritablement
renoncé à son autonomie et se soit abandonnée
à la régulation hétéronome de mécanismes
automatiques pour se soumettre aux lois du marché et à
celles du système technicien, en est venu à constituer
un danger mortel pour la survie de l'humanité.
L'humanité, dira-t-on, ne mérite peut-être
pas tant de sollicitude, j'en conviens volontiers, mais quand on
en fait partie, peut-on vraiment se désintéresser
de son sort ? Les trois parties de cet ouvrage visent à un
regroupement des huit essais qui le composent permettant de défricher
ce vaste champ. La première partie, « Technique, culture
et société », rassemble trois essais qui, tous
à leur manière, contribuent à montrer comment
la Mégamachine, par ses logiques, ronge les cultures et détruit
le lien social.
Il s'agit d'une description et d'une analyse du fonctionnement
de cette Mégamachine. Les conclusions de cette première
partie peuvent paraîÎtre catastrophistes. Comme dans
L'Occidentalisation du monde et dans La Planète des naufragés,
il ne s'agit pas d'annoncer l'apocalypse, mais bien de tirer un
signal d'alarme. Faire prendre conscience des risques et des dangers
de la voie où nous sommes engagés reste sans doute
l'un des seuls moyens d'en conjurer la réalisation. La deuxième
partie, « Technique, écologie et économie »,
montre les conflits entre raison technoscientifique et environnement,
d'une part, et au sein même de la raison techno-économique,
d'autre part. Il s'agit de mettre en évidence les contradictions
et les difficultés que rencontre la Mégamachine sur
deux points particuliers : la confrontation avec ce qu'il est convenu
d'appeler les « limites naturelles », d'une part, le
conflit entre logique technique, logique économique et logique
politique, d'autre part. La faille éventuelle au sein même
du rationnel est peut-être une échappatoire possible
aux menaces du totalitarisme du système technicien. Avec
la troisième partie, « La technique et le mythe du
progrès », on explorera le soubassement et les fondations
imaginaires de la Mégamachine. Celle-ci apparaît, certes,
comme la réalisation d'un destin. Plus ou moins à
son insu, l'homme ne ferait qu'actualiser les possibles du donné
naturel, inscrits éternellement dans les structures de la
matière. Cette vision fataliste, qui tend à s'imposer
du fait du poids énorme des techniques sur la vie quotidienne
de l'homme moderne, fait tout de même bon marché de
la fabrication et du façonnage historiques de cet acteur
humain.
La Mégamachine n'est pas un monstre en apesanteur,
elle est solidement arrimée à notre imaginaire.
Elle est le résultat d'une véritable machination.
Elle se nourrit de nos rêves et de nos cauchemars. Décoloniser
cet imaginaire est une tâche urgente à accomplir pour
neutraliser les dangers potentiels de cette créature dès
lors qu'elle menace de se retourner contre son créateur.
1. Cf. Pietro Barcellona [1994, p. 27]. Oswald Spengler reprend
l'expression « mécanisation du monde » en 1931,
dans L'Homme et la Technique [1958, p. 143].
2. Cité par Jean-Pierre Séris [1994, p. 183].
3. Dans le jargon des spécialistes, le toyotisme désigne
le type d'organisation scientifique du travail à la japonaise,
fondée sur les cercles de qualité, la qualité
totale du premier coup et les six zéros (zéro panne,
zéro papier, zéro stock, zéro délai,
zéro défaut, zéro état d'âme)
mis en oeuvre par la firme automobile Toyota.
4. Cf. Jean-Paul Courthéoux [1994].
5. Voir Serge Latouche [1984].
6. « Technical progress is typically treated as the introduction
of new processes that reduce the cost of producing an essentially
unchanged product » [Rosenberg, 1982, p. 4].
7. Voir Jacques Prades [1992, p. 157].
8. Voir, entre autres, Schmookler [1966]. Pour une présentation
de ces recherches en français, on peut se reporter à
Jacques Prades [1988].
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