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Origine : Novembre 2003 Le Monde diplomatique
http://www.monde-diplomatique.fr/2003/11/LATOUCHE/10651
Absurdité du productivisme et des gaspillages
Pour une société de décroissance Par Serge Latouche
Philosophe. Auteur notamment de L’Autre Afrique, Albin Michel,
Paris, 1998, et des Dangers du marché, Presses de Sciences-Po,
Paris
Mot d’ordre des gouvernements de gauche comme de droite,
objectif affiché de la plupart des mouvements altermondialistes,
la croissance constitue-t-elle un piège ? Fondée sur
l’accumulation des richesses, elle est destructrice de la
nature et génératrice d’inégalités
sociales. « Durable » ou « soutenable »,
elle demeure dévoreuse du bien-être. C’est donc
à la décroissance qu’il faut travailler : à
une société fondée sur la qualité plutôt
que sur la quantité, sur la coopération plutôt
que la compétition, à une humanité libérée
de l’économisme se donnant la justice sociale comme
objectif.
« Car ce sera une satisfaction parfaitement positive que de
manger des aliments sains, d’avoir moins de bruit, d’être
dans un environnement équilibré, de ne plus subir
de contraintes de circulation, etc. »
Jacques Ellul (1)
Le 14 février 2002, à Silver Spring, devant les responsables
américains de la météorologie, M. George W.
Bush déclarait : « Parce qu’elle est la clef
du progrès environnemental, parce qu’elle fournit les
ressources permettant d’investir dans les technologies propres,
la croissance est la solution, non le problème. (2) »
Dans le fond, cette position est largement partagée par la
gauche, y compris par de nombreux altermondialistes qui considèrent
que la croissance est aussi la solution du problème social
en créant des emplois et en favorisant une répartition
plus équitable.
Ainsi, par exemple, Fabrice Nicolino, chroniqueur écologique
de l’hebdomadaire parisien Politis, proche de la mouvance
altermondialiste, a récemment quitté ce journal au
terme d’un conflit interne provoqué par... la réforme
des retraites. Le débat qui s’en est suivi est révélateur
du malaise de la gauche (3). La raison du conflit, estime un lecteur,
est sans doute d’« oser aller à l’encontre
d’une sorte de pensée unique, commune à presque
toute la classe politique française, qui affirme que notre
bonheur doit impérativement passer par plus de croissance,
plus de productivité, plus de pouvoir d’achat, et donc
plus de consommation (4) ».
Après quelques décennies de gaspillage frénétique,
il semble que nous soyons entrés dans la zone des tempêtes
au propre et au figuré... Le dérèglement climatique
s’accompagne des guerres du pétrole, qui seront suivis
de guerres de l’eau (5), mais aussi de possibles pandémies,
de disparitions d’espèces végétales et
animales essentielles du fait de catastrophes biogénétiques
prévisibles.
Dans ces conditions, la société de croissance n’est
ni soutenable ni souhaitable. Il est donc urgent de penser une société
de « décroissance » si possible sereine et conviviale.
La société de croissance peut être définie
comme une société dominée par une économie
de croissance, précisément, et qui tend à s’y
laisser absorber. La croissance pour la croissance devient ainsi
l’objectif primordial, sinon le seul, de la vie. Une telle
société n’est pas soutenable parce qu’elle
se heurte aux limites de la biosphère. Si l’on prend
comme indice du « poids » environnemental de notre mode
de vie l’« empreinte » écologique de celui-ci
en superficie terrestre nécessaire, on obtient des résultats
insoutenables tant du point de vue de l’équité
dans les droits de tirage sur la nature que du point de vue de la
capacité de régénération de la biosphère.
Un citoyen des Etats-Unis consomme en moyenne 9,6 hectares, un Canadien
7,2, un Européen moyen 4,5. On est donc très loin
de l’égalité planétaire, et plus encore
d’un mode de civilisation durable qui nécessiterait
de se limiter à 1,4 hectare, en admettant que la population
actuelle reste stable (6).
Pour concilier les deux impératifs contradictoires de la
croissance et du respect de l’environnement, les experts pensent
trouver la potion magique dans l’écoefficience, pièce
centrale et à vrai dire seule base sérieuse du «
développement durable ». Il s’agit de réduire
progressivement l’impact écologique et l’intensité
du prélèvement des ressources naturelles pour atteindre
un niveau compatible avec la capacité reconnue de charge
de la planète (7).
Que l’efficience écologique se soit accrue de manière
notable est incontestable, mais dans le même temps la perpétuation
de la croissance forcenée entraîne une dégradation
globale. Les baisses d’impact et de pollution par unité
de marchandise produite se trouvent systématiquement anéanties
par la multiplication du nombre d’unités vendues (phénomène
auquel on a donné le nom d’« effet rebond »).
La « nouvelle économie » est certes relativement
immatérielle ou moins matérielle, mais elle remplace
moins l’ancienne qu’elle ne la complète. Au final,
tous les indices montrent que les prélèvements continuent
de croître (8).
Enfin, il faut la foi inébranlable des économistes
orthodoxes pour penser que la science de l’avenir résoudra
tous les problèmes et que la substituabilité illimitée
de la nature par l’artifice est concevable.
Si l’on suit Ivan Illich, la disparition programmée
de la société de croissance n’est pas nécessairement
une mauvaise nouvelle. « La bonne nouvelle est que ce n’est
pas d’abord pour éviter les effets secondaires négatifs
d’une chose qui serait bonne en soi qu’il nous faut
renoncer à notre mode de vie comme si nous avions à
arbitrer entre le plaisir d’un mets exquis et les risques
afférents. Non, c’est que le mets est intrinsèquement
mauvais, et que nous serions bien plus heureux à nous détourner
de lui. Vivre autrement pour vivre mieux (9). »
La société de croissance n’est pas souhaitable
pour au moins trois raisons : elle engendre une montée des
inégalités et des injustices, elle crée un
bien-être largement illusoire ; elle ne suscite pas pour les
« nantis » eux-mêmes une société
conviviale, mais une anti-société malade de sa richesse.
L’élévation du niveau de vie dont pensent bénéficier
la plupart des citoyens du Nord est de plus en plus une illusion.
Ils dépensent certes plus en termes d’achat de biens
et services marchands, mais ils oublient d’en déduire
l’élévation supérieure des coûts.
Celle-ci prend des formes diverses, marchandes et non marchandes
: dégradation de la qualité de vie non quantifiée
mais subie (air, eau, environnement), dépenses de «
compensation » et de réparation (médicaments,
transports, loisirs) rendues nécessaires par la vie moderne,
élévation des prix des denrées raréfiées
(eau en bouteilles, énergie, espaces verts...).
Herman Daly a mis sur pied un indice synthétique, le Genuine
Progress Indicator, indicateur de progrès authentique (IPA),
qui corrige ainsi le produit intérieur brut (PIB) des pertes
dues à la pollution et à la dégradation de
l’environnement. A partir des années 1970, pour les
Etats-Unis, cet indicateur stagne et même régresse,
tandis que celui du PIB ne cesse d’augmenter (10). Il est
regrettable que personne en France ne se soit encore chargé
de faire ces calculs. On a toutes les raisons de penser que le résultat
serait comparable. Autant dire que, dans ces conditions, la croissance
est un mythe, même à l’intérieur de l’imaginaire
de l’économie de bien-être, sinon de la société
de consommation ! Car ce qui croît d’un côté
décroît plus fortement de l’autre.
Tout cela ne suffit malheureusement pas pour nous amener à
quitter le bolide qui nous mène droit dans le mur et à
embarquer dans la direction opposée.
Entendons-nous bien. La décroissance est une nécessité
; ce n’est pas au départ un idéal, ni l’unique
objectif d’une société de l’après-développement
et d’un autre monde possible. Mais faisons de nécessité
vertu, et concevons, pour les sociétés du Nord, la
décroissance comme un objectif dont on peut tirer des avantages
(11). Le mot d’ordre de décroissance a surtout pour
objet de marquer fortement l’abandon de l’objectif insensé
de la croissance pour la croissance. En particulier, la décroissance
n’est pas la croissance négative, expression antinomique
et absurde qui voudrait dire à la lettre : « avancer
en reculant ». La difficulté où l’on se
trouve de traduire « décroissance » en anglais
est très révélatrice de cette domination mentale
de l’économisme, et symétrique en quelque sorte
de l’impossibilité de traduire croissance ou développement
(mais aussi, naturellement, décroissance...) dans les langues
africaines.
On sait que le simple ralentissement de la croissance plonge nos
sociétés dans le désarroi en raison du chômage
et de l’abandon des programmes sociaux, culturels et environnementaux,
qui assurent un minimum de qualité de vie. On peut imaginer
quelle catastrophe serait un taux de croissance négatif !
De même qu’il n’y a rien de pire qu’une
société du travail sans travail, il n’y a rien
de pire qu’une société de croissance sans croissance.
C’est ce qui condamne la gauche institutionnelle, faute d’oser
la décolonisation de l’imaginaire, au social-libéralisme.
La décroissance n’est donc envisageable que dans une
« société de décroissance » dont
il convient de préciser les contours.
Une politique de décroissance pourrait consister d’abord
à réduire voire à supprimer le poids sur l’environnement
des charges qui n’apportent aucune satisfaction. La remise
en question du volume considérable des déplacements
d’hommes et de marchandises sur la planète, avec l’impact
négatif correspondant (donc une « relocalisation »
de l’économie) ; celle non moins considérable
de la publicité tapageuse et souvent néfaste ; celle
enfin de l’obsolescence accélérée des
produits et des appareils jetables sans autre justification que
de faire tourner toujours plus vite la mégamachine infernale
: autant de réserves importantes de décroissance dans
la consommation matérielle.
Ainsi comprise, la décroissance ne signifie pas nécessairement
une régression de bien-être. En 1848, pour Karl Marx,
les temps étaient venus de la révolution sociale et
le système était mûr pour le passage à
la société communiste d’abondance. L’incroyable
surproduction matérielle de cotonnades et de biens manufacturés
lui semblait plus que suffisante, une fois aboli le monopole du
capital, pour nourrir, loger et vêtir correctement la population
(au moins occidentale). Et pourtant, la « richesse »
matérielle était infiniment moins grande qu’aujourd’hui.
Il n’y avait ni voitures, ni avions, ni plastique, ni machines
à laver, ni réfrigérateur, ni ordinateur, ni
biotechnologies, pas plus que les pesticides, les engrais chimiques
ou l’énergie atomique ! En dépit des bouleversements
inouïs de l’industrialisation, les besoins restaient
encore modestes et leur satisfaction possible. Le bonheur, quant
à sa base matérielle, semblait à portée
de la main.
Pour concevoir la société de décroissance
sereine et y accéder, il faut littéralement sortir
de l’économie. Cela signifie remettre en cause sa domination
sur le reste de la vie, en théorie et en pratique, mais surtout
dans nos têtes. Une réduction massive du temps de travail
imposé pour assurer à tous un emploi satisfaisant
est une condition préalable. En 1981 déjà,
Jacques Ellul, l’un des premiers penseurs d’une société
de décroissance, fixait comme objectif pour le travail pas
plus de deux heures par jour (12). On peut, s’inspirant de
la charte « consommations et styles de vie » proposée
au Forum des organisations non gouvernementales (ONG) de Rio lors
de la conférence des Nations unies sur l’environnement
et le développement de 1992, synthétiser tout cela
dans un programme en six « r » : réévaluer,
restructurer, redistribuer, réduire, réutiliser, recycler.
Ces six objectifs interdépendants enclenchent un cercle vertueux
de décroissance sereine, conviviale et soutenable. On pourrait
même allonger la liste des « r » avec : rééduquer,
reconvertir, redéfinir, remodeler, repenser, etc., et bien
sûr relocaliser, mais tous ces « r » sont plus
ou moins inclus dans les six premiers.
On voit tout de suite quelles sont les valeurs qu’il faut
mettre en avant et qui devraient prendre le dessus par rapport aux
valeurs dominantes actuelles. L’altruisme devrait prendre
le pas sur l’égoïsme, la coopération sur
la compétition effrénée, le plaisir du loisir
sur l’obsession du travail, l’importance de la vie sociale
sur la consommation illimitée, le goût de la belle
ouvrage sur l’efficience productiviste, le raisonnable sur
le rationnel, etc. Le problème, c’est que les valeurs
actuelles sont systémiques : elles sont suscitées
et stimulées par le système et, en retour, elles contribuent
à le renforcer. Certes, le choix d’une éthique
personnelle différente, comme la simplicité volontaire,
peut infléchir la tendance et saper les bases imaginaires
du système, mais, sans une remise en cause radicale de celui-ci,
le changement risque d’être limité.
Vaste et utopique programme, dira-t-on ? La transition est-elle
possible sans révolution violente, ou, plus exactement, la
révolution mentale nécessaire peut-elle se faire sans
violence sociale ? La limitation drastique des atteintes à
l’environnement, et donc de la production de valeurs d’échange
incorporées dans des supports matériels physiques,
n’implique pas nécessairement une limitation de la
production de valeurs d’usage à travers des produits
immatériels. Ceux-ci, au moins pour partie, peuvent conserver
une forme marchande.
Toutefois, si le marché et le profit peuvent persister comme
incitateurs, ils ne peuvent plus être les fondements du système.
On peut concevoir des mesures progressives constituant des étapes,
mais il est impossible de dire si elles seront acceptées
passivement par les « privilégiés » qui
en seraient victimes, ni par les actuelles victimes du système,
qui sont mentalement ou physiquement droguées par lui. Cependant,
l’inquiétante canicule 2003 en Europe du Sud-Ouest
a fait beaucoup plus que tous nos arguments pour convaincre de la
nécessité de s’orienter vers une société
de décroissance. Ainsi, pour réaliser la nécessaire
décolonisation de l’imaginaire, on peut à l’avenir
très largement compter sur la pédagogie des catastrophes.
Serge Latouche.
Lire aussi : Ces libertaires qui luttent contre la technoscience
(1) Entretiens avec Jacques Ellul, Patrick Chastenet, La Table
ronde, Paris, 1994, page 342.
(2) Le Monde, 16 février 2002.
(3) Fabrice Nicolino, « Retraite ou déroute ? »,
Politis, 8 mai 2003. La crise a en fait été déclenchée
par des formules contestables de Fabrice Nicolino qualifiant le
mouvement social de « festival de criailleries corporatistes
», ou évoquant « le monsieur qui veut continuer
à partir à 50 ans à la retraite pardi,
il conduit des trains, c’est la mine, c’estGerminal
! ».
(4) Politis n° 755,12 juin 2003.
(5) Vandana Shiva, La Guerre de l’eau, Parangon, Paris, 2003.
(6) Gianfranco Bologna (sous la direction de), Italia capace di
futur, WWF-EMI, Bologne, 2001, pp. 86-88.
(7) The Business Case for Sustanable Development, document du World
Business Council for Sustanable Development diffusé au Sommet
de la terre de Johannesburg (août-septembre 2002).
(8) Mauro Bonaiuti, « Nicholas Georgescu-Roegen. Bioeconomia.
Verso un’altra economia ecologicamente e socialmente sostenible
», Bollati Boringhieri, Torino, 2003. En particulier pp. 38-40.
(9) Le Monde, 27 décembre 2002.
(10) C. Cobb, T. Halstead, J. Rowe, « The Genuine Progress
Indicator : Summary of Data and Methodology, Redefining Progress
», 1995, et des mêmes, « If the GDP is Up, Why
is America Down ? », in Atlantic Monthly, n° 276, San
Francisco, octobre 1995.
(11) En ce qui concerne les sociétés du Sud, cet
objectif n’est pas vraiment à l’ordre du jour
: même si elles sont traversées par l’idéologie
de la croissance, ce ne sont pas vraiment pour la plupart des «
sociétés de croissance ».
(12) Voir « Changer de révolution », cité
par Jean-Luc Porquet in Ellul, l’homme qui avait (presque)
tout prévu, Le Cherche-Midi, 2003, pp. 212 -213.
Origine : Novembre 2003 Le Monde diplomatique http://www.monde-diplomatique.fr/2003/11/LATOUCHE/10651
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